CHAPITRE XV GRANDES EAUX

Elleo hante chaque instant mes pensées, et pourtant je n’ai vraiment pas envie de retourner au domaine, je n’ai surtout pas envie de revoir les autres, ma mère, ses constants, mes frères, mes sœurs, les permanents, je n’ai pas envie de replonger dans l’ambiance et l’odeur oppressantes du mathelle, je n’ai pas envie de partager leur air, leur eau, leur pain et leurs conversations, je n’ai pas envie d’être la cible de leurs regards inquisiteurs, je n’ai pas envie de revenir dans cette maison qui est pour moi une prison de pierre au même titre que l’Estérion fut une prison de métal pour ses passagers.

J’ai découvert, là où Ellula m’a conduite, une vie que je ne soupçonnais pas, une vie qui ne se borne pas aux limites étroites d’un domaine, aux principes déjà étriqués de notre civilisation balbutiante. Je regrette de ne pas être partie plus tôt, de ne pas avoir écouté cette voix qui me poussait à découvrir les merveilles du nouveau monde. Elleo me retenait au domaine, du moins c’est ce que j’ai été encline à penser dans un premier temps, puis, en approfondissant ma réflexion, j’ai pris conscience que j’étais la seule responsable de cet état de fait, que, si mon désir s’était montré fort, opiniâtre, mon frère n’aurait pas eu d’autre choix que de m’accompagner. Si je suis restée auprès de ma mère, c’est en réalité dans le seul dessein d’entrer en conflit avec elle, avec les permanents du mathelle, avec l’ensemble de la population du nouveau monde. Il fallait qu’ils sachent, ces piètres adorateurs des sentiers, de quelle boue était faite Lahiva filia Sgen, de quel venin étaient imprégnés ses mots et son souffle, de quelle malédiction brûlait son âme. Je n’existais pas par moi-même, seulement dans le miroir des autres, et j’ai dû pousser très loin la provocation pour qu’ils me vomissent des yeux et m’incitent à partir.

Il n’y a rien de plus merveilleux que de briller pour soi-même, c’est une nouvelle convertie qui te l’affirme, lecteur (lectrice). Rien de plus important que de se laisser bercer par le murmure de la vie qui coule en soi. Quand je repense aux permanents des mathelles, à ceux qui vouent leur existence à conquérir, agrandir, consolider leur environnement, je ne les envie pas et leur garde même encore un peu de mépris. La vérité est que je ne me suis jamais sentie des leurs, voilà pourquoi, sans doute, j’ai éprouvé le besoin fondamental de les défier, de les offenser. Ne va pas croire, lecteur (lectrice), que j’en conçoive des remords : d’abord la notion de remords m’est inconnue, ensuite les âmes bornées reçoivent les outrages qu’elles méritent. À chaque époque se dressent des fous et des folles dont le seul rôle est de creuser des brèches dans les murailles des certitudes, de faire souffler des courants d’air frais dans les atmosphères confinées. J’ai endossé ce rôle avec toute la détermination dont j’étais capable, je l’abandonne maintenant à d’autres, dans un nouveau registre certainement, mais qu’importe, que les fous et les folles continuent de jouer, de chanter, de danser, de provoquer !

J’ai quitté le domaine de Sgen au cœur d’une nuit noire sans satellite, munie d’un sac de vivres, de trois gourdes d’eau, de deux robes et de deux paires de chaussures de rechange et, enfin, de mon nécessaire d’écriture. Elleo n’était toujours pas revenu du mathelle sinistré où ma mère l’avait envoyé en compagnie d’une poignée de permanents. J’ai souffert évidemment de ne pas l’embrasser une dernière fois, mais aurais-je eu le courage de partir s’il m’avait serrée dans ses bras, si je m’étais roulée dans son odeur, dans sa chaleur ? Il valait mieux pour nous trois, l’enfant, Elleo et moi, qu’il en fût ainsi.

J’ai marché et pleuré jusqu’à l’aube, l’âme déchirée, les épaules meurtries par le poids du sac et des gourdes. J’ai erré jusqu’au zénith de Jael dans les plaines en suivant la direction du nord-est, du moins c’est ce que semblait indiquer la position de l’astre du jour. Epuisée, je me suis assise dans les herbes, j’ai bu une gorgée d’eau et mangé un petit pain de manne parfumé à l’eau d’onis. C’est alors qu’ils m’ont entourée, un groupe de ventresecs qui m’ont demandé si je m’étais perdue. Je ne les ai pas perçus comme ces êtres fourbes, sales, méprisables dont parlent les permanents des mathelles, je les ai accueillis comme des envoyés de la divine Ellula et je leur ai raconté mon histoire, toute mon histoire, sans omettre de préciser que le père de mon enfant était également mon frère de sang. Ils ne m’ont pas paru choqués, du moins pas en apparence, ils m’ont simplement dit qu’eux-mêmes veillaient à éviter les naissances consanguines pour ne pas affaiblir leurs lignées. Mais, puisque l’enfant était là, puisque moi, sa mère, n’avais pas assez de ressources pour mener à bien ma grossesse, ils acceptaient de me conduire dans un endroit où je ne manquerais ni de vivres ni d’eau.

Ils m’ont guidée à travers la plaine pendant cinq jours. Ils étaient plus de cinquante, hommes, femmes et enfants, un rassemblement de trois clans qui se sépareraient après avoir accompli les rites de fécondité et de partage. Les hommes se relayaient pour porter mon sac et mes gourdes, les femmes pour me soutenir ou m’encourager quand la fatigue m’entraînait à ralentir le pas. Les errants sont capables de marcher à vive allure toute la journée sans trahir la moindre lassitude. Ils vont pour la plupart sans chaussures, partiellement ou entièrement nus pour certains, dorment dans des abris légers de peau et de bois qu’ils montent et démontent en un temps très bref, mangent des fruits que je n’avais jamais vus auparavant ou découvrent, à l’endroit où ils établissent leur campement, un yonk mort qui semble être venu s’échouer là dans le seul but de leur servir de repas. Ils n’ont pas peur des umbres, qu’ils appellent négentes, leur vouent même un culte aussi fervent que celui qu’ils accordent aux anciennes ventresecs kroptes de l’Estérion (je ne suis pas sûre d’ailleurs qu’ils connaissent les origines kroptes des ventresecs).

Je me sentais tellement bien en leur compagnie que j’ai presque regretté qu’ils me conduisent, un soir, devant un trou de la largeur d’un homme, à demi dissimulé par les herbes. Ils m’ont remis mes affaires et m’ont invitée à m’y glisser en m’assurant qu’il y avait plus bas un refuge où je trouverais largement de quoi subvenir à mes besoins. J’ai compris qu’ils ne souhaitaient pas me garder près d’eux parce que mon enfant risquait d’être un maillon faible dans leurs chaînes génétiques, je les ai remerciés du fond du cœur et je me suis faufilée dans le passage.

De naturel claustrophobe (l’héritage biologique des passagers de l’Estérion, il me semble en avoir déjà parlé), j’ai manqué défaillir à maintes reprises dans l’étroit boyau qui s’enfonçait en pente douce dans les entrailles de la terre. J’ai repoussé comme j’ai pu la panique qui m’entraînait à regagner la surface, à jouir encore du mauve sombre du ciel, des vagues incessantes des herbes et des lâchers des bulles de pollen, et j’ai continué de descendre, plus morte que vive, en espérant que les errants ne m’avaient pas expédiée dans ma tombe. (Mais pourquoi auraient-ils perdu cinq jours dans la seule intention de se débarrasser d’une invitée indésirable ?)

Le boyau s’est élargi et m’a déposée dans une gigantesque cavité. Il m’a fallu un peu de temps pour m’accoutumer à la faible clarté des lieux. La lumière du jour s’y invite, mais avec parcimonie et par un jeu complexe de ricochets qui la désagrègent en poussière diffuse, ténue. J’ai dû également m’habituer à la moiteur permanente qui règne dans le gouffre et qui s’explique par la présence de sources d’eau chaude. Deux exactement, l’une bouillante et chargée d’une forte odeur de soufre, l’autre tiède, claire, qui déborde d’un bassin naturel avant de s’écouler en ruisseaux dans les profondeurs du sol. Cette dernière me sert désormais de baignoire et de réserve d’eau potable.

Mais, plus extraordinaire, la voûte et les parois de la cavité se tapissent d’une plante grimpante et légèrement phosphorescente qui donne en permanence ces mêmes gros fruits savoureux et nourrissants que m’avaient offerts les ventresecs. La divine Ellula m’a donc procuré un refuge où je pourrai passer les deux mois de l’amaya de glace au chaud, de l’eau et de la nourriture. Elle a de surcroît exaucé mon vœu de solitude en éloignant de moi les errants. Je peux donc consacrer tout mon temps à la vie qui croît en moi, à l’écriture, à l’exploration systématique de mes territoires intimes.

Bien sûr, mon corps souffre du manque d’Elleo. Il a tellement chanté à ses caresses, à ses baisers, à ses visites qu’il réclame avec véhémence sa partition et que je dois parfois essayer de le contenter en me servant de mes souvenirs et de mes mains.

J’avais prévu de surseoir un peu avant de te raconter la suite, cher lecteur (lectrice), mais je suis moi-même une narratrice impatiente, incapable de réfréner sa plume, et je ne puis résister au plaisir de t’entretenir de mes nouvelles rencontres, même si elles ne restent pour l’instant qu’esquissées, fugitives, impalpables. Car figure-toi que cette cavité perdue au milieu des plaines ne renferme pas seulement une eau bienfaitrice et des fruits délicieux, elle est aussi et surtout l’un des repaires des… Qvals !

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.


Orchéron et les ventresecs passèrent la nuit dans le refuge souterrain révélé par les furves. Il y régnait une tiédeur agréable, et les feuilles mortes des plantes grimpantes formaient des matelas, sinon confortables, du moins acceptables. Ils avaient mangé de gros fruits à la chair blanche et sucrée qui avaient apaisé la faim d’Orchéron, ils s’étaient lavés dans le bassin naturel d’une source tiède, puis ils s’étaient répartis par petits groupes ou par couples dans la grotte qui offrait de nombreuses chambres annexes en plus de la salle principale.

Les furves s’étaient éclipsés presque aussitôt qu’ils étaient apparus dans la nuit. D’eux Orchéron n’avait aperçu que leurs longs corps souples, ondulants, lisses, luisants, leurs immenses gueules aux bords tranchants et leurs membres antérieurs, courts, puissants, munis en leur extrémité d’une griffe aiguisée, creuse et large qui évoquait une pelle. Ils s’étaient balancés un petit moment au-dessus de la cavité qu’ils venaient de forer, comme des herbes agitées par le vent, puis ils s’étaient retirés sans un bruit, sans un cri, abandonnant derrière eux un tunnel étroit aux contours nets. Les ventresecs s’y étaient engouffrés l’un après l’autre et, après avoir rampé pendant un long moment sur une pente assez raide, avaient débouché dans la cavité où régnait une odeur tenace de soufre.

Les mains d’Ezlinn sinuèrent à nouveau sur le torse d’Orchéron. Quelques instants plus tôt, elle était venue se pelotonner contre lui dans le réduit minuscule où il s’était isolé. Il n’avait pas répondu à ses avances, non parce qu’elle lui déplaisait mais parce que le souvenir de Mael était encore trop présent, trop vivace, et qu’il aurait eu l’impression de le trahir, de le salir en cédant aux sollicitations d’Ezlinn. Elle avait poussé un soupir de déception, en apparence résignée, mais sa nouvelle offensive montrait qu’elle n’avait pas renoncé, qu’elle reviendrait à la charge tant qu’il ne l’aurait pas repoussée avec la fermeté requise. Elle se frotta avec impatience contre lui et, d’une pression appuyée de la main sur l’épaule, l’invita à se retourner. L’épais tapis de feuilles sèches craqua, crépita sous leur poids.

« Tu n’as donc aucun désir pour moi ? »

Il lui effleura la joue du dos de la main. L’obscurité effaçait en partie les traits de la ventresec et donnait de la profondeur, du trouble à son regard.

« Ce n’est pas ça, répondit-il. Mael, la femme qu’ils m’ont enlevée, elle vit encore en moi.

— Les négentes l’ont emmenée dans les mondes où on ne souffre pas. Elle n’a plus besoin de toi et tu n’as plus besoin d’elle. Moi, je suis là, à tes côtés, et j’ai besoin de toi. Pour faire un enfant. »

La proposition d’Ezlinn souleva en lui à la fois de l’émotion et de la perplexité : il n’avait jamais envisagé d’être père, pas même avec Mael. Non seulement parce qu’il tardait à sortir de l’enfance, mais parce que la notion même de paternité lui était totalement étrangère. Il n’avait pas connu son père biologique, un homme sans aucune espèce d’importance selon Lilea, une ombre, et il n’avait pas réussi – ni même essayé d’ailleurs – à reconstituer l’image paternelle auprès d’Aïron.

« Il y a d’autres hommes que moi », murmura-t-il dans un souffle.

Elle se redressa sur un coude et le dévisagea avec dans les yeux des lueurs de dépit, de colère presque.

« Plein d’autres ! Et aucun ne m’a jamais refusée. Jamais ! »

Elle rajusta rageusement sa robe et, ramassée sur elle-même pour ne pas se cogner à la voûte basse, sortit de la petite excavation. Il regretta de l’avoir déçue, d’autant que, elle avait raison sur ce point, il ne servait à rien de remuer le passé, de ressasser les souvenirs. Il faillit lui crier de revenir, mais, brisé par les événements de la journée, il y renonça et plongea rapidement dans un sommeil où les rêves résonnaient comme de lointains, d’impalpables échos.

Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, les ventresecs avaient disparu. Il eut beau appeler, explorer les salles annexes, il dut se rendre à l’évidence : les matelas de feuilles séchées, les queues et les trognons des fruits étaient désormais les seules traces du séjour des errants dans la grotte.

Il mit leur disparition sur le compte de la déception d’Ezlinn : l’avait-il insultée en refusant ses avances ? Avait-elle réveillé les autres membres du clan pour filer en plein cœur de la nuit et l’abandonner à son sort ? Leur départ l’attrista. Il avait cru qu’elle comprendrait, qu’elle lui pardonnerait. Il ne l’avait pas repoussée par mépris, encore moins par dégoût, mais simplement parce que, depuis le meurtre d’Œrdwen et la mort de Mael, il n’avait pas le cœur à ça, qu’il avait besoin d’un peu de temps pour redécouvrir les enchantements de la vie.

Il mangea deux fruits, en cueillit quatre supplémentaires qu’il fourra dans les poches de son pantalon et s’engagea dans le tunnel creusé par les furves. Alors qu’il en avait parcouru la moitié, qu’il apercevait le cercle aveuglant de la sortie, il entendit un vague bruit de frottement dans son dos. Il se contorsionna pour jeter un regard par-dessus son épaule et vit que le boyau, qui s’emplissait aux trois quarts de la lumière de Jael, s’assombrissait à grande vitesse. Il reconnut au bout de quelques instants l’épiderme luisant, la tête ronde et la gueule entrouverte d’un furve. La créature fonçait sur lui comme l’eau furieuse d’un torrent.

Il pensa que les ventresecs avaient demandé à leurs alliés furves de venger l’honneur bafoué d’Ezlinn, se souvint de l’extraordinaire rapacité avec laquelle ils avaient englouti les lakchas de chasse et, gagné par l’affolement, rampa de toutes ses forces en direction de la sortie. La sueur lui dégoulina dans les yeux, son torse nu s’égratigna sur la terre et les pierres, des gémissements s’échappèrent de ses lèvres, mais, il eut beau s’échiner avec l’énergie du désespoir, il comprit que son poursuivant s’abattrait sur lui bien avant qu’il ne parvienne à regagner l’extérieur et, le souffle court, exténué par la violence de l’effort, il s’immobilisa.

Le furve se tenait à quelques pouces de ses pieds, sans doute depuis un petit moment déjà. Sa tête se balançait au bout de son long corps, sa gueule refermée se réduisait à une fente légèrement incurvée, une dizaine d’antennes translucides et souples, perchées sur la partie supérieure de son crâne, flottaient dans l’air comme les tentacules d’une éclipte. Elles lui servaient probablement d’yeux et de narines car on ne lui voyait pas d’orifice ni de relief au-dessus de la gueule. De même ses flancs arrondis, annelés par endroits, ne palpitaient pas, comme s’il n’éprouvait pas le besoin de respirer. De temps à autre son corps se tendait et sa tête se propulsait au-dessus du dos d’Orchéron. Les griffes uniques de ses membres antérieurs repliés sous lui crissaient sur les cailloux sertis dans la terre meuble.

L’homme et la créature du nouveau monde restèrent un long moment dans cette position, lui n’osant pas bouger de peur de déclencher l’attaque, elle ponctuant ses ondulations hypnotiques de brusques coups de tête vers l’avant dont certains, plus amples, la rapprochaient tout près de son visage. Orchéron se remémora à nouveau la scène du carnage dans le campement, comprit que, si le furve avait vraiment eu l’intention de se jeter sur lui, il n’aurait pas attendu si longtemps et commença à se détendre. Il se tourna lentement dans le boyau pour s’asseoir et décontracter ses jambes. Les fruits dans sa poche irritèrent le creux de ses aines et le haut de ses cuisses. Il eut l’idée d’en sortir un et de le tendre au furve. Aussitôt les extrémités des antennes de la créature vinrent se poser sur la peau jaunâtre du fruit et sur la pulpe de ses doigts. Leur contact n’était ni agréable ni déplaisant, il évoquait la caresse des épis de manne encore tendres d’avant les moissons.

Les antennes s’enhardissaient à présent, s’enroulaient autour du poignet et de l’avant-bras d’Orchéron, accentuaient leur pression sans jamais toutefois se faire blessantes, remontaient vers son épaule comme des branches grimpantes extensibles, atteignaient son cou, son menton, ses joues, son nez, ses yeux, son front. Rassuré par la délicatesse du furve, il se laissa explorer sans résistance, un peu inquiet au début, de plus en plus serein par la suite. Il ne s’agissait pas d’une première prise de contact mais, c’est du moins ce qu’il ressentit avec acuité, du resserrement d’un lien distendu, de la résurgence d’une relation très ancienne. Il n’avait pourtant jamais mis les pieds dans les réseaux souterrains du Triangle, pas à sa connaissance en tout cas, et il se demandait de quel recoin de sa mémoire surgissait ce genre de réminiscence. Les antennes le palpèrent pendant un long moment encore avant de se rétracter lentement et de retrouver leur conformation initiale. Puis la gueule du furve s’ouvrit, se dilata jusqu’à estomper sa tête et son corps, jusqu’à occuper la quasi-totalité du boyau, comme un nouveau tunnel qui se serait ouvert à l’intérieur du premier, bâilla avec une insistance et une profondeur alarmantes, avant de se refermer brusquement sur le fruit que lui présentait la main tendue.

Orchéron ne ressentit pas le moindre choc sur les doigts ou sur la paume, à peine un fourmillement. La créature du nouveau monde s’évanouit avec la même vélocité qu’elle était apparue. Il vit la lumière s’étirer comme un ruban étincelant dans le boyau et, perplexe, un peu étourdi, se remit à ramper vers le cercle aveuglant de la sortie.

Dehors l’attendaient un ciel noir, un vent mordant et une pluie cinglante. Il essaya de s’orienter, mais il ne discerna pas un seul point de repère autour de lui, ni les montagnes de l’Agauer dissimulées par les rideaux de pluie ni le disque de Jael enfoui sous une épaisse couche de nuages. La plaine s’éparpillait en collines sombres, échevelées, en vagues furieuses d’où s’échappaient les dernières bulles de pollen alourdies et pulvérisées avant d’avoir pris leur envol. La fraîcheur piquante des gouttes annonçait l’arrivée prochaine des averses de cristaux de glace. Combien de jours lui fallait-il encore pour arriver au pied des montagnes ? Cinq, six ? L’amaya de glace avait largement le temps de prendre ses quartiers, et il ne disposait ni de vêtements chauds ni de réserves de vivres, rien d’autre que trois fruits et son couteau de corne assoupi dans le fond d’une de ses poches. La solution la plus raisonnable aurait été de retourner dans la cavité et d’y séjourner jusqu’à la fonte des glaces, jusqu’au retour de la saison sèche. Elle contenait de quoi subvenir à tous ses besoins, nourriture, eau, chaleur. Mais le sentiment tenace qu’il devait à tout prix continuer son chemin, gagner le bord des grandes eaux orientales avant l’arrivée des premiers froids le retenait de se glisser dans le tunnel des furves. Aucune raison précise, pourtant, ne le poussait à se rendre sur l’autre continent. La légende de l’Agauer, du deuxième peuple dont lui avait parlé sa mère Orchale, n’était qu’un prétexte. Il cherchait autre chose, quelque chose qui avait un rapport avec lui, avec son passé, qui pourrait expliquer ses crises, combler les vides de sa mémoire. La solution se trouvait ailleurs que sur le Triangle, il en était persuadé, et, après avoir consumé la plus grande partie de sa vie en pertes de temps, il refusait de gaspiller deux mois de plus dans une grotte souterraine des plaines. Il croisa les bras pour se protéger des rafales sifflantes et des gouttes blessantes.

Il ne pleuvait plus mais le vent répandait une humidité amère, saumâtre. Des cris plaintifs, aigus, ponctuaient les grondements réguliers qui montaient du gigantesque gouffre. Une mousse rosâtre supplantait l’herbe rase par endroits et grimpait à l’assaut de grands rochers blancs veinés d’or, d’ambre et de vert.

Orchéron contourna une colline imposante pour se rapprocher du bord du gouffre. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait ni de la façon dont il s’y était rendu. Ses derniers souvenirs le montraient perdu au milieu des plaines du Triangle battues par une pluie et un vent mordants, puis c’était le vide, le trou noir, l’impression qu’une nouvelle partie de sa vie avait été escamotée. Il se sentait aussi fourbu que s’il avait marché pendant plusieurs jours sans prendre ni repos ni sommeil. Il peinait à remuer ses membres lourds, engourdis, comme si son cerveau n’était plus synchronisé avec son corps. Il s’était inspecté de la tête aux pieds et n’avait découvert aucune trace de coup, aucune blessure apparente. Il avait aperçu derrière lui les aiguilles de l’Agauer blanchies par les neiges éternelles, si proches, si hautes qu’elles paraissaient occuper la moitié du ciel. Il en avait conclu qu’il avait franchi les montagnes et subi une autre de ces pertes de mémoire qui entrecoupaient son existence.

Un nouveau saut dans le temps.

Le spectacle qu’il découvrit de l’autre côté de la colline lui coupa le souffle. Six ou sept cents pas en contrebas, au fond du gouffre dont il ne distinguait pas le bord opposé, s’étendait une masse d’eau sans limite, parcourue d’ondulations blanches, de collines mouvantes, de vagues titanesques qui venaient régulièrement se pulvériser dans un fracas d’orage sur les rochers du pied de la paroi. Et les gouttes qui lui cinglaient le visage ne dégringolaient pas des nues mais montaient des gigantesques gerbes d’écume disséminées par le vent. Les rayons de Jael déchiraient les nuages et tombaient en colonnes radieuses sur la surface de l’eau qu’ils teintaient de reflets bleus ou verts. L’air était vif, frais, mais pas aussi froid que dans les plaines du Triangle, comme si l’amaya de glace ne s’installait pas de ce côté-ci des montagnes. Des créatures volantes aux plumes multicolores, semblables à de petits nanziers, dérivaient sur les courants aériens et se posaient en bandes au sommet des récifs fouettés par l’écume. C’est d’eux que venaient les cris qui s’entrelaçaient en trilles aigus autour des grondements amples des vagues.

Orchéron sut alors qu’il était arrivé sur la rive des grandes eaux orientales. De tous les habitants du nouveau monde, seuls les chasseurs, entraînés par les migrations des troupeaux de yonks, franchissaient la distance qui séparait les domaines du Triangle du littoral des grandes eaux. Ils en rapportaient des récits effrayants, des histoires de monstres aux cris épouvantables, de démons ruisselants et cruels surgis des profondeurs aquatiques. Certes, les lakchas de chasse avaient la parole féconde et l’imagination débordante, mais Orchéron devina qu’une autre raison, bien consciente celle-là, les poussait à colporter ces rumeurs terrifiantes : la volonté féroce de maintenir les autres dans les limites des plaines du Triangle, de réserver à leur seul usage l’immensité de ces territoires sauvages et splendides. Ils privaient les descendants de l’Estérion d’un spectacle magnifique, mais également d’autres ressources, d’autres facettes de leur monde d’adoption.

Orchéron s’assit sur un rocher et contempla la surface ondulante des grandes eaux qui se jetaient au loin dans un horizon subtilisé par les nuages et les brumes. Autant il était facile de traverser à la nage la rivière Abondance, large à ses périodes les plus grosses de deux ou trois cents pas, autant franchir cette étendue sans fin lui paraissait impossible, au-dessus de ses moyens et de ses forces. Le regard avait beau se concentrer sur le lointain, il ne saisissait pas la rive opposée, l’ombre du deuxième continent, ni même ne la devinait, il embrassait seulement ces collines ourlées d’écume qui s’affaissaient et se reconstituaient dans un mouvement perpétuel lancinant.

Tourmenté par la faim, Orchéron glissa la main dans sa poche. Ses doigts s’enfoncèrent dans une matière molle et visqueuse. Les fruits qu’il avait cueillis dans la cavité souterraine étaient devenus immangeables. Il se releva, retira ses chaussures, son pantalon, retourna ses poches, les vida de la pulpe noircie et presque liquide, récupéra son couteau enduit d’une matière sucrée gluante, avisa une flaque d’eau au milieu de la mousse, y plongea le pantalon tout entier, le frotta pendant quelques instants, le rinça et l’étala sur un rocher avant de nettoyer son couteau. Il recueillit un peu d’eau dans le creux de sa main, la recracha aussitôt après l’avoir bue. Ce n’était pas avec elle qu’il pourrait étancher sa soif. Son goût avait la même saveur saumâtre, en nettement plus prononcé, que l’air ambiant, la même saveur âpre que la sueur ou qu’un lait de fleur croupissant depuis plusieurs jours dans un fond de cruche.

Jael entamait sa lente plongée vers l’ouest quand il décida d’explorer les environs. Il enfila son pantalon encore humide, resserra les attaches effilochées de ses chaussures de cuir, longea la rive des grandes eaux dans une direction qu’il estima être le nord, parcourut plusieurs lieues au milieu des grands rochers dressés comme des gardiens au-dessus du précipice. Si leurs formes variaient selon leur exposition aux pluies et aux vents, leurs couleurs restaient toujours les mêmes, un blanc laiteux, parfois translucide, strié de veines bleues, vertes ou brunes. La végétation se réduisait le plus souvent à cette mousse rosâtre et rêche qui cernait de rares buissons émaillés de fleurs écarlates. Des oiseaux bariolés s’envolaient à son approche en poussant des piaillements de frayeur. Il n’y avait pratiquement aucune chance de trouver des arbres fruitiers dans le coin, aucune chance par conséquent d’apaiser une faim qui devenait obsédante, torturante. Il avait déplié la lame de son couteau, au cas très improbable où un yonk ou un autre animal viendrait s’échouer dans les parages.

Il dévala avec prudence une pente abrupte, glissante, qui donnait sur un plateau encaissé fouetté par un vent violent, empli de la lumière rouille de Jael et léché de façon intermittente par l’écume des vagues.

Il n’y trouva pas un yonk mais un troupeau.

Des dizaines de grands herbivores broutaient avec avidité les feuilles vert sombre et luisantes des arbustes qui poussaient entre les échines claires et arrondies des rochers.

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