CHAPITRE XXVI SAUTS

Voici donc l’histoire de Lézel. Je me suis efforcée de la retranscrire le plus fidèlement possible, en espérant que ma mémoire ne m’a pas trahie. Je lui ai demandé de me la raconter à plusieurs reprises avant sa mort, et je dois reconnaître qu’elle ne s’est jamais modifiée dans sa bouche, qu’elle était par conséquent l’expression d’une sincérité jamais démentie. Mon philtre d’amour, et donc son désir de m’être agréable, ont certes exercé une forte influence sur sa loyauté, mais je crois qu’il éprouvait surtout le besoin pressant de se libérer avant de se présenter sur le chemin des chanes.

En revanche, je ne puis affirmer qu’il n’était pas déjà sous l’emprise de la folie quand tous ces événements se sont produits. Peut-être a-t-il cru réellement que les choses s’étaient passées ainsi, peut-être n’est-ce que pure imagination, peut-être s’est-il enfermé dans ce genre de fables pour accepter son existence. Je ne puis en juger, même après toutes ces années, mais ce dont je suis sûre c’est qu’il a fait preuve jusqu’à la fin d’une grande cohérence, qu’il ne s’est jamais contredit.

Il me semble encore entendre le son de sa voix, et c’est naturellement que j’ai eu envie de rapporter son récit à la première personne. Il m’est arrivé de l’interrompre pendant qu’il parlait et d’exiger qu’il se consacre entièrement à mon plaisir avant de continuer, surtout lors des passages qui concernaient Lahiva, la belle, la maudite, la haïssable Lahiva. Une façon de marquer mon territoire, d’affirmer ma supériorité sur l’absente. Un comportement que la plupart jugeront puéril, stupide, mais que comprendront sans doute les femmes amoureuses, prêtes à tout, à tuer s’il le faut, pour s’attacher l’être aimé.

Le récit de Lézel, donc.

« Au retour de ma première expédition de chasse, j’ai décidé de sortir du cercle des lakchas et de rester sur les plaines. Je savais que, si je rentrais au domaine de Sgen, je ne pourrais faire autrement que tuer Elleo, me jeter sur Lahiva et la contraindre à m’aimer. Je pensais que le temps m’aiderait à l’oublier, mais la solitude et l’absence ont débouché sur un résultat diamétralement opposé : Lahiva a grandi à l’intérieur de moi, a occupé mes jours et mes nuits, ne m’a plus laissé un seul instant de répit. J’ai erré sur les plaines jusqu’aux premières averses de cristaux, me nourrissant de fruits sauvages et des restes de viande qu’abandonnaient parfois les clans ventresecs sur les pierres chaudes de leurs foyers. Puis j’ai découvert l’existence de ce gouffre, non loin de la rivière Abondance, non loin d’autres grottes où les fruits poussaient à profusion, non loin de champs intérieurs de manne sauvage qui, fécondée par les bulles de pollen, mûrissait deux fois l’an à la lumière des solarines. Un endroit idéal pour quelqu’un qui, comme moi, désirait se retirer du monde. J’avais un toit, de l’eau, de la nourriture et le souvenir de Lahiva pour compagne. J’avais vraiment l’intention de laisser s’égrener les années dans une solitude austère, le plus souvent désespérante mais où, de temps en temps, brillait un rayon de lumière, se suspendait un instant de grâce malheureusement trop vite englouti par le flot du temps…

» Et puis il est arrivé par le chemin de l’eau bouillante.

» J’ai d’abord aperçu, sur le bord d’un bassin, une masse sombre environnée de vapeur que j’ai prise pour un furve ou une autre créature inconnue du nouveau monde. Je m’en suis approché, le couteau à la main, le cœur empli de méfiance. À première vue, il me semblait avoir affaire à un animal surgi des abysses. De forme grise, allongée, difficile à cerner, il ne bougeait pas, et j’ai pensé qu’il était venu s’échouer dans cette grotte pour y mourir. Puis il a remué et j’ai vu un visage humain se former à l’intérieur de lui. Un visage d’homme en proie à une telle souffrance apparente que, du coup, la mienne m’a paru tolérable.

» Il ne m’a pas parlé, du moins je n’ai pas entendu le son de sa voix, mais des pensées ont résonné à l’intérieur de moi, qui, je n’ai eu aucun doute à ce sujet, provenaient de lui.

» — Je t’attendais, murmurait-il. J’attendais l’homme à qui transmettre mon héritage.

» Je me suis demandé de quel héritage il voulait parler, et il m’a répondu, comme s’il lisait dans mon esprit aussi facilement que sur un rouleau de peau déplié :

» — Tu ne connais pas cette vieille histoire que me racontait ma mère ? a-t-il poursuivi. L’histoire de ce jardin merveilleux où le premier homme et la première femme vivaient en paix jusqu’à ce que la femme prête une oreille attentive aux propositions de la créature du mal ? C’est une vieille histoire kropte…

» C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Maran, l’enfant-dieu de l’arche des origines. »

Les mémoires de Gmezer.


Orchéron dégagea fébrilement son couteau de corne et observa l’ombre qui continuait d’avancer dans sa direction avec une lenteur qu’il devinait trompeuse. Il rencontrait toujours des difficultés à en cerner les contours, il ne distinguait ni face, ni yeux, ni gueule, ni mandibules, ni bec, ni membres inférieurs, ni membres supérieurs, rien d’autre que le déplacement pesant d’une masse sombre, vaguement sphérique, d’où émanaient des courants glacés. Il essuya d’un revers de main les gouttelettes de sueur qui, malgré la fraîcheur, lui perlaient sur le front. Son regard revenait régulièrement heurter le cocon transparent qui renfermait Alma. Il en distinguait d’autres plus loin qui, pendus à la voûte de la cavité, contenaient tous des formes indistinctes, rougeâtres pour la plupart.

Il recula instinctivement et entra dans l’eau jusqu’aux chevilles. Le froid le pénétrait de plus en plus, commençait à engourdir son système nerveux, à paralyser ses muscles, à l’anesthésier. Sa volonté le désertait, le manche de son arme glissait entre ses doigts gourds, il admettait déjà sa capitulation, sa défaite.

Il avait éprouvé le même genre de froid devant les umbres, devant la porte du tunnel du bord des grandes eaux orientales, comme si les prédateurs volants, l’issue du tunnel et cette masse sombre étaient faits de la même matière, ou plutôt de la même absence de matière. Sa manie d’emprisonner ses proies dans des cocons transparents dénotait chez cette dernière une prédominance de l’instinct animal. Elle se constituait des réserves pour prévenir une éventuelle pénurie, comme les nanziers sauvages qui amassaient dans leurs nids d’énormes quantités de manne sauvage avant l’amaya de glace.

Les yeux d’Orchéron se levèrent à nouveau sur le cocon d’Alma. Il décela un éclat derrière la matière transparente et sentit le feu de son regard sur son visage. Un feu qui ranima sa combativité défaillante, qui aiguillonna son instinct de survie. Il se secoua pour chasser son engourdissement et resserra les doigts sur le manche de son couteau. Il distinguait maintenant à l’intérieur de la masse sombre des reliefs légèrement plus clairs, les creux et les bosses d’une face. D’elle s’échappait un filament blanchâtre qui s’allongeait, qui se dirigeait vers lui à la manière d’une flamme propagée par le vent. C’était probablement avec cette matière extensible qu’elle tissait ses cocons. Il ne fallait à aucun prix qu’elle le touche, ou il n’aurait plus aucune chance de lui échapper. Il se déplaça de trois pas sur sa gauche. Le filament, tout en continuant de s’étirer, changea immédiatement de direction et s’avança à nouveau vers lui. Il avisa des reliefs rocheux un peu plus loin, soulignés par la lumière d’une solarine, fit à nouveau deux pas vers la gauche en décomposant ses mouvements puis s’élança vers les rochers qu’il gravit en quelques foulées.

Il se retourna et se rendit compte avec effroi que la trace blanche avait à nouveau modifié sa trajectoire et accéléré l’allure. Il bondit de rocher en rocher vers l’intérieur du gouffre, se retrouva un peu plus loin coincé entre la paroi et la nappe phréatique. Au moment où il se disait qu’il ne lui restait pas d’autre choix que de plonger dans l’eau, il vit un nouveau filament se scinder du premier, pénétrer dans la nappe, onduler sous la surface frissonnante et lui couper toute possibilité de fuite.

Pris de panique, haletant, il chercha une issue. La masse sombre s’adaptait à ses réactions et aux éléments avec une vitesse et une efficacité sidérantes. Les fils blancs rampaient vers lui comme des créatures autonomes et douées d’intelligence.

Se soustraire ne serait-ce qu’un bref instant à l’attention de l’être des profondeurs…

La solution, la seule solution, c’était… un saut dans le temps.

Un moyen…

Il devait exister un moyen de provoquer le phénomène. Ses souvenirs s’étaient escamotés, mais sa mémoire organique en avait conservé le mode d’emploi. À sa gauche, l’extrémité du filament était sortie de l’eau et avait entamé son escalade des rochers ; l’autre, à sa droite, se promenait déjà à quelques pouces de son pied. Des cordes nerveuses, noueuses, s’étaient tendues entre son plexus solaire et les extrémités de ses membres.

Que s’était-il passé à chaque saut ? Une impression d’être dépecé vivant par des lames glacées.

Un peu comme au début de ses crises…

Chaque fois qu’il en avait eu réellement besoin, le déplacement dans le temps s’était effectué à son insu. Et la souffrance, bien réelle, tout aussi intolérable, s’était réfugiée dans son inconscient d’où elle s’évacuait périodiquement sous la forme de crises.

Le filament s’enroulait autour de son pied droit. Son contact visqueux et glacé le fit frémir de dégoût. Il fut en même temps happé par cette spirale de violence qui, d’habitude, le poussait à jeter tout ce qui lui tombait sous la main ou à frapper tout ce qui passait à portée de ses poings. Il ne chercha pas à résister cette fois-ci, il se laissa emporter, si loin, si profond en lui-même qu’il eut la sensation de se disperser dans son vide intérieur.

Il se tenait au pied de l’escalier. La masse sombre avait disparu, de même d’ailleurs que le cocon d’Alma. Il apercevait les autres enveloppes transparentes et suspendues sous la voûte, leur contenu sinistre en partie révélé par les rayons diffus des solarines. Il ressentait encore le vertige du saut, des frémissements impalpables dans le réseau de ses nerfs. Il se demanda s’il n’avait pas été entraîné trop loin dans le temps, si le monstre des profondeurs n’avait pas dévoré la petite djemale, puis il entendit les claquements de pas sur les marches de l’escalier, encore lointains mais qui se rapprochaient de la cavité. Par prudence, il se recula tout en jetant d’incessants regards autour de lui. Sans doute avait-il la capacité d’effectuer un autre saut en cas de nécessité, mais son organisme le supporterait mal, en garderait des séquelles. Il avait besoin de récupérer comme d’un autre voyage, plus que d’un autre voyage.

Les bruits de pas se rapprochèrent. Il colla la lame du couteau derrière sa cuisse. Il ne put retenir une exclamation de surprise lorsqu’il vit déboucher la petite djemale sur les marches tournantes qui s’échappaient du puits de descente pour se jeter dans le gouffre. Vêtue de la pièce d’étoffe blanche dont elle s’était drapée au deuxième étage de la construction.

Elle finit de dévaler l’escalier sans avoir remarqué sa présence. Elle ne parvint pas non plus à dissimuler sa surprise quand il émergea de la pénombre, s’avança vers elle et lui coupa l’accès à la nappe.

« Vous avez réussi à trouver la sortie plus vite que je le pensais », dit-elle avec une petite moue de dépit. Sa voix tremblait de frayeur contenue. « Et vous êtes parvenu aux mêmes conclusions que moi pour ce qui concerne la nappe phréatique. Moi qui pensais aller vous surprendre au troisième étage en vous apportant de l’eau… »

Elle lui montra d’un air déconfit le récipient en matière grise qu’elle portait. Il lui lança un regard stupéfait.

« Quand… quand nous sommes-nous séparés pour la dernière fois ? »

Elle leva sur lui des yeux perplexes et les laissa traîner quelques instants sur son torse.

« Je vous préfère sans votre fourrure vivante.

— Répondez à ma question. Quand ?

— Hier soir, il me semble. J’ai passé une nuit bizarre. J’ai l’impression d’être déjà venue ici. J’ai rêvé qu’un monstre m’agressait et m’emprisonnait dans une sorte de cocon…

— De ce genre-là ? » demanda-t-il en désignant les formes transparentes suspendues à la voûte.

Elle les observa, blêmit, acquiesça d’un hochement de tête.

« J’ai rêvé aussi que je vous voyais vous battre contre le monstre, que je vous encourageais du regard, que vous disparaissiez tout à coup… »

Des frissons agitèrent ses cheveux blonds qui tombaient en désordre sur ses épaules nues. Elle semblait avoir oublié de revêtir l’armure d’arrogance dont elle s’était protégée quelques jours plus tôt.

« Ce n’était pas un rêve ordinaire, reprit-elle d’une voix sourde, comme si elle s’adressait à elle-même. Plutôt l’impression d’avoir gardé les souvenirs précis d’un événement qui n’a pas eu lieu. »

Un voile se déchira dans l’esprit d’Orchéron. Son saut ne s’était pas effectué en direction du futur, comme les premières fois, mais dans le passé, deux jours plus tôt, juste avant l’arrivée d’Alma dans le gouffre.

Des perspectives vertigineuses s’ouvrirent devant lui. Il songea instantanément à Mael, à la possibilité de revenir au domaine d’Orchale la nuit de l’intrusion des couilles-à-masques, de réécrire l’histoire, de partir en exil en compagnie de sa sœur adoptive. Mais il sut au même moment que le temps décidait pour lui, qu’il ne pouvait pas lui imposer sa volonté, qu’il se mettrait en danger, et avec lui tous les habitants du nouveau monde, s’il tentait de reconstruire un passé douloureux. Il n’avait pas le droit d’impliquer les autres dans le réajustement de ses désirs insatisfaits. Il ne devait pas se tourner vers ses morts, vers ses manques, mais vers les vivants qui cheminaient sur son sentier, qui croisaient son présent.

Alma voulut s’approcher de l’eau ; il la saisit par le poignet et la retint près de lui.

« Les cocons ne sont pas un rêve, dit-il. Ni le monstre. Nous devons remonter.

— Mais il n’y a pas d’eau là-haut. Et lâchez-moi, vous me faites mal.

— Je m’occupe de l’eau. Remontez sur les marches et attendez-moi là. »

Il lui prit le récipient des mains, courut jusqu’à la nappe, fouilla la pénombre du regard, n’y décela aucun mouvement, s’accroupit, plongea le récipient dans l’eau, se redressa, vit les ténèbres se mettre en mouvement au fond de la grotte, regagna l’escalier en quelques foulées, perdit un peu d’eau au passage, gravit les premières marches à la volée, bouscula Alma pétrifiée, comme déjà gagnée par le froid du monstre des profondeurs.

« Bougez-vous ! cria-t-il. Nous ne sommes plus dans un rêve ! »

« Comment avez-vous trouvé ? Pour sortir de l’étage ? »

Alma avait bu avec une telle précipitation que l’eau avait dégouliné de ses lèvres et semé des auréoles sur le tissu qui la drapait. Orchéron, couvert de sueur au sortir de l’escalier, constata qu’elle ne transpirait pas.

« Vous êtes une sèche ? demanda-t-il.

— Sèche, fumée, peu importe… Répondez plutôt à ma question. »

Ils s’étaient assis sur le muret de la fontaine pour récupérer de l’interminable montée. L’aube encore pâle soufflait une bise cinglante, et Orchéron regrettait la disparition de son vêtement vivant. Les façades obliques des constructions se réfléchissaient les unes dans les autres et formaient des figures d’une incroyable complexité mais toujours symétriques.

« J’ai triché. Je… euh, vous ai… observée. Et vous, qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?

— Je n’ai pas beaucoup plus de mérite que vous. Je n’en avais aucune idée lorsque j’ai décidé de vous rejoindre. J’ai raté le premier étage, puis, en arrivant au second, j’ai commencé à paniquer, je me suis agitée, je me suis retrouvée, je ne sais pas comment, dans une chambre, j’ai vu un petit animal effrayé traverser le mur comme de l’eau et j’ai compris que j’avais trouvé la sortie. Ensuite j’ai fouillé le niveau à la recherche d’un vêtement, j’ai trouvé ce tissu blanc et vous êtes arrivé. »

Elle plongea à nouveau les mains dans le récipient et recueillit de l’eau dans le creux de ses paumes.

« J’ai regretté de vous avoir lancé ce stupide défi, poursuivit-elle après avoir bu et s’être essuyé les lèvres d’un revers de main. Le hasard m’avait offert la solution, je n’avais pas à en tirer profit. Je me suis réveillée avant l’aube et j’ai décidé de chercher de l’eau. Je voulais vous en offrir à votre réveil pour me faire pardonner. J’ai trouvé ce récipient à l’étage et je me suis mise en quête. »

Ses paroles consolèrent Orchéron des deux jours et des deux nuits interminables, cauchemardesques, passés à l’intérieur de la construction. Sans l’aide du hasard, elle aurait probablement mis autant de temps que lui à résoudre l’énigme posée par leur prison translucide. Elle se leva et fit quelques pas sur la terre rouge. C’est alors seulement qu’il remarqua qu’elle boitait, que son pied gauche, violacé, était presque deux fois plus volumineux que le droit. Elle en souffrait, comme le montrait la crispation de ses traits, mais aucune plainte ne franchissait ses lèvres.

« À mon tour de vous avouer quelque chose, dit-il. J’ai eu des visions lorsque je vous ai suivie à l’intérieur du bâtiment. Elles m’ont montré à quoi servait le socle, ce que vous appelez le puits d’apesanteur. Je… je n’aurais jamais deviné sans ça. »

Elle le dévisagea avec un large sourire. Il commençait à s’habituer à elle, mieux, à entrevoir une grâce réelle, attachante, sous le piquant des apparences.

« On dirait que nous nous sommes comportés comme deux idiots ! s’exclama-t-elle. On n’a pas idée, aussi, de se présenter à une inconnue recouvert d’une bête vivante !

— On n’a pas idée non plus de se présenter à un inconnu aussi nue qu’au jour de sa naissance ! »

Ils éclatèrent de rire. Elle revint s’asseoir à ses côtés et, sans qu’il l’en eût priée, lui raconta son histoire, toute son histoire, y compris sa première expérience ratée dans l’eau bouillante et les séquelles qu’elle en gardait, la rencontre avec Gaella la folle, l’irruption des couilles-à-masques, son errance dans les souterrains de Chaudeterre, le martyre de ses sœurs et, selon toute probabilité, de sa mère, sa fuite par le bassin d’eau bouillante, sa rencontre avec le Qval, la vision qui l’avait amenée sur ce continent, dans ces ruines.

Il prit le relais après qu’elle en eut terminé et qu’elle se fut désaltérée. Il parla de sa première enfance, de sa mère Lilea, de l’irruption des protecteurs des sentiers, de leur exposition sur la colline de l’Ellab, de son premier trou de mémoire qui correspondait sans doute à un saut dans le temps, de son adoption par Aïron et Orchale, la mathelle d’un domaine excentré, de ses crises, de ses… – il hésita un instant avant d’évoquer Mael – amours avec sa sœur adoptive, de la nouvelle intrusion des couilles-à-masques dans son existence, de son exil, de son retour, de la mort d’Œrdwen, de sa dernière entrevue avec Orchale.

« Je ne crois pas que vous deviez compter sur les descendants de l’Agauer pour vous aider à vaincre les protecteurs des sentiers, coupa-t-elle lorsqu’il eut abordé le sujet. Non pas parce qu’ils se montreraient insensibles à vos… à nos difficultés, ni parce qu’ils ne sont que des créatures de légende, mais parce qu’ils ont disparu, que nous nous trouvons dans les ruines de leur cité, c’est du moins ce que je crois. »

Il lui dit qu’il était arrivé aux mêmes conclusions et reprit le fil de son récit : il avait voulu sauver Mael des umbres, mais, incapable de supporter le viol dont elle avait été victime, elle lui avait échappé et s’était elle-même offerte aux prédateurs volants, il s’était retrouvé cerné par une nuée de protecteurs des sentiers au pied de la colline de l’Ellab, il avait effectué un nouveau saut dans le temps qui l’avait expédié quelques jours plus tard sur les plaines du Triangle, il y avait rencontré un clan ventresec, les furves l’avaient sauvé d’une agression des lakchas de chasse, les ventresecs l’avaient abandonné parce qu’il avait refusé les avances d’une femme du clan…

Il marqua un temps de pause, saisi par le besoin pressant de dégager une ligne cohérente dans une histoire qui, en accéléré, lui paraissait singulièrement décousue, voire abracadabrante, un peu comme s’il essayait de tisser une toile entière avec des bouts de fils épars.

« Pour quel motif les protecteurs des sentiers vous ont-ils condamnés, votre mère et vous, à être exposés sur la colline de l’Ellab ? demanda Alma.

— Ma mère m’a dit qu’ils nous considéraient comme les derniers descendants d’une lignée maudite. Et je n’ai pas la moindre idée de ce que ça peut signifier. »

Jael s’était levé, mais ses rayons, s’ils avaient enflammé les cônes, n’avaient pas réchauffé l’atmosphère.

« C’est également un… saut dans le temps qui vous a expédié sur ce continent ?

— Oui, mais différent des autres. »

Il lui retraça brièvement les épisodes qui l’avaient amené à la découverte du souterrain et du ventre à yonks sur le bord des grandes eaux.

Alma désigna le récipient :

« Les matériaux utilisés ici et là-bas sont identiques ?

— Identiques, c’est difficile à dire. Ils se ressemblent en tout cas.

— Ce seraient donc les descendants de l’Agauer qui auraient installé ce… ventre à yonks ? La légende dit que le peuple magicien offrira le bonheur éternel aux fils et filles de l’Estérion. Je ne vois pas le rapport entre le bonheur éternel et les yonks. Dans quel but auraient-ils offert ce présent aux habitants du Triangle ? Si on peut regarder ça comme un cadeau : les djemales spécialistes des équilibres naturels jugent les yonks plus nocifs qu’utiles. Non seulement ils détruisent la flore sauvage, mais ils ont engendré le système des lakchas et les conflits avec les ventresecs. »

Orchéron relata ensuite le revirement d’attitude des errants, persuadés que la malédiction de leur prophétie allait se déclencher par sa faute, son franchissement de la porte ténébreuse, son réveil de l’autre côté du couloir du temps, dans une cave profonde et ceinte d’un mur maçonné avec un savoir-faire inconnu sur le Triangle, puis l’intervention de la créature, son arrivée au milieu des constructions en forme de cônes et, enfin, leur rencontre. Il passa sous silence les deux derniers jours, en principe effacés par son saut dans le temps.

La notion d’effacement le ramena sur la colline de l’Ellab : les umbres, lorsqu’ils fondaient sur leurs proies, ne donnaient pas l’impression de les enlever ou de les dévorer, mais de les effacer.

« On ne peut pas vraiment dire que vous ayez eu une vie banale ! s’écria Alma avec un sourire. Voyager sur le temps… »

Il l’interrompit d’un geste du bras.

« Voyager avec le Qval dans les eaux profondes du nouveau monde n’est pas banal non plus.

— Les deux laissent des traces apparemment : vous vos crises, et moi un pied qui enfle dès que je fais plus de cinq pas. Nous devons… non, le devoir n’est pas une notion compatible avec le présent… Allons jusqu’au bout maintenant.

— Au bout de quoi ?

— De vous, de moi, de nous deux… Je ne sais pas. »

La place était désormais cernée de sommets flamboyants, de façades rutilantes, d’un véritable incendie pétrifié par l’œil éclatant de Jael. Aucun autre bruit que les murmures du vent et le friselis des buissons ne troublait la paix du jour. Les lieux baignaient dans une grâce et dans un équilibre qui apportaient une sérénité immédiate totale au cœur et à l’esprit. Orchéron se demanda comment d’autres hommes avaient pu un jour avoir l’audace ou l’inconscience de briser un tel enchantement.

Alma lui jeta un regard soupçonneux.

« Vos sauts dans le temps… ils ne s’effectuent pas dans les deux sens ? Dans le futur mais aussi dans le passé ?

— Ça peut arriver, répondit-il après une hésitation.

— Est-ce que c’est arrivé ? Je veux dire : est-ce que j’ai réellement été prisonnière de ce monstre, est-ce que vous êtes réellement venu à mon secours, est-ce que vous lui avez réellement échappé en disparaissant, en sautant dans le temps ? »

Elle interpréta son silence embarrassé comme un aveu et devint plus pâle que son vêtement.

« Combien… combien de temps suis-je restée à l’intérieur de ce cocon ?

— Quelle importance, puisque ce passé s’est effacé…

— Ne racontez pas n’importe quoi. C’est la nature du passé que de s’effacer. Combien de temps ?

— Deux jours et deux nuits…

— Où étiez-vous pendant tout ce temps ? »

Il baisa les yeux sur la terre rouge et s’entendit répondre d’une voix misérable :

« Je cherchais la sortie du troisième étage… »

La créature au pelage rouge revint peu de temps après que Jael eut atteint le zénith. Orchéron remarqua d’abord sa silhouette furtive entre les constructions. Après avoir hésité, feint de repartir, tourné sur elle-même, elle finit par se montrer et traverser la place en direction des vestiges de la fontaine en jetant des regards inquiets autour d’elle.

Beaucoup plus tôt, Alma avait retroussé le pan d’étoffe sur ses cuisses, s’était accroupie face à l’est et était demeurée dans cette position sans bouger, aussi figée que la statue mutilée de la fontaine. Tout le poids de son corps reposait pratiquement sur ses seuls orteils, un équilibre pourtant difficile à tenir avec son pied enflé douloureux. Comme elle gardait les yeux fermés, il avait pu l’observer à loisir et lui avait finalement trouvé de la beauté. Oh, elle n’atteindrait jamais à la rondeur sensuelle de Mael, à cet aspect de fruit plein, mûr, qui invite à la gourmandise, à l’ivresse, mais ses traits détendus se paraient d’une finesse remarquable sous ses mèches claires. Sa petite taille et la blancheur diaphane de sa peau auraient pu laisser d’elle une impression de fragilité, d’évanescence, mais elle n’était ni chétive ni maladive, au contraire même, elle paraissait beaucoup plus grande, dense et robuste que la plupart des autres femmes. Il aimait en particulier la forme accentuée de ses pommettes qui lui creusaient les joues et donnaient une grâce presque irréelle à son visage.

La créature se dirigea vers Orchéron et, affalée sur ses membres postérieurs, s’immobilisa à quelques pas avant d’entamer de nouvelles manœuvres d’approche. Elle changeait de forme à chacun de ses déplacements et, sans son pelage ras et rougeâtre, sans les reliefs bien visibles de son museau écrasé, de ses oreilles, de ses yeux ronds et noirs, on aurait pu la prendre pour une masse liquide en mouvement. Comme il ne bougeait pas, à la fois amusé et agacé par ses atermoiements, elle se décida enfin à le renifler puis, après avoir tergiversé encore à deux ou trois reprises, à lui lécher le torse. Autant leur première prise de contact au sortir de la cave s’était effectuée de façon spontanée, autant la deuxième tenait du rituel compliqué. Peut-être le saut dans le temps et ses conséquences avaient-ils perturbé la créature comme ils avaient perturbé Alma ? Lorsqu’elle s’enroula autour de son torse à la suite de contorsions aussi savantes qu’inutiles, il ressentit une chaleur et un bien-être immédiats, comme si elle avait étalé un baume apaisant à l’intérieur de lui.

Des images affluèrent en flot désordonné dans son esprit. C’était donc d’elle, de la créature, que lui venaient ces visions. Elle lui restituait des scènes, des sensations qu’elle avait captées et emmagasinées des années voire des siècles plus tôt. Elle avait partagé la vie des hommes et des femmes qui avaient vécu dans ces cônes. Les images montraient des séquences de la vie qui s’était autrefois déployée sur cette place, autour de cette fontaine, des enfants bruns et rieurs qui s’aspergeaient d’eau, des couples qui s’embrassaient, des jeunes filles qui accomplissaient des rites, des garçons qui se livraient une partie acharnée d’un jeu de balle. Il ressentait la nostalgie poignante de la créature, chassée d’un paradis par l’irruption de cavaliers armés d’arcs, de haches, de masses d’armes, qui déferlaient entre les constructions dans un fracas d’orage. La peur soudaine figeait les regards et les traits, les premiers hurlements déchiraient le silence. L’hésitation du peuple de l’Agauer lui avait été fatale : il lui avait fallu du temps pour réagir, pour comprendre qu’on attaquait sa cité.

« Ah, vous vous êtes rhabillé ! »

La voix d’Alma tira Orchéron de ses visions. Toujours accroupie, elle le fixait d’un air vaguement réprobateur.

« Vous devriez changer de couturier, continua-t-elle avec une moue. Votre… « double-poil » n’est pas ce qui se fait de plus seyant en matière de vêtements.

— Mon double-poil, comme vous dites, me réchauffe et m’apaise, répliqua-t-il avec une pointe d’irritation. Vous devriez essayer. »

Elle se leva, resserra l’étoffe sur sa poitrine, en rabattit les pans sur ses jambes.

« Merci. J’ai l’habitude de choisir mes vêtements et non que mes vêtements me choisissent.

— Elle a vécu avec les gens d’ici, elle me transmet ses souvenirs, elle me raconte la vie d’avant.

— Nous en parlerons plus tard. Demandez-lui si elle ne sait pas où nous pourrions trouver de quoi manger. Nous avons besoin de prendre des forces. Un long chemin nous attend.

— Quel chemin ?

— Vous n’avez pas aperçu une faille de ce côté-ci ? »

Elle tendait le bras en direction de l’ouest.

« Si, et elle est tellement large qu’on a du mal à en apercevoir l’autre bord.

— Nous allons descendre au fond. »

Il se leva à son tour et s’avança vers elle. Il la dominait de presque deux têtes. Il eut envie de la prendre dans ses bras, mais il n’osa pas ; elle se disait révulsée par « Double-Poil » et il craignit d’essuyer un refus.

« Vous ne me demandez pas pourquoi ? »

Il n’en avait pas besoin, il plaçait en elle toute sa confiance, elle s’installait dans ses manques, elle comblait ses creux, ils formaient dorénavant une entité à deux corps, à deux têtes.

Le regard d’Alma se brouilla.

« J’ai repensé à votre histoire… »

Sa voix elle-même avait perdu de son acidité habituelle, elle était devenue rauque, oppressée. Elle parlait aussi pour dissiper son trouble.

« Vous êtes le seul, à ma connaissance, à être revenu en vie de la colline de l’Ellab. Vos deux premiers sauts dans le temps, les plus longs, se sont effectués juste après le passage des umbres. Quand vous vous déplacez vers le futur, dans le sens de la flèche, vous accélérez le temps des autres, mais ils ne s’en rendent pas compte parce que, comme je vous le disais hier, c’est la nature du passé que de s’effacer.

— Et dans le passé ?

— Vous créez des embranchements. Des passés parallèles dont on garde les souvenirs. Comme des rêves. Ces phénomènes ont sans doute un rapport avec la fameuse notion de lignée maudite chère aux protecteurs des sentiers, ne me demandez pas lequel. Ce que je sais en revanche, c’est que les umbres jaillissent de cette grande faille et des failles plus petites qui s’y rapportent, je les ai vus… Vous devez – non, non, pas une obligation, juste une façon de parler – descendre au fond de cette gorge parce que vous êtes le seul à pouvoir les affronter.

— Qu’est-ce que ça changera ?

— Selon Qval Djema, le nouveau monde est un point particulier dans l’univers. Les déséquilibres s’y traduisent par des accélérations brutales du temps.

— Comme… des sauts dans le temps ? »

Elle approuva d’un vigoureux mouvement de tête qui ramena quelques-unes de ses mèches sur son front et ses tempes.

« Qval Djema dit que le temps s’accélérera de façon vertigineuse et effacera purement et simplement les hommes de la création. Pas seulement les habitants du nouveau monde, mais tous les peuples humains dispersés dans les deux galaxies.

— Comment empêcher ça ? »

Alma sourit : elle avait eu la même réaction que lui face à Qval Djema.

« Nous trouverons certainement la réponse au fond de la grande faille. Est-ce que… vous acceptez de descendre ?

— Vous venez avec moi ? »

Elle se dirigea vers le récipient d’eau, presque vide désormais, le leva pour en porter le bord à hauteur de son visage et laissa le filet d’eau s’écouler un petit moment dans sa bouche jusqu’à ce que des rigoles refluent par les commissures de ses lèvres.

« Évidemment, dit-elle après avoir repris son souffle. Je m’en voudrais de laisser seul quelqu’un qui a mis plus de deux jours à trouver la sortie d’une construction transparente !

— Je vous apprendrai, en échange, comment boire sans en répandre les trois quarts sur votre vêtement ! »

Elle eut un rire joyeux, un rire enfantin. Les feux de Jael embrasaient les flèches et les arêtes fuyantes des constructions. De rares nuages clairs s’étiraient paresseusement dans le mauve délavé du ciel.

« Votre pied ne risque pas de vous… »

Elle lui rentra sa question dans la gorge d’un regard meurtrier avant de reposer le récipient sur le bord du bassin.

« Laissez mon pied tranquille, s’il vous plaît. Allons-y. Nous trouverons peut-être de quoi manger sur le chemin de la faille. » Et, sans attendre sa réponse, elle s’élança en direction de l’ouest d’une allure volontaire dans laquelle il ne discerna pas la moindre trace de boitillement.

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