CHAPITRE XXIX TRAQUES

« Lahiva ne s’est pas laissé égorger comme une yonkine domestique. Sitôt qu’elle m’a vu, elle a bondi sur ses jambes et s’est postée entre son enfant et moi, une pierre tranchante à la main. J’ai eu la nette impression qu’elle me reconnaissait malgré la protection de mon masque d’écorce : je voyais dans ses yeux le même mépris que celui dont elle m’avait couvert la dernière fois que nous nous étions rencontrés. Elle lançait d’incessants regards vers le bassin d’eau bouillante comme si elle en espérait de l’aide. Mais Qval Djema, car il ne pouvait s’agir de personne d’autre à en croire les communications de Maran, n’avait pas la possibilité ou ne s’estimait pas le droit d’intervenir dans nos histoires humaines. Nous étions seuls face à face, comme la première femme et le premier homme de l’aube de l’humanité. Son enfant n’avait pas d’existence légitime à mes yeux. Il vagissait à fendre l’âme maintenant, comme s’il avait compris qu’un drame était en train de se jouer dans la grotte.

» — Seuls les lâches se cachent quand ils tuent ! a crié Lahiva. Aie au moins le courage de montrer ton visage.

» — Je ne viens pas te tuer en mon nom, ai-je répondu d’une voix dont le calme m’a étonné. Mais au nom de celui qui souffre d’être emprisonné par le Qval. Et qui m’a demandé d’éteindre les lignées maudites.

» — Alors plante ton couteau dans ton cœur, tout petit tanneur, et ta lignée sera éteinte !

» Ses paroles m’ont embrasé comme des étincelles un tas d’herbes sèches. Je me suis rué sur elle dans l’intention de la renverser, mais elle a esquivé ma charge et m’a frappé à l’épaule avec sa pierre. Je suis tombé et, emporté par mon élan, j’ai roulé jusqu’au pied d’un rocher. Elle ne m’a pas laissé le temps de me relever, elle s’est jetée sur moi en poussant un hurlement et m’a donné des coups furieux, tantôt avec la main, tantôt avec la pierre. Le masque d’écorce m’a empêché d’être touché au visage. Elle était assise à califourchon sur moi, et ce contact prolongé, associé à sa nudité, à sa beauté, a ajouté le feu du désir à celui de ma colère. Je n’avais jamais connu de femme, mais j’étais la proie d’une telle tension, d’une telle ardeur que mon corps a agi à ma place. Pas à mon insu ni contre ma volonté, les séquences étaient inversées, il devançait mes désirs, précédait mes pensées.

» Je me suis d’abord dégagé, puis j’ai giflé Lahiva, avec une telle force que j’ai craint un moment de lui avoir brisé les vertèbres. Elle a lâché la pierre et s’est affaissée sur le dos. J’ai retroussé ma tunique de craine, baissé mon pantalon, puis je lui ai écarté les jambes et je l’ai prise avec une violence proportionnelle à ma rage, à ma frustration. J’ai joui en elle à plusieurs reprises, insatiable, comme investi de la puissance de Maran. Ses gémissements, ses protestations me vengeaient de toutes ces années d’indifférence et de mépris. Elle recevait maintenant le châtiment de Lézel, le tout petit tanneur, le serviteur de l’enfant-dieu de l’arche. Je l’absolvais de la faute commise avec son frère, du moins c’est l’impression que j’en retirais, je n’agissais pas en mon nom mais en celui de Maran, je lui donnais le baiser de Maran, le pardon de Maran. Elle a essayé à plusieurs reprises de me désarçonner, mais elle n’était qu’une femme vaincue vidée de ses forces. Que pouvait-elle contre la volonté d’un enfant-dieu ?

» Quand mon désir a été consumé, le moment est venu d’éteindre sa lignée. J’ai repoussé une nouvelle fois la tentation de l’épargner. Sa beauté grandie par la défaite me bouleversait. Elle jetait des regards à la fois éperdus et résignés à son fils dont les vagissements continus me vrillaient les nerfs. J’ai pleuré davantage qu’elle quand je lui ai posé la lame de mon couteau sur le cou. Elle a prononcé deux noms, celui d’Elleo et un autre que je ne connaissais pas mais qui était sans doute celui de son enfant. Je lui ai tranché la gorge avec toute la douceur dont j’étais capable, et, mêlant mes larmes à son sang, je me suis effondré sur elle tandis que la vie la désertait.

» Longtemps après, je me suis souvenu que je devais achever ma tâche. Je me suis relevé, j’ai contemplé le corps inerte de Lahiva, aussi superbe dans la mort qu’elle avait été magnifique dans la vie, puis, toujours en sanglots, je me suis arraché à contrecœur à ma contemplation et approché de son fils dans l’intention d’éteindre la lignée.

» Je n’ai pas pu le tuer, j’en étais incapable physiquement, comme si une volonté supérieure retenait mon bras. Il se dégageait de ce petit être une force étrange. J’ai insisté, levé mon couteau à maintes reprises, mais jamais il ne s’est abattu sur lui. J’ai pensé que Qval Djema le protégeait, le possédait, de la même façon que j’étais investi de la ferveur de Maran. J’ai alors pris la décision de l’exposer aux umbres sur la colline de l’Ellab : le sortilège de Qval Djema agissait sur les humains, mais il n’aurait aucun effet sur les prédateurs volants du nouveau monde, du moins était-ce ma conviction. J’ai jeté le corps de Lahiva dans le bassin d’eau bouillante, puis j’ai fourré son nécessaire d’écriture et ses rouleaux de peau dans le sac de laine végétale qu’elle avait emmené avec elle, j’ai pris l’enfant et gagné l’Ellab par le réseau des galeries souterraines.

» Je suis arrivé au sommet de la colline à l’aube. L’enfant de Lahiva s’acharnait à vivre et à hurler bien qu’il ne fût ni alimenté ni désaltéré depuis deux jours. Jamais je n’ai réussi à lui fracasser le crâne contre un rocher : ma volonté et mon corps se paralysaient dès que l’idée me traversait.

» Les hommes chargés des sépultures avaient rassemblé une vingtaine de morts, des anciens principalement, tous nettoyés de leurs intestins et, grâce aux vertus des embaumeurs, dans un parfait état de conservation. J’ai posé l’enfant de Lahiva au milieu des cadavres et, même s’il n’était âgé que de quelques jours, je l’ai lié avec du fil de craine aux branches d’un arbuste. Il était désormais immobile, silencieux, comme résigné, et j’ai revu les traits de sa mère dans son visage apaisé. Puis j’ai aperçu les taches noires des umbres à l’horizon et je me suis empressé de regagner l’entrée du réseau souterrain.

» Je suis retourné dans mon gouffre, je me suis effondré sur ma couche d’herbe sèche sans retirer mon masque d’écorce et je me suis recroquevillé autour du souvenir de Lahiva. Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre jours que j’ai eu l’idée de prendre connaissance de ses écrits, une manière de prolonger notre relation à travers le temps. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas exercé à la lecture, et il m’a fallu des heures pour apprendre à déchiffrer son écriture très serrée, comme tendue par la volonté de ne gaspiller aucune parcelle des rouleaux de peau – dont certains que j’avais tannés, je les reconnaissais.

» Je suis évidemment tombé sur les passages qui me concernaient. Si les écrits restent, comme on le prétend, c’est une image de mépris voire d’horreur que je laisserai à travers les siècles. Elle n’a pas éprouvé la moindre pensée amicale à mon égard, pas même un élan de compassion. Le rejet que je lui inspirais n’avait d’équivalent que son amour absolu pour son frère Elleo. Ses mots m’ont dépeint comme le plus misérable des hommes, comme un moins que rien dont elle redoutait par-dessus tout la souillure.

» Humilié, fou de colère, j’ai regretté de ne pas l’avoir gardée en vie plus longtemps. J’avais perdu l’occasion de prendre une revanche plus lente et suave, d’observer l’effroi dans ses yeux pendant que je l’infectais, pendant que je profanais le sanctuaire dévolu à son frère. J’ai renoncé à lancer les rouleaux dans l’eau bouillante comme le corps de leur propriétaire : je pourrais relire ces passages si je fléchissais dans ma détermination, ils entretiendraient le feu de mon courroux, ils exalteraient ma foi dans l’enfant-dieu de l’arche. Car le désir s’affirmait en moi d’exaucer les vœux de Maran, de remettre de l’ordre sur le nouveau monde jusqu’à ce qu’il puisse recouvrer sa condition humaine et revenir vivre parmi ses frères comme au temps où il marchait, libre et heureux, dans les couloirs de l’arche.

» J’ai également mis la main sur le journal du moncle Artien, soigneusement rangé dans le nécessaire d’écriture de Lahiva. J’ai tourné ces feuilles faites d’une matière très fine et bruissante, et j’ai cherché avec avidité les passages qui évoquaient la vie de Maran. Ils sont peu nombreux, le moncle s’étant surtout intéressé à Abzalon, Ellula, Lœllo et Djema.

» Je n’ai pas pris le temps de tout lire et j’ai sans doute eu tort, mais j’en ai dégagé l’impression que Maran avait été sacrifié et son rôle minimisé, lui qui avait couru tous les risques pour fournir leur nourriture aux deks et leur sauver la vie. Il me fallait réparer cette injustice, redonner à l’enfant-dieu la place qui lui revenait, la place qu’il méritait. J’ai eu l’idée de m’adresser aux cercles des lakchas de chasse. Ils fournissaient la viande, la peau et la corne aux permanents des mathelles, ils évoluaient déjà sur le sentier défriché par Maran et les enfants nourriciers de l’arche, ils souffraient du mépris que leur témoignaient les reines des domaines, ils rêvaient de fonder leur monde sur un ordre nouveau, ils seraient sans aucun doute les plus attentifs à mes arguments, les plus aptes à entendre la révélation de Maran.

» De fait, lorsque je me suis présenté à l’assemblée des chefs de cercle qui se tient la nuit de l’alignement des trois satellites, ils m’ont écouté avec un enthousiasme indescriptible. Revêtu du masque et de la craine, je leur ai parlé de l’enfant-dieu, de ses vœux, du danger qu’il y avait à laisser se propager les lignées maudites, de la malédiction du Qval. Maran me soutenait comme il me l’avait promis avant son départ, les mots sortaient tout seuls de ma bouche et frappaient mes auditeurs en plein cœur comme des flèches trempées dans le feu de son amour. Il nous incombait d’être les gardiens du nouveau monde dans l’ombre du masque et de la craine, de renouer avec les lois intangibles de l’arche et en particulier avec l’ordre kropte dont était issu Maran, de protéger les sentiers, de purifier la population en éliminant les lignées maudites, de lutter contre l’influence des sœurs de Chaudeterre qui vouent un culte exclusif à Qval Djema, de rogner la puissance des mathelles et de redonner leur importance, leur fierté aux frères engagés sur le sentier des lakchas.

» Ils bridaient de prouver leur foi en Maran. Je leur ai demandé de sculpter des masques d’écorce, de fabriquer des robes de craine puis, parés de leur nouvel uniforme, l’uniforme des protecteurs des sentiers, de signer leur pacte : qu’ils me rapportent la tête d’Elleo, l’un des fils de la reine Sgen, coupable d’avoir eu des relations incestueuses avec sa sœur Lahiva. Je leur ai fixé rendez-vous dans une grande caverne située au nord-est de Cent-Sources, qui s’est ensuite affirmée comme notre lieu de culte. Ils sont revenus trois jours plus tard, le visage dissimulé sous un masque d’écorce, le corps enfoui dans une robe de craine. Les nouveaux soldats de Maran… Tuer ne leur posait aucun problème : ils avaient déjà exterminé les descendants de l’Agauer après avoir découvert d’où venaient les yonks. Ils craignaient de perdre leur suprématie sur les plaines si les deux populations venaient à se rencontrer. Les connaissances technologiques du deuxième peuple, que la légende appelle la magie, auraient considérablement modifié les comportements, et les lakchas avaient préféré conserver les choses en l’état plutôt que de prendre le risque de disparaître.

» J’ignore pourquoi les descendants de l’Agauer ont offert le cadeau des yonks aux habitants du Triangle. Ont-ils craint que nos ancêtres meurent de faim ? Ont-ils voulu nous transmettre un peu de ce patrimoine de l’ancien monde qu’ils avaient emmené avec eux ? Le journal du moncle, lui-même une copie d’être humain, parle de ces machines à fabriquer les clones à partir d’un modèle de base. Et de la difficulté pour les clones de se reproduire : or les yonks ne se reproduisent pas en captivité, et probablement pas non plus en liberté…

» Mes nouveaux disciples ont ouvert un sac de laine végétale et ont fait rouler une tête à mes pieds. J’ai ressenti une joie mauvaise lorsque j’ai reconnu les traits d’Elleo, puis une rage folle, et, d’un coup de pied, j’ai envoyé sa tête se fracasser contre une paroi. De la famille maudite qu’il avait fondée avec Lahiva il ne restait rien.

» Rien d’autre qu’une jalousie posthume et tenace qui continuait de me ronger.

» Rien d’autre, vraiment ? Je ne savais pas si les umbres avaient enlevé l’enfant de Lahiva. Le temps avait passé si vite, comme s’il avait subi une accélération brutale, comme s’il nous avait brûlé les doigts. La fraternité de Maran comptait déjà plus de trois cents membres. La clandestinité et l’anonymat des masques nous donnaient une force incroyable. Lorsque nous les revêtions, nous nous emplissions de la toute-puissance de notre frère, de notre père, de notre dieu. Nous avions déjà éteint plusieurs lignées maudites dont nous avions exposé les membres sur la colline de l’Ellab. Notre réputation se propageait comme les bulles de pollen dans les domaines de Cent-Sources, on commençait à nous respecter, à nous craindre. Ainsi que je l’avais fait pour Lahiva, mes disciples n’oubliaient pas de marquer les fautives du divin sceau de Maran avant de les offrir aux umbres. Quelques sœurs envoyées imprudemment en reconnaissance par la hiérarchie de Chaudeterre sont tombées entre nos mains et ont subi le châtiment réservé aux adoratrices de Qval Djema.

» Cependant, tandis que notre organisation prospérait et pouvait dorénavant se passer de moi, je ne parvenais pas à oublier Lahiva et à trouver la paix dans mon cœur. J’avais beau lire et relire les passages de ses écrits qui m’humiliaient, mon amour pour elle s’obstinait à croître. Ni sa mort ni la tête de son amant maudit ne m’avaient apporté l’apaisement que j’espérais. Je suppliais Maran d’intercéder, d’effacer son souvenir, mais il restait sourd à mes prières, et je commençais à me demander à quel genre de dieu j’avais eu affaire, qui restait indifférent à la souffrance de son premier serviteur.

» Et puis tu es entrée dans ma vie, Gmezer… »

Il terminait toujours sur cette phrase. Le savoir d’une simple fleureuse s’est montré plus efficace que son prétendu dieu. Depuis qu’il a bu mon philtre, il n’est jamais retourné aux assemblées de ses disciples protecteurs des sentiers. J’aurais pu, j’aurais dû lui ordonner de mettre fin à cette barbarie, mais il me semble avoir déjà précisé que j’avais moi-même une revanche à prendre sur les mathelles, et j’ai laissé les disciples de Lézel la perpétrer à ma place, au moins pour un temps. J’aspirais seulement à me consacrer à notre amour, à cet amour faussé par mes alliées.

Mais j’ai sous-estimé le pouvoir de l’absente, ou surestimé le pouvoir des plantes. Repris par ses démons, torturé par ses doutes, Lézel a disparu un beau matin. Je l’ai cherché en vain dans le labyrinthe souterrain, puis j’ai aperçu un fil de sa craine coincé entre deux roches sur le bord d’un bassin et j’en ai déduit qu’il avait rejoint dans l’eau bouillante la femme qu’il avait adorée et assassinée. Dès lors, c’était à mon tour de plonger dans les affres du désespoir, de goûter la douleur inconsolable de l’absence. J’avais abusé de mon don, j’en recevais le juste châtiment. Il ne me restait pour tout souvenir que le masque d’écorce de mon aimé retrouvé par hasard dans une niche dissimulée par un fragment de roche. J’y ai découvert également les deux journaux, celui de Lahiva et celui du moncle Artien.

Combien de fois les ai-je lus durant toutes ces années de solitude ? Des dizaines, des centaines de fois ? C’est sans doute grâce à ces visiteurs du passé que je ne me suis pas à mon tour plongée dans l’eau bouillante et que j’ai décidé, à la fin de ma vie, de rédiger mes propres mémoires.

Si Artien jugeait peu probable que ses écrits fussent portés un jour à la connaissance d’éventuels lecteurs, je ferai en sorte qu’ils soient lus par le plus grand nombre, de même que le journal de Lahiva, de même que mes souvenirs. De ces trois cheminements à la fois si différents et si proches – nous étions tous les trois des parias, le clone Artien, l’incestueuse Lahiva et Gmezer, la bannie de Cent-Sources – j’espère que les habitants du nouveau monde tireront profit (mais j’en doute, l’humanité ne se montre pas pressée de tirer de réels bénéfices de ses expériences désastreuses).

Je suis consciente d’avoir autant de sang sur les mains que Lézel. Je n’ai jamais eu le courage ni même la volonté d’arrêter les protecteurs des sentiers. J’aurais pourtant dû me rendre à leur assemblée et leur crier que le premier disciple de Maran avait éprouvé de sérieux doutes sur la raison de leur dieu et sur la légitimité de leur action. Je m’en suis abstenue. Lâcheté, rancune, négligence ? À l’histoire de décider.

Quelque chose me dit que la lignée de Lahiva ne s’est jamais éteinte, non pas, comme l’affirmait Lézel, parce que Qval Djema la protégeait, mais parce que l’amour les protégeait. Mes doigts tremblent d’avoir trop serré la plume de nanzier. Je suis soulagée d’en avoir terminé. Soulagée pour mes vieux os torturés par la position assise, soulagée d’avoir trouvé la force d’aller au bout de mon entreprise. Demain j’entamerai mon ultime voyage sur ce monde, puis je m’engagerai, enfin sereine, enfin libre, sur le chemin des chanes – ou sur le chemin d’Eshan.

Mémoires de Gmezer.


Double-Poil se détacha du corps d’Alma et se faufila comme un éclair rouge dans un étroit passage entre deux rochers. Elle croisa les bras sur sa poitrine et se recroquevilla sur elle-même. Le froid était d’une intensité suffocante, paralysante, comme s’ils évoluaient à l’intérieur d’un bloc de glace. Orchéron lança un coup d’œil par-dessus son épaule : les deux lakchas avaient disparu de la paroi flamboyante. Ils s’étaient sans doute réfugiés dans les rochers à la vue de l’umbre, comme Double-Poil.

Orchéron entreprit de se défaire du pan d’étoffe afin d’en couvrir Alma. Ses doigts gourds, malhabiles, glissèrent sur les nœuds qu’elle avait serrés avec les bouts déchirés. La pâleur de la jeune femme l’alarma davantage que la proximité pourtant inquiétante du prédateur volant au-dessus d’eux. Il ne décelait pas de peur ni de souffrance dans ses yeux, mais de la résignation, de l’indifférence. Il finit par arracher le tissu et l’étaler sur son corps sans se préoccuper des courants glacés qui se coulaient sur son propre torse.

Puis il observa l’umbre, de forme allongée comme tous ceux qu’il avait déjà entrevus mais d’une taille quatre ou cinq fois supérieure, si sombre qu’il ne discernait aucun détail, qu’il avait l’impression de contempler un fragment de nuit absolue ou une gigantesque pointe de ténèbres. Même de près, les contours des deux excroissances latérales restaient flous, comme si elles n’appartenaient pas tout à fait à ce monde. Seule sa queue évasée, recouverte d’un épiderme écailleux et gris, semblait faite de matière dense. Les éclats rougeoyants de la gorge ne le traversaient pas, non plus que la lumière rasante de Jael qui se couchait dans le prolongement de la faille.

Orchéron s’avança à l’extrémité de la corniche, d’où il avait une vue d’ensemble du fleuve de ténèbres. Au froid qui émanait de l’umbre s’ajoutait une force d’attraction qui évoquait les puits de montée des constructions de la cité de l’Agauer. Il était de la même substance sans doute, ou de la même absence de substance, que la porte du tunnel du bord des grandes eaux.

Orchéron eut beau déployer sa concentration, il demeura incapable de discerner les moindres lignes, formes ou reliefs. Il se retourna pour voir si Alma s’était un peu ranimée. En même temps que sa tête pivotait sur son cou, il sentit un mouvement derrière lui, si fulgurant qu’il douta de ses perceptions.

La stupeur lui arracha un cri : Alma avait disparu. À l’emplacement où elle se tenait quelques instants plus tôt, il n’y avait rien d’autre qu’une vague trace grise qui s’évanouissait comme une brume matinale chassée par les rayons de Jael. Peut-être s’était-elle réfugiée dans les rochers pendant qu’il observait l’umbre ? Fou d’inquiétude, il entreprit de fouiller les reliefs environnants, puis il constata que le grand prédateur volant s’était également évanoui et fut obligé d’admettre qu’elle avait été enlevée. Ou plutôt… effacée.

Comme Mael, comme sa mère Lilea, comme toutes celles et tous ceux que les couilles-à-masques avaient exposés sur la colline de l’Ellab.

Il poussa un hurlement de détresse. Le destin s’acharnait à lui enlever les seules personnes qui avaient réellement compté. Même si elle n’était pas entrée dans sa vie depuis bien longtemps, Alma lui était devenue indispensable, plus encore que Mael. Sa sœur adoptive lui avait offert ses seuls moments de vraie joie au domaine d’Orchale, mais la petite djemale soufflait sur son feu intérieur, lui donnait la force d’aller au-delà de lui-même. Il s’éteindrait sans elle, il redeviendrait l’Orchéron ballotté par les vents comme une bulle de pollen, un errant de l’existence, un être qui n’aurait aucune prise sur les événements, qui n’aurait pas d’autre but que de courir derrière d’insaisissables ombres.

La lumière empourprée du crépuscule se déversait à flots dans la faille. Les roches translucides s’allumaient dans une profusion de scintillements plus ou moins éclatants.

Un bruit retentit derrière lui. Une flambée d’espoir l’embrasa, qui se retira aussitôt en lui abandonnant un goût de cendres dans la gorge. Ce n’était pas Alma mais Double-Poil qui sortait de sa cachette et s’avançait vers lui d’une démarche craintive. La créature hésita encore un long moment avant de le rejoindre sur la corniche et de s’enrouler autour de lui avec sa vivacité, son adresse et son élasticité coutumières.

Double-Poil réchauffa le corps d’Orchéron mais pas son âme. Il transmit à son hôte des images d’un passé qui gisait dans sa mémoire depuis très longtemps. Il était le dernier de son espèce, les siens ayant été capturés par les êtres à la langue blanche qui vivent dans les cavités souterraines et qui parfois, la nuit, montent à la surface pour surprendre leurs proies dans leur sommeil. Avant l’arrivée des humains, ce monde préservait son équilibre et les umbres n’étaient jamais sortis de la porte.

La porte, où est-elle ? demanda intérieurement Orchéron.

Double-Poil lui montra un groupe de créatures au pelage rougeâtre. Elles jouaient non loin d’une bouche sombre agitée de mouvements convulsifs d’où s’échappaient des vagues d’obscurité qui tapissaient peu à peu le fond de la faille.

Est-ce que tu as vu ce qu’il y avait de l’autre côté ?

À cette question Double-Poil n’avait pas d’autre réponse disponible qu’un tremblement de tout son corps et des images de congénères au pelage hérissé qui fuyaient les vagues de ténèbres en sautant de rocher en rocher. Mais, malgré sa terreur, il se proposait d’emmener son hôte tout près de la porte des umbres puisque ce désir était inscrit depuis toujours dans sa mémoire profonde.

Mémoire profonde ?

Une femme nue dans une grotte qui trempe son nouveau-né dans un bassin d’eau bouillante.

De qui tenait-il ces souvenirs ?

Le visage d’Alma.

Quel rapport avec moi ?

Le visage de sa mère Lilea.

Tu veux dire que cette femme et son nouveau-né dans la grotte sont mes ancêtres ?

Le visage de son grand-père penché au-dessus de lui.

Cet homme, mon grand-père, était le nouveau-né de la grotte ?

Pas de réponse, sans doute une corrélation manquante.

Pourquoi ma lignée est-elle maudite ?

Pas de réponse.

Le regard d’Orchéron erra de nouveau sur le fleuve de ténèbres, puis revint se poser à l’endroit où Alma se tenait avant le passage du grand umbre. La vague de colère qui monta en lui reflua presque aussitôt en le laissant suffoqué de chagrin.

Un masque de protecteur des sentiers.

Qu’est-ce que tu veux me…

Orchéron releva la tête. Les deux lakchas dévalaient les façades rutilantes une centaine de pas au-dessus de lui. Il refoula ses larmes et, obéissant à son seul instinct de survie, se lança à son tour dans la descente.

Il recevait des images destinées à lui ouvrir les voies les plus rapides. En théorie : Double-Poil était d’une agilité exceptionnelle, et les passages qui lui semblaient aisés ne l’étaient pas nécessairement pour son hôte. À plusieurs reprises Orchéron dut revenir sur ses pas et choisir un chemin plus long mais plus sûr. Ses poursuivants gagnèrent donc du terrain, au point qu’il entendit bientôt leur souffle et leurs grognements d’encouragement. Il n’avait pas peur de la mort, il l’accueillerait au contraire avec un immense soulagement, mais, avant, il lui fallait aller jusqu’au bout, franchir la porte des umbres.

Depuis sa petite enfance, son destin était lié aux prédateurs volants. Ils lui avaient pris sa mère, puis sa sœur adoptive, et enfin Alma, comme on provoque un adversaire, comme on le saoule de coups jusqu’à ce qu’il riposte. Ils ne l’avaient pas effacé lorsqu’ils en avaient eu la possibilité, parce qu’il bénéficiait d’une protection liée à ses ascendants, mais, Alma l’avait affirmé, ils avaient sans doute déclenché les sauts dans le temps, ces trous de mémoire qui lui avaient laissé des séquelles si douloureuses. Orchéron n’avait aucune idée de ce qu’il découvrirait de l’autre côté de la porte, il se rendait seulement à l’invitation qu’ils lui avaient lancée. Non par esprit de vengeance, mais parce qu’il avait le sentiment de s’engager sur son sentier. Et les deux lakchas lancés à ses trousses ne devaient pas l’en empêcher, ou les vagues noires déborderaient de la faille, se fragmenteraient en armée d’umbres, se répandraient sur les terres et sur les eaux, détruiraient toute forme de vie sur ce monde et sur les mondes occupés par les humains.

Il allait bientôt atteindre la surface du fleuve de ténèbres. Des courants froids s’immisçaient sous la fourrure tremblante de Double-Poil.

« On le tient ! » souffla Jozeo.

Les deux chasseurs n’étaient plus qu’à une vingtaine de pas de leur gibier, vêtu d’une étrange veste rougeâtre qui se déformait ou se rétractait de temps à autre pour dénuder une partie de son torse.

Ankrel reconnaissait parfaitement l’homme que les protecteurs des sentiers avaient cerné au pied de l’Ellab. Large d’épaules, cheveux bruns et bouclés, un corps d’adulte, un visage encore emprisonné dans les rondeurs de l’enfance. Sauf que, maintenant, une barbe aussi clairsemée que la sienne avait recouvert ses joues creusées par les privations comme les buissons s’emparent des failles.

« Enlevée par cette saloperie d’umbre », avait marmonné Jozeo en constatant que la fille avait disparu.

Ils s’étaient demandé d’où sortait cette dernière. Elle n’avait sûrement pas emprunté le même passage qu’Orchéron fili Orchale – Lobzal fili Lilea, tel était son premier et vrai nom selon Jozeo –, elle n’avait sûrement pas traversé les grandes eaux écartées par la puissance de Maran, alors par quel chemin était-elle venue ? Et que fabriquait-elle en compagnie de l’homme qu’ils pourchassaient maintenant depuis plus de deux semaines ? Ils s’étaient promis de l’interroger dès qu’ils auraient opéré la jonction, mais elle n’avait pas eu le réflexe de se cacher quand l’umbre avait jailli du fond obscur de la gorge, et elle avait subi le sort des imprudents ou des individus que la malédiction de leur lignée condamnait à l’exposition en haut de l’Ellab. Ils le regrettaient tous les deux, Jozeo parce qu’il aurait aimé lui donner la bénédiction de Maran, Ankrel parce qu’il aurait voulu connaître les motifs de sa présence au fond de cette gorge.

« Plus vite, ou il va disparaître dans cette saloperie noire ! gronda Jozeo.

— Et alors ? demanda Ankrel.

— Et alors ? Tu ne comprends donc pas que nous sommes dans le lit des umbres ? Que nous ne pourrons pas le suivre ? »

Ils n’avaient pas pris de repos depuis qu’ils avaient abandonné les yonks. La fatigue alourdissait les membres d’Ankrel, lui pesait sur la nuque et les épaules, l’entraînait à commettre des imprudences de plus en plus fréquentes dans les passages difficiles. Mais il y avait de l’exaltation dans cette poursuite au milieu des roches inondées de lumière, dans ce décor écrasant, dangereux, où les gestes les plus simples recouvraient leur importance fondamentale, comme devant une harde de yonks lancés au grand galop.

Enivré par la fièvre de la chasse, Jozeo prenait maintenant des risques inconsidérés, sautait sur les saillies sans prendre le temps d’en vérifier la solidité, bondissait de corniche en surplomb, donnait l’impression de prendre son élan pour plonger dans le flot sombre, se rapprochait de plus en plus de son gibier.

Distancé, hors d’haleine, Ankrel s’arrêta pour observer son aîné. Il crut une première fois qu’il allait s’abattre sur le fuyard, mais celui-ci lui échappa en glissant le long d’un mur étincelant. Le lakcha emprunta le même chemin et se reçut à son tour une dizaine de pas plus bas sur une large plate-forme.

Le torse basculé par-dessus un éperon, Ankrel les vit apparaître et disparaître à tour de rôle pendant un petit moment derrière les rochers. Jozeo faillit parvenir à ses fins à plusieurs reprises, mais l’autre s’arrangea toujours pour garder quelques pas d’avance, se jetant dans des voies à première vue impossibles, comme s’il connaissait parfaitement les lieux.

Le silence, presque palpable, absorbait les jurons de dépit de Jozeo.

« Plus vite, plus vite », murmura Ankrel.

Ses encouragements n’allaient pas au lakcha mais au fuyard. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il ne souhaitait pas la capture de l’homme traqué par les protecteurs des sentiers. Jozeo ne le tuerait pas, du moins tant qu’il aurait besoin de lui pour la chasse aux umbres, mais Ankrel trouvait injuste de l’empêcher de s’enfoncer dans le fleuve de ténèbres et de s’engager sur son sentier. Les frères de Maran ne devaient pas s’interposer par crainte de perdre leur mainmise sur les plaines du Triangle, cette même peur qui avait poussé les cercles des lakchas à exterminer les descendants de l’Agauer et à interdire la réunion des deux peuples aux mêmes origines.

Ankrel les vit rouler enchevêtrés sur une corniche étroite juste au-dessus du fond obscur de la faille. Il pensa que la cause était entendue, que le fils préféré de Maran avait encore une fois triomphé, mais la veste rougeâtre du fuyard s’agita soudain, se métamorphosa en une créature vivante qui fila se réfugier au milieu des rochers. La surprise engendra chez Jozeo un instant de flottement qu’exploita aussitôt son adversaire pour le renverser, se relever et, d’un bond, disparaître dans le fleuve de ténèbres.

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