CHAPITRE IV LAKCHAS

Vénérée Qval Frana,

Voici donc le complément d’informations que je vous avais promis. J’espère que vous me pardonnerez ma brièveté, mais la création d’un mathelle requiert une énergie considérable et je m’explique maintenant pourquoi tant de femmes choisissent de rester attachées au domaine d’une autre plutôt que de fonder le leur : la matière soumet la résistance physique et l’équilibre mental à rude épreuve. Mais j’écris à la femme chargée de la responsabilité de Chaudeterre, à la gardienne d’un enseignement séculaire, à la mère spirituelle de centaines de djemales, et je prends conscience, en couchant ces mots sur le rouleau, de ce qu’il faut de grandeur d’âme et de dévotion pour diriger une organisation de cette envergure, je prends conscience, vénérée Qval, de votre force de caractère, de votre générosité, de votre… beauté, et je rends aujourd’hui l’hommage que je n’ai pas su vous rendre du temps où j’avais l’incommensurable honneur de vivre à vos côtés, de vous parler, de respirer le même air que vous.

Brièveté, disais-je : j’ai donc sollicité l’agrément des protecteurs des sentiers dans le projet de fonder mon domaine. Il a suffi qu’Andemeur répande la rumeur de mes intentions pour qu’un soir deux hommes affublés de masques d’écorce et vêtus de robes grossières (pour ne pas dire ridicules) s’introduisent dans la chambre de mon futur constant, m’ordonnent de me rhabiller et me bandent les yeux. Andemeur m’a encouragée à les suivre sans résistance. Lorsqu’à l’issue d’une marche exténuante ils m’ont enfin retiré le bandeau, j’étais entourée d’une ronde de masques d’écorce éclairés par des solarines. Je ne suis pas parvenue à identifier l’endroit où ils m’avaient conduite : la grange délabrée d’un domaine à l’abandon ? Une de ces grandes cabanes bâties par les chasseurs sur la piste des troupeaux de yonks ? De leurs voix déformées, caverneuses, ils ont commencé à me poser des questions, d’abord sur les raisons qui me poussaient à fonder mon mathelle, ensuite sur mon passé de recluse. Ils savaient en effet que j’étais une ancienne djemale – j’ignore de quelle manière ils ont obtenu ce renseignement ; par Andemeur ? par une sœur séculière ? – et semblaient très intrigués par les mystères de Chaudeterre. Je leur ai répondu de manière à contenter leur curiosité sans rien dévoiler de notre enseignement, de nos règles, de nos pratiques. En réalité, je m’en suis tirée avec un pieux mensonge, prétendant que j’étais une mauvaise disciple de Djema et que mon incapacité à me plier à la discipline communautaire m’avait valu une exclusion fracassante, définitive.

C’était une véritable humiliation, Qval Frana, que de subir l’interrogatoire de ces rustres dissimulés derrière leur masque. Ils m’ont harcelée de questions intimes touchant à ma sexualité de djemale, essayant visiblement de m’extorquer l’aveu d’amours exclusivement féminines et traitées par eux d’abominables, de contraires aux lois du nouveau monde. J’ai, bien sûr, eu connaissance de telles amours dans l’enceinte du conventuel, et je n’en blâme pas mes sœurs, qui ont parfois un trop-plein de tendresse à épancher, mais j’ai soutenu le contraire devant les protecteurs des sentiers – il semble que le mensonge soit parfois la meilleure façon de célébrer l’instant présent – car j’ai senti qu’ils cherchaient un prétexte pour salir l’image de Djema et, par conséquent, diminuer l’influence de notre… de votre ordre sur la population du nouveau monde. Je doute qu’ils aient ajouté foi à mes propos, mais au moins je suis certaine de ne pas leur avoir offert l’opportunité qu’ils attendaient. D’ailleurs, s’ils ont fini par m’accorder leur consentement, c’est sans doute parce qu’ils espèrent me gagner à leur cause et me faire revenir plus tard sur mes déclarations.

Qu’ils n’y comptent pas ! Leur puissance et leur arrogance sont certes alarmantes – elles devraient vous inciter à préparer votre défense, Qval Frana, à lever une armée secrète en vous appuyant sur votre capital de sympathie auprès de la majorité des habitants du nouveau monde –, mais ni la menace ni les représailles ne m’entraîneront sur le sentier de la trahison, du déshonneur. J’ai bien l’intention d’ailleurs de les combattre à ma manière, avec l’aide d’Andemeur, des autres constants qui viendront un jour se fixer au domaine, des volages que j’aurai attirés sur ma couche. Je fourbirai mes armes de femme pour recruter mes bataillons, pour protéger mes frontières, mes permanents, mon cheptel et mes récoltes.

Ayant refusé de m’installer dans l’un de ces mathelles ruinés par les protecteurs des sentiers et laissés en friche, j’ai décidé de m’établir sur les territoires encore vierges situés au nord de Cent-Sources, de bâtir une maison grande comme une forteresse autour de deux sources distantes l’une de l’autre d’une trentaine de pas, de cultiver d’immenses champs de manne précoce et tardive, d’agrandir le verger pour l’instant constitué d’une centaine de fruitiers sauvages, bref, d’offrir un cadre à la fois généreux et solide à tous les enfants que mon ventre daignera accueillir. À ce propos, vous ai-je dit que nous devrions recevoir le premier dans une petite vingtaine de jours ? J’ai hâte d’admirer le chef-d’œuvre qui s’est développé à l’intérieur de moi, d’entendre son premier cri, de caresser ses cheveux, de sentir son souffle sur mon visage et ma poitrine.

La maison n’est pas encore achevée que j’ai déjà été approchée par une mathelle. Elle m’a entretenue des assemblées secrètes que tiennent les reines des domaines, soucieuses de leur indépendance, alarmées par les manœuvres des protecteurs des sentiers (vous n’êtes pas la seule à vous en inquiéter, comme vous pouvez le constater). Je leur soumettrai mon idée à la première occasion : usons, abusons des charmes dont la nature nous a dotées, recrutons des chevaliers, des soldats qui, pour l’amour de nous, empêcheront les couilles-à-masques de briser l’équilibre instauré par nos mères, les filles de la divine Ellula. Puisqu’ils cherchent à imposer une épreuve de force, ripostons par la force, montrons-leur qu’ils ne nous inspirent aucune crainte, renvoyons-les à leurs jeux et à leurs masques puérils, poussons-les, pendant qu’il est encore temps, dans les gouffres d’où ils ne pourront plus jamais sortir.

J’ai quitté le chemin de Djema pour m’engager sur celui d’Ellula, vénérée Qval. Un autre feu m’embrase, l’amour tout puissant, dévastateur, de la mère. Pour cet enfant à naître, pour tous les autres qui suivront, je me sens prête à renverser le nouveau monde, à répandre le sang, à défier les chanes.

Je ne sais pas si j’aurai le temps de vous dépêcher une autre missive, mais, quoi qu’il arrive désormais, soyez assurée de mon indéfectible affection.

Merilliam, mathelle du « Présent ».


« Tiiiaaaa…»

Ankrel se dressa face au troupeau furieux qui, poussé par les rabatteurs, fonçait dans sa direction. Les yonks, lancés au grand galop, soulevaient un formidable panache de terre et d’herbe pulvérisées. Serrés les uns contre les autres, ils donnaient l’impression de ne former qu’un seul corps sombre étalé sur plusieurs centaines de pas, un gigantesque torrent traversé d’éclats scintillants et de flocons d’écume blanche.

Ankrel fléchit les jambes et resserra les doigts sur le manche légèrement concave du poignard de corne. Après cinq années d’instruction, le temps était venu pour lui de quitter le monde des apprentis, d’entrer dans le premier cercle des lakchas de chasse. Il apercevait les autres postulants répartis tous les cinquante pas de chaque côté du large sillon creusé par la chasse précédente, entièrement nus et armés de leur seul couteau de corne comme lui. Ils devraient, comme lui, tuer trois yonks avant la tombée de la nuit, prouver leur aptitude à devenir un lakcha, un homme capable de nourrir la communauté quelles que soient les circonstances, comme les enfants-dieux de l’arche des origines qui avaient vaincu les terribles robenoires et les Kroptes sanguinaires afin de fournir leurs rations quotidiennes aux fils et filles de l’Estérion. Les rayons rasants de Jael vêtaient les peaux hâlées et luisantes de la pourpre crépusculaire.

Ankrel s’efforça de respirer avec calme, de dissiper sa nervosité. Il n’avait pas peur des yonks, ces animaux qu’il avait appris à connaître tout au long de ces cinq années, mais il redoutait l’échec, l’infamie du crâne rasé, les moqueries des anciens, les deux années supplémentaires de probation, l’exclusion solennelle en cas de second revers. Il avait rapidement compris que les lakchas, taciturnes, avares de confidences, dispensaient leur enseignement par l’exemple. Il les avait donc observés avec une attention jamais prise en défaut, il avait analysé les techniques de ceux qui passaient pour être les meilleurs, puis, pendant que les autres apprentis se reposaient, il s’était exercé sans relâche dans la chaleur écrasante de la saison sèche ou sous les averses de cristaux de glace, le plus souvent dévêtu pour s’habituer à cette sensation de vulnérabilité que suscite la nudité.

Les yonks approchaient dans un grondement assourdissant. Leurs muscles ronds et leurs veines sombres se découpaient sous leurs robes lisses. Dans quelques semaines, ils commenceraient à s’habiller d’une graisse et d’une fourrure épaisses en prévision de l’hivernage. Leurs cornes recourbées, effilées, disparaîtraient sous une toison emmêlée qui s’en irait par plaques entières au retour de la saison chaude. Certains lakchas préféraient chasser le yonk « sec », plus musculeux, plus rapide, d’autres le yonk « gras », plus massif, moins vif mais plus difficile à égorger. Ankrel savait d’ores et déjà qu’il appartenait à la première catégorie. Il faisait de la vélocité et de la précision les qualités premières d’un bon chasseur. Il ne s’en était pas ouvert aux autres, bien entendu, car un apprenti n’était pas convié à exprimer ce genre d’opinion, mais il s’était débrouillé pour servir d’assistant à Jozeo, un homme grand, élancé, presque maigre, qui à ses yeux incarnait l’idéal du lakcha de chasse.

Un début de complicité s’était noué entre eux qui ravissait l’admirateur et, sans doute, flattait le modèle. Ankrel avait ainsi récolté quelques précieuses informations de la part de son aîné : « Évite de te suspendre aux cornes des yonks, ça les rend fous furieux, imprévisibles, dangereux ; tiens-toi prêt à les lâcher aussitôt que tu leur as planté ta lame dans la jugulaire, ou tu pourrais te retrouver coincé sous leur poids ; si tu tombes vers l’intérieur du troupeau, reste planqué derrière l’animal que tu viens d’abattre, les autres, en général, s’arrangent pour l’éviter ; répandre le sang d’un yonk est un acte sacré, rends grâce aux lakchas chaque fois que tu as la chance d’en tuer un… »

Ankrel vit l’apprenti le plus proche du troupeau bondir vers l’avant, se jeter dans le torrent de cornes, de mufles et d’échines, se suspendre au flanc d’un yonk, disparaître dans les remous sombres. Le crépitement frénétique des sabots résonnait dans sa cage thoracique avec une force effrayante. Du troupeau se dégageait une impression de puissance phénoménale, accentuée par la lumière rasante du crépuscule naissant, par l’oppressante immobilité de l’air encore figé de chaleur, par l’immensité de la plaine d’herbe jaune qui ne présentait aucun relief, aucune barrière capable d’endiguer ce flot impétueux.

Combien d’apprentis laisseraient la vie dans cette première confrontation avec les yonks ? Combien de mères s’effondreraient en sanglots sur le corps embaumé de leur fils au retour de l’expédition ? D’après les anciens, un tiers de ceux qui aspiraient à entrer dans le premier cercle étaient retrouvés piétinés, encornés ou démembrés après le passage du troupeau. C’était le prix de la sélection ou le « tribut aux lakchas de l’arche », les enfants-dieux du sentier de l’abondance qui, de temps à autre, prélevaient un butin supplémentaire parmi les chasseurs confirmés.

Ankrel eut une pensée pour sa mère, servante dans un mathelle de Cent-Sources, frappée de stérilité après l’avoir mis au monde. Elle n’aurait plus personne à aimer s’il venait à disparaître, surtout pas les volages qui venaient parfois la rejoindre dans sa chambre, des hommes sans visage et sans nom dont elle se servait pour assouvir les besoins de son corps et oublier quelques instants son humeur mélancolique. C’était d’ailleurs la rencontre avec l’un de ces volages, un chasseur, qui avait poussé Ankrel à se lancer sur le sentier des lakchas. Fasciné par le récit des aventures de l’amant d’un soir, il s’était engagé dans une expédition à l’âge requis de vingt ans et, malgré l’opposition de sa mère, avait commencé son apprentissage. Il n’avait jamais regretté sa décision, même au cœur des nuits glaciales ou des jours torrides, même aux temps incertains des longues migrations des yonks. Il ne s’imaginait pas assis toute la journée devant un atelier de poterie, un métier à tisser, un monceau de peaux à tanner ou des lames de corne à affûter, il ne se voyait pas dans la peau d’un moissonneur, d’un cueilleur, d’un charpentier, d’un tailleur de pierre ou d’un constant. Seuls le mouvement perpétuel, les grands espaces, le fouet des rafales, les brûlures de Jael, les morsures des vents d’Agauer, la simplicité des bivouacs, bref, tout ce qui faisait l’existence fraternelle et rude des lakchas, avaient le pouvoir de l’exalter, de le griser.

Les yonks déboulèrent devant Ankrel et estompèrent la lumière du jour. Une odeur âpre l’enveloppa, le sol trembla sous ses pieds, les vibrations s’amplifièrent dans sa colonne vertébrale, dans son crâne, il fut soulevé de terre comme une brindille chahutée par le vent. Les jambes fléchies, les bras légèrement écartés, la main droite ouverte, la gauche refermée sur le manche de son couteau, il refoula une impulsion de panique et concentra son attention sur les animaux du bord du troupeau. Du coin de l’œil il vit un corps désarticulé rouler sous le déferlement des sabots. La mort sanctionnerait la moindre erreur, la plus infime hésitation.

« Entre le chemin des lakchas et le chemin des chanes, il n’y a que l’espace de ta décision », disait Jozeo.

Ankrel évalua la vitesse de course des yonks et porta le regard vers l’avant afin de choisir son premier gibier. Il repéra, une trentaine de pas plus loin, un animal légèrement à l’écart de la multitude, un mâle à en juger par son allure et la taille de ses cornes. Il l’observa jusqu’à ce qu’il franchisse les deux tiers de la distance, puis, sans le quitter des yeux, il se mit à courir légèrement de biais par rapport au troupeau, de manière à être lui-même lancé à toute allure lorsque sa proie arriverait à sa hauteur. L’espace d’un instant, il eut la sensation de battre avec le cœur de la gigantesque harde, de baigner dans son fleuve de sueur, de respirer ses milliers de souffles, de bondir au rythme de ses sabots. Le mâle approchait, les cornes en avant, les naseaux presque au ras du sol. Une bête magnifique, une dizaine d’années à première vue, une robe luisante d’un brun doré parsemée de taches noires, une toison courte sur le crâne et sur une partie de l’encolure, de longues cornes courbes, effilées, d’un blanc qui tirait sur le jaune, une masse imposante de muscles tendus, sculptés par l’effort.

Ankrel prit encore le temps de calculer le point d’impact et de répéter mentalement ses gestes avant de briser sa ligne de course et de plonger sur le côté. Il se projeta de tout son long contre le poitrail du yonk, enroula, presque dans le même mouvement, son bras droit autour de la puissante encolure, lança les jambes en l’air afin de les poser sur la partie supérieure du garrot et de mieux répartir le poids de son corps. L’odeur le suffoqua, le contact avec la robe tressautante et trempée de sueur le surprit, le blessa, l’affola. Il lui sembla que son visage, son torse, sa poitrine, son ventre, ses testicules et ses cuisses se frottaient aux branches piquantes d’un buisson, que chaque mouvement, chaque impact enfonçaient un peu plus profondément les épines. Le yonk poussa un beuglement, redressa la tête et, d’une violente ruade, essaya de se débarrasser de l’homme suspendu à son cou. Les jambes d’Ankrel perdirent leurs appuis, retombèrent jusqu’au sol où ses talons rebondirent comme des galets ricochant sur la surface lisse d’un étang. Il faillit lâcher prise, se souvint des conseils de Jozeo, exploiter l’effet de surprise, ne pas laisser à la bête le temps de se ressaisir, et, avec l’énergie du désespoir, piqua son poignard vers la jugulaire de l’animal.

Il éprouva le choc de la lame s’enfonçant dans le cuir, ressentit la surprise et la douleur du yonk avec une acuité saisissante, la brève crispation de ses muscles, le ralentissement pourtant imperceptible de son allure. Il décrivit deux cercles avec la lame pour agrandir la plaie, puis il la retira d’un coup sec de manière à laisser le sang s’écouler. Des flocons chauds, poisseux, lui arrosèrent les bras, la nuque, les épaules.

Le yonk rua une nouvelle fois, mais avec moins de conviction, et continua de galoper pendant un temps qui parut interminable à Ankrel. Ses jambes pendaient à terre, les crampes commençaient à tétaniser son bras droit qui supportait tout le poids de son corps. Pourtant il ne pouvait pas lâcher, pas encore, car la vitesse de l’animal, trop élevée, risquait de le projeter sous les sabots de ses congénères. Il lui fallait résister pendant quelque temps, oublier le grondement assourdissant, les brûlures de sa peau qui continuait de se râper sur la robe rugueuse, les secousses qui ébranlaient sa colonne vertébrale et disloquaient ses épaules.

L’effondrement du grand mâle faillit le surprendre. Il le sentit soudain partir sur le côté – du bon côté – sans avoir été prévenu par un nouvel infléchissement de l’allure, puis s’affaisser de tout son long. Il eut tout juste le temps de se jeter au sol avant que l’animal ne l’écrase, roula sur lui-même et exploita son élan pour se relever une dizaine de pas plus loin. Il vit le yonk s’immobiliser dans les herbes couchées, brandit son couteau, poussa un hurlement de joie, un hurlement de fauve. Sa peau, sur le devant, avait pris une teinte rouge vif alarmante, ses muscles, ses os, ses tendons semblaient avoir été traînés pendant des heures sur un lit de cailloux. Légèrement étourdi, il regarda passer le troupeau sans réagir, puis, tiré de son hébétude par un cri perçant, il se souvint qu’il lui fallait tuer deux autres bêtes avant la tombée de la nuit, se ressaisit, oublia ses douleurs et sa fatigue pour chercher une autre proie du regard.

Le troupeau s’était légèrement éclairci, signe qu’il approchait de sa fin. Ankrel se désempêtra des membres inertes de la femelle et se releva, chancelant, couvert de sueur et de sang. Moins puissante que le mâle, elle s’était montrée beaucoup plus rétive, beaucoup plus combative. Elle avait arrêté sa course aussitôt qu’il s’était agrippé à son cou, s’était mise à cabrer, à donner des coups de tête, à tourner sur elle-même, à s’agiter dans tous les sens. Secoué, ballotté, il n’avait pas eu le temps de la frapper à la jugulaire, ses doigts avaient ripé sur le poil humide, il était tombé comme un fruit mûr. Elle l’avait piétiné de ses membres antérieurs avant de tenter de l’encorner. Il avait eu le réflexe de l’agripper par une corne et, contrairement à ce que lui avait conseillé Jozeo, de s’y suspendre de tout son poids pour l’empêcher de relever la tête. Elle avait mugi de colère et s’était lancée dans une série de ruades véhémentes, mais cette fois il n’avait pas lâché et, tout en essayant d’esquiver les coups de genou ou de sabot, il lui avait plongé sa lame à plusieurs reprises dans le poitrail, troquant cette élégance du geste qu’il admirait chez Jozeo pour une frénésie meurtrière. Criblée de coups, la yonkine avait fini par ployer, non sans avoir tenté d’entraîner son bourreau dans sa chute. Il avait réussi à se dégager d’un bond sur le côté, mais ses jambes étaient restées bloquées dans l’étau formé par le cou, l’épaule et l’un des membres antérieurs du cadavre.

Il crut qu’elle lui avait brisé la cheville jusqu’à ce qu’il fasse jouer l’articulation douloureuse. Il n’était plus qu’une statue de poussière et de sang, un tronc desséché par la fatigue et la soif. Les animaux s’égrenaient devant lui en rangs de plus en plus clairsemés. Un fourmillement lui démangea la nuque et le haut du dos. Il se retourna et croisa le regard de Jozeo, juché quelques pas plus loin sur un yonk domestiqué, vêtu d’une tunique et d’un pantalon de peau. Il lut de l’espérance, de la confiance dans les yeux sombres du lakcha, sur ses traits pourtant impassibles et balayés par les mèches noires. L’ombre nocturne rôdait déjà dans les creux de la plaine et en bas d’un ciel que l’obscurité naissante unissait à la terre.

Galvanisé par la présence de son modèle, Ankrel examina les restes effilochés du troupeau. Les yonks qui fermaient la marche filaient maintenant au large, comme s’ils avaient compris que le salut se trouvait au milieu du passage. Ankrel n’avait plus d’autre choix que de foncer et de frapper le premier animal à portée de lame. Il s’encouragea d’un hurlement et s’élança. Son boitillement s’estompa au bout de quelques foulées, relégué au second plan par la tension de la chasse, par la sauvagerie de cette course à la mort. Il ne lui fallut pas longtemps pour combler l’intervalle. Il volait au-dessus de la terre labourée par les sabots, soutenu par les pensées de Jozeo, porté par le souffle divin des lakchas. Il rejoignit bientôt les bêtes lancées au grand galop, courut en leur compagnie pendant un petit moment sans éprouver la moindre gêne, le moindre essoufflement, puis, sans réfléchir, sans même lancer un regard par-dessus son épaule, il plongea sur le côté, la main droite grande ouverte et la gauche fermée sur le manche du couteau. Il entra en contact avec un yonk et lui enroula le bras autour du cou. Ses gestes s’effectuaient avec une étonnante fluidité, comme dans l’eau de la rivière Abondance, comme dans un rêve. Le frottement de sa peau nue sur la robe rêche ne le dérangeait plus, pas davantage que les réactions désordonnées de l’animal. Il eut le sentiment qu’ils n’appartenaient pas seulement au monde visible, le yonk et lui, mais à un ordre secret où ils avaient signé un pacte de sang. Leur étreinte avait quelque chose d’une union sacrée, d’un rituel à la fois grave et joyeux. Ils célébraient à leur manière la splendeur de la création, la permanence des cycles.

La lame d’Ankrel pénétra avec une douceur soyeuse dans le cou détrempé du yonk.

La nuit était tombée sur la plaine, les ondulations des herbes captaient par intermittence le poudroiement lumineux du ciel.

Ils se dressaient tous les deux au centre du cercle des lakchas rassemblés autour d’une grande solarine.

Seulement deux.

On avait coupé, à l’aide d’un coutelas de corne, les cheveux des huit apprentis qui avaient échoué dans leur épreuve. Cinq se verraient offrir une seconde chance après deux années de probation, trois étaient condamnés, à la fin de l’expédition, à retrouver la vie sédentaire des mathelles. L’un d’entre eux, Kaher, avait juré par tous les lakchas qu’il avait égorgé ses trois animaux, qu’il était victime d’une injustice, mais, à la façon dont les chasseurs avaient décortiqué la médiocrité de sa prestation, il avait compris qu’aucun détail n’avait échappé à leur vigilance, qu’il était inutile – et dangereux de surcroît – de chercher à les tromper, et il s’était effondré en larmes.

On avait ramassé onze cadavres dans le sillage de la grande harde, certains méconnaissables tant ils avaient été piétinés, écrasés. Les embaumeurs, également responsables de la conservation des quartiers de viande, avaient usé de tout leur talent pour leur redonner une apparence décente, mais certaines mères auraient du mal à reconnaître leur fils dans les visages et les corps difformes qui leur seraient présentés.

« Une dizaine de yonks abattus pour onze apprentis expédiés sur le chemin des chanes, les lakchas sont en colère », avaient murmuré des anciens, les yeux baissés, les mâchoires et les poings serrés.

Ankrel lança un regard de biais à Vimor, l’apprenti qui se tenait à ses côtés à l’intérieur du cercle. Toujours nu comme lui, il présentait de nombreuses égratignures sur les jambes et la poitrine. Ses fesses, pelées, à vif, étaient apparemment la partie de son anatomie qui avait le plus souffert de sa rencontre avec les yonks. Ankrel le détestait cordialement, et plus encore maintenant qu’ils se retrouvaient associés dans le triomphe. Il aurait voulu être seul à entrer dans le premier cercle, seul à être intronisé par les lakchas. La présence de Vimor indiquait que quelqu’un avait eu la même adresse, le même courage, la même volonté que lui. Une petite voix déplaisante lui soufflait que ce nanzier vaniteux, arrogant, se revêtait d’une partie de son éclat, lui volait la solennité de l’instant. Il n’aimait pas partager, peut-être parce que la stérilité de sa mère en avait fait un fils unique, un astre solitaire.

Les solarines découpaient des visages à la fois graves et chaleureux sur le fond de ténèbres. Elles éclairaient, en arrière-plan, les chariots de conservation, les yonks domestiques attachés aux rayons des roues et les différents équipements du bivouac. Ankrel croisa le regard brillant de Jozeo, assis en tailleur derrière le premier rang formé par les plus anciens. Le chef de cercle, Eshvar, un homme qui avait dépassé les cent cinquante ans, un âge très rare pour un chasseur, avait pris place sur une peau de yonk et s’était muni de la grande corne, symbole de son autorité. Les frémissements harmonieux des herbes s’échouaient dans le silence nocturne comme des soupirs lointains, nostalgiques. On entendait également, venant du bivouac, les pleurs et les reniflements de certains apprentis à qui on avait coupé les cheveux – avec une telle brutalité qu’on leur avait profondément entaillé le cuir chevelu.

« Loués soient les lakchas du cinquième sentier, le sentier du don de la nourriture, le sentier de l’abondance. »

La voix éraillée d’Eshvar courut dans la nuit comme un amaya grinçant de l’espace et hérissa la peau d’Ankrel. La face émaciée du vieil homme, encadrée de tresses noires, n’était plus qu’un lacis de rides creusées par la lueur blanche de la solarine.

« Loués soient les lakchas qui nous demandent aujourd’hui d’accueillir dans notre cercle Vimor et Ankrel. »

L’ordre des noms n’avait sans doute aucune signification, mais Ankrel fut mortifié d’être cité après Vimor. Il frissonna, réprima son impatience d’une longue expiration. Il en avait assez d’être exposé nu comme un yonk aux regards de ces hommes. S’il admettait la nécessité de la nudité dans l’épreuve, où aucune assistance, aucune tricherie n’était permise, il ne voyait pas l’intérêt de la prolonger à l’intérieur du cercle. Les chasseurs ne pouvaient sûrement pas juger des aptitudes d’un apprend en examinant la profondeur de ses blessures ou le volume de ses testicules – il lui fallait reconnaître que, sur ce plan au moins, Vimor marquait sur lui un sérieux avantage.

« En vous élevant à la dignité de lakchas, Vimor et Ankrel, nous commémorons ce jour où Djema et Maran en appelèrent aux autres enfants-dieux, Aphya, Poz, Ming, Darl, Gœt, afin de distribuer la manne céleste aux passagers de l’arche, ajouta le chef de cercle. Vous aurez désormais le devoir de fournir à leurs descendants, à nos frères du nouveau monde, leurs justes rations de viande, de corne et de peau. Une tâche noble, magnifique, la plus grande de toutes assurément. Une lourde responsabilité également. Puissiez-vous en être dignes jusqu’à votre départ pour le chemin des chanes. »

Eshvar se leva et s’avança d’une démarche chaotique vers les deux impétrants. Ankrel sut que l’ordre des noms n’avait vraiment aucune importance quand le vieil homme se dirigea vers lui et, de la pointe de la grande corne, lui toucha le front, le plexus solaire, le nombril et le pubis. Il devina – ou crut deviner – qu’ils étaient restés nus pour être marqués symboliquement dans leur chair et, rasséréné, il adressa un sourire radieux au chef de cercle.

« Nous fondons de grands espoirs sur toi, Ankrel, murmura Eshvar en lui rendant son sourire. Pas seulement Jozeo ou les membres de ce cercle, mais d’autres qui ont de grands projets pour l’avenir.

Quels projets, lakcha ? »

Le vieil homme reposa la corne sur son épaule, un mouvement qui arracha un froissement prolongé à sa veste et à son pantalon de peau. Son odeur forte, imprégnée de relents de graisse de yonk, fouetta les narines d’Ankrel.

« Il est encore trop tôt pour t’en parler. Cette nuit, nous nous contenterons de manger et de boire pour célébrer ton succès.

— Notre succès, vous voulez dire ? » souffla Ankrel.

Deux pas plus loin, Vimor tendait désespérément le cou pour essayer de capter des bribes de leur conversation. Ankrel ne discerna pas la moindre trace de bienveillance dans le coup d’œil que décocha le chef de cercle à son compagnon d’épreuve.

« Votre succès, effectivement, chuchota Eshvar. J’avais… nous avions pensé que tu serais le seul à surmonter l’épreuve, mais apparemment nous avions sous-estimé le facteur chance. »

Le vieil homme se détourna, s’avança vers Vimor et le toucha à son tour de la pointe de la corne, mais, même s’ils tenaient à deux dans le cercle, même s’ils étaient deux à partager le rituel, Ankrel savait désormais que les chasseurs le regardaient comme le seul vainqueur de la nuit, comme le seul apprenti digne d’entrer dans le premier cercle, et cette certitude lui valut une exaltation encore plus éblouissante que la mort paisible de son troisième yonk.

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