CHAPITRE XIV LABYRINTHE

Très chère amie,

Sache tout d’abord que j’ai reçu vingt réponses positives et que, par conséquent, dix-neuf autres mathelles lisent en ce moment, ou vont bientôt lire, une copie de la lettre que tu tiens entre les mains. Vingt sur les quelque trois mille cinq cents domaines que compte le nouveau monde (mais tous n’ont pas reçu mon message, loin s’en faut), cela peut te paraître dérisoire, décevant, désespérant.

J’y vois quant à moi, l’éternelle optimiste, un signe des plus encourageants.

Il nous faut en effet retirer un certain nombre de domaines passés entièrement ou partiellement sous le contrôle des protecteurs des sentiers. Combien ceux-là sont-ils ? Des centaines sans doute. Espérons seulement qu’ils n’atteignent pas le nombre fatidique de mille, un seuil qui, je l’avoue, ne nous laisserait que peu d’espoir de redresser la situation. Il nous faut ensuite retrancher les mathelles farouchement ancrées dans la certitude que la violence n’est pas inscrite dans le sentier d’Ellula. J’ai essayé de convaincre ces dernières, mais mes arguments n’ont pas pesé lourd face à une croyance enracinée depuis plusieurs générations. Combien sont-elles, ces mères qui se laisseront dépouiller plutôt que d’aller à l’encontre de leurs convictions les plus profondes ? Mille cinq cents ? Deux mille ? Il nous faut enfin compter les hésitantes, les récalcitrantes, les irrésolues, celles qui attendent nos premières actions, nos premiers coups d’éclat pour prendre leur décision. C’est ce dernier groupe que nous devons à tout prix conquérir. Une fois que nous aurons déclenché le mouvement, elles basculeront dans notre camp, elles viendront se joindre à nous comme l’eau se rue dans un siphon amorcé, elles grossiront nos rangs avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elles voudront se faire pardonner leurs tergiversations, qu’elles seront avides de se draper dans un pan de notre gloire, elles deviendront nos bras les plus féroces et nos recruteuses les plus efficaces.

Vous formez donc le noyau dur, mes amies. Quels que soient les jugements qui seront portés sur cette période noire de notre histoire, le mérite vous appartiendra, plein, entier, indivisible. Et lorsque vos descendants chanteront les louanges des mathelles victorieuses des couilles-à-masques, ils parleront de ces vingt et une femmes qui prirent un jour la décision de s’unir pour défendre coûte que coûte l’héritage sacré de l’Estérion, pas de celles qui arrivèrent après, qui volèrent au secours du succès.

Chacune de vous emmène avec elle une cinquantaine d’hommes en moyenne, ce qui porte les effectifs de notre petite armée à un peu plus de mille soldats. Je t’assure, chère amie, je vous assure, vous toutes, que ce n’est pas rien, ayant moi-même réussi à contenir les assauts des protecteurs des sentiers, très supérieurs en nombre, avec une troupe maintenant réduite à une quinzaine d’éléments. Au prix de pertes douloureuses, certes, mais nous sommes entrées en guerre et la guerre est une déesse cruelle qui exige son lot quotidien de sacrifices et de deuils. Ce monde n’avait probablement jamais connu de conflit avant l’arrivée de nos ancêtres. Constatons donc qu’il est illusoire, voire impossible, de dissocier le pire du meilleur chez l’être humain. Nous transportons dans nos gènes, dans nos fibres, ce goût du malheur qui valut tant de souffrance à nos ascendants dans le ventre de l’Estérion et sur leur monde d’origine. Notre présent, cet insaisissable présent que j’ai cherché en vain à capturer durant mes années de djemale au conventuel de Chaudeterre – je ne pense pas qu’une seule d’entre vous ignore encore mon passé, on y faisait souvent allusion aux réunions des mathelles, et plutôt sur le mode sarcastique –, se terre aussi dans cette mémoire profonde que nous n’avons pas su transformer.

Etait-ce d’ailleurs une nécessité de la transformer ? N’était-ce pas déjà une manière de se fuir et, par conséquent, d’engendrer ce décalage dans lequel s’engouffrent, selon Djema, tous les malheurs de l’humanité ? Acceptons-nous maintenant telles que nous sommes, filles de ces hommes et de ces femmes qui eurent pour compagnes la division et la violence, combattons sans peur et sans faiblesse, tuons sans pitié ces adorateurs de Maran qui versèrent le premier sang.

J’ai souhaité éprouver ma détermination en égorgeant moi-même le jeune prisonnier dont je vous avais parlé dans la missive précédente. Je n’ai pas tremblé au moment de plonger le couteau dans sa gorge. Il m’a agonie d’insultes jusqu’à ce que ma lame lui sectionne les cordes vocales, il m’a injuriée des yeux jusqu’à ce que la mort les voile, preuve que les couilles-à-masques emportent leur folie avec eux sur le chemin des chanes, preuve qu’il n’y a aucune mansuétude ni aucun revirement d’attitude à attendre de leur part. Ce sont des blocs de haine pure que nous devons désagréger, dissoudre dans le feu de notre propre résolution, de notre propre… haine. Œil pour œil, dent pour dent, haine pour haine, et que les plus méritants l’emportent ! L’exécution de notre jeune otage ne m’a pas accablée de remords, elle a au contraire soufflé sur ma colère, sur mon désir pur, sincère, brillant de débarrasser la surface du nouveau monde de l’engeance détestable des protecteurs des sentiers.

Le lieu de rendez-vous n’entraînera de difficulté majeure pour aucune d’entre vous. Vous êtes toutes les mères de mathelles situés au nord de Cent-Sources, non loin du mien par conséquent, vous êtes toutes mes très chères voisines. Les mères des domaines originels ont été prévenues, j’en ai eu la confirmation, mais aucune d’elles n’a daigné me répondre, comme si elles s’estimaient bien au-dessus de ces contingences misérables, comme si l’ancienneté de leurs terres les dispensait de la menace des couilles-à-masques. Qu’elles s’étouffent dans leur mépris, ces femmes qui s’élisent comme les reines des reines, comme les descendantes les plus pures des héros de l’Estérion ! Nous nous passerons de leur appui de la même manière que nous nous sommes passées de leur bénédiction pour fonder nos mathelles. Souvenez-vous d’elles, souvenez-vous de ces mijaurées qui s’opposaient à toute décision ou à toute initiative susceptibles de remettre en cause leurs privilèges, souvenez-vous qu’elles figeaient notre monde dans un conservatisme oppressant, qu’elles vivaient déjà dans le passé, dans la négation des enseignements d’Ellula, ces mêmes enseignements dont elles se prétendent les représentantes les plus illustres. S’il m’est permis ici de me montrer grossière – ce sera, je pense, la meilleure façon de révéler le fond de ma pensée –, je conchie leur prestige, je conchie leurs maisons, je conchie leurs bavardages, je conchie leurs intrigues, je conchie leur hypocrisie et leurs mines perpétuellement outragées.

M’étant ainsi soulagée, je t’invite à me rencontrer au milieu de la nuit prochaine au lieu-dit des Trois Cornes, au bord de la rivière Abondance. Que celles qui ne connaissent pas cet endroit suivent la rive orientale d’Abondance à partir du croisement des Quatre Chemins du nord. Elles finiront par tomber sur une crique profonde, surmontée de trois rochers en forme de corne. Venez toutes accompagnées d’une escorte solidement armée au cas, probable, hélas ! où vous feriez de mauvaises rencontres.

Le présent nous convie à la fermeté et à la vigilance. Je t’embrasse du fond du cœur, très chère amie.

Merilliam.


Cela faisait des heures qu’Alma errait dans le labyrinthe souterrain de Chaudeterre. Sans solarine ni torche de résine, elle ne voyait pas à trois pas devant elle, et les galeries se ressemblaient au point qu’elle avait l’impression d’en parcourir une seule, toujours la même, multipliée à l’infini. Elle entendait, ou croyait entendre, des cris étouffés, des murmures dans le silence des profondeurs bercé par les clapotis. Elle se dirigeait alors, ou croyait se diriger, vers la source du bruit, espérait se rapprocher de ses sœurs, mais le cri étouffé ou le murmure s’interrompait au bout de quelques instants, ou bien retentissait derrière elle et l’entraînait dans une autre direction.

Elle marchait pieds nus sur un sol rugueux, coupant parfois, ayant d’abord retiré sa sandale gauche dont son pied gonflé, douloureux, ne supportait plus le contact, puis s’étant débarrassée de la droite pour combattre une vague impression de déséquilibre. Elle tenait ses deux chaussures dans la même main et se servait de l’autre pour explorer à tâtons les parois blessantes ou pour éviter les concrétions qui tombaient de la voûte et barraient la galerie sur toute sa hauteur.

Elle avait cédé une fois au découragement et s’était effondrée en larmes au pied d’une grosse stalagmite. Elle avait d’abord cru qu’elle ne pourrait plus se relever tant elle était épuisée, tant son pied ébouillanté lui faisait mal. Elle avait fini par s’assoupir, recroquevillée sur elle-même, la hanche et l’épaule meurtries par la dureté du sol. Réveillée en sursaut par une sensation de mouvement, de présence, elle avait scruté un long moment l’obscurité sans rien distinguer d’autre que les tores arrondis et gris d’autres stalagmites éparpillées dans la galerie. L’odeur du soufre lui avait semblé plus forte que d’habitude, et l’air plus moite, comme si l’activité des sources souterraines s’était accrue pendant son sommeil. La douleur à son pied avait en tout cas considérablement diminué, et elle avait décidé de repartir, tenaillée par la faim et la soif, se maudissant de ne pas avoir insisté pour porter un sac de vivres ou une cruche d’eau potable.

Comme elle avait perdu depuis longtemps tout sens de l’orientation, elle n’essayait plus de se repérer, elle enfilait les galeries au hasard dans l’espoir un peu fou de tomber sur un groupe de ses sœurs. Elle s’immobilisait de temps à autre, restait à l’écoute du silence, tentait de capter, sous les clapotis qui rythmaient la rumeur grave et persistante, des éclats de voix, des chuchotements, des rires qui la guideraient dans le dédale. Mais les bruits qu’elle percevait disparaissaient au bout de quelques instants comme des mirages sonores et ne réussissaient qu’à renforcer son impression de tourner en rond.

Le découragement la gagnait à nouveau, elle peinait de plus en plus à poser son pied au sol. Elle marcha encore quelque temps avant de renoncer au sortir d’une galerie, vaincue par la fatigue et la douleur. Elle retroussa sa robe et s’installa en porte-du-présent, une posture tellement usitée pendant ses deux années de noviciat à Chaudeterre qu’elle était devenue un réflexe, presque une seconde nature. Elle se concentra aussitôt sur la circulation de l’air dans sa gorge et ses poumons, prit des inspirations de plus en plus profondes, ralentit le débit de ses expirations, fut peu à peu baignée d’un grand calme. De ses pieds, sollicités par la posture, montèrent des douleurs vives, aiguës, surtout du droit qui compensait les faiblesses du gauche et supportait tout le poids de son corps. Elle les ignora de la même façon qu’elle ignora le tremblement de ses jambes et l’angoisse qui resurgissait en force dans son silence intérieur. Trop exténuée pour tenter de dominer ses troubles physiques et ses pensées parasites ainsi que ses instructrices le lui avaient enseigné durant les séances d’éveil au présent, elle se contenta de les observer au fur et à mesure qu’ils se présentaient, comme elle aurait observé des phénomènes extérieurs à elle-même, les averses de cristaux de glace, les tempêtes de bulles de pollen, les ondulations aux couleurs changeantes des herbes de la plaine ou les nuages traversant le ciel mauve au-dessus des toits du conventuel. D’innombrables tentacules surgissaient de son mental, qui la ligotaient à ses pensées, à ses souffrances, qui tentaient de l’entraîner dans les remous familiers et tumultueux.

Une ronde infernale de jugements, de désirs, de souvenirs, de peurs, de rejets…

Pauvre petite fille abandonnée dans le labyrinthe souterrain de Chaudeterre. Pauvre petite fille mal aimée, reniée par sa mère. Pauvre petite fille handicapée à vie par sa propre stupidité. Pauvre petite fille seule dans le noir, écrasée de frayeur. Pauvre petite fille assoiffée de reconnaissance et incapable de démontrer son importance aux yeux de tous. Pauvre petite fille si douée pour le malheur et bientôt morte de soif. Pauvre petite fille, pauvre petite fille, pauvre petite fille… Elle se contempla ainsi, sans dureté excessive mais sans complaisance, avec l’infime recul nécessaire pour percevoir tout l’artifice, toute l’absurdité de sa situation. Elle qui avait si souvent appelé la mort de ses vœux, elle risquait seulement de mourir. Elle n’aurait pas montré de quoi elle était capable, la belle affaire ! on n’emportait pas dans l’autre monde l’admiration ou la reconnaissance des autres. Elle n’avait rien à prouver, ni à sa mère ni aux responsables du conventuel, ni même à Qval Djema la fondatrice, elle se devait seulement d’être elle, dans le présent, avec ses forces et ses faiblesses, ni pauvre petite fille ni héroïne de mondes inexistants.

Un cri strident la tira de sa contemplation. Elle se rendit compte qu’elle pleurait. Elle la fumée, la sèche, versait décidément beaucoup de larmes depuis qu’elle avait trempé les pieds dans le bassin bouillant. Des bruits de pas précipités enflèrent et se répercutèrent dans le silence des profondeurs. Cette fois, elle en était sûre, des sœurs couraient dans une galerie toute proche de celle-ci. Elle se releva, rabattit sa robe sur ses jambes, fit quelques mouvements d’assouplissement pour rétablir la circulation sanguine, grimaça lorsque le sang, affluant à ses pieds, réveilla ses douleurs assoupies et se mit en chemin en direction du tumulte. Elle perdit du temps à franchir les passages étranglés entre les bases imposantes des stalagmites et les parois. Des hurlements suraigus et continus supplantèrent les bruits de cavalcade et lui vrillèrent les nerfs. Elle déboucha dans une autre galerie, vaste, dégagée, et aperçut dans le lointain la lueur faible et fixe d’une solarine. Reprise par ses peurs, elle hésita un moment à s’en approcher.

Les hurlements s’interrompirent et le silence retomba sur les lieux, funèbre, écrasant. Le cœur battant, Alma attendit encore quelques instants avant de s’engager dans la galerie et de marcher vers la lumière aussi vite que le lui permettait son pied gauche. Elle ressentait de nouveau la présence d’une force latente, d’une énergie qui emplissait les ténèbres et dont elle ne parvenait pas à déterminer la nature. La lumière de la solarine soulignait les irrégularités des parois et de la voûte de la galerie.

Elle éclairait également une forme oblongue posée en travers du sol et qui était, Alma s’en rendit compte après avoir franchi une distance d’une cinquantaine de pas, un corps étendu. Le corps d’une djemale plus précisément, vêtue d’une robe déchirée imbibée de sang. Alma eut un haut-le-cœur quand elle découvrit la tête de sa sœur, réduite à une bouillie de chair, d’os et de cheveux. Impossible de discerner les traits dans son visage ravagé, mais son corps à peu près intact la désignait comme une femme d’une quarantaine d’années, une femme par conséquent à peine entrée dans l’âge adulte. Sa robe retroussée, dénudant jambes et bassin, semblait indiquer qu’elle avait été violée avant d’être frappée avec un acharnement démentiel. L’odeur de sang masquait les effluves de soufre et une autre senteur à peine perceptible, un mélange de résineux et d’herbes sauvages.

Alma se recula de deux pas et se pencha sur le côté pour vomir. Comme elle avait le ventre vide, elle régurgita de la bile dont l’amertume provoqua une nouvelle et violente série de spasmes. Haletante, tremblante, gémissante, elle s’essuya les lèvres d’un revers de manche, se releva et avisa, quelques pas plus loin, la petite solarine dont les ténèbres assiégeaient le halo faiblissant. Elle la ramassa avant de s’appuyer contre la paroi pour récupérer un peu de ses forces. La pierre était encore emplie de la tiédeur de sa sœur morte. Elle n’avait plus aucun doute désormais, la force à l’œuvre dans ces souterrains était une entité maléfique, destructrice. Elle ferma les yeux, renversa la tête en arrière, essaya de juguler le flot tourmenté de ses pensées, de retrouver le calme réparateur qu’elle avait expérimenté quelques instants plus tôt, mais quelque chose l’en empêcha, la sensation nette, presque blessante, d’être cernée, observée.

Elle rouvrit précipitamment les yeux. Découvrit quatre silhouettes autour d’elle. Quatre ombres silencieuses qui avaient jailli de l’obscurité pour s’avancer dans le halo lumineux de la solarine. Quatre hommes aux visages dissimulés par des masques d’écorce et drapés dans d’amples et grossières robes de craine. Quatre protecteurs des sentiers qui brandissaient des haches et des masses de pierre.

Ils débouchèrent sur une vaste place circulaire et criblée de colonnes de lumière qui tombaient d’invisibles ouvertures. Alma reconnut l’endroit malgré la souffrance dévorante qui la privait par intermittence de sa lucidité et lui donnait l’impression d’évoluer dans un improbable ailleurs.

Eclairés par des solarines récupérées près d’autres cadavres de djemales, les quatre couilles-à-masques avaient au préalable emprunté un réseau tortueux de galeries dans lequel ils s’orientaient sans marquer la moindre hésitation. Ils n’avaient pas touché leur prisonnière, ils lui avaient seulement ordonné de les suivre. Alma n’y connaissait pas grand-chose en matière de sexualité masculine, mais des sœurs plus âgées lui avaient confié qu’ils « avaient beau se rengorger de leur virilité, ces messieurs avaient besoin de reconstituer leurs forces une fois qu’ils avaient craché leur… (regards narquois sur la novice) venin ». Et ces quatre-là, à en croire leurs robes souillées de sang, avaient sans doute dilapidé une grande partie de leur énergie avec d’autres sœurs. En revanche, ils s’étaient montrés impitoyables lorsqu’elle les avait implorés de s’arrêter quelques instants pour reposer son pied au supplice, ils l’avaient frappée du manche de leurs haches et de leurs masses pour l’obliger à continuer. Dès lors elle avait eu l’impression de marcher en permanence sur un tapis de braises rougeoyantes.

Ses quatre gardiens entraînèrent Alma vers un groupe de djemales regroupées au centre de la place. Elle ne se fit pas prier lorsqu’ils lui firent signe de s’asseoir au milieu de ses sœurs, elle se laissa tomber comme une masse, s’allongea sur le dos pour détendre ses muscles noués et essayer d’oublier, ne serait-ce que quelques instants, la brûlure qui lui dévorait désormais tout le corps. C’est à peine si elle prit conscience que quelqu’un se penchait sur elle.

« Alma ? Alma ? »

Elle concentra son regard sur le visage qui se précisait dans son champ de vision et reconnut sa mère. Zmera n’avait plus rien de la mathelle sûre d’elle et autoritaire qu’elle s’efforçait de paraître en toutes circonstances : cheveux désordonnés, collés par la poussière à ses tempes et à ses joues, traits creusés par l’anxiété, yeux agrandis et délavés par la frayeur. Alma fut néanmoins contente de la revoir, contente de la savoir en vie.

« Ces monstres ne t’ont pas… »

Zmera n’alla pas au bout de sa question, par peur sans doute d’entendre la réponse. Alma secoua lentement la tête avec un sourire qu’elle espéra rassurant. Les colonnes de lumière éclairaient des visages dans le groupe des djemales, la face ridée de Qval Frana, celle, ingrate, de Qval Anzell, d’autres qui appartenaient pour la plupart aux djemales anciennes de Chaudeterre.

« Ils nous attendaient, reprit Zmera. Ils savaient que les sœurs se réfugieraient dans les souterrains du conventuel. Quelqu’un les a guidés dans le labyrinthe.

— Qui ? » souffla Alma.

Zmera haussa les épaules.

« Nous n’aurons sans doute jamais la réponse à cette question. Peut-être une sœur ingénue, facile à séduire, à influencer. » Elle posa la main sur l’épaule d’Alma. C’était la première fois, à sa connaissance, que sa mère lui manifestait un peu d’attention, de tendresse. « J’ai cru que tu étais morte, Alma. Et je ne me serais jamais pardonné d’avoir manqué l’occasion de dissiper le… malentendu entre nous.

— Moi je me suis déjà pardonné, murmura Alma. Et je vous ai aussi pardonné. J’ai souffert de votre mépris, mais tout ça n’a plus aucune importance. J’ai cessé d’être votre pauvre petite fille. Le principal, pour vous comme pour moi, est de s’en aller sans remords et sans regrets sur le chemin des chanes.

— Tu n’as vraiment ni remords ni regrets ? »

Alma se redressa sur un coude. La sensation de brûlure s’assourdissait peu à peu, son esprit se clarifiait comme un ciel de fin d’orage. Des protecteurs des sentiers gardaient toutes les bouches qui donnaient sur la place, y compris l’entrée grondante et fumante de la grotte de Djema. Les lueurs figées des solarines et celles, dansantes, des torches de résine étiraient leurs ombres sur les parois et les voûtes rugueuses et accentuaient l’aspect grimaçant de leurs masques. Des corps avaient été entassés à la hâte dans un recoin de pénombre. Des souffles d’air remuaient un bouquet d’odeurs fortes où dominaient le soufre et le sang.

« Et vous ?

— On ne répond pas à une question par une question, dit Zmera.

— Il me semblait que vous cherchiez une réponse dans ma réponse », répliqua Alma.

Zmera poussa un long soupir avant de glisser une main hésitante dans les cheveux de sa fille.

« Bien sûr que j’ai des regrets ! Des tonnes de regrets ! Je ne parle pas seulement de ton père… Tu n’es pas la fille d’un volage, d’ailleurs, mais d’un errant, d’un ventresec. »

Alma eut un tressaillement de surprise qui raviva la brûlure à son pied.

« Je l’ai supplié de devenir mon constant, mais rester au domaine était au-dessus de ses forces, tu comprends, c’est comme enfermer un nanzier sauvage dans une cage. Il voulait que je le suive dans son errance, il voulait m’enseigner les secrets des plaines du Triangle. Une femme n’a pas le droit d’abandonner ses enfants et, pourtant, s’il me demandait de le suivre aujourd’hui, je le ferais sans l’ombre d’une hésitation. Tu es l’incarnation de ce regret, Alma.

— Vos regrets ne me concernent plus, mère. Je suis Alma, l’incarnation du présent, et j’ai déjà bien assez à faire sur mon propre chemin.

— J’aurais sans doute dû t’en parler plus tôt. Tu lui ressembles, tu as hérité de ses gènes, tu étais faite pour l’errance, pour la liberté. Mais des mathelles avaient chargé certains cercles de chasse d’éliminer les errants et j’ai eu peur pour ta vie. Je ne voulais plus t’avoir sous les yeux, tu ne pouvais plus rejoindre ton père, il ne restait plus qu’une solution : le conventuel de Chaudeterre. Ça aussi, je l’ai regretté. Et amèrement. Pas seulement parce que l’enfermement risquait de te rendre folle, mais parce que tu étais… tu es ma fille, mon sang, ma chair, et qu’on ne coupe jamais le cordon avec ses enfants. »

De grosses larmes roulaient sur les joues de Zmera. Alma resta interdite, pétrifiée. Son esprit la pressait de se jeter dans les bras de sa mère, mais les vieux réflexes, implantés par des années de méfiance, de déception, l’entravaient, la paralysaient. Elle avisa alors une cruche et un morceau de pain de manne non loin d’elle, s’en empara sans demander la permission à quiconque, but une longue rasade d’eau tiède et mangea le bout de pain qui, bien que rassis, suffit à chasser le goût d’amertume de sa gorge.

D’autres sœurs, plus ou moins jeunes, plus ou moins amochées, vinrent peu à peu grossir le groupe des survivantes. Alma comprit qu’elles servaient de réserve aux protecteurs des sentiers. Certains d’entre eux venaient régulièrement en chercher une et s’éclipsaient avec elle dans une galerie adjacente où ses cris résonnaient un long moment avant de s’interrompre brusquement. Ils tournaient autour des femmes avant d’arrêter leur choix, relevaient quelques têtes qui restaient obstinément penchées, émaillaient leurs examens d’éclats de rire et de commentaires graveleux. Ils s’arrêtèrent à plusieurs reprises devant Alma et l’inspectèrent de la tête aux pieds avant de se rabattre sur une de ses voisines, souvent plus âgée. Ils ne faisaient que confirmer ce qu’elle avait découvert depuis sa tendre enfance, à savoir qu’elle était moins attirante que les autres filles aux yeux des garçons. Elle n’aurait jamais pensé en revanche que cette disgrâce lui vaudrait un jour un supplément de vie. Elle ne se berçait pas d’illusion, ils finiraient par l’emmener comme les autres, mais une question lui trottait dans la tête, incongrue voire malsaine dans les circonstances : est-ce qu’elle serait choisie avant sa mère ?

Un protecteur des sentiers saisit Alma par la manche et la força à se relever. Elle tenait maintenant sa réponse : ils avaient privilégié la jeunesse, dont elle était la dernière représentante, au détriment de la beauté mûre de Zmera. Elle avait consacré les dernières heures à établir le contact avec le présent, elle se sentait désormais baignée d’un grand calme, résolue et parfaitement maîtresse d’elle-même.

Elle adressa un regard et un sourire d’adieu aux anciennes du conventuel. Elle lut tout le désespoir du nouveau monde dans les yeux de Qval Frana. Elle comprenait cette détresse, ce terrible sentiment d’échec, de gâchis, au moment de tirer le bilan. Elle l’avait elle-même vécu lorsqu’elle avait manqué l’épreuve de l’eau bouillante. Car il s’agissait bel et bien d’un échec, non d’une interprétation erronée de l’enseignement de Djema comme le prétendaient les autres. Qval Anzell la fixa avec attention, comme si elle avait deviné sa détermination, et lui rendit son sourire.

« Emmenez-moi avant ma fille ! »

Zmera s’était levée et avancée vers les protecteurs des sentiers. Elle avait en partie recouvré son arrogance de reine de domaine, de femme consciente de son pouvoir. Un protecteur lui saisit l’avant-bras et la repoussa avec une telle brutalité qu’elle perdit l’équilibre et tomba durement aux pieds de Qval Frana.

« Sois donc pas si pressée, ton tour viendra ! » cracha une voix déformée par le masque.

Alma contempla sa mère qui gisait sur le sol rocheux, la respiration coupée par le choc.

« La mort n’est que l’autre versant de la vie, maman. Où que je sois, où que tu sois, nous resterons toujours unies. Suis-moi si tu as foi en moi. Je t’aime quoi qu’il advienne. Et vous toutes, suivez-moi si vous avez foi en Djema. »

Le protecteur la tira en arrière avec un grognement d’impatience. Elle lui emboîta le pas avec une apparente docilité. Son pied avait légèrement dégonflé et ne l’élançait pratiquement plus. Ses bourreaux, au nombre de trois, l’entraînèrent vers une galerie située non loin de la grotte de Djema. Les hommes chargés de garder les entrées somnolaient, à demi affalés sur leur hache ou leur masse de pierre. Les autres s’affairaient à manger, à boire ou à transporter les cadavres.

Elle feignit de trébucher et de battre des bras pour se rééquilibrer. Le protecteur, surpris, lâcha sa manche. Les deux autres éclatèrent de rire. Elle exploita aussitôt le léger flottement pour se faufiler entre eux et foncer à toutes jambes vers l’entrée de la grotte de Djema.

« Hé, sale petite… »

Elle ne ralentit pas lorsqu’elle approcha des deux gardiens de l’entrée, qui, réveillés en sursaut par les cris, s’agitaient comme des pantins dont on aurait tiré les fils par à-coups. Le temps qu’ils reprennent leurs esprits, qu’ils se fassent une idée de la situation, et ils virent une forme grise leur filer sous le masque et s’engouffrer dans la grotte.

« Remuez-vous, au nom de Maran ! »

Elle se débarrassa de sa robe sans cesser de courir. Les sensations de la première fois lui revinrent en bloc, l’émotion, la curiosité, l’inquiétude, l’espoir, la déception… Les vapeurs chaudes l’enveloppèrent, tissèrent des entrelacs cuisants sur sa peau nue, ses poumons et sa gorge s’embrasèrent, ses oreilles et ses ongles se criblèrent d’épingles enflammées. Elle ralentit l’allure pour ne pas glisser sur le sol humide. Les rochers déchiquetés se dressaient toujours autour de l’eau comme des crocs vigilants. Une lumière vague, maladive, caressait les stalactites tronquées à demi noyées par les volutes, scintillait dans les geysers, les frémissements et les bulles qui agitaient la surface du bassin. Les cris stridents de ses poursuivants transpercèrent le grondement de la grotte. De plus en plus suffoquée par les vapeurs brûlantes et chargées d’une forte odeur de soufre, elle n’essaya pas de lutter contre la peur, elle escalada les premiers reliefs et grimpa sur un éperon rocheux qui surplombait le bassin. Là, elle s’appliqua à reprendre sa respiration, attentive aux battements de son cœur, aux frémissements de sa peau, de ses muscles, de ses nerfs.

Les paroles de Gaella la folle résonnèrent avec une netteté saisissante dans son vide intérieur : Il nous a manqué la confiance, cette confiance qui conduit à l’invincibilité, à l’éternité de l’instant, qui transforme le feu en caresse et la souffrance en félicité. Elle contempla l’eau bouillante, l’eau terrible du Qval, discerna de la beauté dans ses bouillonnements, dans ses clapotis, dans ses gargouillements, dans ses grondements. Elle lança un regard sous elle, aperçut, à demi estompées par la vapeur, les silhouettes grotesques de deux couilles-à-masques qui escaladaient à leur tour les rochers.

Des contretemps…

Ils arrivaient trop tard, déjà dévorés par le temps. Elle n’avait plus de désir, plus de passé ni d’avenir, et elle entendait que cela était merveilleux. Elle prit son élan et sauta avec joie dans l’eau bouillante.

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