L’hiver a frappé comme chaque année avec une brutalité inouïe. Les températures ont chuté de cinq ou six dizaines de grades en moins de sept jours. Nous sommes entrés dans ce que nous avons pris l’habitude d’appeler l’amaya de glace ou l’hivernage, une période de trois mois pendant laquelle nous restons cloîtrés dans nos habitations, dans la douce chaleur du foyer central que nous alimentons avec du bois, de la paille compressée et de la bouse séchée de yonk. Deux mois où règne un froid si glacial, si méchant que toute vie semble déserter le continent du Triangle.
À propos de Triangle, il me faut ici préciser que notre continent tire probablement son nom de sa forme observée depuis l’espace, depuis le vaisseau de nos ancêtres. Ni les survivants de l’Estérion ni les générations qui leur ont succédé n’ont un jour entrepris d’établir une cartographie globale et fiable de leur planète d’adoption. Hormis les lakchas de chasse, que les troupeaux de yonks entraînent parfois dans de longues errances, aucun d’entre nous n’a encore trouvé le vrai courage de quitter les ventres rassurants et féconds des mathelles, d’explorer le Triangle, encore moins de découvrir de nouveaux continents. Des groupes de reconnaissance expédiés au début de l’été sont déjà rentrés au bercail comme des bêtes domestiques effrayées par les grands horizons et pressées de regagner leur étable, leur litière, leur mangeoire, leur joug… Nous sommes issus d’un peuple enfermé pendant cent vingt ans dans une prison de métal. Sans doute plusieurs générations seront-elles nécessaires aux descendants de l’Estérion pour se défaire de leurs inhibitions, pour lever la tête, pour se risquer sur les grands espaces. De l’expédition de ces groupes, il ressort que les terres du sud et de l’est présentent les mêmes caractéristiques que les plaines où nous avons élu domicile. On y trouve des sources en abondance, tantôt froides, tantôt chaudes, une autre variété de céréale d’un goût légèrement amer, des fruits insipides mais comestibles, d’immenses troupeaux de yonks sauvages… Nous aurons donc la possibilité d’y fonder de nouveaux mathelles, de nous étendre, de prendre nos aises.
Je n’aime pas l’hivernage. Je ne lui conteste pas un certain charme, surtout pour qui aime jouir de la chaleur des clans maternels rassemblés devant le feu, mais il m’empêche de quitter la maison familiale et de m’isoler dans mon caveau secret lorsque j’en ressens le besoin. Et mes besoins en solitude vont sans cesse croissant depuis que j’ai entamé la rédaction de ce journal. Je me suis fixé une ligne de conduite qui est de ne jamais donner d’explication sur mes absences prolongées. Pas même à Elleo, que mon mutisme rend fou autant, peut-être même davantage que mes disparitions elles-mêmes. Ni mes baisers ni mes caresses ne suffisent à le rassurer, à estomper le tourment dans ses yeux. Lorsque je me couche contre lui, il me respire et me lèche de la tête aux pieds, il m’étreint avec une telle force, une telle rage que mes os semblent sur le point d’éclater. À maintes reprises, j’ai failli lui ouvrir ma porte intime, accueillir en moi son sexe vibrant, à la fois si viril et fragile, mais à chaque fois je me suis ressaisie, estimant que je le perdrais à jamais si je cédais à la tentation. Non que je juge amorale ou répugnante l’union physique entre un frère et une sœur – je crois avoir déjà précisé que l’interdit, exprimé ou tacite, me fascine… -, mais je reste convaincue que, pour ne pas épuiser notre amour, nous devons maintenir coûte que coûte le désir inassouvi, chérir l’élan sublime qui nous pousse à nous rechercher en toutes circonstances comme deux moitiés d’un même corps et d’une même âme qui aspirent sans cesse et sans succès à s’emboîter. C’est la force de l’attraction qui m’anime et non l’accomplissement des désirs ; la vigilance sur le chemin et non la jouissance de la terre promise. À la question de Sgen, ma mère, qui me demande souvent pourquoi on ne me voit jamais avec un garçon d’une autre famille, je réponds que je suis encore trop jeune pour fonder un foyer.
« Cela ne t’empêche pas d’éveiller ta sexualité, me répond-elle invariablement, avec sous les mèches grises quelques rides qui expriment à la fois la bienveillance et l’anxiété. Les meilleures mères de Cent-Sources sont aussi les meilleures amantes. Le vrai pouvoir que nous a confié la nature, c’est celui de tenir les hommes par les… enfin, tu vois ce que je veux dire… »
Je vois très bien, mère. Je crois en réalité qu’elle s’inquiète de la véritable nature de ma relation avec Elleo. Mon demi-frère et moi nous efforçons de lui donner le change, d’adopter le comportement public qu’on attend généralement de deux êtres issus du même ventre, mais c’est une mère, notre mère, elle voit au-delà de nos apparences, elle nous flaire avec le cœur et les tripes, elle brûle en son sein du feu qui nous consume. Si elle ne m’a jamais surprise dans le lit d’Elleo, c’est parce qu’elle se garde bien de toute initiative qui pourrait lui valoir une surprise amère. Au fond d’elle, elle sait que ses deux enfants se sont fourvoyés sur un sentier de perdition, mais, tant qu’elle n’en aura pas eu la confirmation formelle, elle se réfugiera dans l’illusion de son doute pour continuer d’espérer.
Elleo a forcé la porte de mon refuge hier.
Puisque je n’ai plus la possibilité pour l’instant de me retirer dans mon cher caveau d’écriture, je m’enferme régulièrement dans ma chambre dont je bloque la porte avec la barre de bois. Je soulève d’abord la tenture de laine qui occulte l’unique fenêtre de la pièce et contemple les arbres et les toits des maisons voisines, vêtus de leurs dentelles de glace. Le vent exploite les moindres failles pour me cracher son haleine à la face. Le ciel se tend d’un voile gris sombre d’où tombent les cristaux qui crissent et blessent. La plupart des canalisations reliées aux sources ont éclaté et mêlé leur poussière rougeâtre au tapis de pointes acérées qui habille les venelles. Sans l’ingéniosité de nos ancêtres qui ont installé un réseau souterrain d’appoint, nous serions morts de soif et de crasse depuis bien longtemps. Bien que s’écoulant avec une parcimonie sans doute assortie au climat, l’eau d’hivernage couvre l’essentiel de nos besoins. Elle s’invite dans les habitations par un système basé sur le principe des vases communicants. Dans la maison de ma mère, une immense vasque la recueille au pied d’un mur de la pièce principale et se remplit aussitôt que nous la vidons à l’aide de récipients de corne ou d’argile. L’eau d’hiver a un goût prononcé de terre, d’humus (alors que l’eau d’été a une saveur de fruit, la saveur acide et sucrée de la bouche d’Elleo), mais elle est potable et, chauffée dans les grands bacs en pierre disposés de chaque côté du foyer, elle nous permet de temps à autre de renouer avec les joies du bain.
Si faible est la lumière de Jael que le jour paraît incapable de se défaire de l’empire de la nuit, que notre monde semble à la dérive sur un océan de néant. Je rabats la tenture, dégage mon nécessaire d’écriture dissimulé derrière deux pierres descellées, puis je m’assois sur mon lit, tends une peau sur son cadre, la pose sur mes genoux et, à la lueur incertaine d’une solarine, m’adonne avec délice à la danse des mots sous ma plume. J’ai beau resserrer les lettres, les intervalles, les lignes, ne pas gaspiller un ongle carré de mes rouleaux de yonk, je crains de manquer bientôt de matière première. Par chance, un jeune tanneur de ma connaissance, du nom de Lézel, récupère des chutes de peaux à l’atelier de son maître et passe la plus grande partie de son temps libre à les assouplir à mon intention. Je le récompense d’un sourire et parfois, lorsqu’il me rapporte plusieurs rouleaux d’un coup, d’un baiser sur la joue. À la manière dont il rougit, dont il se dandine sur ses jambes maigres et interminables, je devine qu’il n’a jamais approché de femme. Je devine également le reproche dans tes yeux, cher lecteur (lectrice), car tu as compris que Lézel me regarde avec les yeux de l’amour (les yeux de l’amour, en l’occurrence, évoquent irrésistiblement le regard éteint d’un yonk domestique) et tu me blâmes d’exploiter sans vergogne des sentiments que tu perçois purs et sincères. Je te répète pour la dernière fois que seule m’intéresse l’insatisfaction qui entraîne le mouvement, et non l’assouvissement qui embourbe dans la certitude.
Elleo, lui, éprouve des difficultés grandissantes à se contenter de promesses. Doté d’une force effrayante, il a démoli la porte de ma chambre, s’est jeté sur moi et, fou de désir, a commencé à déchirer mes vêtements. Je ne sais toujours pas comment je suis parvenue à le calmer avant qu’il ne commette l’irréparable. Sans doute ai-je trouvé les mots et les caresses appropriés, sans doute a-t-il pris conscience, dans un éclair de lucidité, qu’il risquait de ruiner à jamais notre relation, toujours est-il qu’il s’est soudain effondré sur le lit et qu’il a pleuré à chaudes larmes dans mes bras, le pantalon baissé sur les genoux, comme un enfant fautif s’offrant à la fessée. Il a au passage renversé mon pot d’encre de nagrale et souillé l’un de mes précieux rouleaux. Comment pourrais-je lui en vouloir ? Je l’ai entraîné sur un chemin inconnu, périlleux, qui soumet émotions et volonté à rude épreuve. Moi-même je me contemple parfois dans les miroirs tendus par les surfaces gelées et je cherche à comprendre d’où me pousse cette fleur noire et vénéneuse qui me ronge. Une tare génétique ? Possible : tout le monde ici-bas prétend descendre en ligne directe du grand Ab et de la douce Ellula. Ils ont occulté de leur mémoire qu’Abzalon était d’abord un dek, un criminel, un tueur de femmes.
À la façon dont ses yeux inquisiteurs se posaient sur les permanents du mathelle regroupés autour de l’aire de battage, Orchale devina que son interlocuteur n’était pas venu lui rendre visite dans le seul but d’évoquer le problème de la fourniture de viande.
L’air brûlant vibrait des coups de fléau qui fouettaient sans relâche les épis de manne étalés sur la grande bâche de laine végétale. Les glumes voletaient dans la brise, s’accrochaient dans les cheveux, s’agglutinaient sur les torses et les jambes nus. Les enfants couraient d’un coin à l’autre de la cour intérieure pour remplir les cruches d’eau fraîche aux fontaines des grands Ab et les porter aux adultes. La chaleur écrasante de cette fin de saison sèche rendait le battage particulièrement pénible, mais nul ne rechignait à accomplir sa part de travail, et les rires étaient aussi nombreux que les ahanements ou les chamailleries.
Orchale avait dû poser son fléau et enfiler une robe lorsque Maïch, la responsable de l’accueil, l’avait avertie qu’un visiteur l’attendait. Elle regrettait d’avoir été placée dans l’obligation d’abandonner ses troupes, de sortir du cercle laborieux et joyeux des batteurs, mais, en tant que mathelle, elle se devait d’honorer la tradition d’hospitalité des domaines. Elle avait invité le visiteur à s’asseoir sur la terrasse ombragée qui dominait la cour intérieure et lui avait elle-même servi un gobelet d’eau qu’il avait avalé d’une traite. Arléan fili Gej, c’est ainsi qu’il s’était présenté, était un ancien chasseur qui avait endossé, à la suite d’une vilaine blessure à la jambe, le rôle encore mal défini de répartiteur.
« Les mathelles se sont fichtrement étendus ces dernières années, m’elle, et nous devons repenser de fond en comble le système de distribution de viande, surtout lors de la saison sèche, fit Arléan fili Gej après s’être essuyé les lèvres d’un revers de manche.
— Il vaudrait sans doute mieux laisser aux domaines le soin de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins en viande, en corne et en peaux », rétorqua Orchale avec une pointe d’agressivité qu’elle regretta aussitôt.
Elle n’aimait pas la mine sournoise de son interlocuteur, sa voix de fausset, ses traits anguleux, ses yeux de charognard, ses cheveux longs et gras, ses vêtements de cuir grossier, son ceinturon à l’énorme boucle de pierre noire, son poignard glissé dans un fourreau le long de sa cuisse, sa façon de reluquer les femmes à demi nues qui battaient la manne. Il transpirait une fourberie, une ambition et une frustration qui suscitaient d’emblée la méfiance, voire la répulsion, mais Orchale lui présentait un visage bienveillant afin de lui soutirer toutes les informations qui seraient utiles aux mathelles lors de leur prochaine assemblée. Les protecteurs des sentiers sauteraient sur la moindre offense, le moindre manquement pour consolider l’ordre qu’ils cherchaient à imposer depuis maintenant un peu plus d’un siècle.
Arléan eut un sourire vénéneux qui retroussa sa lèvre supérieure sur ses longues dents acérées. Des crocs de prédateur, songea Orchale.
« La solution que vous préconisez est source d’em… brouilles, m’elle, et vous le savez bien. Les lakchas doivent rester unis, solidaires, ou c’est l’intérêt général qui en pâtira. Tôt ou tard, des groupes de chasseurs indépendants attachés aux domaines se… se tireraient la bourre, faites excuse pour l’expression.
— Si chaque mathelle se contentait de ses besoins, si chaque mathelle trouvait le moyen d’augmenter son cheptel de yonks domestiques, le problème de la répartition ne se poserait pas. »
Il hocha la tête d’un air courroucé puis laissa errer son regard pendant quelques instants sur la cour intérieure blanchie par les balles de manne. Les jaules, les arbres aux branches tombantes et aux feuilles jaunes, étendaient leur ombre apaisante sur les toits des bâtiments semi-enterrés. L’eau se déversait des quatre grands Ab de pierre et s’écoulait avec régularité dans les canalisations qui longeaient les murs avant de se disperser dans les vergers et les potagers. Les massifs de buissons et de fleurs éclaboussaient d’indigo, d’or et d’écarlate l’ocre de la terre battue. Des femmes remplissaient de grains de manne des sacs de laine végétale que des hommes hissaient par des escaliers de bois dans les greniers des silos.
« Combien de fichus yonks avez-vous donc domestiqués depuis la fondation de votre mathelle, m’elle ? demanda Arléan.
— Huit.
— Combien de yonkins nés en captivité, m’elle ? »
Orchale se mordit la lèvre. Elle détestait la façon dont il lui donnait du « m’elle » à chaque phrase : dans sa bouche, la contraction du mot mathelle tenait du bêlement de mépris.
« Aucun. »
Le rictus de triomphe qui flotta sur les lèvres craquelées du visiteur finit d’horripiler Orchale. Il venait de lui rappeler, en deux questions tranchantes, le rôle essentiel des chasseurs dans l’approvisionnement en matières premières aussi vitales que la viande, la corne et les peaux. Si les yonks s’étaient reproduits en captivité, les domaines n’auraient pas eu à subir l’arrogance de ces lakchas qui se prétendaient les descendants des enfants-dieux de l’arche des origines, mais, à de très rares exceptions près, les grands herbivores, si prolifiques à l’état sauvage, se retrouvaient frappés de stérilité aussitôt qu’on les enfermait dans des enclos ou dans des étables.
« J’aimerais maintenant savoir, m’elle, combien de permanents compte votre domaine », reprit Arléan.
Orchale hésita, à nouveau sur ses gardes.
« Une centaine…
— Combien d’enfants avez-vous eus ?
— Dix… onze. »
Le visiteur la dévisagea avec une expression de surprise démentie par l’éclat maléfique de son regard.
« Dix ou onze ? En général, les femmes connaissent le nombre exact d’enfants sortis de leur ventre. »
Orchale pinça sa robe entre ses seins pour décoller la laine végétale de sa peau moite puis rassembla ses cheveux blonds en un chignon qu’elle noua sommairement à l’arrière de son crâne. Des glumes de manne s’envolèrent autour de sa tête. Elle aurait donné n’importe quoi pour se plonger dans un bassin rempli d’eau fraîche.
« J’ai l’impression d’être soumise à un interrogatoire, dit-elle d’un ton faussement désinvolte.
— Un simple recensement, m’elle. Les lakchas de chasse ont besoin de savoir combien de yonks sauvages il leur faudra abattre pour nourrir les permanents des domaines.
— Quel rapport avec le nombre d’enfants que…
— L’avenir, tiens ! Combien de filles sur ces dix ou onze enfants ? »
L’ironie appuyée d’Arléan vrilla les nerfs d’Orchale avec la même virulence qu’une poussée d’allergie au pollen. Puis, à nouveau, elle songea qu’elle devait tout mettre en œuvre pour préserver les intérêts des mathelles et expulsa son agressivité naissante d’une longue expiration.
« Six.
— En âge de féconder ?
— Une d’elles est déjà mère, deux sont enceintes.
— Trois qui bientôt demanderont à fonder leur propre domaine, m’elle. Qui s’installeront au sud ou au nord, qui s’éloigneront davantage du centre de l’Ellab, qui empiéteront sur les pâturages des yonks sauvages.
— Que peut-on faire contre l’expansion à part égorger les nouveau-nés ? »
Malgré ses résolutions, elle n’avait pas pu s’empêcher de cracher ces mots avec colère. De temps à autre, Aïron, Jol et Œrdwen, ses trois constants, s’interrompaient dans leur tâche pour lancer un coup d’œil inquiet en direction de la terrasse. Elle n’avait jamais ressenti la nécessité d’ouvrir sa chambre aux volages. Ces trois-là, avec leurs différences, se complétaient à merveille et lui suffisaient amplement. Elle épanchait avec Aïron ses élans de tendresse, elle assouvissait avec Jol ses pulsions animales, elle brûlait avec Œrdwen son caractère passionné. La cohabitation engendrait parfois des tensions, des éclats de voix, mais, le statut de constant impliquant la notion de partage, ils avaient appris à placer l’intérêt commun au-dessus des querelles, au-dessus des désirs individuels. Deux seulement étaient les pères de ses dix enfants biologiques, le troisième, Aïron, avait vaincu la malédiction de sa stérilité en proposant l’adoption du onzième.
« Vous voulez sans doute causer des actions récentes menées par les protecteurs des sentiers, m’elle, dit Arléan. Rien à voir avec les problèmes d’expansion : il s’agissait seulement d’extirper les fichus germes d’infection du nouveau monde, d’éteindre une bonne fois pour toutes les lignées maudites.
— Qu’est-ce que vous appelez une lignée maudite ?
— Faites donc pas semblant de l’ignorer, m’elle. Il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas, un point c’est tout.
— Etes-vous vous-même un protecteur des sentiers ? »
Le visiteur changea de position pour dissimuler son trouble. Un rai de lumière tombant du grand jaule se coula comme un furve entre les veines saillantes de son cou.
« Hé, à mon tour d’être soumis à l’interrogatoire, hein ?
— C’est que… vous connaissez si bien les intentions des protecteurs des sentiers qu’on pourrait croire que vous en faites partie, se justifia Orchale.
— Tout le monde les connaît, m’elle ! Du moins dans le secteur de Cent-Sources. Votre domaine est un des plus éloignés de l’Ellab. L’isolement, ça ne rend pas toujours les choses faciles… »
Orchale s’abstint de lui répliquer qu’elle considérait au contraire l’isolement comme un avantage. Lors de la dernière assemblée des mathelles, bon nombre de mères des domaines s’étaient plaintes, justement, des inconvénients que représentaient la proximité, la promiscuité.
« Le onzième enfant, il n’est pas de vous, pas vrai ? » demanda le visiteur.
Bien que posée sur le mode anodin, la question figea les sangs d’Orchale. Comme elle l’avait pressenti, la répartition des ressources n’était qu’un prétexte. Arléan fili Gej avait en cet instant le regard aiguisé d’un prédateur, d’un… chasseur flairant une piste. Incapable de contenir son inquiétude, elle se leva et se rapprocha du garde-corps de bois qui entourait la terrasse. Les plis de sa robe de laine végétale empesée de sueur lui entravaient les jambes.
De la porte ouverte de la maison principale jaillissaient les cris et les rires des permanents chargés de préparer le repas du soir. Montaient également les odeurs des gâteaux de manne parfumés à l’eau d’onis, une fleur violette et riche en arôme.
Orchale chercha des yeux la silhouette d’Orchéron parmi les batteurs, puis, ne le voyant pas, elle inspecta du regard les escaliers qui menaient aux greniers des silos. Elle finit par distinguer sa chevelure bouclée et son torse massif devant le portail grand ouvert de l’étable. Le fléau posé sur l’épaule, il conversait avec Mael, la plus jeune et la plus jolie de ses filles. Il paraissait, sinon heureux – qui pouvait se vanter d’être heureux en ce bas monde ? -, du moins apaisé, content de partager la fraternité laborieuse des battages. Il lui arrivait de rester prostré pendant des jours, les traits crispés, les yeux mi-clos, les joues baignées de larmes, comme prisonnier d’une souffrance dont personne ne semblait en mesure de le délivrer. Elle n’avait pas réussi à percer son mystère, raison pour laquelle sans doute, bien qu’ils ne fussent pas liés par le sang, elle veillait sur lui avec autant voire davantage d’attention que sur ses dix autres enfants.
« Quelle importance ? murmura-t-elle sans se retourner. Que savez-vous de l’amour maternel ? »
Arléan se leva à son tour et, précédé par l’odeur de ses vêtements de cuir, vint la rejoindre de sa démarche boitillante.
« J’ai choisi le chemin des volages, m’elle, déclara-t-il avec une emphase grotesque. J’ai semé quelques enfants à droite, à gauche, pour sûr, mais c’est pas pour autant que je prétends connaître quelque chose à l’amour… euh, paternel.
— Et vous ne le regrettez pas ?
— Il m’arrive bien de me demander quelle fichue tête peuvent avoir mes gosses, mais à quoi me servirait de revenir sur ma décision ? Les enseignements du grand Ab…
— On leur fait dire ce qu’on veut ! coupa Orchale.
— C’est valable pour tout le monde, m’elle. »
Elle s’aperçut que l’attention d’Arléan s’était à son tour portée sur Orchéron et se tourna vers lui pour le contraindre à la fixer dans les yeux.
« Vous avez obtenu les renseignements que vous souhaitiez, lakcha. En partant maintenant, vous avez le temps de regagner Cent-Sources avant la tombée de la nuit.
— Ma bête traîne la patte, tout comme moi. Il me paraît plus sage de passer la nuit dans votre mathelle et de repartir à l’aube. Nous en profiterons pour parler des nouvelles règles de répartition de la viande et des peaux. »
Bien que consciente de la crispation de ses lèvres et de ses muscles faciaux, elle s’efforça de ne rien laisser paraître de sa contrariété. Elle ne commencerait à se détendre que lorsqu’il aurait enfourché son yonk domestique et se serait évanoui dans l’herbe jaune de la plaine. Elle jugea déplacée sa façon de l’examiner, de l’évaluer comme une proie à portée de lame. Se figurait-il, en plus, qu’elle allait lui ouvrir la porte de sa chambre ?
« À votre aise. Vous coucherez dans le silo. Ma maison est déjà trop petite pour… »
Le son lointain mais puissant de la corne déchira la rumeur sourde du mathelle. Un silence tendu descendit sur la cour intérieure soudain peuplée de statues.
« Une alerte aux umbres, marmonna Arléan, les yeux levés sur un ciel d’un mauve profond annonciateur du crépuscule.
— En fin d’après-midi ? s’étonna Orchale. Ils ne se montrent d’habitude que le matin.
— Il en va de ces salopards comme des dégénérés, m’elle, on ne peut jamais prévoir ce qui leur passe par la tête. »
« Reviens, Orchéron ! Ils vont t’emporter s’ils te voient. »
Orchéron ne tint pas compte de la supplique de Mael. Restés à l’intérieur du silo tandis que les autres, à la deuxième sonnerie, refluaient en désordre vers l’entrée principale de la maison, ils étaient montés dans l’un des greniers, avaient étalé leurs vêtements sur la paille de manne et, vêtus de leurs seuls sous-vêtements de laine, ils s’étaient allongés côte à côte, baignant dans leur souffle, leur sueur et leurs odeurs. Malgré la chaleur étouffante qui régnait sous le toit du bâtiment, Mael avait commencé à trembler de peur et de froid, et Orchéron l’avait prise dans ses bras pour la réconforter. Ils étaient à peu près du même âge, vingt-neuf ans pour elle, une trentaine pour lui – on lui avait attribué d’autorité l’âge de onze ans lorsque Aïron, son père adoptif, l’avait recueilli et emmené au mathelle.
En équilibre sur le rebord de la lucarne, il se retourna sans pour autant rentrer la tête et les épaules à l’intérieur du grenier et enveloppa Mael d’un regard à la fois tendre, moqueur et brûlant. La lumière du crépuscule naissant teintait de mauve la peau hâlée et luisante de sa sœur dont la chevelure dorée se déployait sur la paille blanche comme les filaments scintillants d’une éclipte, une créature énigmatique qui flottait de temps à autre à la surface de la rivière Abondance. Le sourire qu’elle lui adressa ne masquait pas sa frayeur. Il eut d’elle un désir brutal qui lui assécha la bouche.
« Je t’attends, Orché. »
Les bras tendus, les yeux implorants, Mael ne l’invitait pas seulement à venir s’allonger à ses côtés sur la paille. Ils en avaient fini avec les jeux de l’enfance. À chaque baiser, à chaque caresse, à chaque frôlement, ils risquaient désormais de rompre les amarres, de voguer sur des courants violents qui, Orchéron en était convaincu, les précipiteraient dans un puits d’amertume. Même s’ils n’étaient pas frère et sœur de sang, personne dans le domaine n’accepterait leur liaison, parce que personne, à Cent-Sources et dans les autres mathelles, ne tolérerait l’union d’un homme et d’une femme portant le nom de la même mère. La présence de ce chasseur à la mine sinistre qu’il avait aperçu en grande discussion avec Orchale sur la terrasse avait déclenché en lui une sonnerie d’alarme.
« Je veux d’abord voir les umbres », murmura-t-il, la gorge nouée.
Elle se redressa sur un coude et retira délicatement les balles de manne collées à ses seins. Bien qu’à trois ou quatre pas d’elle, il percevait son odeur, reconnaissable mais plus forte que d’habitude, grisante, presque oppressante.
« Nous sommes déjà fous d’être restés ici, chuchota-t-elle. Maman doit être inquiète. Elle ne me le pardonnera jamais s’il t’arrive quelque chose. »
Elle le fixa d’un air provocant, dénoua son sous-vêtement et s’en servit comme d’un linge pour s’essuyer le corps.
« Cesse de faire l’enfant, Orché. Viens. »
Orchéron eut l’impression que son souffle précipité résonnait dans le silence du silo avec la force d’un vent d’Agauer. L’envie le tortura de se ruer sur Mael, d’égarer ses mains et ses lèvres sur sa peau cuivrée, de plonger la tête entre ses cuisses, de goûter son fruit fendu, de se débarrasser de son propre pagne, de s’offrir au désir de sa sœur. Puis il ressentit dans la poitrine une piqûre familière, ténue pour l’instant, comme une épingle de corne enfoncée dans le cœur, poussa un gémissement assourdi, renversa la tête en arrière et s’adossa au montant de la lucarne dans l’attente de la crise. Pour l’avoir expérimenté un nombre incalculable de fois, il connaissait parfaitement le processus implacable de ces poussées de souffrance qui le terrassaient parfois pendant près d’une semaine. La douleur, indicible, insoutenable, commençait par ce petit pincement dans la région du cœur, s’étendait rapidement à la poitrine, progressait en même temps vers le cerveau et le bassin, se propageait enfin dans ses membres pour le saisir tout entier et le précipiter dans un gouffre où des courants froids semblaient dénuder et mordre chacun de ses nerfs. Après une première réaction de révolte, une colère incontrôlable qui l’entraînait à frapper murs, piliers, portes, yonks, hommes ou femmes dont le seul tort était de passer à portée de ses poings, il s’affaissait comme un sac vidé de ses grains sur la terre battue de la cour, sur les bottes de manne d’un silo ou sur le parquet de sa chambre, il restait prostré pendant des nuits et des jours entiers sans boire ni manger, sans faire autre chose qu’émettre des geignements à fendre l’âme et verser des larmes intarissables. On l’avait parfois retrouvé étendu dans l’étable, souillé d’excréments de yonk, ou recroquevillé sur le bord de la rivière Abondance qui déroulait ses méandres à une demi-lieue du mathelle. Le seul soin qu’on pouvait alors lui donner était de lui étaler une couverture de laine sur le corps pendant l’hivernage ou lui verser un peu d’eau fraîche sur le visage pendant la saison chaude.
« Orché, est-ce que ça va ? » souffla Mael.
Il lui ordonna, d’un ample mouvement du bras, de s’éloigner. Dégrisée, elle se releva, enfila son sous-vêtement et sa robe sans prendre le temps d’épousseter les barbes et les brins de manne. Il partageait tout avec elle, sauf ces phases d’abattement pendant lesquelles il ne la reconnaissait plus. Elle avait tenté à plusieurs reprises de le rejoindre de l’autre côté de son mur de souffrance, mais il ne lui adressait aucun signe, il ne présentait aucune prise, aucune faille, et elle avait dû se résigner à le laisser seul dans son inaccessible ailleurs.
« Rentre au moins à l’intérieur avant qu’il ne soit trop tard », cria-t-elle, les larmes aux yeux.
Submergé par la douleur, Orchéron martela le montant de la lucarne à coups de poing, puis, comme cela ne le soulageait pas, il se laissa tomber sur le plancher, souleva une botte de manne et la projeta avec une force inouïe vers le fond du grenier. Les yeux exorbités, la lèvre supérieure retroussée, il avait l’air d’un fou en cet instant, d’un être possédé par les démons de l’amaya, d’un homme capable d’arracher la tête de quelqu’un sans même s’en apercevoir. Constatant qu’il s’était enfin placé hors de portée des umbres, Mael engagea les jambes dans l’ouverture carrée du grenier, dévala l’échelle aux larges barreaux et courut s’enfermer dans la petite construction en bois qui, alimentée par une canalisation, servait à la fois de lieux d’aisance et de point d’eau.
Orchéron passa sa colère sur une vingtaine de bottes avant de s’effondrer, vaincu par la souffrance, aussi faible qu’un yonkin nouveau-né, aux prises avec la sensation atroce d’être dépecé vivant par des pinces minuscules. Puis un éclair de lucidité le traversa et il décida de ramper jusqu’à la lucarne pour assister au passage des umbres. Les prédateurs volants l’attiraient depuis que son père adoptif l’avait recueilli au bord de la rivière Abondance, mais, à cause de la terreur qu’ils lui inspiraient, il avait toujours reculé le moment de les contempler, de les affronter.
Franchir la courte distance qui le séparait de l’ouverture lui demanda de la volonté et du temps. À chacune de ses reptations, il roulait dans un buisson aux épines vénéneuses, déchirait un peu plus le tissu profond de son être. Son seul repère visuel était le cercle de lumière mauve écrasé sur le plancher et jonché de brins de manne. Il n’entendait pas d’autre bruit que les claquements de ses coudes, de ses genoux, les chuintements de son torse et de son bassin sur les lattes de bois. Une fois arrivé au bas du mur, il se redressa tant bien que mal en s’agrippant aux saillies des pierres. Il se tenait dans l’œil instable d’un tourbillon de formes et de couleurs. Ou, plus exactement, au centre d’une immense spirale qui happait les plans verticaux et horizontaux, les zones d’ombre et les taches de lumière, les courbes des bottes de manne et les stries parallèles du grenier… Qui le projetterait bientôt dans le cœur même de la souffrance et ne le relâcherait qu’au bout de plusieurs jours, exténué, broyé, comme une branche morte pulvérisée par une tempête de cristaux de glace.
Il résista, agrippé à sa décision de contempler les umbres, poussé par le désir inconscient, peut-être, de mettre un terme définitif à ces effroyables crises. Les prédateurs volants lui offraient l’opportunité de s’engager sur le sentier des chanes. Personne ne connaissait la signification exacte du mot « chanes » : pour les uns ils étaient les amayas, les démons grinçants de l’espace, pour d’autres ils se chargeaient de guider les âmes des défunts dans l’au-delà, pour d’autres enfin ils représentaient les Qvals, les gardiens de l’eau bouillante. Chacun savait cependant qu’ils symbolisaient le huitième chemin, celui de la mort et de la renaissance. L’idée avait déjà effleuré Orchéron de se planter un couteau de corne dans le cœur, de se jeter dans la rivière Abondance avec une pierre attachée au cou ou de se pendre à la branche d’un jaule, mais à chaque fois un sentiment confus d’échec, de culpabilité, et la pensée de Mael l’avaient retenu de passer à l’acte.
Il se laissa choir sur le rebord de la lucarne et s’adossa au montant de bois. Bercé par la brise, le volet oscillait sur ses gonds de pierre et grinçait doucement contre le mur. Il eut besoin d’un peu de temps pour s’accoutumer à la luminosité pourtant déclinante. Le contraste entre la chaleur lourde du crépuscule et le froid incisif qui se propageait sous sa peau le suffoqua. Sous ses yeux s’étalait une mosaïque de couleurs fuyantes dans laquelle il croyait discerner l’ocre des toits et de la terre battue, le jaune vif des frondaisons des jaules, les touches rouges, dorées ou bleu nuit des massifs de fleurs, le mauve assombri du ciel, le brun sombre des chemins, le blanc soyeux des champs de manne tardive.
Du nouveau monde il ne connaissait rien d’autre que le domaine d’Orchale. Son existence y avait commencé à l’âge supposé de onze ans. Il n’avait aucun souvenir de sa vie d’avant, de l’endroit où il avait égaré ses premières années, de la femme qui lui avait donné le jour. À chaque fois qu’il avait tenté d’explorer cette partie amputée de sa mémoire, une crise s’était déclenchée, si bien qu’il avait renoncé à exhumer son passé, que son histoire se confondait avec son adoption, avec les travaux du mathelle rythmés par les saisons et les enseignements de Karille, la djemale, avec les cris et les rires de ses frères et sœurs, avec la tendre complicité de Mael. Il avait entrepris depuis peu sa formation de potier. Il aimait plonger les mains dans la terre rougeâtre et grasse, façonner les fonds plats, faire naître des formes rondes, ventrues, avec les bandes roulées, lisser les surfaces internes et externes, sculpter les anses, graver et peindre des motifs sur les jarres ou les vases exposés à la chaleur de Jael et vernis avec une substance végétale avant d’être cuits au four. Mais ni les petites joies de la vie quotidienne ni la bienveillance de ses parents adoptifs, ni même les sentiments de Mael ne suffisaient à lui faire oublier son calvaire. Les belladores, les guérisseuses errantes, n’avaient pas trouvé d’explication à ces crises récurrentes, et les soins qu’elles avaient dispensés, herbes, minéraux, massages, bains de boue, rituels, n’avaient donné aucun résultat.
La mort était sans doute la meilleure, la seule solution.
Un mouvement attira son attention au-dessus des toits. Il crut d’abord que des trous s’étaient ouverts dans le ciel, que des portes s’étaient entrebâillées sur une nuit perpétuelle, puis les formes se déplacèrent avec une telle rapidité qu’il lui sembla les apercevoir dans deux endroits à la fois. Partagé pendant quelques instants entre la terreur et la souffrance, il se cramponna à une pierre d’angle pour ne pas dégringoler de la lucarne.
Trois umbres survolaient le silo, aussi légers et silencieux que des nuages. Pas un mouvement, pas un bruit n’agitait désormais le domaine. Les courants glacés et puissants qui se diffusaient dans la chaleur écrasante ne soulevaient aucun friselis, aucun tourbillon. Impalpables, inexorables comme une essence de froid. Rien à voir avec les rafales hurlantes qui soufflaient depuis l’Agauer pendant l’hivernage.
Orchéron écrasa ses larmes d’un revers de main et contempla les prédateurs volants pendant un bon moment. Longs corps renflés en leur milieu, pointes triangulaires à l’avant, sorte de panache translucide et ondulant à l’arrière. Comme ils ne semblaient pas décidés à bouger, il surmonta sa douleur et son vertige pour se relever et, en équilibre précaire sur le rebord de la lucarne, il agita les bras et hurla :
« Qu’est-ce que vous attendez pour venir me chercher ? »
Sa voix sanglotante se prolongea dans le silence comme au fond d’un ravin. Il crut se rendre compte qu’un des umbres fondait sur lui.