CHAPITRE XX GRAND-MARAN

Mes amies,

Veuillez me pardonner si mes larmes mouillent l’un ou l’autre de mes rouleaux, mais je ne puis m’empêcher de pleurer en écrivant ces lignes. Que la divine Ellula nous vienne en aide. J’en appelle aussi à Qval Djema, au grand Ab, à Lœllo, au frère Artien, à tous les héros de l’Estérion. Sans leur intercession, nous risquons de ne pas revoir la saison sèche, et nos enfants seront exposés comme des misérables sur la colline de l’Ellab.

Six domaines alliés ont été attaqués ces jours derniers, et ce, bien que nous soyons entrés dans l’amaya de glace. Les couilles-à-masques ont donc décidé de défier les dieux pour mieux nous surprendre et nous anéantir. Ils ont, semble-t-il, tiré les leçons tactiques des dernières batailles et décidé de concentrer leurs forces sur un seul domaine à la fois. Ils se sont abattus par centaines sur le mathelle de Sigille juste au sortir d’une averse de cristaux de glace et ont massacré sans pitié tous les permanents – hormis Sigille et ses plus jeunes enfants, qu’ils gardent, je suppose, pour leur faire subir les pires atrocités avant de les exposer aux umbres. Puis, le lendemain, ils ont déferlé en pleine nuit sur le domaine d’Halane, où, malgré une résistance acharnée de la part de la troupe renforcée par les enfants et une poignée de volages, ils ont investi la maison principale et, fous de colère, ont exécuté tous les permanents, y compris les nourrissons, avant de mettre le feu aux bâtiments. Les jours suivants, quatre autres attaques ont été portées, à chaque fois contre les domaines appartenant à notre organisation, ce qui tendrait à prouver que certains des nôtres nous trahissent. Quand je vous suppliais de vous méfier de la trêve, je ne croyais pas si bien dire. Je ne pensais pas que ces… monstres prendraient le risque d’être hachés menu par les cristaux de glace, mais il faut croire que leur haine se montre plus forte que leur peur ou leur circonspection, ou bien qu’ils utilisent des passages abrités, souterrains, connus d’eux seuls. Nous avons recueilli trois rescapés de ces massacres et nous tenons ces informations de leur bouche. Peut-être d’autres survivants se sont-ils dispersés dans vos domaines, peut-être êtes-vous déjà informées de ces tragédies ?

Si tel n’est pas le cas, je vous recommande la plus grande prudence.

Un réflexe compréhensible voudrait que nous nous réfugiions dans les parties les plus malaisées d’accès, les plus faciles à défendre de nos bâtiments, que nous clouions des planches ou des poutres en travers des ouvertures.

N’en faites rien, je vous en conjure !

Les couilles-à-masques n’auraient plus qu’à vous assiéger, à vous enfumer au besoin pour vous obliger à sortir. Comme ils trouveront de toute façon le moyen de pénétrer dans les domaines, il me paraît préférable au contraire de laisser le plus grand nombre possible de passages ouverts : ils pourraient revêtir la plus grande importance en cas de retraite précipitée. Halane et ses permanents se sont barricadés dans leur maison et, de ce fait, condamnés à tomber tôt ou tard sous les armes de leurs agresseurs. Il nous faut garder coûte que coûte la possibilité de nous réfugier dans les plaines. Même si l’amaya s’annonce rude, même si nous risquons d’être surprises par les averses de cristaux, songeons à augmenter sans cesse nos probabilités de survie. Qu’est-ce qui est préférable pour nos enfants ? Un avenir incertain ou un présent sans espoir ?

Je me demande d’ailleurs si nous ne devrions pas abandonner tout de suite nos mathelles et nous rendre dans les plaines sans attendre l’attaque des couilles-à-masques. Les ventresecs parviennent à survivre sur les étendues sauvages du Triangle pendant les deux ou trois mois d’hivernage, pourquoi n’y réussirions-nous pas ? Cette solution n’offrirait que des avantages : en premier, nous couperions à toute attaque surprise et nous éviterions de nouveaux massacres, un intérêt qui se suffit à lui-même, vous ne croyez pas ? En deuxième, nous pourrions nous rassembler dans un même lieu, dans l’une de ces nombreuses cavités dont les plaines sont truffées – ou, pourquoi pas ? à l’intérieur du conventuel de Chaudeterre, probablement déserté par les protecteurs des sentiers après leur sordide « victoire » -, regrouper nos provisions, notre eau, nos forces. En troisième, nous aurions l’opportunité de réfléchir tous ensembles à la meilleure manière d’éradiquer du nouveau monde le fléau des frères de Maran.

Je me suis déjà préparée à l’exode, tenant compte en cela des visions de ma fille Zephra. J’ai demandé à mes permanents d’établir des réserves de manne, de viande et de fruits secs. D’ajouter également des toits résistants aux chariots et aux attelages afin que nous disposions de refuges en cas d’averse de cristaux. Ce n’est pas de gaieté de cœur, vous vous en doutez, que j’abandonnerai mon mathelle, l’œuvre de ma vie, le bout de nouveau monde arrosé de ma sueur et de mon sang. Mais mon départ est peut-être aussi la meilleure façon de le protéger, de lui épargner la colère des couilles-à-masques. Certaines d’entre vous ne manqueront pas de me reprocher cette fuite, moi l’initiatrice du regroupement face aux protecteurs des sentiers, moi qui ai porté la responsabilité de la résistance sur mes modestes épaules. Je vous assure, chères amies, que cette fuite ne relève pas de la lâcheté – il me semble avoir déjà prouvé que je n’appartenais pas à l’engeance détestable des couardes – mais de la stratégie. La fureur des couilles-à-masques tombera comme un vent de la saison sèche à l’intérieur d’un domaine vidé de ses habitants et de ses ressources. Ils s’y installeront peut-être pour s’y reposer, et après ? Qu’ils utilisent nos lits, nos tables et nos baignoires si le cœur leur en dit, qu’ils profitent de notre toit, de notre feu et de notre eau, ils finiront par s’en aller, par chercher un autre endroit où évacuer leur fureur.

Faites en sorte que ce ne soit pas votre mathelle, mes amies.

Je me donne encore six jours avant de décider. Six jours qui vous laissent largement le temps de me répondre, de préparer au besoin votre propre exode. J’envisage de me diriger vers le nord, de monter d’abord au conventuel de Chaudeterre (mon incorrigible optimisme m’incite à penser que j’y trouverai peut-être des survivantes), de m’y installer si les conditions le permettent, ou de pousser encore un peu plus vers le nord si les couilles-à-masques ont réduit les bâtiments en cendres, de trouver une grotte avec une source chaude et une autre potable, d’y passer l’amaya au chaud, délivrée provisoirement de la menace de nos fanatiques adversaires.

Les visions de Zephra sont un peu plus précises pour ce qui concerne les batailles dans les trames plus obscures. Elle voit une ancienne djemale (aurais-je raison de croire que des sœurs ont survécu à l’agression ?) et un homme aux ascendances douloureuses, liées d’une manière ou d’une autre à la fondation des protecteurs des sentiers. Notre chère Halane ne pourra jamais nous entretenir de ses recherches dans l’histoire de nos ennemis, et je verse des larmes intarissables, car je pleure une amie sincère, véritable, mais il semble que les visions de Zephra aillent désormais dans le sens d’une plongée dans le passé. Puissent-elles découvrir de nouveaux éléments qui nous permettraient de mettre fin à cette absurde barbarie.

Les choses évoluant très vite désormais, ne tardez pas à me répondre, au moins celles qui seraient partantes pour l’exode, pour une nouvelle et, j’espère, exaltante aventure.

Je vous embrasse du fond du cœur.

Merilliam, mathelle du… passé ?


« Qu’est-ce qu’on attend ? » demanda Ankrel.

Après avoir parcouru une interminable bande de terre cernée par des eaux échevelées, ils étaient arrivés à Jael couchant sur une grève de sable blanc.

Ils avaient chevauché pratiquement sans prendre de repos durant cinq jours et cinq nuits, changeant régulièrement de monture, ne s’arrêtant que pour s’alimenter et détendre leurs muscles fourbus. Deux averses de cristaux les avaient obligés à s’abriter pendant plusieurs heures sous des promontoires rocheux. Une couverture tirée sur lui, Ankrel s’était assoupi malgré les tintements et les crépitements de la glace qui s’écrasait sur la pierre. Malgré la tempête qui soufflait à l’intérieur de son crâne.

Ils avaient franchi la chaîne de l’Agauer par une gorge profonde qui traversait tout le massif et dans laquelle les sabots des yonks soulevaient un vacarme assourdissant. Ankrel était resté presque tout le temps la tête en l’air, les yeux levés sur les pentes vertigineuses et blanches. Les vibrations avaient déclenché de fréquentes chutes de glace, mais aucune d’elles n’avait bouché le défilé ni blessé les cavaliers ou leurs montures.

« L’heure de grand-Maran, répondit Jozeo.

— Tu veux dire qu’on… va traverser en pleine nuit ? »

Jozeo enroula des mèches de ses cheveux autour de son index, un tic enfantin qui contrastait avec la virilité affirmée de son visage.

« Nous avons encore quelques heures pour nous reposer.

— Quel rapport entre grand-Maran et la traversée ? » insista Ankrel.

Jozeo soupira puis sourit, comprenant qu’il ne s’en tirerait pas à si bon compte. Il était fatigué comme les autres, il avait besoin de calme, de silence, mais la curiosité d’Ankrel reviendrait le harceler tant qu’elle ne serait pas satisfaite.

« Les satellites ont une influence sur les grandes eaux. Et en particulier Maran, le plus grand des trois, quand il est en phase pleine.

— Comment quelque chose qui est dans le ciel peut-il avoir une influence sur les eaux ?

— Le cercle ultime dit que c’est un signe de la puissance infinie de l’enfant-dieu. Mais nous pourrons bientôt en juger par nous-mêmes. Tu devrais te reposer en attendant. »

De repos, Ankrel n’en prenait guère depuis leur départ de la grotte des plaines du Triangle, sauf quand la fatigue lui engourdissait le corps et lui fermait les yeux. Il ne ressentait plus aucune douleur à la jambe, comme si elle n’avait jamais été brisée, comme si ses os n’avaient jamais formé cet angle bizarre, effrayant, qu’il avait aperçu après sa chute. Ses fesses et ses cuisses commençaient à s’habituer à la selle et ne se couvraient plus de ces rougeurs et de ces cloques qui l’avaient empêché de s’asseoir les premiers jours de chevauchée. Ce n’était donc pas son corps qui le tourmentait, mais l’image de la ventresec et de son nourrisson qui hantait ses pensées, qui l’empêchait de dormir.

Jamais il n’avait distingué tant d’espoir et de supplication que dans les yeux de cette femme lorsqu’il était entré dans la grotte, jamais il n’avait vu tant de désespoir, d’horreur et de colère lorsqu’il avait plongé son poignard dans le cou de l’enfant. Il avait pris conscience, après coup, qu’il avait voulu surpasser en cruauté Jozeo, son modèle, qu’il avait d’abord tué le nourrisson pour se prouver qu’il pouvait défier la détresse de la mère. Elle avait alors lâché son enfant, s’était jetée sur lui comme une furie, tous ongles dehors, et il avait dû esquiver ses coups de griffe pour la frapper au visage, ensuite à la gorge et enfin, dans un dernier accès de rage, à la poitrine. Elle s’était affaissée à ses pieds dans un soupir presque mélodieux, il avait filé de la grotte comme un voleur, comme un lâche.

Le regard de la ventresec s’était fiché à l’intérieur de lui, et il n’avait plus la possibilité désormais de l’éteindre ou de l’éviter. Elle le contemplait avec obstination où qu’il allât, quoi qu’il fît, qu’il chevauchât son yonk, qu’il bût une rasade à sa gourde, qu’il s’éloignât des autres, qu’il s’allongeât sous une couverture pour se protéger du froid.

Jozeo lui tendit un morceau de viande séchée.

« Mange, c’est une foutue cavalcade qui nous attend cette nuit. »

Ankrel refusa l’offrande d’un geste de la main.

« Quelque chose te tracasse, petit frère, reprit Jozeo. Ça se voit à tes yeux, à ta mine. La ventresec, pas vrai ? »

Les larmes vinrent aux yeux d’Ankrel qui s’absorba dans la contemplation des grandes eaux ensanglantées par les rayons de Jael couchant. Les flocons d’écume arrachés par le vent aux vagues déferlantes s’embrasaient comme des gerbes de brandons, des oiseaux piaillards traçaient leurs arabesques multicolores sur le fond incandescent du ciel. Le regard de la ventresec empêchait Ankrel d’apprécier à sa juste valeur la splendeur d’un paysage à la fois tonifiant et apaisant.

« Tous ceux que j’ai tués me contemplent, dit Jozeo. C’est gênant au début, on finit par s’y habituer. »

Ankrel fixa le lakcha avec étonnement.

« Comment sais-tu que…

— Nous nous ressemblons sur pas mal de points, coupa Jozeo. Sur celui-ci aussi.

— Ils te regardent tous ? Aucun ne t’a oublié ? »

Jozeo secoua lentement la tête en mâchant son morceau de viande.

« Personne ne t’a jamais affirmé que le sentier du protecteur était le plus facile de tous, dit-il après un court silence. Tu souffres parce que tu n’as pas confiance en Maran.

— Ma foutue jambe était en bouillie, la ventresec l’a réparée, je l’ai récompensée en les poignardant, elle et son gosse. Elle aurait pu nous transmettre ses connaissances. »

Jozeo lança un petit bout de viande à un oiseau qui s’était posé sur le sable quelques pas plus loin. Son bec jaune le happa avec une telle vivacité qu’il ne laissa aucune chance à ses congénères rôdant autour de lui de le lui subtiliser.

« Ses connaissances, hein ? Maran les a placées sur ta route pour te guérir. Il les envoie toujours au moment voulu à ceux qui le servent avec détermination et loyauté. En dehors de ces moments, les connaissances ne servent qu’à engendrer et à entretenir des pouvoirs. Tu as bien fait de la tuer, petit frère : tu as aboli le pouvoir qu’elle avait pris sur toi.

— Il n’y a pas d’autre façon de remercier ceux qui vous rendent service ? Est-ce que je dois te tuer parce que tu m’as donné des conseils pendant mes années de formation de lakcha de chasse ?

— Cette ventresec était une étrangère, Ankrel, une parasite, une ennemie, et nous sommes tous les deux des fils de Maran, des frères, ça fait une sacrée différence. L’épargner aurait été un aveu de faiblesse. Maintenant, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais m’allonger et dormir un peu. Laisse-la te regarder. Vivre en toi. Par toi, grâce à toi, elle aura peut-être un jour la chance de recevoir la bénédiction de Maran. »

Ankrel attendit que son aîné se fût allongé sur le sable et eût tiré une couverture de peau sur lui pour revenir à la charge.

« L’homme que nous poursuivons, comment a-t-il traversé les grandes eaux ?

— Il a sûrement trouvé l’autre passage, dit Jozeo en réprimant un bâillement. Un passage qui nous tuerait aussi sûrement que les umbres si nous essayions de le prendre. »

Il se tourna sur le côté, posa la tête sur une deuxième couverture roulée en boule et plongea aussitôt dans un sommeil qu’Ankrel n’osa pas interrompre. Les autres lakchas s’étaient également couchés sur le sable blanc et moelleux. Ils n’avaient pas eu le courage d’allumer un feu, qu’ils auraient pourtant pu alimenter avec les plantes rejetées par les grandes eaux et séchées par Jael, ils s’étaient contentés de grignoter des morceaux de viande froide, les yeux rivés sur cette immensité ondulante qui paraissait impossible à franchir. Ils avaient attaché leurs montures aux grands rochers qui se dressaient à intervalles réguliers le long de la plage et qui, à en croire les plantes brunes agglutinées sur leurs flancs grenus, étaient de temps en temps submergés par les vagues. Les yonks tendaient désespérément le cou pour se disputer les rares touffes d’herbe et les plaques de mousse rosâtre. Bien qu’ils n’eussent pratiquement rien bu depuis les montagnes de l’Agauer, ils avaient dédaigné le contenu saumâtre des flaques.

Ankrel traversa la plage et s’approcha des grandes eaux orientales. Des oiseaux le survolèrent, dans l’espoir sans doute de recevoir des miettes de nourriture, puis s’éloignèrent en poussant des piaillements de dépit. Fasciné par le mouvement et le grondement perpétuels des lames, il ne songea à battre en retraite que lorsqu’il eut de l’eau jusqu’à mi-botte. Jael s’affaissait à l’horizon dans un déploiement de teintes vives et de reflets chatoyants. Comment Maran, le troisième satellite, l’œil terne de la nuit, pouvait-il exercer une telle influence sur cette formidable masse liquide qui semblait animée d’une vie propre, gouvernée par une puissance infinie ? Si vraiment il advenait le miracle prédit par Jozeo, alors la souveraineté de l’enfant-dieu de l’arche ne ferait plus aucun doute, alors Ankrel deviendrait son serviteur le plus féroce, le plus fidèle, alors le regard désespéré de la ventresec cesserait de le harceler. Il se rendit près d’un grand rocher, l’escalada, s’assit sur son échine rugueuse et leva les yeux sur le ciel.

Mung, le premier satellite, le plus petit, se déployait timidement entre les lueurs des premières étoiles. La voix lointaine de sa mère résonna dans l’esprit d’Ankrel. La comptine enfantine qu’elle lui fredonnait pour l’endormir : « Mung est le bébé de la nuit, Aphya sa grande sœur, Maran le grand frère, le protecteur de nos rêves. »

Les larmes qu’il avait contenues quelques instants plus tôt devant Jozeo roulèrent sur ses joues, brûlantes, apaisantes.

Maran s’était à peine levé que les grandes eaux avaient commencé à refluer, à dévoiler des bandes de sable qui prolongeaient l’étroite presqu’île par laquelle ils étaient arrivés. Des centaines d’oiseaux s’abattaient en piaillant sur des formes grouillantes et scintillantes. Juchés sur les yonks, les lakchas attendaient le signal de Jozeo.

Ankrel tirait régulièrement sur les rênes pour contenir la nervosité de sa monture, une femelle à la robe et à la toison brun clair. Jamais Maran ne lui était apparu aussi gros, aussi plein, aussi lumineux. Strié de taches blanches, le disque argenté du troisième satellite semblait régner sans partage sur la nuit, ternissant la lumière diffuse des lointaines étoiles et la clarté laiteuse d’Aphya, plus haute et entièrement ronde elle aussi.

Jozeo, qui se tenait à l’avant du petit groupe, debout près de son yonk, se retourna vers Ankrel, le sourire aux lèvres.

« Regarde de quoi est capable l’enfant-dieu de l’arche, petit frère ! »

Le spectacle de ces grandes eaux qui continuaient de se retirer avec un calme qui ne leur ressemblait pas exerçait la même fascination sur tous les chasseurs. Le passage qu’elles dégageaient peu à peu atteignait désormais une largeur d’une centaine de pas et s’enfonçait à perte de vue dans la nuit. Les oiseaux piquaient sans relâche sur les formes grouillantes, et Ankrel s’expliquait maintenant l’excitation des volatiles qui n’avaient cessé de piailler et de se démener jusqu’au lever de Maran : ils avaient guetté avec impatience la manne vivante offerte par le retrait des grandes eaux. Il ne discernait pas encore les détails des petites créatures surprises par ce soudain assèchement, il voyait seulement qu’elles s’efforçaient d’échapper à leurs prédateurs volants avec une lenteur qui traduisait leur maladresse sur la terre ferme.

Jozeo enfourcha sa monture et, d’un geste machinal, essaya de discipliner sa chevelure chahutée par le vent. L’air était vif, chargé d’une forte odeur de saumure.

« Maran nous ouvre le passage, fit-il d’une voix forte pour dominer les ululements des rafales. Nous avons jusqu’aux premières lueurs de l’aube pour atteindre l’autre continent. Nous avons le temps, à condition de chevaucher sans trêve. Ne vous arrêtez surtout pas lorsque les eaux remonteront. Continuez de fouetter vos montures. Si elles donnent des signes de fatigue, sautez sur un yonk de réserve. Si l’un d’entre nous tombe, les autres ne l’attendront pas. Si l’un d’entre nous s’enlise, les autres ne l’aideront pas. Est-ce que c’est bien compris ? »

Les lakchas acquiescèrent d’un grognement ou d’un mouvement de tête. La tension soudaine qui s’empara de ses compagnons fit frissonner Ankrel. C’était à une forme d’initiation que les conviait Jozeo, à une épreuve à la fois exaltante et impitoyable sous l’œil gigantesque et brillant de Maran. Ils allaient s’engager sur un chemin qui n’autoriserait pas la moindre erreur, avec pour tout viatique leur foi en l’enfant-dieu de l’arche, leur frère et leur père céleste. Bien qu’il ne portât ni le masque d’écorce ni la robe de craine, Ankrel fut envahi d’une fièvre identique à celle qu’il avait ressentie lors de son intromission chez les protecteurs des sentiers.

« Débarrassez-vous des vivres et des couvertures, reprit Jozeo. Nous trouverons de quoi manger et nous réchauffer de l’autre côté. »

Les lakchas s’exécutèrent sans marquer la moindre hésitation. Jozeo n’avait jamais franchi les grandes eaux, mais ses yeux brillants et ses traits sereins lui donnaient l’allure d’un fils béni de Maran, d’un homme qui tenait ses certitudes d’une conversation secrète avec le régisseur du monde des ténèbres.

Ils attendirent encore que les terres découvertes absorbent les flaques, puis, sur un signal de Jozeo, ils s’élancèrent au grand galop sur le large chemin qui fendait les grandes eaux.

Les proies des oiseaux étaient des créatures rampantes recouvertes d’une peau écailleuse et munies de deux petites pattes avec lesquelles elles avançaient en se balançant d’un côté sur l’autre. De la longueur et de l’épaisseur d’un doigt, elles effectuaient de temps à autre un bond qui les projetait sur une distance de deux pas mais qui ne leur permettait pas d’échapper aux becs précis et voraces de leurs prédateurs ailés.

La tête penchée sur l’encolure de sa monture, Ankrel les voyait grouiller autour de lui et sauter au dernier moment pour esquiver les sabots. Les deux ou trois premières lieues franchies, il avait labouré les flancs de la yonkine à coups de talon pour se caler dans le sillage de Jozeo, se figurant qu’il augmenterait ses chances en se plaçant dans l’ombre du fils préféré de Maran. Les neuf autres lakchas avançaient quasiment de front derrière eux. Ils n’avaient pas eu besoin de lier à leurs selles les rênes des yonks sans cavalier ; ces derniers, régis par les réflexes ancestraux d’appartenance au troupeau, réglaient d’eux-mêmes leur allure sur celle du groupe. La terre mêlée de sable et imprégnée d’humidité absorbait le grondement de leur chevauchée.

Bien que la lumière argentine de Maran brillât avec générosité, Ankrel ne distinguait plus les grandes eaux de chaque côté du passage, comme si elles s’étaient évanouies dans les ténèbres. L’air, de plus en plus froid, transperçait le cuir de ses vêtements et générait un contraste saisissant avec la chaleur qui montait de ses cuisses, de ses fesses et de ses reins. Les nuées d’oiseaux s’éclaircissaient maintenant, mais pas les créatures rampantes, parfois tellement compactes qu’elles formaient un véritable tapis et que les yonks en écrasaient un grand nombre dans un chuintement hideux.

Ils parcoururent sans encombre une distance qu’Ankrel évalua à une vingtaine de lieues, puis les yonks, soumis à rude épreuve depuis plusieurs jours, donnèrent les premiers signes de fatigue. L’un deux décrocha du groupe avec une telle soudaineté qu’il ne laissa pas le temps à son cavalier, Frail, de sauter sur une monture de rechange. Alerté par ses cris, Ankrel lança un regard par-dessus son épaule et le vit décroître rapidement dans leur sillage puis se fondre dans la nuit. Il accrocha son regard à la silhouette de Jozeo, qui ne s’était pas retourné, pour repousser la tentation de voler au secours de leur compagnon attardé. Maran avait reçu son premier sacrifice, il en exigerait certainement d’autres avant la fin de la traversée.

Le roulement de la cavalcade ne parvenait pas à briser le silence de la nuit désormais écrasant. À la terre relativement ferme succédait un fond vaseux, instable, d’où les sabots arrachaient de grandes gerbes de boue. On n’y distinguait plus de créatures rampantes mais des formes sombres volumineuses, parcourues d’ondulations répétées et brutales.

Les membres postérieurs du yonk de Jozeo se dérobèrent tout à coup, l’entraînèrent dans un long travers à l’issue duquel il se coucha sur le flanc. Vidé de la selle, Jozeo roula dans la boue sur une distance de dix pas. La monture d’Ankrel fit un écart sur le côté, à la fois pour sortir du terrain glissant et pour esquiver l’obstacle de son congénère couché, puis, affolée, continua sa course sans tenir compte de la pression soutenue de son cavalier sur les rênes. La blessure du mors la contraignit à obtempérer et à s’arrêter un peu plus loin. Les neuf autres lakchas et les montures sans cavalier dépassèrent Ankrel et s’éloignèrent rapidement dans la nuit.

« Fous le camp ! hurla Jozeo. Tu as entendu les ordres ! »

Arc-bouté sur ses jambes, il tirait sur les rênes de son yonk pour l’obliger à se relever. Il paraissait inconcevable à Ankrel de poursuivre l’expédition sans Jozeo, pas seulement parce qu’il l’admirait, mais parce que sans lui les autres seraient comme des enfants perdus dans un monde hostile. Il se dirigea au petit trot vers le lakcha.

« Ne t’occupe pas de moi, Ankrel ! Tu es en train de perdre toutes tes chances ! »

La respiration sifflante du yonk de Jozeo indiquait qu’il ne repartirait pas. Tout autour de lui, des formes sombres s’agitaient de plus en plus frénétiquement dans le fond de vase. La lumière de Maran qui se tenait juste au-dessus d’eux, dilaté, énorme, se reflétait par intermittence sur leurs enveloppes noires et lisses.

« Monte derrière moi », dit Ankrel.

Jozeo lui lança un regard où la colère le disputait à l’étonnement.

« Nous n’aurons aucune chance, à deux sur le même…

— Monte. Nous ne saurons pas quoi faire si tu n’es pas avec nous.

— Tu me prends pour un de ces foutus crétins de chasseurs sans cervelle ! gronda Jozeo. J’ai transmis mes instructions aux autres au cas où il m’arriverait quelque chose. Fiche le camp, petit frère. Maran a choisi ses…

— Les instructions ne font pas les hommes, coupa Ankrel. Je ne bougerai pas tant que tu ne seras pas monté avec moi. Nous vivrons ou nous mourrons ensemble. »

Jozeo lâcha les rênes de son yonk avec un sourire à la fois ironique et amer, et s’avança vers Ankrel.

« T’es un foutu cabochard, mais je te préviens que… »

Une série de gargouillements suivis d’un mugissement de terreur et de douleur couvrirent la fin de sa phrase. Les formes sombres pullulaient autour du yonk couché, qui tenta de se redresser dans un ultime effort mais qui, comme subitement happé par un gouffre, s’enfonça tout entier dans la vase. Après quelques instants de remous furieux, les formes sombres disparurent à leur tour et la boue recouvra sa surface lisse.

« Les gloutons des grandes eaux, fit Jozeo d’une voix sourde. Le cercle ultime m’en avait parlé.

— Partons » souffla Ankrel.

Il leva les yeux sur Maran. Seule l’intercession de l’enfant-dieu de l’arche pouvait maintenant les sauver de la mort à laquelle ils semblaient promis.

Par chance, la femelle qui avait échu à Ankrel au moment du départ était plus résistante et opiniâtre que la plupart de ses congénères. Il la laissa s’habituer à son nouveau fardeau et galoper à son rythme avant de la solliciter franchement. Elle accéléra l’allure, la tête baissée, les cornes en avant, les naseaux près du sol, comme pour compenser le surcroît de poids à l’arrière.

Ils traversèrent une nouvelle zone de terre ferme parsemée de flaques peu profondes où les petites créatures rampantes firent leur réapparition, plus clairsemées et légèrement plus grosses qu’auparavant. La nuit absorba peu à peu la lumière décroissante de Maran. Ils progressaient dans un silence presque total, à peine troublé par le crépitement des sabots de la yonkine. Le passage se jetait dans une obscurité opaque traversée par un vent glacial, saturée d’une odeur de plus en plus saline.

Le dos et la nuque irradiés par la chaleur de Jozeo, Ankrel ne sentait plus le froid ni la fatigue. Tout entier concentré sur l’allure de sa monture, attentif aux moindres signes qui auraient pu trahir un début de fatigue, il avait l’impression que cette chevauchée dans le cœur nocturne du nouveau monde le réconciliait avec lui-même, le délivrait de ses tourments, du regard de la ventresec, de l’influence de Jozeo. Ils n’avaient pas encore rattrapé les autres, il ignorait s’il leur restait la moindre chance de franchir le passage avant le retour des grandes eaux, mais cela n’avait pas vraiment d’importance, il jouissait du rythme régulier et lancinant de la yonkine, des coups de fouet du vent sur son visage et son torse. La mort l’attendait peut-être dans les ténèbres de plus en plus épaisses qui barraient l’horizon, il ne la craignait pas, il acceptait de se dissoudre dans la tranquillité magnifique de la nuit, de s’effacer du jour, de la fureur et de la douleur du nouveau monde.

Ils dépassèrent un yonk agonisant sur un lit de boue et, un peu plus loin, son cavalier qui, la jambe brisée, rampait désespérément en direction d’une terre qu’il n’atteindrait jamais. Un bras abandonné par les grandes eaux, large d’une cinquantaine de pas, de la profondeur d’un homme, se présenta plus loin devant eux. La yonkine franchit l’eau glacée au prix d’un violent effort qui la vida de ses forces. Elle resta ensuite un long moment sans pouvoir adopter une autre allure que le petit trot.

« Force-la ! cria Jozeo. Ou elle va se laisser gagner par la paresse ! »

Ankrel ne répondit pas mais ne tint pas compte de la suggestion de son aîné. C’était la première fois qu’il était en désaccord avec lui, comme si le fait de s’être porté à son secours, et donc de l’avoir ravalé au rang d’humain ordinaire, avait effacé son admiration et aboli le pouvoir qu’il détenait sur lui.

Ankrel décida de privilégier au contraire la douceur. Quand la yonkine eut retrouvé un peu d’allant, il ne lui donna pas de coups de talon ni ne la frappa du plat de la main, il lui murmura simplement des mots d’encouragement, les lèvres tout près de son oreille, le nez enfoui dans sa toison.

L’eau commença à monter presque aussitôt que la lumière de Maran se fut éteinte derrière eux. Elle surgissait des replis de la nuit sans un bruit, comme si elle suintait directement d’une terre de plus en plus humide. Le chemin s’effaçait à une vitesse effarante, des flaques profondes le barraient déjà sur toute sa largeur.

Les lueurs cauchemardesques de l’aube soulignaient l’horizon. Ankrel scruta les ténèbres mais ne discerna aucun relief, aucune terre, il aperçut seulement les taches fuyantes de yonks qui galopaient sur les grandes eaux en soulevant des gerbes écumantes.

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