CHAPITRE XXVIII GORGE

« Maran est venu me rendre visite à plusieurs reprises dans le gouffre. Parfois il s’éclipsait pendant de longues semaines, puis il réapparaissait sur le bord du bassin. Son visage était de plus en plus flou à l’intérieur de son enveloppe grise, et j’avais l’impression que c’était sa façon à lui de dépérir. De même, je rencontrais des difficultés grandissantes à percevoir ses pensées. Il tentait de communiquer pourtant, je l’entendais me dire qu’il souhaitait retrouver sa nature d’homme, que seule la ferveur de ses fils pourrait le délivrer du Qval. Parfois ses propos me semblaient incohérents et parfois extrêmement clairs, mais en réalité mon degré de compréhension n’était sans doute que le reflet de ma concentration et, longtemps après sa disparition, j’ai regretté de ne pas avoir fait preuve de davantage de volonté, de vigilance.

» Il me parlait aussi de Qval Djema, son épouse : « C’est elle, me disait-il, elle, la femme de l’histoire kropte, elle qui a prêté l’oreille à la créature du mal… « Je croyais de temps à autre ressentir un amour immense dans ses pensées, comme si, malgré la souffrance qu’elle lui avait, infligée, il ne pouvait ou ne souhaitait pas se dissocier de son épouse. Et j’ai loué sa grandeur d’âme, j’ai eu l’envie profonde et sincère de devenir l’humble servant de ce héros de l’Estérion qui, par amour pour Djema, avait sacrifié sa nature d’homme. Sans doute son histoire me rappelait-elle la mienne, sans doute avais-je moi aussi, toutes proportions gardées, sacrifié ma nature d’homme sur l’autel de Lahiva. Il évoquait ces jours heureux où il marchait dans les coursives de l’arche. Il était le fils d’une ventresec kropte à qui les patriarches avaient crevé les yeux et d’Eshan Peskeur, le jeune Kropte que l’indifférence d’Ellula entraîna à se jeter dans le vide spatial. »

» — Toujours la même histoire, Lézel. Certaines lignées semblent maudites. On a crevé les yeux de ma mère parce qu’Ellula l’avait entraînée dans la désertion des ventresecs et des épouses kroptes, Eshan a violé ma mère et s’est tué parce qu’Ellula lui préféra Abzalon…

» Est-ce qu’il voulait dire que les descendant d’Ellula, donc ses propres descendants, étaient maudits ?

» — Ellula a violé l’ordre kropte et, même si ses intentions étaient pures, elle a provoqué des souffrances. Si les hommes ne sont pas vigilants, le nouveau monde risque de sombrer comme l’ancien. Certaines lois sont intangibles.

» Quelles lois ?

» — Les lois fondatrices de l’univers. Celles qui permettent aux espèces de croître, de grandir en force et en sagesse.

» Il ne m’a pas donné d’autres précisions ce jour-là ni les jours suivants. Je me suis interrogé sur les raisons de son attitude, puis j’ai compris que je devais entamer mon travail de disciple et réfléchir au sens de ses pensées. Il y avait des lignées maudites sur le nouveau monde, des lignées issues d’amours contrariées, malheureuses, encore génératrices de faiblesse. Nous devions les éliminer au plus vite ou nous serions condamnés à la disparition à plus ou moins longue échéance. J’ai passé en revue toutes les familles de ma connaissance, j’ai recensé les enfants qui présentaient des problèmes de croissance ou de retard mental. Pour chacun de ceux-là couraient des rumeurs méprisantes ou simplement déplaisantes. On disait d’eux à mots couverts qu’ils étaient nés d’unions contre nature. Je me suis souvenu des paroles à double sens des anciennes du domaine de Sgen : “Celui-là est en même temps son fils et son frère…” Ou son père et son frère, ou sa sœur et sa mère, ou sa fille et sa nièce…

» J’ai demandé à Maran s’il avait voulu parler des relations incestueuses. Il m’a répondu indirectement :

» — Une jeune femme s’est réfugiée depuis quelque temps dans une grotte proche de celle-ci. Elle s’est enfuie du domaine de sa mère afin d’accoucher loin des regards indiscrets. Le père de son enfant est aussi son frère. Mais je crois qu’elle vient du même domaine que toi : son nom est Lahiva.

» J’ai failli hurler et me précipiter la tête la première sur un rocher lorsqu’il a prononcé ce nom.

» Lahiva ? Enceinte d’Elleo ?

» — Qval Djema veille sur elle. Elle concourt à la ruine de notre espèce en la protégeant. Djema et moi sommes prisonniers d’êtres qui n’appartiennent pas à notre espèce, qui se servent de nous, qui poursuivent un projet connu d’eux seuls. Si un jour les autres hommes et toi parveniez à effacer les lignées maudites, alors l’ordre régnerait à nouveau, alors les hommes recouvreraient leur liberté, alors je serais délivré, je reprendrais mon apparence humaine et je reviendrais vivre parmi vous, parmi les miens. Comme au temps où j’étais un enfant dans l’arche.

» Ma colère contre Lahiva et son frère était telle que j’ai saisi mon couteau de corne et me le suis planté dans la main.

» — Que ton ressentiment ne se transforme pas en vengeance personnelle, Lézel, mais en acte fondateur, en une détermination et une vigilance de tous les instants. Tu ne dois jamais penser à toi quand tu agis, mais à ton peuple. Et à moi qui t’ai attendu si longtemps près de ce bassin. À moi qui veillerai sur toi et les tiens quoi qu’il arrive. Aie foi en moi, je t’en supplie.

» J’ai alors pris conscience que je ne m’étais pas réfugié dans ce gouffre par hasard, que j’y avais été poussé par une succession de signes qui révélaient la puissance de Maran, même prisonnier du Qval.

» Son visage s’est métamorphosé en celui d’un enfant en proie à une tristesse bouleversante. J’ai encore perçu des pensées confuses, lointaines, où je ressentais toute la force de ses regrets, toute l’intensité de sa souffrance, puis il a disparu et la forme grise a plongé dans le bassin d’eau bouillante. J’ai su que je ne le reverrais plus, du moins pas sur ce monde, mais qu’il reviendrait quand j’aurais accompli ses volontés et réuni les conditions pour son retour.

» J’ai suivi ses conseils. Avant de me mettre à la recherche de Lahiva, j’ai prélevé un bloc d’écorce sur un vieux jaule et façonné, avec la pointe de mon couteau, un masque qui représentait l’enfant-dieu. Puis je me suis confectionné une tunique grossière avec la fibre de cette plante qu’on trouve en abondance sur les plaines et que les errants appellent la craine. Ainsi ma vengeance ne serait pas personnelle mais un acte perpétré au nom de Maran, l’enfant-dieu de l’arche. Le masque était son visage déformé par la douleur, la craine l’enveloppe qui l’emprisonnait.

» Il ne m’a pas été très difficile de trouver la cavité où s’était réfugiée Lahiva : elle communiquait avec mon propre refuge par un ensemble de galeries qui forment un gigantesque labyrinthe dans les entrailles du Triangle et qui s’étendent jusqu’au cœur de Cent-Sources.

» Lahiva m’a paru encore plus belle que dans mes souvenirs. Elle venait d’accoucher, elle irradiait d’un amour qui donnait à son regard une douceur que je ne lui soupçonnais pas. Il me fut intolérable, en la découvrant aussi resplendissante, qu’elle eût appartenu à son frère, qu’elle eût accueilli son frère en elle. Je l’aimais encore plus qu’avant mon départ, mais j’ai repoussé énergiquement la tentation de l’épargner. Ce fils qu’elle regardait avec dévotion, avec adoration, était le premier maillon d’une lignée maudite, le fruit pourri d’une faute inexpiable qui, si elle se perpétuait, contaminerait l’ensemble des hommes et les chasserait du nouveau monde. Il n’y avait personne d’autre qu’elle et son enfant dans la cavité. J’ai revêtu la tunique de craine, j’ai plaqué le masque d’écorce sur mon visage, j’ai tiré mon couteau, puis je me suis avancé vers elle comme un furve. »

Les mémoires de Gmezer.


Un vol d’umbres se détacha de l’obscurité qui rôdait encore au fond de la gorge et s’envola avec lenteur dans le ciel incertain du petit matin. Malgré la protection de Double-Poil, Orchéron ressentit l’onde de froid qui se propageait dans leur sillage. La clarté du jour naissant chassait la lumière des énormes solarines qui brillaient parmi les roches translucides habillant les parois.

Ils avaient atteint le bord de la faille la veille au crépuscule et entrepris aussitôt la descente. Ils n’avaient trouvé aucun sentier, pas même des rigoles creusées par les eaux, sur cette pente, raide par endroits, et le franchissement de certains murs lisses presque verticaux requérait de la patience, de l’agilité et de l’énergie. Ils n’avaient pas parcouru une longue distance lorsque la nuit les avait surpris. Les solarines formaient de somptueuses cicatrices de lumière qui soulignaient les reliefs de la gorge, mais elles laissaient des zones de ténèbres que renforçait le jeu des contrastes. Ils avaient donc décidé de s’arrêter et de s’installer dans un renfoncement protégé par un surplomb rocheux. Ils s’étaient allongés à même le sol et avaient essayé de dormir malgré le froid, la faim, la soif et l’inconfort de leur abri.

Alma, moins bien protégée qu’Orchéron, aurait aimé qu’il la prenne dans ses bras, même avec la présence répugnante de Double-Poil, mais son orgueil lui avait interdit de le lui suggérer, et il n’en avait pas pris l’initiative. Elle s’était donc condamnée à passer une nuit pénible, recroquevillée sur elle-même, tourmentée par les élancements de son pied gauche et par l’haleine glaciale qui s’insinuait entre les rochers. Elle avait cru deviner qu’il ne dormait pas non plus, qu’il était maintenu en éveil par le même désir qu’elle, et elle s’était demandé pourquoi, en certaines circonstances, les êtres humains avaient tant de mal à obéir au présent. Elle ne maîtrisait pas les émotions profondes et contradictoires soulevées en elle par Orchéron. Elle s’était désintéressée des hommes puisqu’ils s’étaient désintéressés d’elle, et il la renvoyait devant une énigme qu’elle n’avait jamais cherché à résoudre. Elle oscillait vis-à-vis de lui entre attirance et rejet, mais au fond d’elle elle savait qu’elle avait peur de s’engager sur un chemin où son individualité serait soumise à rude épreuve. Le quatrième sentier, celui de la connaissance, n’était pas dépourvu d’une forme de confort égoïste, elle l’avait vérifié à maintes reprises dans ses relations avec les autres djemales. Ce que lui proposait le présent, ce n’était pas seulement une descente au fond de cette gigantesque gorge, mais une aventure cent fois plus périlleuse, un élan vers un autre être humain, comme Djema et Maran avant leur fusion dans le Qval.

« Bien dormi ? »

Orchéron avait évidemment posé la question qu’il ne fallait pas poser. Elle lui lança un regard navré avant de se lever et d’étirer ses muscles engourdis. Elle sortit de l’abri et contempla la faille. La lumière du jour se fragmentait en une multitude de nuances dans les roches translucides et transformait la paroi opposée, distante de plusieurs lieues, en une dentelle scintillante changeante. Des groupes d’aiguilles plus ou moins larges, plus ou moins hautes émergeaient du fond insondable et s’éparpillaient comme des archipels flamboyants au-dessus de flots sombres.

« C’est beau, hein ? »

Elle haussa les épaules. La voix grave d’Orchéron l’avait tirée de sa contemplation. Il n’avait pas seulement l’art et la manière d’énoncer les banalités, il avait un certain don pour briser les enchantements.

Évidemment que c’était beau ! D’une beauté différente de la cité des descendants de l’Agauer, mais d’un équilibre parfait, miraculeux, malgré la profusion de formes et de couleurs.

« Nous ferions mieux de chercher quelque chose à manger », grogna-t-elle.

Il n’avait pas mérité son ressentiment, mais elle le tenait pour responsable de sa mauvaise nuit, tant pis pour l’injustice de la sentence.

« Je ne vois pas ce qu’on pourrait dénicher dans cette faille, objecta Orchéron. Il n’y a pas de végétation et pas d’animaux. C’est beau mais stérile.

— Votre Double-Poil ne vous a pas envoyé de visions ?

— Il vivait avec les habitants de la cité, pas dans cette faille.

— Et lui, il n’est pas comestible ? »

Ce fut au tour d’Orchéron de lui jeter un regard navré.

« Ce n’est pas un yonk ni un autre animal. Il est doué d’une forme d’intelligence. Elle est seulement différente de la nôtre, mieux adaptée à son monde que la nôtre. Comme celle des furves des plaines. »

Alma lui posa la main sur l’avant-bras en un geste d’apaisement.

« Excusez-moi, c’était seulement une réflexion stupide. Je… je ne vous ai pas encore remercié de m’avoir délivrée du cocon dans le gouffre sous la cité.

— Bah, je n’ai pas eu beaucoup de mérite. C’est le temps qui a fait tout le travail.

— Non, pas le temps mais le voyageur dans le temps. Quoi qu’il en soit, je vous remercie. »

Elle se détourna, retroussa son vêtement puis se faufila entre les rochers pour reprendre la descente.

Deux ou trois lieues plus bas, ils trouvèrent une source chaude et des plantes grimpantes qui donnaient de gros fruits similaires à ceux qu’Orchéron avait mangés dans la grotte du Triangle. Dotés d’une coquille dure qu’il fallait fracasser sur les pierres, ils contenaient une chair grise, sucrée, compacte, serrée autour d’un noyau aussi brillant qu’une solarine en pleine nuit. La source quant à elle jaillissait d’un mur translucide, s’écoulait en un large rideau sur une hauteur d’une cinquantaine de pas, tombait entre des amoncellements de pierres d’où elle repartait en filets divergents et fumants. L’eau était buvable malgré sa température élevée et son goût de soufre. De toute façon, ils n’étaient pas en position de faire la fine bouche.

Double-Poil se détacha de son hôte pour plonger son mufle dans une rigole. Orchéron frissonna et prit conscience du froid cinglant qui régnait dans la faille.

Alma brisa la coquille d’un fruit sur une pierre. C’était le cinquième qu’elle ingurgitait et elle ne paraissait toujours pas rassasiée. Orchéron s’étonnait qu’un corps aussi menu pût accepter une telle quantité de nourriture.

« La gorge est profonde et nous traversons plusieurs couches de climats, dit-elle après avoir dévoré la moitié du fruit et dénudé le noyau. Certains niveaux sont stériles et d’autres fertiles.

— Je… je me demande ce qu’on fabrique dans cet endroit, marmonna Orchéron.

— Je me le demande également, mais je fais confiance au présent. Les fils seront reliés un moment ou un autre. Qval Djema dit que nous battons à chaque instant avec le cœur de la création.

— J’entendais comme un chant pendant ma première enfance et j’avais l’impression d’être empli de la rumeur du monde. »

Alma leva sur lui des yeux intrigués, finit son fruit puis se releva et commença à dénouer l’étoffe enroulée autour de sa poitrine.

« Retournez-vous, s’il vous plaît. Je dois me laver. »

Elle avait surtout envie du contact de l’eau de la cascade, à la fois pour se réchauffer et retrouver les sensations qu’elle avait expérimentées en compagnie de Qval Djema.

Orchéron lui tourna le dos avec docilité, les bras croisés pour récupérer un peu de la tiédeur qui s’était enfuie avec la désertion de Double-Poil. Celui-ci ne semblait guère pressé de reprendre sa place d’ailleurs, il continuait de boire, roulé en boule, le mufle plongé dans le ruisseau, et, comme pour Alma avec les fruits, Orchéron se demanda où il pouvait emmagasiner l’invraisemblable quantité d’eau qu’il avait absorbée depuis qu’il s’était détaché de lui.

La lumière vive de Jael, qui s’élevait au-dessus de la gorge telle une énorme bulle de pollen, dispersait les dernières ombres sur les parois mais ne parvenait pas à percer le fleuve de pénombre qui s’écoulait en contrebas. Les teintes et les formes s’étaient encore modifiées, des incandescences jaunes, orangées, rouges avaient supplanté les scintillements blêmes du petit matin.

Orchéron se dit à son tour que l’eau de la source lui ferait le plus grand bien. Il ne s’était pas lavé depuis son bain dans la grotte des plaines en compagnie des ventresecs. Sans jeter un regard à Alma dont il devinait la silhouette sous le rideau ajouré de la cascade, il se débarrassa de ses chaussures, de son pantalon, de son sous-vêtement et s’avança sous la chute. L’eau presque brûlante le revigora, détendit ses muscles, dispersa l’humeur maussade qui le poursuivait depuis son réveil – largement entretenue par l’attitude déroutante de la petite djemale qui s’y entendait comme personne pour souffler le chaud et le froid.

Quand il résolut d’interrompre cette douche régénérante, un bon moment plus tard, il ne vit ni Alma ni Double-Poil, seulement l’étoffe blanche posée sur un rocher. Inquiet, il se lança à leur recherche sans prendre le temps de remettre ses vêtements et ses chaussures. La bise chassa rapidement le bien-être généré par l’eau de la chute.

« C’est nous que vous cherchez ? »

Alma surgit derrière un grand rocher et s’avança vers lui, les cheveux mouillés, un sourire aux lèvres. La fourrure rougeâtre et frissonnante de Double-Poil l’habillait des épaules jusqu’à mi-cuisse.

« Votre vêtement vivant tente de me faire comprendre pourquoi vous l’appréciez tant, dit-elle avec un sourire. Comment me va-t-il ? »

Mieux qu’à lui sans doute, car, comme elle était menue, Double-Poil avait nettement moins de surface à couvrir.

« Et vous comprenez maintenant ? demanda-t-il d’un ton rogue.

— Les rôles se sont inversés, on dirait : c’est vous qui êtes nu et moi qui suis affublée de Double-Poil. Mais vous aviez raison, c’est plutôt agréable. »

Orchéron songea tout à coup à plaquer ses mains sur son bas-ventre.

« Si vous me le rendiez maintenant ? J’ai froid.

— Je ne suis pas allée à lui, il est venu à moi. Vous disiez tout à l’heure qu’il a une forme d’intelligence. Nous ne le commandons pas. Laissons-le décider. Il a sans doute ses raisons. »

Orchéron passa rageusement son sous-vêtement puis son pantalon, tellement crasseux et puants qu’il avait l’impression d’annihiler d’un seul coup tous les bénéfices de sa douche. Il se résigna à abandonner ses chaussures dont le cuir se déchirait avec la même aisance qu’une feuille séchée de jaule.

Alma lui tendit l’étoffe blanche.

« Essayez de vous couvrir avec ça. »

Il l’accepta avec un grognement, mais, il eut beau l’enrouler de toutes les façons autour de ses épaules et de son torse, il en restait toujours une partie découverte, exposée à la bise.

« Donnez-moi ça, dit Alma en lui prenant d’autorité le tissu des mains. Vous n’êtes vraiment pas doué. Et asseyez-vous, vous êtes trop grand pour moi. »

Il obtempéra et la laissa ajuster l’étoffe, subjugué par la douceur de ses mains. Ni les mains de sa mère Lilea, ni celles de sa mère Orchale, ni même celles de Mael ne l’avaient envoûté de la sorte. Comme Double-Poil, mieux que Double-Poil, elles apaisaient ses blessures profondes, elles comblaient les vides creusés par les sauts dans le temps. Il aurait bien voulu prolonger le contact, mais, d’une redoutable efficacité dans le maniement des bouts de tissu, elle termina son ouvrage dans un temps qui lui parut dérisoirement court.

« C’est mieux que rien », dit-elle en se reculant pour juger du résultat.

Elle avait réussi à lui couvrir le torse et une partie des épaules en laissant ses bras dégagés, et elle avait pratiqué de petites déchirures pour en nouer solidement les extrémités. La bise ne réussissait pas à transpercer l’étoffe malgré son extrême finesse. Alma avait raison, c’était mieux que rien.

Avec les branches souples des plantes grimpantes, Orchéron confectionna un panier grossier qu’ils remplirent de fruits. Ils burent encore puisqu’ils ne disposaient pas de gourde, puis, tandis que Jael se rapprochait rapidement du zénith, ils se lancèrent à nouveau dans la descente.

« On nous suit là-haut », dit Alma.

Elle s’était arrêtée pour reprendre son souffle et reposer son pied gauche boursouflé, violacé. Orchéron observa la paroi, aperçut les silhouettes encore minuscules qui, deux ou trois lieues au-dessus d’eux, dévalaient souplement les rochers.

« Nous suivre ? haleta-t-il. Comment auraient-ils su que nous étions à l’intérieur de cette gorge ?

— Il doit y avoir une raison logique. Ils ne sont pas derrière nous par hasard.

— Et comment seraient-ils passés sur le deuxième continent ?

— D’abord ils ne viennent pas nécessairement du Triangle. Ensuite, si nous sommes passés tous les deux, il n’y a aucune raison que d’autres n’y parviennent pas.

— Ils auraient suivi le chemin des eaux profondes ou celui du temps ?

— Il leur aurait suffi de traverser les grandes eaux orientales. »

Orchéron eut une moue sceptique.

« Les grandes eaux, je les ai vues, et elles sont tellement agitées que personne ne se risquerait dessus avec un bateau, encore moins à la nage. »

Alma écarta les mèches qui lui encombraient le front et le fixa d’un air farouche.

« Le temps n’est pas réputé facile à franchir, les eaux bouillantes non plus, l’espace non plus, et pourtant tu l’as fait, je l’ai fait, nos ancêtres l’ont fait ! »

Sa détermination et plus encore le brusque passage au tutoiement l’intimidèrent. Il examina à nouveau les silhouettes, coulées sombres et sinueuses entre les reliefs flamboyants.

« Le mieux, pour savoir qui ils sont et ce qu’ils fabriquent dans le coin, c’est encore de les attendre et de le leur demander. »

Il voulut connaître l’avis d’Alma sur sa proposition, mais les yeux de la djemale étaient tournés vers l’intérieur, comme si elle s’était retirée en elle-même. Décontenancé, il puisa un fruit dans le panier tressé qu’il portait sur l’épaule, fracassa la coquille sur une pierre rouge veinée de bleu et coupa la chair grise en dés à l’aide de son couteau.

« Les lakchas ont exterminé les descendants de l’Agauer, dit soudain Alma, le regard toujours absent.

— Double-Poil vous… te transmet des visions ? demanda-t-il. Il m’a montré des cavaliers, mais je ne les ai pas vus d’assez près pour…

— Ils sont venus par le passage qui s’ouvre dans les grandes eaux quand les trois satellites sont pleins. »

Elle parut reprendre pied dans la réalité et saisit machinalement le morceau de fruit qu’il lui tendait.

« Double-Poil s’est collé à l’un d’eux, un mourant, et l’a lu dans son esprit. Il ne se contente pas de transmettre les visions, il en puise de nouvelles dans l’esprit de ses hôtes. C’est la raison pour laquelle, je pense, il est venu à moi : il avait envie de nouveaux horizons, de nouvelles sensations. C’est un prédateur à sa façon, un prédateur psychique. En échange du contenu de leur cerveau, il propose du bien-être à ses hôtes.

— À quoi lui sert donc cette accumulation de mémoire ?

— Il s’est adapté à son monde, comme tu le disais tout à l’heure. Il lutte à sa manière contre les accélérations temporelles. Les êtres vivants prévoient les pénuries en amassant des réserves de nourriture ou d’eau ; lui, il accumule de la mémoire. Et, si son hôte se montre suffisamment réceptif, il lui envoie les informations disponibles qui correspondent à un besoin précis à un moment précis.

— Il m’a donné l’information pour me servir du puits d’apesanteur, fit observer Orchéron. Pas pour m’indiquer la sortie.

— Je crois deviner que tu t’es un peu… énervé quand tu étais coincé au troisième étage. Double-Poil se rétracte s’il perçoit de la violence. Il est capable au besoin de nous montrer des scènes de violence qui ne le concernent pas, mais, en dehors de ça, il n’a vraiment pas envie de s’encombrer de souvenirs blessants.

— Je ne lui ai pas laissé que de bons souvenirs, on dirait…

— Le pire, c’est celui de la nappe phréatique. Il l’a gardé en mémoire comme les autres, comme si ce passé n’avait jamais été annulé. Tu l’as entraîné dans un antre effrayant : le monstre des profondeurs est son principal, peut-être même son unique prédateur. »

Les silhouettes continuaient de dévaler la pente ruisselante de lumière. Nul besoin d’être grand prophète pour s’apercevoir qu’au train où ils progressaient ils auraient opéré la jonction avant le milieu de l’après-midi.

« On dirait que tu as changé d’avis à propos des vêtements vivants ! » lança Orchéron.

Elle le dévisagea avec une ardeur qui lui brûla le front et les joues.

« L’ouverture au présent nous invite à nous défaire de nos anciens avis et à en adopter de nouveaux. »

Elle tentait visiblement de lui signifier quelque chose, mais, perturbé par la pression de son regard, il choisit de s’engouffrer dans une échappatoire.

« Qu’est-ce qu’on fait pour ces deux-là ?

— Double-Poil nous a livré ses informations disponibles sur eux : les protecteurs des sentiers ont essayé de te capturer au pied de la colline de l’Ellab, il a puisé cette scène dans ta mémoire pour me la montrer. Puis il m’a informé que les lakchas sont autrefois venus sur le deuxième continent afin d’exterminer le peuple de l’Agauer. J’en déduis que ces deux-là sont des chasseurs et des protecteurs des sentiers lancés à ta poursuite et qu’ils ont emprunté le même passage que leurs prédécesseurs.

— Ils m’auraient suivi jusque-là pour éteindre ma lignée ?

— Je te l’ai dit l’autre jour, ta lignée a certainement quelque chose à voir avec les umbres. Allons-y. Nous devons à tout prix arriver au fond de la faille avant qu’ils nous rattrapent. »

Ils entamèrent une course de vitesse qui soumit les organismes à rude épreuve, celui d’Alma en particulier, sans cesse obligée de transférer le poids de son corps sur sa jambe droite.

La paroi s’incrustait à présent de murs verticaux d’une hauteur équivalente à cinq ou six hommes. Ils présentaient heureusement des saillies régulières dont on pouvait se servir comme de prises mais qu’il fallait utiliser avec une extrême précaution à cause de leurs bords tranchants. Orchéron ouvrait la voie en s’efforçant de tenir compte de l’envergure d’Alma dans le choix des passages. Quand les aspérités lui paraissaient trop écartées, il l’attendait, en équilibre contre le mur, la main tendue pour l’aider à franchir l’obstacle. Une glissade sur ces façades abruptes aurait entraîné une chute mortelle plusieurs lieues en contrebas. Leurs pieds nus s’écorchaient sur la roche translucide aux arêtes plus effilées que des lames. Exténuée, hors d’haleine, Alma sollicita une pause à plusieurs reprises. Orchéron la lui accorda d’autant plus volontiers que lui-même éprouvait le besoin de souffler. De temps à autre, selon l’inclinaison de la paroi, ils perdaient de vue leurs poursuivants, puis ils les voyaient resurgir entre les rochers, à chaque fois plus proches.

Orchéron avait proposé à Alma de les attendre et de leur préparer un piège ; elle avait objecté qu’il valait mieux éviter l’affrontement avec des hommes probablement aguerris, dangereux, et que la manière la plus sûre de s’en débarrasser était d’arriver avant eux au fond de la gorge. Mais le fond de la gorge paraissait se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient, et les deux lakchas continuaient de gagner du terrain.

Bien que Jael fût encore haut, les roches translucides se gorgeaient déjà de la pourpre crépusculaire. La faille trempait dans un silence opaque qui buvait avidement les sifflements de la bise, leurs expirations, les froissements de leur peau, des tissus et du pelage de Double-Poil sur la roche. Ils avaient l’impression de s’enfoncer dans une immense veine aux bords empourprés, au sang noir, grossie par les filets qui s’écoulaient de leurs écorchures.

« Je n’en peux plus, gémit Alma.

— Encore un effort. Ils se rapprochent. »

Ils venaient de franchir une muraille verticale de cent pas de hauteur, de plusieurs lieues de largeur, hérissée de saillies qui rougeoyaient comme des braises au-dessus du vide.

On discernait parfaitement les deux hommes à présent, bruns, sveltes, vêtus de peaux et chaussés de bottes comme tous les lakchas. Ils dévalaient les faces abruptes avec agilité, se laissaient parfois glisser le long d’un mur brillant avant de se récupérer d’un petit bond sur une corniche. Ils auraient comblé l’intervalle dans très peu de temps maintenant, surtout qu’Alma, effondrée contre une pierre, livide, était allée au bout de ses forces, que sa volonté, son courage, pourtant immenses, ne suffisaient plus à la porter.

Orchéron se débarrassa du panier dont il ne restait plus grand-chose, dégagea son couteau et réfléchit sur l’accueil qu’il convenait de réserver à ses poursuivants. Ils le traquaient pour le tuer, sans aucun doute, leur allure était celle de prédateurs, d’ombres de la mort.

« Je… je suis désolée, gémit Alma. Sans moi, tu… »

Il lui posa l’index sur les lèvres.

« Sans toi, je ne serais jamais descendu au fond de cette gorge, dit-il avec un sourire.

— Ta sœur adoptive, tu… tu y penses toujours ?

— Elle appartient au passé. Et tu prétends que seul le présent compte, non ? »

La fourrure rougeâtre de Double-Poil fut traversée d’ondulations amples, répétées, comme un champ de manne balayé par le vent. La paix infinie de la faille offrait un contraste violent avec la tension engendrée par la proximité des deux lakchas. Le ciel et la terre s’unissaient tout là-haut dans une symphonie mauve et rouge dont les notes se prolongeaient en filaments diaprés sur les parois.

« Oui, oui, bien sûr, murmura Alma.

— Quoi ?

— Ta lignée. Je sais pourquoi les… »

Elle s’interrompit, les yeux agrandis par l’effroi. À quelques pas d’eux flottait, immense, immobile, silencieux, un umbre qui s’était envolé du fleuve de ténèbres.

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