CHAPITRE XXX TRAMES

Aux responsables des cercles.

Frères,

Les exemples se sont multipliés ces derniers temps de nos frères qui ont abandonné le masque et la craine. Il n’y a là rien de très alarmant pour l’instant : il arrive souvent que les âmes faibles renoncent au moment de toucher les dividendes de leur action, comme si elles avaient peur de ce triomphe qu’elles avaient appelé de leurs vœux, comme si elles craignaient de tout perdre en recevant leur juste part. Cependant, d’autres pourraient prendre exemple sur ces renégats et agrandir la brèche. Il vous revient de juguler ce qui n’est pour l’instant qu’un faible écoulement mais qui risque, si on n’y prend garde, de se transformer en hémorragie. Nous comptons donc sur vous pour prendre les mesures nécessaires. Un bon exemple valant toujours mieux qu’un long discours, nous vous recommandons de réserver un châtiment public, si possible spectaculaire, aux hommes de votre connaissance qui auraient cédé à cette impulsion de sortir de nos rangs. Il faut que nos frères sachent qu’on ne peut pas impunément abandonner le service de Maran. L’enfant-dieu ne descendra parmi nous qu’à la condition de lui présenter un visage uni fervent. Vous devez donc agir envers les déserteurs comme envers les lignées maudites. Les traquer dans les domaines où ils sont retournés, ou encore dans les plaines où ils sont réfugiés. De votre promptitude, de votre sévérité dépend en grande partie l’intégrité de notre fraternité. Soyez implacables, frères, le moment n’est pas venu de fléchir. Maran saura récompenser ses fils les plus zélés.

Les averses de cristaux qui tombent sans interruption depuis plusieurs jours ont retardé nos projets – et on peut leur imputer sans doute une partie de ces désertions. Les mathelles prisonnières à Chaudeterre nous ont été amenées par les réseaux souterrains, mais nous devrons attendre le retour de la saison sèche pour les exposer sur l’Ellab et organiser la grande cérémonie dont nous parlions dans notre précédente missive. Nous nous contentons pour le moment de les maintenir en détention.

Le regard de l’enfant-dieu est fixé sur vous, frères. Ne le décevez pas. Que le nom de Maran retentisse jusqu’à la fin des temps.

Le cercle ultime.

Orchéron ne voyait rien, mais les images transmises par Double-Poil lui permettaient de s’orienter sans trop de difficulté au fond de la faille. Il marchait dans ce qui lui semblait être l’ancien lit d’une rivière, inégal, jonché de grands rochers noyés de ténèbres.

Sans la diversion de Double-Poil, il n’aurait pas échappé à l’étreinte implacable du lakcha qui l’avait rattrapé. Un homme qui n’avait rien d’un colosse mais qui possédait une force hors du commun et dont la volonté de fer transpirait dans le regard et les gestes. Le chasseur n’avait pas eu l’intention de l’égorger, du moins pas tout de suite, il s’était contenté de lui poser la lame de son grand poignard sur la gorge. Puis Double-Poil s’était rétracté, faufilé entre les deux hommes, éloigné dans les rochers. Il n’avait sans doute pas supporté les pensées affolées de son hôte, qui auraient encombré sa mémoire de souvenirs désagréables. Son initiative avait en tout cas surpris le lakcha qui s’était redressé et avait relâché son étau. Orchéron l’avait aussitôt désarçonné d’un puissant coup de bassin, s’était relevé, avait sauté dans le fleuve de ténèbres, s’était reçu un peu plus bas sur une autre corniche où Double-Poil l’avait rejoint quelques instants plus tard.

La créature avait montré à son hôte un passage vers le fond de la gorge, puis ils avaient parcouru plusieurs lieues dans une obscurité silencieuse et glaciale. Orchéron avait perdu la notion du temps depuis qu’il évoluait dans le cœur de cette nue à fois dense et impalpable. Tantôt il avait l’impression d’errer sans but depuis des jours voire des mois, tantôt de revenir à son point de départ et de recommencer depuis le début. Les informations délivrées par Double-Poil étaient désormais ses seuls points de repère. Sans la mémoire de son parasite, et sans la protection de sa lignée, il aurait été dépecé, morcelé, déchiqueté par ces flux changeants, par ces ondes contradictoires et glaciales qui s’insinuaient au plus profond de lui et qui, comme les insaisissables pinces au début de ses crises, lui cisaillaient les nerfs. Il éprouvait à nouveau cette souffrance indicible qui débouchait habituellement sur une incontrôlable réaction de violence mais qui, au fond de cette faille, exacerbait sa volonté, sa détermination.

La pensée d’Alma l’occupait tout entier. Il n’hésiterait pas à s’engager sur le chemin des chanes, à fouiller les enfers de l’amaya s’il le fallait, mais il la rechercherait où qu’elle fût. Leurs sentiers se rejoignaient dans ce monde ou dans un autre, et, après avoir franchi la porte, après avoir mis un terme à la malédiction de sa vie, il n’aurait pas d’autre but que de la retrouver.

Après que Double-Poil lui eut transmis l’image de la bouche béante et traversée de convulsions, il perçut des vortex d’énergie qui lui faisaient l’effet de courants à la puissance phénoménale. Il s’arrêta, tenta encore d’accoutumer ses yeux à l’obscurité, ne distingua rien d’autre qu’une agitation tumultueuse, un magma de forces ténébreuses.

Double-Poil, qui avait surmonté ses terreurs ancestrales pour l’accompagner jusque-là, choisit ce moment pour l’abandonner. Orchéron était désormais seul dans le cœur des ténèbres, seul face à lui-même. Il tenta d’expulser sa peur et sa souffrance d’une longue expiration, puis, après une dernière pensée pour Alma, il s’avança vers la porte des umbres.

Plusieurs points lumineux se détachaient du scintillement infini, reliés entre eux par des fils, brillants eux aussi mais ternis par endroits. L’ensemble évoquait la trame d’une étoffe courbée, déformée, gondolée. Orchéron n’aurait pas su dire s’il la contemplait à l’intérieur ou à l’extérieur de lui. Il ne se percevait plus en tant que corps mais en tant que courant d’énergie, propulsé à une vitesse effarante dans des passages qui débouchaient en différents endroits de la trame. Ces déplacements se superposaient à ses premiers sauts dans le temps, à celui qui l’avait projeté de la colline de l’Ellab jusqu’au bord de la rivière Abondance, à celui qui l’avait expédié du pied de l’Ellab jusqu’aux plaines du Triangle, à celui qui l’avait déposé sur le bord des grandes eaux orientales, à celui qui l’avait emmené sur le deuxième continent. Il fusait dans des couloirs infinis à l’intérieur d’un labyrinthe aux dimensions de l’univers, et dans un déploiement de souffrance absolue. Il empruntait les passages des umbres, des soldats du temps, mais la physiologie humaine n’était pas faite en principe pour supporter de telles distorsions. Les bouches le happaient sans lui laisser le temps de se reconstituer, et il s’étirait comme un interminable fil de douleur qui perdait à chaque fois davantage de son intégrité, de sa lucidité.

L’enveloppe protectrice que lui offraient sa lignée, ses gènes, lui avait suffi pour résister aux umbres sur le nouveau monde, mais elle volait en éclats sous la répétition de ces accélérations foudroyantes. Il avait l’impression d’avoir vieilli de plus de dix mille ans en quelques instants, à moins encore que ces quelques instants n’eussent réellement duré dix mille ans. Il avait perdu toute notion de chronologie, de commencement et de fin, il rencontrait des difficultés grandissantes à rassembler ses pensées éparpillées.

Les scintillements de la trame émettaient des sons qui formaient un chœur à l’ineffable beauté. Il le percevait à chaque fois qu’un courant le rejetait à l’extérieur d’une bouche, puis, à nouveau happé, projeté sur des distances inconcevables, il replongeait dans le cœur de sa souffrance, il redevenait ce fil fragile sur le point de se rompre, de se disperser à jamais dans le labyrinthe. Il se vidait de sa mémoire comme des grains de manne s’échappant d’un sac. Ses petits sauts sur le nouveau monde avaient engendré des blocs compacts de souvenirs qui se désagrégeaient peu à peu. Il avait bel et bien vécu pendant les trois ans qui séparaient son exposition avec sa mère Lilea sur la colline de l’Ellab et le moment où Aïron l’avait recueilli sur le bord d’Abondance. Les umbres avaient détruit ses liens, il s’était relevé, il avait dévalé la pente de la colline, une jeune fille l’avait installé dans une cabane et nourri pendant un an, puis il avait vu s’approcher des hommes et la jeune fille en pleurs, il avait compris qu’ils le recherchaient et il s’était enfui à travers les champs de manne sauvage. Il avait rôdé encore un an dans les parages d’un mathelle, dormant dans une grotte proche, volant des fruits et des pains, buvant la nuit l’eau des fontaines, observant avec envie les enfants qui se promenaient en compagnie de leurs mères dans les allées fleuries. Surpris par un groupe de garçons qui ne l’avaient pas dénoncé, il avait enduré pendant quelques mois leurs sévices cruels avant d’errer à nouveau sur les plaines et de rencontrer Aïron au bord de la rivière. Il s’était d’abord enfui, mais Aïron, que sa stérilité rendait malheureux, l’avait rattrapé et lui avait proposé de devenir son père adoptif. Et puis il y avait eu sa mère Orchale, bonne, généreuse, il y avait eu surtout Mael, espiègle, jolie, avec laquelle il avait noué une complicité immédiate.

Mael… Que devenaient ceux qu’emportaient les umbres ? Avait-elle été comme lui précipitée dans ce labyrinthe ? Ou bien avait-elle seulement subi un vieillissement précipité qui avait transformé son corps en poussière, en néant ?

Qu’était devenue Alma ?

Alma… Il avait envie de tenir son visage dans le creux de ses mains, de plonger dans ses yeux sombres, de l’entendre se moquer de lui.

Alma bénéficiait d’une protection elle aussi, la protection de Qval Djema. Elle avait peut-être résisté aux formidables accélérations des passages, elle était peut-être saine et sauve sur un fil de la trame. Il lui sembla discerner son chant dans le chœur du scintillement, la note autour de laquelle il lui fallait s’enrouler, l’onde qui lui permettrait de recouvrer son intégrité et de s’orienter dans le labyrinthe.

Il se concentra sur le visage d’Alma lors de ses déplacements suivants. Il eut la sensation que sa souffrance diminuait, qu’il retrouvait un peu de sa cohésion, que chacun de ses sauts poursuivait désormais un but, qu’il se rapprochait d’un point précis de la trame.

Il fut projeté, au bout d’un interminable passage, dans la lumière éblouissante d’un monde. Un long temps lui fut nécessaire pour prendre conscience qu’il était à nouveau un esprit emprisonné dans un corps, pour sentir les caresses brûlantes de l’astre du jour sur son torse. La sensation de vertige, si intense qu’elle lui donnait la nausée, s’estompa peu à peu. La souffrance n’avait pas complètement disparu, elle fredonnait dans ses nerfs. Il dut patienter encore avant de rouvrir les yeux. Il entendait des cris perçants semblables à ceux des oiseaux multicolores du bord des grandes eaux orientales. Mais il sut qu’il n’était pas au bord de grandes eaux, l’odeur, l’atmosphère étaient différentes. Il respirait des vapeurs chaudes et légèrement soufrées qui lui rappelaient les sources bouillantes des grottes du Triangle.

Il parvint enfin à entrouvrir les paupières. Il était allongé sur un tapis d’herbe et de fleurs mauves, non loin de rochers noirs et déchiquetés d’où jaillissaient des gerbes d’une écume fumante. Il aperçut les taches mouvantes des oiseaux sur un fond de ciel étincelant. La bouche des umbres béait à quelques pas de lui, traversée de convulsions. Il se demanda si elle était là depuis la nuit des temps ou bien si elle s’était seulement ouverte sur son passage. Elle évoquait un umbre posé sur le sol, hormis la forme, légèrement plus arrondie, et l’absence de queue. Son pourtour en revanche avait la même apparence que les ailes – ou les nageoires – des prédateurs volants, une substance grise, floue, volatile, qui paraissait se fondre dans une autre dimension.

Il se leva, chancela, mit un peu de temps à trouver son équilibre et se dirigea d’un pas maladroit vers les rochers noirs. Les vagues d’une immense étendue d’eau se brisaient sur des récifs tourmentés. D’elles montait une vapeur épaisse que ne parvenaient pas à dissiper les rafales de vent. Il s’approcha du bord et reçut une projection de gouttelettes brûlantes sur le visage, les épaules et la poitrine. Ce n’était pas une source mais toute l’étendue d’eau qui était bouillante. À cet instant, et à cet instant seulement, il prit conscience qu’il avait franchi des distances phénoménales pour échouer sur ce monde, et il en éprouva une ivresse mêlée de peur. Il se demanda pourquoi le labyrinthe l’avait expédié au bord de ces eaux fumantes, puis il se souvint d’Alma, du chemin des sources bouillantes, et il se mit à sa recherche. Tout en explorant les criques profondes cernées par des rochers noirs et couverts par endroits d’une végétation lépreuse, il lui semblait capter le chant de ce monde entre les grondements des vagues et les piaillements des oiseaux. Un chant triste, nostalgique, qui racontait la séparation, l’absence, la déchirure, qui résonnait comme le chagrin d’une mère pour ses enfants disparus.

Il explora bon nombre de criques avant le coucher de l’astre du jour. La fatigue puis le découragement le gagnèrent. Rien ne prouvait qu’Alma avait été projetée sur ce monde. Rien ne prouvait non plus qu’elle eût résisté aux terribles accélérations du labyrinthe. Il s’assit en haut d’un grand rocher et contempla les grandes eaux bouillantes habillées d’un voile vaporeux qui se teintait du sang crépusculaire. Les oiseaux avaient cessé de crier, le murmure des vagues s’échouait dans un silence oppressant. Des gouttes d’écume brûlante lui cinglèrent le front et les joues. Il fut étreint par un sentiment de solitude qui lui emplit les yeux de larmes. Il avait toujours été seul, même en compagnie de Mael, seul avec sa mémoire tronquée, seul avec ses souffrances. La porte entrebâillée par Alma s’était refermée. Elle se tenait peut-être là, la malédiction de sa lignée : son grand-père, sa mère Lilea avaient aussi mené une existence solitaire voire clandestine, comme si la faute des ancêtres se perpétuait à travers les descendants jusqu’à la fin des temps. Peut-être ne devait-il pas laisser les couilles-à-masques éteindre sa lignée mais l’éteindre lui-même ?

La nuit effaça peu à peu les couleurs et les formes, deux satellites brillants se levèrent dans un ciel constellé d’étoiles. Il resta assis sur le rocher jusqu’à l’aube, indifférent à la fraîcheur nocturne, aux projections d’eau bouillante, immergé dans ses pensées, dans ses souvenirs. Le sentiment de révolte des premières heures, la rage qui caractérisait le début de ses crises et ravivait sa souffrance, s’estompa, le tumulte de ses pensées s’apaisa et, progressivement, il se fit en lui un grand silence où le chant de l’univers, ce chant qu’il avait perçu, enfant, mais que le bruit de la vie l’avait empêché d’écouter, s’éleva en lui et résonna avec une clarté inouïe.

« Qu’est-ce qu’on attend ? marmonna Ankrel.

— Lui, répondit Jozeo. Mon instinct me dit qu’il reviendra. »

Le fleuve de ténèbres avait subitement monté après la disparition d’Orchéron, et les deux lakchas avaient dû escalader à toute vitesse la paroi sur une distance de plusieurs centaines de pas. Ils s’étaient réfugiés dans les rochers qui bordaient la cascade d’eau chaude et où poussaient les gros fruits à la coquille épaisse. C’est là qu’ils avaient passé la nuit, l’un dormant à même le sol pendant que l’autre surveillait l’évolution de la nappe sombre maintenant stabilisée.

« Et qu’est-ce que tu feras quand il reviendra ? »

Jozeo eut un de ces sourires désarmants de charme qui plaisaient aux femmes des domaines.

« Eh bien, nous nous servirons de lui pour chasser les umbres, puis j’éteindrai… nous éteindrons sa lignée, comme prévu. »

Ankrel brisa la coquille d’un fruit sur une pierre.

« Tu ne m’as pas tout dit sur lui, hein ?

— Tu ne me l’as pas demandé !

— Je te le demande maintenant. »

Jozeo hocha la tête, prit le temps de manger un morceau de fruit avant de répondre, essuya d’un revers de doigts le jus qui lui coulait sur le menton.

« Orchéron fili Orchale, Lobzal fili Lilea. La bonne question, c’est : pourquoi deux noms pour un même homme ? Pourquoi deux mères ? La réponse est qu’il a connu une deuxième vie après avoir survécu à une exposition aux umbres sur la colline de l’Ellab. »

L’air ébahi d’Ankrel le réjouit visiblement.

« Il avait huit ans quand il a été conduit au sommet de l’Ellab en compagnie de sa mère, reprit-il. On a d’abord cru qu’il avait été emporté, comme sa mère, puis on a retrouvé sa trace. Il avait été recueilli par une jeune fille qui l’avait installé dans une cabane. La description qu’elle en a faite à son père, un protecteur des sentiers, lui correspondait trait pour trait. Dès lors, les frères de Maran se sont lancés dans une vaste opération de recherche qui a duré près de vingt ans… »

Jozeo s’interrompit et lança un coup d’œil vers le fond de la faille. La lumière du matin changeait en parures brillantes les reliefs encore emplis de l’opacité de la nuit.

« On dirait que cette saloperie commence à refluer… Ils ne le recherchaient pas pour l’éteindre, pas tout de suite, mais pour essayer de percer le mystère du seul être humain capable de survivre aux umbres. Or le cercle ultime avait fait du problème des umbres sa priorité. Débarrasser le nouveau monde de ce fléau aurait donné toute sa légitimité à notre fraternité.

— Elle n’en a donc pas, de légitimité ? »

Jozeo lança un regard froid à Ankrel.

« Je parle pour les autres, les mathelles, les permanents, les djemales. Nous, nous avons reconnu depuis longtemps la légitimité de Maran. Notre homme avait été recueilli et adopté par Orchale. C’est dans son mathelle qu’on a fini par le retrouver. La suite, tu la connais.

— Pourquoi sa mère et lui avaient-ils été exposés aux umbres ?

— Il est le dernier d’une lignée incestueuse. Lahiva, son aïeule, a engendré un fils avec son propre frère Elleo. Ce fils a lui-même engendré un fils, un seul, qui, très tard dans sa vie, a engendré une fille, Lilea.

— On n’a vraiment pas la moindre idée d’où lui vient cette faculté à résister aux umbres ? »

Jozeo mangea un autre morceau de fruit. Il s’était déshabillé et avancé sous l’eau de la cascade quelques instants après son lever, et le vent pourtant virulent peinait à soulever ses mèches détrempées alourdies.

« Une protection génétique peut-être. Qui ne s’appliquerait qu’aux hommes de la lignée, ou sa mère en aurait bénéficié.

— Qui est-ce qui peut donner ce genre de protection ? Il faudrait avoir la puissance de l’enfant-dieu lorsqu’il écarte les eaux ! »

Ankrel frissonnait à chaque fois qu’il repensait au passage se creusant dans les grandes eaux sous l’œil rond et attentif de Maran.

« Le Qval, murmura Jozeo avec une moue. Qui a intérêt à ce que se propagent les lignées maudites ? Qui a intérêt à affaiblir les hommes ? Qui a intérêt à empêcher le retour de Maran ? »

Ankrel se leva et se rendit sur le bord d’un promontoire. Il contempla pendant quelques instants la gorge rutilante, puis il observa le fleuve de ténèbres et constata que son niveau avait encore baissé.

« Quel rapport entre les umbres et ce passage sous les grandes eaux ? demanda-t-il sans se retourner.

— Le même qu’entre les lakchas et les frères de Maran. Ils sont de la même nature, et Orchéron fili Orchale est le seul de notre peuple à pouvoir l’emprunter. J’ai entendu dire que certains descendants de l’Agauer le pouvaient également. Quelques-uns de nos frères s’y sont essayés, on ne les a jamais revus.

— Pourquoi le tuer ? Il pourrait nous apprendre à…

— C’est le rejeton d’une lignée maudite. D’une lignée protégée par le Qval, l’ennemi de Maran. Il est préférable pour nous tous que certaines connaissances retournent dans l’oubli.

— Comme les connaissances du peuple de l’Agauer ? »

Jozeo s’avança à son tour sur le bord du promontoire rocheux. Il n’avait pas encore enfilé sa tunique et Ankrel admira sa musculature à la fois puissante et déliée. Il aurait pu devenir ce chasseur magnifique, choyé par les femmes et envié par les hommes, si les circonstances n’en avaient pas décidé autrement.

« Tu ne connais pas cette histoire du premier homme et de la première femme ? C’est une histoire qui nous vient de nos ancêtres kroptes… »

Entre ses paupières mi-closes, Orchéron aperçut une silhouette qui sortait des vagues et marchait dans sa direction, ruisselante, enveloppée de la vapeur qui montait des gouttes encore bouillantes.

Le cœur battant, il bondit sur ses jambes et sauta de rocher en rocher jusqu’au sable noir. Les grandes eaux s’étaient retirées en abandonnant des algues brunes et des coquillages sur une grève jonchée de flaques miroitantes.

Alma surgissait des eaux comme la première femme de l’humanité. Elle resplendissait dans la lumière du matin. Les gouttes scintillaient sur sa peau claire rougie par endroits, ses cheveux mouillés dansaient mollement sur ses épaules. Elle avait elle-même accéléré l’allure depuis qu’Orchéron était entré dans son champ de vision.

Ils n’allèrent pas jusqu’au bout de leur élan, ils s’immobilisèrent à deux pas l’un de l’autre et se regardèrent sans dire un mot.

Ce fut Alma qui prit l’initiative de rompre le silence :

« Tu as trouvé le chemin, on dirait. C’était pourtant moins facile que dans la maison des descendants de l’Agauer, ajouta-t-elle avec un sourire.

— Je pensais que… J’ai cru que les umbres t’avaient…

— Je suis sous la protection de Qval Djema, comme toi. Ils n’ont pas pu faire autrement que de me recracher dans l’eau bouillante.

— Est-ce que tu sais où nous sommes ? »

Elle hocha la tête et le fixa de ce regard exigeant, intense, qui désormais ne l’intimidait plus.

« Je n’ai pas envie d’en parler maintenant. J’ai envie que tu me prennes dans tes bras. »

Leur étreinte se prolongea jusqu’à ce que les grandes eaux reviennent investir le territoire qu’elles leur avaient abandonné pour quelques heures. Les premières caresses d’eau bouillante tirèrent des glapissements à Orchéron, qui, accompagné par le rire malicieux d’Alma, courut se réfugier sur les rochers noirs en oubliant ses vêtements.

Ils passèrent le reste de la journée sur l’herbe de la lande, si pleins l’un de l’autre, si serrés l’un contre l’autre que Double-Poil lui-même n’aurait pas trouvé de passage entre eux. À la tombée de la nuit, Alma posa la tête sur le ventre d’Orchéron et garda les yeux fixés sur les satellites qui se levaient tous les deux dans le ciel assombri.

« Les deux satellites là-haut sont Vox et Xion, dit-elle d’une voix alanguie. Nous sommes sur Ester, sur la planète d’où viennent nos ancêtres. L’océan bouillant a gardé leur souvenir. Il a recouvert les terres après leur départ et celui des Qvals, puis la planète a recouvré son équilibre, et il est revenu dans son ancien lit. Il pleure maintenant la disparition de ses gardiens, de ses enfants. La création est le jardin des créatures vivantes, elle n’a pas d’autre raison d’être.

— La légende de l’Estérion dit que nos ancêtres sont partis parce que leur étoile menaçait d’exploser…

— Est-ce que c’était la réalité ? Ou une simple peur ? C’est la grande question, Orchéron : de la matière ou de l’esprit, qui vient en premier ?

— Nous ne trouverons jamais la réponse.

— Sans doute que non. Mais, s’il nous est possible de franchir les immensités de l’espace, donc le temps, quelle est notre véritable relation avec la création, quelle est l’étendue de notre rôle ? »

Il se pencha sur elle et l’embrassa ; il n’existait pas à sa connaissance de réponse plus sensée. Elle se dégagea en riant et s’allongea sur lui.

« Nous devons… Non, non, aucun devoir… Le présent nous invite à rentrer chez nous, Orchéron.

— Tu ne disais pas que ce monde, Ester, désirait adopter des enfants ?

— Réglons d’abord les problèmes les plus urgents sur le nouveau monde. Nous reviendrons peut-être un jour sur l’ancien. Qui sait ce que nous réserve le présent ?

— Restons encore un peu. S’il te plaît. Je te demande de m’offrir ce présent. »

Elle obtempéra d’autant plus facilement qu’elle-même mourait d’envie de prolonger la magie de l’instant.

« L’entrée du nid », lâcha Jozeo en désignant la bouche sombre ouverte au milieu du lit.

Les ténèbres avaient continué de décroître et de s’éclaircir en même temps, dévoilant peu à peu le fond de la gorge. Avant d’entamer leur descente, les deux lakchas avaient attendu d’apercevoir l’ancien lit d’une rivière jonché de grands rochers translucides. La lumière de Jael avait empli toute la faille et dissipé les dernières aires de pénombre.

Ils avaient alors dévalé la paroi jusqu’en bas, empruntant tour à tour les murailles verticales et les voies moins raides entre les rochers. Les ténèbres avaient abandonné un froid intense comme seul vestige de leur règne. Ils avaient suivi l’ancien cours de la rivière en direction de l’est et laissé le disque flamboyant de Jael derrière eux.

« Eh, eh, il faut toujours se fier à son instinct… »

Les rochers les avaient jusqu’alors empêché de voir l’homme et la femme allongés sur le ventre devant la porte. Nus tous les deux, ils remuaient faiblement mais ils restaient incapables de se relever, comme s’ils avaient abusé de l’alcool de manne. Jozeo tira son poignard et se dirigea vers l’homme, qu’il retourna sur le dos de la pointe de sa botte. Ankrel reconnut leur gibier, Orchéron fili Orchale, ou Lobzal fili Lilea. Il n’avait pas changé physiquement mais il avait perdu son regard d’homme traqué. Dans ses yeux clairs se lisaient une grande sérénité, une immense confiance, bien qu’il ne fût pas en position de se défendre contre ses deux poursuivants. Cet homme-là n’avait pas peur de la mort et moins encore de la vie. Ankrel observa rapidement la fille : petite, menue, des cheveux blonds, une peau claire, un regard à la fois perçant et compatissant, une beauté originale, émouvante. C’était bien la même femme qu’ils avaient aperçue la veille et qui avait été enlevée par l’umbre. Il aurait aimé découvrir l’amour avec quelqu’un comme elle, dans l’obscurité silencieuse et parfumée d’une chambre, dans un long froissement de tendresse.

« Tu nous as facilité la tâche, Orchéron ou Lobzal », s’exclama Jozeo.

Il appuyait chacun de ses mots d’une pression de sa botte sur la poitrine de l’homme à terre.

« Tu nous as débarrassés du nid des umbres. Nous n’avons plus besoin de toi. Nous allons donc éteindre une fois pour toutes ta lignée, la lignée maudite issue de Lahiva et d’Elleo, les deux fautifs qui ont engendré ton grand-père. Et c’est mon jeune frère qui va te délivrer de tes chaînes familiales. Moi, j’ai mieux à faire : je dois donner la bénédiction de Maran à notre charmante amie. »

Il se retourna vers Ankrel, les lèvres étirées en un sourire cruel.

Le jeune lakcha tira à son tour son poignard et s’approcha à pas lents d’Orchéron.

« Si je comprends bien, les frères de Maran vont recueillir les bénéfices d’une action qu’ils n’auront pas menée, lâcha Ankrel.

— Le nouveau monde sera à la fois débarrassé des umbres et de sa dernière lignée maudite, gloussa Jozeo. C’est ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups. Une nouvelle preuve de la puissance de Maran. Comme l’écartement des grandes eaux orientales. »

La fille s’agita sur le sol, ouvrit la bouche, mais aucun son ne franchit sa gorge. Orchéron et elle paraissaient écrasés par la gravité du nouveau monde.

« Quel sera le prix de ta récompense, Jozeo ? »

Le lakcha eut un rictus qui plaqua sur son visage une fugitive expression de démence.

« Je serai moi aussi purifié, petit frère.

— De quoi ?

— Peu importe. J’aurai éteint la malédiction en moi.

— Et si les umbres revenaient ? Qui nous apprendrait à les chasser ?

— Maran les en empêchera. Il en a autant le pouvoir que le Qval. Tue ce bâtard maintenant, donnons la bénédiction à la fille puis rentrons à Cent-Sources. »

Ankrel embrassa la gorge d’un long regard. Maintenant que le fleuve de ténèbres s’était asséché, elle brillait comme une monumentale, comme une triomphante cicatrice de lumière. Le nouveau monde recelait des trésors sous ses dehors les plus sombres, tout comme l’âme humaine. Il fallait simplement apprendre à mieux les connaître, à mieux les aimer.

« Qu’est-ce que tu attends, petit frère ? »

Ankrel s’accroupit au-dessus d’Orchéron, leva le bras, l’abattit de toutes ses forces, dévia la course de sa lame au dernier moment et frappa Jozeo juste au-dessus du genou. Le lakcha se jeta en arrière, pas assez vite pour empêcher la lame de lui entailler la cuisse mais suffisamment pour éviter qu’elle ne s’enfonce en profondeur. Il roula sur lui-même en poussant un hurlement et se releva quelques pas plus loin, pâle, les traits tendus, le regard noir.

« Nous y voilà, petit frère ! cracha-t-il. Les émotions, hein ? Je croyais que tu deviendrais ce guerrier indomptable et pur que ma lignée m’interdisait d’être. Que tu deviendrais le fils préféré de Maran. »

Ankrel se redressa à son tour et, sans quitter Jozeo des yeux, se déplaça sur le côté de manière à s’éloigner du couple allongé.

« Pauvre fou, dit-il d’une voix calme. J’ai fait tout ce chemin pour te mettre hors d’état de nuire comme un animal enragé !

— Tu te sens donc de taille à me tuer, petit frère ? Je t’aurai au moins appris la témérité… »

Jozeo ne bougeait pas, mais Ankrel ne relâchait pas sa vigilance : le lakcha avait bondi sans élan sur Mazrel par-dessus le puits des quatre doigts, et, même si la tache de sang continuait de s’épanouir au-dessus du genou sur son pantalon de peau, il pouvait encore se montrer dangereux. Il était devenu son adversaire, la mort de l’un ou de l’autre devait maintenant sanctionner leur étreinte, mais Ankrel continuait de le considérer comme un modèle, comme un reflet accompli de lui-même.

« Je vais t’égorger, petit frère, poursuivit Jozeo. Car c’est tout ce que tu mérites finalement. Être égorgé comme un yonk. Tu es une bête perdue en dehors du troupeau.

— Je préfère encore… »

Jozeo s’était élancé avant d’avoir achevé sa phrase, avec une telle soudaineté qu’Ankrel tarda à réagir. Il reçut les jambes du lakcha de plein fouet sur la poitrine et bascula en arrière. Il posa la main au sol pour amortir sa chute et se redresser, mais Jozeo, plus prompt, se précipita sur lui et lui percuta les côtes de ses deux genoux. Le choc lui coupa le souffle. Il eut cependant le réflexe de ramasser une poignée de terre et de la lancer devant lui. La poussière gifla les yeux de Jozeo juste au moment il s’apprêtait à lui planter sa lame dans le cou. Ankrel agrippa les cheveux de son aîné et tira de toutes ses forces. Jozeo résista un petit moment avant d’être entraîné et de basculer vers l’avant. Ils se séparèrent et se relevèrent à l’issue d’une roulade tumultueuse, haineux, essoufflés, exténués par la violence de l’effort.

« Tu peux… tu peux encore tourner ta colère contre les ennemis de Maran », haleta Jozeo après avoir réprimé une grimace.

Il consacrait une partie de son énergie à lutter contre la douleur à sa jambe, et c’est là, dans cette brèche, qu’Ankrel décida de s’engouffrer.

« Les seuls ennemis de Maran, ce sont ceux qui se prétendent ses frères. »

Il feignit de porter une attaque du côté faible de Jozeo, qui eut un mouvement de recul, puis il pivota sur lui-même, imprima un mouvement circulaire à son bras et frappa le lakcha juste en dessous de la mâchoire. La lame cette fois s’enfonça jusqu’à la garde et la violence du choc le meurtrit de la main jusqu’au coude. Jozeo avait amorcé une riposte qui se perdit dans le vide et l’entraîna dans une succession de pas chancelants. Dans le dernier regard qu’il leva sur lui, Ankrel crut discerner de la surprise et de la gratitude.

Suffoqué par les larmes, le jeune lakcha raconta son histoire à Orchéron et Alma, sans omettre le viol de Mael dans la grange en ruine et le meurtre de la ventresec et de son enfant. Lorsqu’il relata l’épisode du passage des grandes eaux, Alma lui dit qu’il avait pris pour un miracle ce qui n’était qu’un phénomène naturel.

Il leur demanda ce qu’il devait faire pour qu’ils lui accordent leur pardon.

« Tu nous as sauvé la vie, répondit Alma avec un sourire chaleureux. C’est un bon début. Et puis oublie la notion de devoir. Qu’est-ce que te suggère le présent ?

— De retourner sur le Triangle, d’embrasser ma mère, de demander aux protecteurs des sentiers de jeter le masque et la craine.

— Ils t’écouteront ?

— Je trouverai les mots. »

Une flamme nouvelle lui éclairait les yeux. Il réussirait peut-être à oublier les fantômes du passé, à trouver l’apaisement.

« Nous nous reverrons ?

— Si telle est la volonté du présent. »

Il prit congé d’eux et, sans un regard pour le corps de Jozeo, entama l’ascension de la paroi au moment où Jael se drapait dans un jaune orangé annonciateur du crépuscule.

Alma et Orchéron restèrent assis contre le rocher jusqu’à la tombée de la nuit, encore engourdis par leur voyage dans les couloirs du temps. Ils n’avaient pratiquement ressenti aucune souffrance cette fois-ci, seulement un vertige qui s’était associé à la gravité du nouveau monde pour les maintenir cloués au sol.

« Les umbres ont disparu, murmura Orchéron. Est-ce que ça veut dire que le nouveau monde est délivré de la menace du temps ?

— Il appartient à chaque homme de se réconcilier avec le temps, dit Alma. D’apprendre à l’affronter comme tu l’as fait. Si on allait s’installer dans une maison du peuple de l’Agauer ? Maintenant qu’on connaît les entrées et les sorties.

— Tu ne devais pas me dire quelque chose au sujet de ma lignée ? »

Elle désigna le corps du chasseur étendu sur la terre craquelée.

« Il t’a tout dit. Quelle importance ? Tu es Orchéron, et j’ai bien l’intention de fonder avec toi la plus belle, la plus longue des lignées. »

Elle éclata de rire, le prit par la main et, nus, joyeux, ils se lancèrent à leur tour dans l’ascension de la paroi.

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