CHAPITRE XXI MURS

J’évoquais ce complot ourdi par les fleureuses afin d’obtenir mon expulsion du domaine de Vodehal et du secteur de Cent-Sources. Elles n’ont pas pris le risque de m’attaquer de front et de provoquer la colère de ceux qui se montraient enchantés de mes services, elles ont fait en sorte de me déconsidérer aux yeux de tous. Par quel moyen ? oh ! c’est très simple, il leur a suffi de choisir une mathelle influente et d’ajouter un philtre de leur invention à la potion que je lui avais préparée.

La mathelle en question, une femme âgée de plus de cent ans et déjà mère de neuf enfants, s’était mise en tête de retenir près d’elle un jeune volage dont elle s’était entichée. Et c’est moi qu’elle avait consultée, sur les recommandations de l’une de ses amies à qui mes interventions avaient particulièrement réussi. Seulement, le poison foudroyant versé par les autres fleureuses dans ma préparation a occis le beau volage en quelques instants. On m’a donc accusée de sa mort, et, comme je n’ai pas réussi à prouver la responsabilité de mes très chères consœurs dans ce décès, l’assemblée des mathelles m’a condamnée à l’exil avec une belle unanimité. Et une belle hypocrisie : bon nombre d’entre elles, de fidèles clientes pourtant, ont feint de ne pas me connaître. Elles utilisent presque toutes les philtres d’amour mais elles ne tiennent pas à ce que les autres le sachent.

Quatre hommes sont venus me chercher dans ma chambre le lendemain matin pour me conduire au nord de Cent-Sources, à l’entrée des plaines sauvages du Triangle. Je me suis longtemps demandé pourquoi ils ne m’avaient pas violée malgré les regards salaces qu’ils n’avaient cessé de me jeter tout au long du trajet. La réponse a fini par se dessiner d’elle-même : ils avaient eu peur de moi, peur de mes charmes ; je ne parle pas de ceux, naturels et discutables, que la nature m’a donnés, mais du pouvoir qu’ils me prêtaient. Il suffit que vous ayez quelques connaissances pour impressionner les esprits faibles, c’est une règle que j’ai vérifiée à maintes reprises. Il en va ainsi des séculières djemales, dont le savoir inspire la crainte et le respect, et de tous ceux dont les aptitudes particulières les rendent à la fois indispensables et redoutés.

Pourtant, je vous assure, je n’étais qu’une femme désemparée, désespérée, lorsque mon escorte m’a abandonnée dans les plaines du Triangle. Je n’avais pas de vivres ni d’eau, ni de vêtements de rechange ni de couverture, et encore moins de ces accessoires à la fois superflus et indispensables qu’on trouve dans les chambres de toutes les femmes. La saison sèche touchait à sa fin, les vents déjà froids annonçaient les averses de cristaux, et je n’avais aucune autre protection à opposer aux éléments que ma robe et mes dessous de laine végétale. J’ai marché en direction du nord sans savoir où me portaient mes pas, sursautant au moindre bruit, pleurant toutes les larmes de mon corps. J’ai passé ma première nuit allongée sur l’herbe, trop anxieuse, affamée et assoiffée pour m’endormir malgré mon épuisement. J’éprouvais pour les fleureuses et les mathelles une haine brûlante à la mesure de ma détresse, j’échafaudais mille projets pour me venger d’elles. Je crois que si je suis restée en vie cette nuit-là, si je ne me suis pas ouverte les veines avec mon petit canif de corne, je le dois à cette rage incendiaire qui m’a consumée jusqu’à l’aube.

J’ai erré dans les plaines pendant plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines. Je suçais les herbes imprégnées de rosée pour étancher ma soif, je mangeais les pétales et le pistil des fleurs que je reconnaissais pour apaiser une faim de plus en plus dévorante. J’ai perdu peu à peu la notion du temps, j’ai vu le ciel se couvrir de nuages menaçants, qui, par chance, n’ont pas libéré tout de suite leurs averses de cristaux.

Mon errance m’a conduite un beau matin sur le bord de la rivière Abondance. Les rayons de Jael ne réussissaient pas à réchauffer l’air froid, mais j’ai tout de même décidé de prendre un bain et je me suis dévêtue. Celui qui n’en a jamais été privé pendant un long temps ne peut pas savoir quel bien-être procure l’eau, même glacée ! J’avais l’impression de revivre, et je retardais jusqu’à l’inexorable le moment de sortir, de laver mes vêtements maculés de terre, imprégnés de ma sueur, de mes peurs, de ma rage et du sang de mes règles. Je crois me souvenir que j’ai chanté à tue-tête malgré ma solitude et ma faim, ou peut-être à cause de ma solitude et de ma faim. En outre, la rivière me raccrochait aux mathelles, à Cent-Sources : il me suffisait d’en suivre le cours en direction du sud pour me rapprocher des domaines et exercer ma vengeance. Je ne savais pas encore quelle forme exacte elle revêtirait, mais j’utiliserais sans aucun doute mes connaissances des fleurs et des plantes, peut-être en empoisonnant les eaux, la rivière et les sources, ou encore en provoquant des fièvres malignes chez les enfants qui s’aventureraient sur les chemins déserts. Je ne suis pas de ces femmes qui pardonnent facilement, et la rancune se ligue facilement avec d’autres rancunes pour former, comme les fils d’une étoffe, une trame de plus en plus dense, de plus en plus étouffante.

Alors que je sortais enfin de l’eau pour aller chercher mes vêtements, je l’ai aperçu. Je n’ai vu d’abord que ses yeux sombres dans son visage enfantin encadré d’une épaisse chevelure brune. Ils m’ont tellement subjuguée que je n’ai même pas songé à leur soustraire mon corps, que je suis restée nue, impudique et figée dans l’eau jusqu’aux genoux. Pour la première fois depuis une vingtaine d’années, je pouvais contempler un homme sans songer à Piek, à sa trogne rougeaude et au bout de chair ridicule dépassant du fouillis de ses vêtements. J’ai beau explorer ma mémoire de fond en comble, je ne me rappelle pas les premières paroles que nous avons échangées. Ni même si nous en avons échangé. Je me souviens seulement que son regard me brûlait délicieusement, que je n’avais qu’une envie, c’était de prolonger ce contact, de m’offrir sans retenue à cette caresse visuelle à la fois si intense et si douce. Il émanait de lui une tristesse bouleversante, presque palpable, qui semblait le recouvrir comme une ombre. Il portait des objets que je n’ai pas identifiés sur le moment. J’ai cru qu’il s’était muni de couvertures ou de manteaux de laine végétale pour se protéger des grands froids de l’amaya de glace.

Il m’a souri tout à coup, et je me suis sentie soulevée de l’eau. Puis il s’est rapidement dévêtu et il est entré à son tour dans la rivière. Nous nous sommes baignés tous les deux sans dire un mot et, que je sois transformée en pierre si je mens, sans nous toucher ni nous frôler. Il avait suffi que nous nous regardions quelques instants pour que s’instaure entre nous ce respect mutuel et infini qui est la marque des grands déçus de la vie. Pourtant, son corps élancé et sa peau dorée m’avaient déjà réconciliée avec les hommes et redonné l’envie de devenir une femme. Ma haine contre les fleureuses et les mathelles n’était pas tombée – elle ne l’est pas encore tout à fait, un aveu terrifiant pour une vieillarde de mon espèce –, mais mon exil avait abouti à un résultat totalement inattendu : j’allais enfin pouvoir me consacrer à mes désirs après avoir passé plus de dix ans à exaucer ceux des autres.

Les mémoires de Gmezer.


Orchéron demeura un long moment sans pouvoir bouger dans une obscurité totale, aux prises avec une souffrance aussi cruelle, aussi implacable que celle qui le terrassait pendant ses crises. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, il avait repris connaissance après une brève sensation de déplacement et de dispersion dans le vide. Son corps glacé semblait se reconstituer petit à petit, ainsi que ses pensées, ses souvenirs.

Curieusement, sa mémoire lui revenait dans l’ordre chronologique. Il revivait d’abord des scènes de sa première enfance avec sa mère Lilea, des sensations éprouvées à l’âge de deux ou trois ans, tellement lointaines qu’elles paraissaient surgir d’un autre monde, d’une autre vie. Un visage auréolé de cheveux blancs bouclés et sillonné de rides peu prononcées le fixait avec attention. Il appartenait à un homme, même si un grand nombre de femmes auraient pu lui envier sa finesse. Ses yeux pâles étaient à la fois d’une pureté cristalline et d’une tristesse infinie, comme un ciel radieux de saison sèche assombri par un voile imperceptible. De temps à autre il se tournait vers Lilea et lui murmurait quelques mots. Ils ne se ressemblaient pas vraiment, et pourtant il sautait aux yeux qu’ils étaient du même sang, de la même lignée. Orchéron ressentait avec l’acuité de Lobzal l’atmosphère de mystère, de clandestinité et d’angoisse qui entourait leur rencontre. Le friselis des herbes, la caresse de la brise nocturne et le scintillement des étoiles indiquaient qu’ils s’étaient donné rendez-vous en pleine nuit et à l’écart du mathelle de Jasa.

Puis la mémoire d’Orchéron le surprenait quelques mois plus tard en train de jouer non loin de sa mère dans la cuisine du mathelle. Un constant de Jasa entrait, visiblement excité, annonçait que les protecteurs des sentiers avaient éteint une nouvelle lignée maudite et que, au train où allaient les choses, il ne resterait bientôt plus une seule de « ces satanées engeances » sur le nouveau monde. Une femme posait une question et le constant lançait une série de noms que Lobzal ne connaissait pas. Alarmé par la pâleur subite de sa mère Lilea, il se précipitait dans ses jupes et lui entourait les jambes de ses bras pour l’empêcher de s’effondrer. Elle lui empoignait les cheveux et les tirait de façon convulsive, douloureuse, mais, de même qu’elle contenait ses larmes et ses tremblements, il ne criait pas, il devinait que le moment aurait été mal choisi d’attirer l’attention sur eux.

Il n’avait jamais établi la relation entre la réaction de sa mère et l’homme aux cheveux blancs et aux yeux clairs, mais aujourd’hui, dans ce creuset de souffrance et de ténèbres où s’aiguisaient les souvenirs, le tableau lui apparaissait dans son intégralité : c’était la mort du père de Lilea que le constant de Jasa était venu annoncer avec une telle brutalité, une telle impudeur.

La mort par conséquent de son grand-père. Lilea avait pris des risques insensés pour lui montrer son petit-fils, le dernier de la lignée : personne ne devait savoir qu’elle s’était perpétuée.

Orchéron s’accoutumait à l’obscurité, entrevoyait des lignes, des reliefs. La douleur diminuait peu à peu, et il pouvait désormais se représenter les contours de son corps. Allongé sur une surface ni ferme ni molle qui était sans doute de la terre, il se trouvait au centre d’une cavité qui évoquait un sous-sol ou une cave plutôt qu’une grotte naturelle : assez basse sur les côtés, elle prenait de la hauteur au centre de sa voûte en forme de cône renversé. Il y régnait un froid identique à celui qu’ils avaient éprouvé, les ventresecs et lui, dans le tunnel du bord des grandes eaux. Il fouilla la pénombre du regard mais ne discerna pas de corps autour de lui. Les errants n’avaient pas osé le poursuivre de l’autre côté de la porte. Une intuition lui murmura que leur organisme n’aurait pas supporté ce… saut dans le temps, que leur prophétie, en entretenant cette terreur de la malédiction, les protégeait de la curiosité.

Saut dans le temps…

Sans doute la seule définition satisfaisante de l’expérience qu’il venait de vivre. La même, en plus condensée, en plus consciente, que les trous de mémoire qui avaient jalonné son existence. Il n’avait pas l’impression pourtant d’avoir égaré une partie de ses souvenirs, seulement d’avoir subi une brusque accélération, d’avoir été projeté par un souffle d’une puissance infinie. Comme si, en franchissant l’ouverture du bout du tunnel, il avait aboli les distances et mis le pied dans une nouvelle réalité. Mais pourquoi avait-il la capacité de traverser ce passage alors que les autres, les errants et probablement la plupart des habitants du nouveau monde, ne le pouvaient pas ?

Il essaya de se lever mais son corps ne lui obéit pas, englué dans sa propre inertie. Un rayon de lumière ténu se coulait par l’étroite ouverture du centre de la voûte et plaquait un vernis laiteux sur le pan incurvé d’un mur de soutènement. Il parvint à tourner la tête et à distinguer, quelques pas derrière lui, une bouche arrondie et tendue d’une obscurité opaque impénétrable. Il avait la certitude quasi biologique d’avoir parcouru une distance gigantesque, et pourtant il lui semblait se retrouver simplement de l’autre côté de la porte qu’il avait passée quelques instants – heures, jours – plus tôt.

Le visage plein de Mael lui effleura l’esprit et, pour la première fois depuis qu’ils s’étaient séparés dans le grenier du silo, il souffrit du manque de sa sœur, il fut étreint par une envie bouleversante de la rejoindre par-delà les gouffres qui continuaient de se creuser entre eux. Il lui devait ses seuls vrais moments de joie dans une existence rythmée par les travaux du mathelle et la fréquence de ses crises. Ni l’affection d’Orchale, ni l’amitié de quelques permanents, ni les menus plaisirs glanés dans l’atelier de poterie n’avaient réussi aussi bien qu’elle à le distraire de cette mélancolie omniprésente, sous-jacente, qui l’imprégnait comme l’eau d’une source froide, amère, intarissable. Maintenant que Mael n’était plus, qui d’autre pourrait apporter un peu de clarté, un peu de chaleur dans sa grisaille perpétuelle ? Son désir confus pour Ezlinn la ventresec n’avait été qu’une tentative absurde, vouée à l’échec, de ranimer les instants de trêve, de grâce, qu’il avait vécus dans le rayonnement de sa sœur.

Le jour se levait lorsqu’il put enfin se mettre debout. Un flot éblouissant s’engouffrait par l’ouverture du centre de la voûte et révélait la forme parfaitement circulaire de la pièce enterrée. Il dévoilait également des reliefs qui longeaient en partie les murs et qui ressemblaient à des bancs. La taille et la disposition parfaite des pierres, ajustées sans la moindre trace de mortier, indiquaient un savoir-faire différent de celui des mathelles mais tout aussi évolué, peut-être même davantage. Seules les herbes folles et les plaques verdâtres de moisissure qui recouvraient la terre par endroits trahissaient une certaine négligence, voire un abandon pur et simple. Le froid intense émanait de la bouche dont l’obscurité restait totalement imperméable à la lumière du jour.

Orchéron ne remarqua pas d’autre issue que la trappe du milieu de la voûte, perchée à une hauteur équivalente à quatre hommes. Il découvrit dans une touffe d’herbe les débris rougeâtres de ce qui avait probablement été une échelle. Le matériau, qu’il ne connaissait pas, avait à peu près la même consistance au toucher que l’habillage gris du tunnel du bord des grandes eaux. Son aspect lisse, premier, apparaissait par endroits sous la substance rougeâtre et colorante qui évoquait ces maladies de peau provoquées par les allergies au pollen.

Son mauvais état rendait en tout cas l’échelle inutilisable. De même, ni les murs ni la voûte ne présentaient d’aspérités, de chevrons ou de ces pièces de renforcement qu’utilisaient les maçons des domaines, et ils étaient de ce fait impossibles à escalader. Il tardait pourtant à Orchéron de se réchauffer aux rayons de Jael. Il chercha fébrilement un moyen de sortir de cette cave, ne trouva pas d’autre solution que de desceller les pierres du mur de soutènement à l’aide de son couteau de corne, puis de les assembler au milieu et de grimper sur le tas une fois qu’il serait suffisamment haut pour lui permettre d’agripper les bords de la trappe. Il se mit à la tâche, conscient qu’elle lui prendrait une grande partie de la journée.

La construction reposant entièrement sur l’agencement des pierres entre elles, la première s’avéra la plus difficile à desceller. L’ouvrage des bâtiments des domaines, lié par de la terre et de la paille broyée, paraissait grossier en comparaison de cette maçonnerie sèche où pas un espace n’était vide, où chaque élément semblait occuper sa juste place. Il avait fallu une patience et une opiniâtreté de tous les instants à ceux qui l’avaient édifiée, et Orchéron avait l’impression détestable de saccager un chef-d’œuvre, de rayer de quelques coups de couteau des années et des années d’un travail magistral. Si la majeure partie des pierres utilisées étaient opaques et de couleur jaune, quelques-unes, translucides et sillonnées de veines brunes, ressemblaient aux rochers du bord des grandes eaux.

La lumière peina rapidement à transpercer une poussière dense irrespirable. Orchéron avait beau se démener comme un démon, l’amas s’élevait avec une lenteur exaspérante, d’autant qu’il lui fallait prévoir une base suffisamment large pour lui assurer un minimum de stabilité. Des ruisseaux d’une terre sèche et rougeâtre s’écoulaient de la brèche du mur de soutènement et s’écrasaient en flaques épaisses sur le sol.

Orchéron continua pendant un bon moment, puis, harcelé par la fatigue, la soif et la faim, éprouva le besoin de s’arrêter lorsque le tas lui arriva à peu près à hauteur de la taille. Assis sur le banc circulaire, en nage malgré le froid intense, il reprit son souffle en contemplant l’œil circulaire et aveuglant de l’ouverture. La poussière, plus épaisse qu’une averse de cristaux, lui irritait les yeux, les narines et la gorge.

Le flot de lumière qui tombait dans la salle vacilla tout à coup, un peu comme les rayons de Jael obscurcis par des frondaisons agitées par le vent, puis il se tarit pendant quelques instants, comme si quelqu’un venait de poser un couvercle sur l’ouverture. Orchéron se releva, inquiet, les jambes fléchies, le couteau levé à hauteur de son visage. Derrière lui, une pierre en équilibre dégringola en provoquant un éboulement. Tout un pan du mur de soutènement s’effondra dans un fracas d’orage et souleva une nouvelle nuée rougeâtre.

Au travers de ses cils collés par la sueur et la terre, il lui sembla déceler un mouvement bref, comme une reptation de furve, un déplacement qui trahissait en tout cas la présence d’un être vivant au-dessus de lui. La lumière, qui s’écoulait à nouveau, n’atteignait plus le sol, incapable de transpercer les volutes figées de poussière. Il appela, sa voix résonna un long moment dans le silence, mais nul ne lui répondit. Toussant, crachant, il se remit au travail, montant d’abord son amas avec les pierres de l’éboulement. Il ne pouvait pas se contenter de les jeter les unes sur les autres, il devait les agencer, les étayer, les caler de telle manière qu’elles ne s’effondrent pas à la moindre poussée, au moindre déséquilibre. Prévoir en outre d’autres monceaux un peu moins hauts qui lui serviraient de marches pour compléter et gravir le tas principal. Les circonstances le conviaient à faire preuve d’une part infime de cette patience qui avait guidé les maîtres bâtisseurs de cette salle souterraine. Conscient qu’il perdrait du temps à vouloir en gagner trop rapidement, il s’appliqua à chercher le meilleur emplacement pour chaque pierre.

L’ombre vint boucher la trappe à plusieurs reprises. Orchéron ne discerna rien d’autre que des mouvements aussi fugitifs et silencieux que le passage d’un nuage noir dans un ciel clair, cria deux fois puis, en l’absence de réponse, finit par ne plus y prêter attention. Son ouvrage lui arrivait maintenant à la tête et nécessitait un surcroît de précautions. Obligé de monter les pierres une à une, il se sentait gagné par une sensation pernicieuse de découragement. Il était parvenu à un stade où l’entreprise paraissait totalement inutile, sans début ni fin, figée dans sa propre absurdité, trop avancée pour renier le travail accompli, pas assez pour en apercevoir l’issue. Il s’accrocha cependant, descella sans relâche les pierres du mur, découvrit des bandes de plus en plus larges d’une terre de la même couleur que la lèpre des barreaux de l’ancienne échelle.

Alors que la lumière du dehors commençait à perdre de son éclat, il estima le monticule assez haut. Il aurait donné n’importe quoi pour boire quelques gouttes d’eau et respirer un air débarrassé de cette suffocante odeur de poussière. Il gravit d’abord les marches grossières qui montaient jusqu’au milieu de l’amas, puis, avec une lenteur crispante, les yeux brûlés par la sueur, il se jucha tout en haut en choisissant ses appuis avec soin, s’immobilisant, le cœur affolé, lorsque des craquements sourds s’élevaient sous ses pieds ou ses mains. Une fois au sommet, il resta accroupi un long moment afin de reprendre son souffle, puis se déplia avec une délicatesse d’éclipte. L’ouvrage oscilla et gronda d’une façon inquiétante lorsqu’il parvint à se mettre debout. Sa hâte à regagner l’air libre l’avait rendu un peu trop optimiste : ses mains ne parvenaient même pas à frôler le bord inférieur de la trappe, il lui manquait une distance d’environ un coude. Le ciel mauve, les reliefs translucides et les reflets qu’il entrevoyait là-haut restaient pour le moment inaccessibles.

Son juron s’étrangla dans sa gorge. L’amoncellement tout entier était pris de tremblements dont l’amplitude s’accentuait. Tout en s’évertuant à garder l’équilibre, il leva à nouveau les yeux sur la trappe, juste assez large pour le passage d’un homme. Peut-être pouvait-il en attraper le bord supérieur en sautant. Risqué : s’il se ratait, une chute d’une hauteur de quatre hommes l’attendait, largement de quoi se rompre les os. D’un autre côté, la chute semblait inéluctable, et il ne se voyait pas tout recommencer depuis le début. L’affaissement soudain de l’amas résolut son dilemme. Il eut le réflexe de se projeter vers le haut quand les pierres se dérobèrent sous ses pieds et de lancer les bras dans le cercle éblouissant de la trappe. Ses mains atteignirent l’arête supérieure, anguleuse, mais ne rencontrèrent aucune saillie où s’agripper. Au moment où, épouvanté, il allait sombrer dans la brume poussiéreuse qui submergeait la salle souterraine, une lanière s’enroula autour de son poignet et le maintint en suspension dans les airs.

Il eut une première réaction d’effroi, gigota pendant quelques instants avant de prendre conscience de la stupidité de sa réaction. Quelles que fussent la nature et l’intention de l’être qui l’avait agrippé, il ne fallait pas lui donner l’envie de le relâcher et de l’envoyer s’écraser sur les pierres jonchant le sol de la cave. Il cessa de remuer et, toujours suspendu par un bras, leva les yeux vers l’ouverture. Comme elle était en grande partie obstruée, il ne distingua pas grand-chose, tout au plus une forme allongée et claire qui évoquait une corde de paille de manne ou le tentacule d’une grande éclipte de la rivière Abondance.

La lumière l’aveugla tout à coup et, de manière quasi simultanée, il fut tiré vers le haut. Une de ses épaules heurta durement le bord de la trappe, son pantalon se déchira au niveau du genou, il se cogna encore la cheville avant d’être traîné sur une surface dure jonchée de cailloux. La première sensation qui le frappa, outre les multiples piqûres qui lui criblaient le torse, ce fut la fraîcheur de l’air, une morsure aussi virulente que l’amaya de glace. Puis il entrevit d’innombrables reflets tout autour de lui, comme s’il évoluait à l’intérieur d’une pierre transparente aux multiples facettes.

Il eut besoin d’un peu de temps pour reprendre ses esprits, pour s’apercevoir qu’on avait relâché son bras et que, quelques pas plus loin, on le regardait avec curiosité, sinon avec avidité.

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