Des cadres se rendirent à Xiazha, dans le Guangzhou, et dirent, Pour le bien de la Chine, vous allez reconstruire cette ville sur le Plateau de la Lune, sur Mars. Vous vous rendrez tous là-bas, avec votre famille, vos amis et vos voisins, tous les dix mille. Dans dix ans, vous pourrez décider de revenir si vous préférez, et d’autres iront vous remplacer à la nouvelle Xiazha. Vous devriez vous plaire, là-bas. C’est à quelques kilomètres du port de Nilokeras, près du delta de la Maumee. Le sol est fertile. Il y a déjà d’autres villages chinois implantés dans la région, et des quartiers chinois dans toutes les grandes villes. Il y a beaucoup d’espace disponible. Le voyage pourra commencer dans un mois, en train jusqu’à Hong Kong, le ferry jusqu’à Manille, puis dans l’ascenseur spatial. Six mois de traversée de l’espace jusqu’à Mars, jusqu’à leur ascenseur de Pavonis Mons, et un train spécial jusqu’au Plateau de la Lune. Qu’en dites-vous ? Votez pour à l’unanimité et partons du bon pied.
Plus tard, un employé de la ville appela Hong Kong et mit un agent de Praxis au courant. Le bureau de Hong Kong transmit l’information au groupe d’études démographiques du Costa Rica. Là-bas, une programmatrice appelée Amy joignit le rapport à une longue liste de rapports similaires, et y réfléchit toute la matinée. L’après-midi, elle appelait William Fort, qui faisait du surf autour d’un nouveau récif au Salvador. Elle lui exposa la situation.
— Le monde bleu est plein, dit-il. Le monde rouge est vide. Ça va poser des problèmes. Il faut que nous en parlions.
Le groupe démographique et une partie de l’équipe politique de Praxis, dont la plupart des Dix-Huit Immortels, rejoignirent Fort. Les démographes exposèrent la situation.
— Tout le monde reçoit le traitement de longévité, maintenant, dit Amy, nous sommes en plein âge malthusien.
La situation démographique était explosive. Les gouvernements de la Terre voyaient souvent dans l’émigration vers Mars une solution au problème. Même avec son nouvel océan, Mars disposait d’une surface habitable presque égale à celle de la Terre, et n’était pour ainsi dire pas peuplée. Amy dit au groupe que les nations vraiment surpeuplées y envoyaient déjà tous les gens qu’ils pouvaient. Les émigrants étaient souvent des membres de minorités ethniques ou religieuses mécontentes de leur sort et qui ne demandaient qu’à partir. En Inde, les cabines de l’ascenseur spatial basé dans l’atoll de Suvadiva, au sud des Maldives, étaient chaque jour pleines d’émigrants, essentiellement des Sikhs, des habitants du Cachemire, des musulmans et des hindous, mais aussi des Zoulous d’Afrique du Sud, des Palestiniens d’Israël, des Kurdes de Turquie et des Indiens d’Amérique du Nord qui tous voulaient s’installer sur Mars.
— On pourrait dire que Mars est en train de devenir la nouvelle Amérique, remarqua Amy.
— Et comme dans la vieille Amérique, ajouta une femme appelée Elizabeth, il y a déjà sur place une population indigène qui va encaisser le choc. Pensez un instant en terme de nombres : si, chaque jour, les cabines de tous les ascenseurs spatiaux sont pleines, comme il y a cent passagers par cabine, ça fait deux mille quatre cents personnes par ascenseur qui débarquent à l’autre bout, et comme il y a dix ascenseurs, ça fait vingt-quatre mille personnes par jour, soit huit millions sept cent soixante mille personnes par an.
— Disons dix millions, reprit Amy. Ça fait beaucoup, et pourtant, à ce rythme-là, il faudra un siècle pour transférer sur Mars un seul des seize milliards d’hommes qui peuplent la Terre. Ce qui ne changera pour ainsi dire rien pour nous. Ça ne tient pas debout ! Nous ne pourrons jamais transférer une partie significative de la population de la Terre sur Mars. Nous devons à tout prix essayer de résoudre les problèmes de la Terre sur Terre. Mars se bornera à jouer le rôle de vase d’expansion psychologique. Pour l’essentiel, nous sommes livrés à nous-mêmes.
— Il n’est pas utile que cela tienne debout, objecta William Fort.
— C’est vrai, acquiesça Elizabeth. Des tas de gouvernements terriens font ça, que ça ait un sens ou non. La Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, ils marchent tous dans la combine, et si l’émigration se maintient à la capacité actuelle du système, la population martienne va doubler en près de deux ans et Mars sera totalement submergée sans que rien ne change ici.
L’un des Immortels nota que la première révolution martienne avait été provoquée par une poussée migratoire d’une envergure comparable.
— Et le traité Terre-Mars ? demanda quelqu’un d’autre. Je pensais qu’il interdisait spécifiquement des flux d’une telle importance.
— En effet, confirma Elizabeth. Il spécifie que l’immigration sera limitée à dix pour cent de la population martienne par année terrienne, mais que Mars devrait en accepter davantage si elle pouvait.
— Et puis, reprit Amy, depuis quand les traités ont-ils empêché les gouvernements de faire ce qu’ils voulaient ?
— Nous devons les envoyer ailleurs, fit William Fort.
Les autres le regardèrent.
— Où ça ? demanda Amy.
Personne ne répondit. Fort agita vaguement la main.
— Nous avons intérêt à trouver un endroit, répondit gravement Elizabeth. Même les Chinois et les Indiens, qui ont toujours été de bons alliés des Martiens, se fichent éperdument du traité. On m’a envoyé un enregistrement d’une réunion politique indienne sur le sujet : ils envisagent de mettre en action leur programme à pleine capacité pendant quelques siècles, et de voir ensuite comment ça se passe.
La cabine de l’ascenseur poursuivit sa descente, et Mars devint énorme sous leurs pieds. Puis ils ralentirent, juste au-dessus de Sheffield, et tout redevint normal. Ils retrouvèrent la gravité martienne, sans la force de Coriolis qui tirait tout sur le côté. Puis ils entrèrent dans le Socle. Ils étaient de nouveau chez eux.
Des amis, des reporters, des délégués, Mangalavid. À Sheffield, chacun vaquait fébrilement à ses affaires. Quelqu’un reconnaissait parfois Nirgal et lui faisait de grands signes amicaux. On s’arrêtait pour lui serrer la main, lui donner l’accolade, lui poser des questions sur son voyage ou sa santé.
— Content de vous revoir !
Et pourtant, dans la plupart des yeux… Il était si rare d’être malade. Quelques-uns détournaient le regard. Une pensée magique : Nirgal comprit soudain que, pour beaucoup d’entre eux, le traitement de longévité était un garant d’immortalité. Ils ne voulaient pas être obligés de revoir leur façon de penser, alors ils regardaient ailleurs.
Mais Nirgal avait vu Simon mourir, les os pleins de sa jeune moelle à lui. Il avait senti son corps entrer en déliquescence, senti la souffrance de ses poumons, de chacune de ses cellules. Il savait que la mort était une réalité. L’immortalité n’était pas leur lot et ne le serait jamais. Une sénescence retardée, disait Sax. Retardée, un point c’est tout. Nirgal le savait. Et les gens voyaient qu’il le savait et ils avaient un mouvement de recul. Il était impur. Ça le mettait en rage.
Il prit le train pour Le Caire et regarda défiler le vaste désert pentu de Tharsis Est. Sec et ferrique, le paysage originel de Mars la Rouge : son monde. Ses yeux le sentaient. Son cerveau, son corps, s’épanouissaient à cette vue : il était chez lui.
Mais les regards, dans le train, évitaient le sien. Il était l’homme qui n’avait pas pu s’adapter à la Terre. Le monde originel avait failli le tuer. Il était une fleur des Alpes, pas faite pour le monde réel, un être exotique pour qui la Terre était comme Vénus. Voilà ce que disaient leurs yeux fuyants. Un éternel exilé.
Et alors ? C’était aussi ça, être martien. Sur cinq cents indigènes qui allaient sur Terre, il en mourait un. C’était l’un des plus grands risques que pouvait courir un Martien : plus dangereux que le parapente, que d’aller dans le système solaire extérieur, qu’un accouchement. Une sorte de roulette russe, avec des tas de chambres vides dans le barillet, évidemment, mais il y avait une balle dans l’une d’elles.
Il y avait coupé. Pas de beaucoup, mais quand même. Il était en vie, il était chez lui ! Ces gens, dans le train, que savaient-ils ? Ils pensaient que la Terre l’avait terrassé, mais ils se disaient aussi qu’il était Nirgal le Héros, jusqu’alors invaincu. Pour eux, il n’était qu’une histoire, une idée, point final. Ils ne savaient rien de Simon, de Jackie, de Dao, d’Hiroko. Ils ignoraient tout de lui. Il avait vingt-six années martiennes, il était dans la force de l’âge et il avait enduré tout ce qui pouvait arriver à un homme de sa génération : la mort des parents, la perte de l’amour, la trahison. Ces choses-là arrivaient à tout le monde. Mais ce n’était pas le Nirgal que les gens voulaient.
Le train contourna les premières parois incurvées du Labyrinthe de la Nuit et entra bientôt dans la vieille gare du Caire. Nirgal alla se promener dans la ville sous tente. C’était la première fois qu’il y venait. Les petits bâtiments anciens l’intéressaient particulièrement. La station énergétique avait beaucoup souffert des déprédations causées par l’armée Rouge, lors de la révolution. Ses murs noircis n’avaient pas encore été restaurés. Il prit le large boulevard qui menait aux bureaux de la cité, les gens lui faisant des signes amicaux au passage.
Elle était là, dans le hall de l’hôtel de ville, près de la baie vitrée surplombant le canyon en U de Nilus Noctis. Nirgal s’arrêta, le souffle court. Elle ne l’avait pas encore vu. Son visage était plus plein, mais à part ça elle était toujours aussi grande et mince, vêtue d’une blouse de soie verte et d’une jupe vert foncé, d’un matériau plus épais, sa crinière noire cascadant dans son dos. Il ne pouvait en détacher ses yeux.
Puis elle le vit et il lui sembla qu’elle tiquait. L’image transmise par son bloc-poignet ne l’avait sans doute pas préparée aux changements provoqués par le mal de Terre. Ses mains se tendirent et elle les suivit, l’œil calculateur, la grimace qu’elle avait eue en le reconnaissant soigneusement corrigée pour les caméras qui l’entouraient en permanence. Mais il l’aima pour ces mains tendues vers lui. Il sentit la chaleur de son visage, ses joues qui rosissaient alors qu’ils s’embrassaient chastement, comme des diplomates qui se montrent amicaux. De près on ne lui aurait pas donné plus de quinze années martiennes, à peine plus que la fleur de la jeunesse, l’âge du plein épanouissement. On disait qu’elle avait commencé à suivre le traitement dès l’âge de dix ans.
— C’est donc vrai, dit-elle. La Terre a failli avoir ta peau.
— Enfin, un virus, plutôt.
Elle éclata de rire, mais son regard conserva cette expression calculatrice. Elle le prit par le bras, l’emmena vers ses compagnons comme un aveugle. Il connaissait plusieurs d’entre eux. Elle fit tout de même les présentations, pour bien lui faire sentir que la garde rapprochée du parti avait beaucoup changé depuis son départ. Mais il était trop occupé à se montrer jovial pour le remarquer. Soudain, les présentations furent interrompues par un vagissement retentissant. Il y avait un bébé parmi eux.
— Ah, fit Jackie en regardant son bloc-poignet. Elle a faim. Viens voir ma fille.
Une femme serrait contre elle un bébé de quelques mois, aux bonnes joues rondes, à la peau plus foncée que celle de Jackie et qui hurlait à pleins poumons. Jackie la lui prit des bras et disparut dans une pièce voisine.
Nirgal resta planté là. Il vit Tiu, Rachel et Frantz près de la fenêtre. Il s’approcha d’eux et suivit, du regard, la direction qu’avait prise Jackie. Ils levèrent les yeux au ciel, haussèrent les épaules. Jackie n’avait pas dit qui était le père, lui confia Rachel, tout bas. Ce n’était pas un comportement exceptionnel. Les femmes de Dorsa Brevia faisaient souvent ça.
La femme qui tenait l’enfant vint dire à Nirgal que Jackie voulait lui parler. Il la suivit dans une chambre qui donnait sur Nilus Noctis. Jackie était assise devant la fenêtre et donnait le sein à l’enfant en regardant le paysage. Le bébé était manifestement affamé. Il tétait de toutes ses forces, les yeux hermétiquement clos, en piaulant, ses petits poings noués en une sorte de comportement arboricole vestigiel comme si, dans une existence antérieure, il avait vécu accroché dans les arbres, cramponné à une branche ou à de la fourrure. Il y avait un monde de culture dans ce simple geste.
Jackie donnait ses instructions à des assistants qui se trouvaient dans la pièce, et par l’intermédiaire de son bloc-poignet.
— Ils peuvent dire ce qu’ils veulent à Berne, nous voulons conserver la possibilité d’infléchir les quotas si nécessaire. Il faudra bien que les Indiens et les Chinois s’y fassent.
Nirgal commençait à voir clair dans certaines choses. Jackie était membre du conseil exécutif, mais le conseil n’était pas particulièrement puissant. Elle était aussi l’un des chefs de Mars Libre, et le parti avait beau perdre de son influence sur la planète, le pouvoir se transférant peu à peu vers les tentes, il pouvait encore jouer un rôle déterminant dans les relations Terre-Mars. Et même s’il se contentait de coordonner la politique, il disposerait du pouvoir considérable dévolu aux coordinateurs. Nirgal n’en avait jamais eu davantage, au fond. Dans bien des cas, ce rôle pourrait revenir à faire la politique terrienne de Mars, le gouvernement global étant de plus en plus dominé par une majorité écrasante menée par Mars Libre pendant que les dirigeants locaux géraient leur fonds de commerce sur place. L’impression générale était évidemment que les relations Terre-Mars allaient réduire tout le reste à la portion congrue. Si bien que Jackie était peut-être en train de devenir une puissance interplanétaire…
Nirgal regarda le bébé. La princesse de Mars.
— Assieds-toi, fit Jackie en lui indiquant le banc à côté d’elle. Tu as l’air fatigué.
— Non, non, ça va, répondit Nirgal, mais il s’assit.
Jackie eut un mouvement de menton impérieux à l’intention d’un de ses assistants et ils se retrouvèrent seuls dans la pièce avec le bébé.
— Les Chinois et les Indiens croient que nous sommes un nouveau territoire à conquérir, remarqua Jackie. Ça ressort de tous leurs propos. Ils sont beaucoup trop amicaux.
— Peut-être qu’ils nous aiment bien, rectifia Nirgal. (Jackie eut un sourire, mais il poursuivit :) Nous les avons aidés à se débarrasser des métanats. Je doute qu’ils espèrent nous envoyer tout leur surplus de population. Ils sont trop nombreux pour que l’émigration change quoi que ce soit en ce qui les concerne.
— Peut-être, mais ils peuvent toujours rêver. Et avec les ascenseurs spatiaux, ils pourraient en envoyer un flux régulier. Ça ira plus vite que tu n’imagines.
Nirgal secoua la tête.
— Ça ne suffira jamais.
— Comment le sais-tu ? Tu n’es allé dans aucun de ces endroits.
— Un milliard, ça fait un tas de gens, Jackie. Une quantité inimaginable. Et il y a dix-sept milliards d’hommes sur Terre. Ils ne peuvent pas en envoyer une fraction significative ici, ils n’ont pas les navettes nécessaires.
— Ils pourraient essayer quand même. Les Chinois ont inondé le Tibet de Chinois Han, ça n’a guère arrangé leur problème démographique, mais ça ne les a pas empêchés pour autant de le faire.
— Le Tibet est là-bas, répondit Nirgal en haussant les épaules. Nous garderons nos distances.
— D’accord, fit Jackie impatiemment, mais nous ne serons pas toujours là pour veiller au grain. S’ils vont à Margaritifer et s’ils concluent un accord avec les caravanes arabes de la région, qui y mettra le holà ?
— Les cours environnementales.
Jackie émit un bruit éloquent. Au même moment, le bébé cessa de téter et se mit à geindre. Jackie le changea de sein. Un globe olivâtre strié de veines bleuâtres.
— Antar ne croit pas que les cours environnementales fonctionneront longtemps. Nous avons eu un litige avec elles pendant que tu étais parti, et si nous avons cédé, c’est uniquement pour laisser au système une chance de marcher, mais c’est une aberration et elles n’ont aucun pouvoir. Quoi qu’on fasse, ça a un impact sur l’environnement, de sorte qu’elles sont censées arbitrer tous les problèmes. Mais les gens abattent les tentes dans les zones les moins élevées, et pas un responsable sur cent ne va trouver les cours pour demander la permission. Et pourquoi le feraient-ils ? Tout le monde est un écopoète, maintenant. Non. Cette histoire de cours ne marchera jamais.
— On ne peut pas en être sûrs, répliqua Nirgal. Alors c’est Antar le père, hein ?
Jackie haussa les épaules.
Tout le monde pouvait être le père : Antar, Dao, Nirgal lui-même, et merde, même John Boone si un échantillon de son sperme avait été conservé quelque part. Ce serait du Jackie tout craché. Sauf que, dans ce cas, elle l’aurait crié sur les toits. Elle tourna la petite tête de l’enfant vers elle.
— Tu penses vraiment que c’est bien d’élever un enfant sans père ?
— C’est comme ça que tu as été élevé, non ? Et je n’ai pas eu de mère. Nous sommes tous des enfants de parent isolé.
— Et tu crois que c’était bien ?
— Qui sait ? rétorqua Jackie avec une expression indéchiffrable, la bouche légèrement pincée par le ressentiment, la méfiance…
Impossible à dire. Elle savait qui étaient ses deux parents, mais un seul était resté à ses côtés, et Kasei n’était pas souvent là. Puis il était mort à Sheffield, en partie à cause de la réaction brutale à l’assaut des Rouges dont Jackie elle-même s’était faite l’avocate.
— Tu n’as su qu’à six ou sept ans, pour Coyote, pas vrai ? reprit-elle.
— C’est vrai, mais ce n’était pas bien.
— Quoi ?
— Ce n’était pas bien, répéta-t-il en la regardant droit dans les yeux.
Elle baissa le regard sur son bébé.
— Ça vaut mieux que de voir ses parents se déchirer.
— C’est ce que tu ferais avec le père ?
— Qui sait ?
— Alors dans ce cas, en effet, ça vaut mieux.
— Peut-être. En tout cas, il y a des tas de femmes qui font comme ça.
— À Dorsa Brevia.
— Partout. La famille biologique n’est pas une institution martienne, hein ?
— Je ne sais pas, répondit Nirgal, songeur. En fait, j’ai vu beaucoup de familles dans les canyons. Nous venons d’un groupe inhabituel à ce point de vue.
— À de nombreux points de vue.
Le bébé détourna la tête, repu. Jackie rajusta son soutien-gorge puis son corsage.
— Marie ? appela-t-elle, et son assistante entra. Je pense qu’il faudrait la changer.
Elle tendit le bébé à la femme qui sortit sans un mot.
— Des domestiques, maintenant ? remarqua Nirgal.
Jackie pinça à nouveau les lèvres, se leva et appela :
— Mem ? Mem, dit-elle à la femme qui se précipita dans la pièce, il faut que nous rencontrions les gens de la cour environnementale au sujet de la requête chinoise. Nous pourrions peut-être utiliser ça comme moyen de pression afin de faire reconsidérer le jugement sur l’attribution d’eau au Caire.
Mem hocha la tête et quitta la pièce.
— Tu viens de décider ça tout de suite ? demanda Nirgal.
Jackie le congédia d’un geste de la main.
— Contente que tu sois de retour, Nirgal, mais essaie de te mettre un peu au courant de ce qui se passe, d’accord ?
Se mettre au courant… Mars Libre était maintenant un parti politique, le plus puissant de Mars. Ça n’avait pas toujours été le cas. Au départ, ce n’était qu’un réseau d’amis, les membres de l’underground qui vivaient dans le demi-monde. Surtout des anciens étudiants de l’université de Sabishii et, plus tard, une association informelle regroupant des communautés de canyons sous tente, les clubs clandestins des villes, et ainsi de suite. Un terme vague englobant les sympathisants de l’underground, mais pas les membres d’un mouvement ou d’une philosophie politique particuliers. Juste une formule qui revenait souvent dans leurs conversations : « Mars Libre ».
C’était, par bien des côtés, une création de Nirgal. Beaucoup d’indigènes songeaient à l’autonomie et les différents partis issei fondés par l’un ou l’autre des premiers colons ne les attiraient pas. Ils voulaient du neuf. Nirgal avait donc fait le tour de la planète et passé un certain temps avec ceux qui organisaient des réunions et lançaient des discussions, si bien qu’au bout d’un moment les gens avaient fini par se chercher un nom. Les gens aimaient que les choses aient un nom.
Cela s’était donc appelé Mars Libre. Et, pendant la révolution, c’était devenu un cri de ralliement pour les indigènes dont l’émergence constituait un vrai phénomène de société. Ils étaient si nombreux que c’en était proprement incroyable. Des millions. La plupart des indigènes. La définition même de la révolution, en fait. La principale raison de son succès. Mars Libre était devenu un mot d’ordre, leur but. Et ils l’avaient atteint.
Mais Nirgal était parti pour la Terre, afin d’y faire valoir leur point de vue. Et pendant son absence, pendant le congrès constitutionnel, de mouvement, Mars Libre était devenu une organisation. C’était bien. Le cours normal des choses, une étape nécessaire de l’institutionnalisation de leur indépendance. Personne ne s’en serait plaint ou n’aurait regretté le bon vieux temps. Ç’aurait été exprimer la nostalgie d’une époque héroïque qui n’avait pas été vraiment héroïque – ou qui était aussi caractérisée par la répression, l’étroitesse d’esprit, la pesanteur et le danger. Nirgal n’éprouvait aucune nostalgie. Si la vie avait un sens, ce n’était pas dans le passé qu’ils le trouveraient mais dans le présent, dans l’expression et non dans la résistance. Il n’avait aucune envie de revenir en arrière. Il était heureux qu’ils aient pris leur destin en main, partiellement du moins. Ce n’était pas le problème. Il ne s’inquiétait pas non plus de l’hypertrophie du parti. Mars Libre semblait sur le point de constituer une majorité écrasante, trois des sept conseillers exécutifs venant de sa direction, d’autres membres occupant la plupart des postes au gouvernement global. Un pourcentage significatif de nouveaux immigrants rejoignaient maintenant le parti, mais aussi des vieux, des indigènes qui soutenaient de petits partis avant la révolution, et enfin pas mal de gens qui avaient défendu le régime de l’ATONU et cherchaient de nouveaux leaders. Tous ensemble, ils formaient une masse formidable. Dans les premières années d’un nouvel ordre socio-économique, cette conjonction de pouvoir politique, d’opinions et de convictions comportait des avantages indéniables. Ils avaient les moyens de faire des choses.
Mais Nirgal n’était pas sûr de vouloir les faire avec eux.
Un jour qu’il se promenait dans la ville en regardant à travers la paroi de la tente, il vit un groupe de gens qui s’activaient au bord de la falaise, à l’ouest de la cité. Ils entouraient différents engins volants individuels : des ailes volantes et des ultra-légers apparemment lancés par une sorte de catapulte, et qui s’élevaient dans les courants thermiques matinaux. De petits deltaplanes et toute une variété de monoplaces d’un nouveau modèle qui évoquaient un minuscule planeur attaché sous une espèce de bulle. Ces engins étaient à peine plus grands que les gens qui prenaient place dans les nacelles ou sous les ailes delta. Tous étaient manifestement construits avec des matériaux ultra-légers. Certains étaient transparents et presque invisibles, de sorte qu’une fois dans le ciel, on aurait dit que les gens flottaient par leurs propres moyens, assis ou à plat ventre. Mais d’autres étaient colorés, et on les voyait de très loin, pareils à des coups de pinceau vert ou bleu. De minuscules réacteurs étaient fixés aux courtes ailes robustes, ce qui permettait au pilote de contrôler sa direction et son altitude. De vrais petits avions, sauf qu’ils étaient supportés par une bulle, ce qui les rendait plus sûrs et plus maniables. Leurs pilotes se posaient à peu près n’importe où, et il semblait impossible qu’ils plongent – qu’ils s’écrasent, en d’autres termes.
Pourtant, les deltaplanes paraissaient toujours aussi dangereux. Ceux qui volaient ainsi étaient les plus casse-cou du groupe, comme il devait le constater un peu plus tard : des gens avides de sensations, qui s’élançaient de la falaise en hurlant, leur exaltation alimentée par l’adrénaline crépitant sur les intercoms. Ils se jetaient à bas d’une falaise, après tout, et quel que soit le dispositif auquel ils étaient arrimés, leur corps mesurait le risque. Pas étonnant que leurs cris aient ce retentissement particulier !
Nirgal quitta la tente par le passage souterrain et s’approcha, irrésistiblement attiré par le spectacle. Voler en liberté dans le ciel… On le reconnut, évidemment, et on lui serra la main. Il accepta d’essayer, pour voir l’effet que ça faisait. Des adeptes du deltaplane lui proposèrent de lui apprendre à voler, mais il répondit en riant qu’il préférait commencer par un des petits ULM. Une femme appelée Monica l’invita à faire un tour dans un appareil à deux places, un peu plus gros que les autres, qui attendait non loin de là. Elle le fit asseoir à côté d’elle, ils montèrent le long du mât, puis ils furent projetés, après un violent à-coup, dans les vents forts de l’après-midi. Ils dévalèrent la pente et planèrent au-dessus de la ville, qui lui apparaissait maintenant comme une petite tente pleine de verdure, perchée à l’extrême nord-ouest du réseau de canyons qui sculptaient la pente de Tharsis.
Voler au-dessus de Noctis Labyrinthus ! Le vent gémissait sur le matériau transparent, résistant, de l’ULM, et ils rebondissaient comme un bouchon sur l’eau tout en montant horizontalement en ce qui lui parut une spirale sans fin. Mais Monica se mit à rire, manipula les commandes, et ils filèrent vers le sud à travers le labyrinthe, empruntant les canyons l’un après l’autre, négociant leurs intersections irrégulières. Puis ils survolèrent le chaos de Compton et le paysage déchiqueté de la porte d’Illyrie, au niveau de la pointe inférieure du glacier de Marineris.
— Les réacteurs de ces appareils sont beaucoup plus puissants que nécessaire, fit la voix de Monica dans ses écouteurs. On pourrait voler contre un vent de deux cent cinquante kilomètres à l’heure, mais à quoi bon, hein ? On les utilise aussi pour compenser le pouvoir ascensionnel de la bulle et redescendre. Tenez, essayez. Ça, c’est la tuyère gauche, ça, celle de droite, et là, ce sont les stabilisateurs. La manipulation des réacteurs est d’une simplicité enfantine. Seul le stabilisateur requiert un peu de pratique.
Devant Nirgal se trouvait un second jeu de commandes. Il actionna les commandes des tuyères. La bulle pivota vers la droite, puis la gauche.
— Waouh !
— Il y a un système de guidage programmé ; un garde-fou électronique. Si on donne un ordre catastrophique, les commandes coupent automatiquement.
— Combien d’heures de vol faut-il pour apprendre à manier correctement ce genre d’engin ?
— Eh bien, c’est ce que vous êtes en train de faire, non ? répondit-elle en riant. Disons qu’il faut une centaine d’heures, mais tout dépend de ce qu’on entend par « correctement ». Il y a la mesa de la mort entre cent et mille heures, entre le moment où les gens commencent à se sentir à l’aise et celui où ils sont vraiment très habiles, de sorte qu’ils s’attirent des ennuis. Mais ça vaut surtout pour le deltaplane, et les simulateurs de ces engins sont d’un tel réalisme qu’on peut obtenir ses heures de vol dessus, et on peut prendre l’air avec le système de guidage programmé même si on ne les a pas officiellement atteintes.
— Intéressant !
Ça l’était, en effet. Noctis Labyrinthus déroulait son réseau de canyons en dessous d’eux. Les soudaines pertes d’altitude, les remontées tout aussi rapides, au gré des vents. Le bruit de l’air qui se ruait sur leurs nacelles partiellement fermées…
— C’est comme si on était changé en oiseau !
— Exactement.
Et il eut l’intuition fulgurante que tout irait bien. De se réjouir, jamais son cœur ne se lasserait.
Après cela, il passa du temps dans un simulateur de vol, en ville, et plusieurs fois par semaine il prenait une leçon avec Monica ou un de ses amis, au bord de la falaise. Ce n’était pas très difficile, et il se sentit bientôt de taille à voler seul. Ils lui conseillèrent d’être patient. Il persévéra. Les simulateurs donnaient vraiment l’impression de la réalité. Si on faisait une bêtise, pour voir, le siège tanguait et s’agitait d’une façon très convaincante. Plus d’une fois, on lui raconta l’histoire de quelqu’un qui avait imposé à un ultra-léger une spirale tellement désastreuse que le simulateur de vol avait rompu ses amarres et crevé la paroi de verre qui se trouvait à côté. Plusieurs personnes avaient été blessées et l’imprudent s’était cassé le bras.
Nirgal évitait ce genre d’erreur, comme la plupart des autres. Presque tous les matins, il assistait aux réunions de Mars Libre, et l’après-midi, il volait. Plus ça allait et plus les meetings matinaux lui semblaient une corvée. Une seule chose l’intéressait, maintenant : voler. Ils avaient beau dire, il n’avait pas fondé Mars Libre. Quoi qu’il ait fait pendant toutes ces années, ce n’était pas de la politique, pas au sens où ils l’entendaient. Cela comportait peut-être un aspect politique, mais surtout il avait vécu sa vie, parlé aux gens de l’existence qu’ils voulaient mener, de plaisir et de liberté. D’accord, c’était politique, tout était politique, mais il se rendait compte qu’il ne s’intéressait pas vraiment à la politique. Ou au gouvernement, il ne savait plus.
Ça l’intéressait d’autant moins que la chose était aux mains de Jackie et de sa bande. C’était un autre genre de politique. Il avait tout de suite compris que la garde rapprochée de Jackie ne voyait pas d’un bon œil son retour de la Terre. Il était parti pendant presque toute une année martienne, et pendant ce temps-là, un nouveau groupe s’était propulsé sur le devant de la scène, à la faveur de la révolution. Nirgal constituait une menace pour le groupe, pour le contrôle que Jackie exerçait sur lui et pour l’influence qu’il avait sur elle. Ces gens lui étaient subtilement mais fermement opposés. Non, pendant un moment, il avait été le chef charismatique de la tribu martienne, le fils d’Hiroko et de Coyote, une hérédité mythique très puissante. Il aurait été très difficile de s’opposer à lui. Mais le temps avait passé. Maintenant, c’était Jackie qui était aux commandes, la descendante de John Boone avait elle aussi une hérédité mythique, elle aussi venait de Zygote, et en plus elle avait l’appui (partiel) du culte minoen de Dorsa Brevia.
Sans parler du pouvoir qu’elle exerçait sur lui, personnellement, dans leur dynamique intense. Mais ça, les conseillers de Jackie ne pouvaient pas le comprendre. Pour eux, mal de Terre ou non, il représentait une menace. Une éternelle menace pour leur reine indigène.
Alors il assistait aux réunions du matin en essayant d’ignorer les manœuvres mesquines et de s’intéresser aux problèmes qu’on leur posait de tous les coins de la planète, la plupart du temps des questions de territoire ou des querelles de clocher. Beaucoup de villes voulaient supprimer leur tente quand la pression de l’air le permettait, mais peu admettaient que les cours environnementales avaient leur mot à dire dans l’opération. Certaines zones étaient très arides, et les demandes d’attribution d’eau se multipliaient tant et si bien que le niveau de la mer du Nord aurait baissé d’un kilomètre s’il avait fallu satisfaire aux requêtes de toutes les cités assoiffées du Sud. Mille problèmes de ce genre mettaient à l’épreuve les innombrables liens entre l’autonomie locale et les considérations globales prévues par la Constitution. Les débats n’étaient pas près de finir.
Nirgal avait beau se moquer éperdument de la plupart de ces conflits, il les trouvait encore préférables aux intrigues partisanes qu’il voyait se développer au Caire. Il était revenu de la Terre sans position officielle, et il assistait aux manœuvres pour le caser soit à un poste honorifique comportant un pouvoir limité, soit, pour ceux qui le soutenaient (c’est-à-dire les adversaires de Jackie), en situation de pouvoir. Certains amis lui conseillaient d’attendre les élections sénatoriales pour se présenter, d’autres évoquaient le conseil exécutif, un poste au parti ou à la CEG. Tout cela lui paraissait également épouvantable, et quand il en parlait à Nadia par écran interposé, il voyait bien quel fardeau c’était pour elle. Elle semblait assez bien tenir le coup, mais il était évident que le conseil exécutif lui sortait par les yeux. Aussi écoutait-il, impassible et attentif, les conseils qu’on lui prodiguait.
Jackie se garda bien de lui donner son avis. Mais quand on suggérait à Nirgal de devenir une sorte de ministre sans portefeuille, son regard prenait une vacuité particulière, et il en déduisit que cette éventualité lui déplaisait plus que les autres. Elle tenait à ce qu’il assume une fonction bien définie qui, compte tenu de son propre poste, ne pourrait être qu’inférieure à la sienne. Alors que s’il jouait les électrons libres…
Elle restait donc assise là, comme une madone, avec sa fille. Qui était peut-être aussi la sienne. Antar la regardait du même air, en se disant la même chose. Et Dao en aurait fait autant s’il avait été encore en vie. Nirgal eut soudain une peine affreuse en pensant à son demi-frère, son tourmenteur, son ami. Aussi loin que ses souvenirs remontent, ils s’étaient bagarrés, Dao et lui, mais ils étaient frères quand même.
Jackie semblait avoir complètement oublié Dao, et Kasei avec. Tout comme elle oublierait Nirgal, s’il venait à se faire tuer. Elle faisait partie des Verts qui avaient prôné l’écrasement de la révolte des Rouges à Sheffield, elle avait pris le parti de la répression. Peut-être valait-il mieux qu’elle oublie les morts.
Le bébé se mit à pleurer. Il était impossible de distinguer dans son petit visage grassouillet la moindre ressemblance avec un adulte. La bouche rappelait celle de Jackie, en dehors de ça… C’était terrifiant, ce pouvoir créé par une paternité anonyme. Évidemment, un homme pouvait faire la même chose, prendre un œuf, le faire croître par ectogénèse, l’élever lui-même. Ça finirait bien par arriver, surtout si beaucoup de femmes suivaient la même démarche que Jackie. Un monde sans parents. Enfin, les amis étaient la seule vraie famille. Il frémit néanmoins à l’idée de ce qu’Hiroko avait fait, de ce que Jackie était en train de faire.
Il allait voler pour se vider la tête. Un soir, après de glorieuses évolutions au cœur des nuages, il se trouvait dans le pub au bord de l’aire d’atterrissage quand, au hasard de la conversation, une femme prononça le nom d’Hiroko.
— Il paraît qu’elle est à Elysium. Elle travaille à une nouvelle communauté de communautés là-haut.
— Qui vous a dit ça ? demanda Nirgal à la femme d’un ton sans doute un peu sec car elle le regarda d’un air surpris.
— Vous savez, ceux qui font le tour du monde en volant et qui sont arrivés la semaine dernière ? Ils étaient à Elysium, le mois dernier, et ils l’ont vue là-bas. Enfin, c’est ce qu’ils ont dit, ajouta-t-elle en haussant les épaules. Ça ne prouve rien.
Nirgal s’appuya au dossier de sa chaise. Toujours des informations de troisième main. Mais certaines des histoires collaient bien avec Hiroko. Et quelques-unes lui ressemblaient trop pour avoir été inventées. Nirgal ne savait plus que penser. Très peu de gens semblaient croire à sa mort. On rapportait aussi avoir vu le reste de son groupe.
— Ils voudraient qu’elle soit là, c’est tout, commenta Jackie quand Nirgal lui raconta l’incident, le lendemain.
— Et toi, tu ne voudrais pas ?
— Évidemment, répondit-elle (tu parles, se dit Nirgal), mais pas assez pour forger de toute pièce des histoires sur ce thème.
— Tu crois vraiment que ce sont des inventions ? Je veux dire, qui pourrait inventer sciemment ce genre de chose ? Ça n’a pas de sens.
— Les gens sont insensés, Nirgal, il serait temps que tu t’en rendes compte. Les gens voient une vieille Japonaise quelque part, ils trouvent qu’elle ressemble à Hiroko. Le soir, ils disent à leurs amis : « Je crois que j’ai vu Hiroko au marché, ce matin. Elle achetait des prunes. » Et le lendemain, au travail, le gars dit : « J’ai un ami qui a vu Hiroko, hier. Elle achetait des prunes ! »
Nirgal hocha la tête. C’était sûrement vrai pour la plupart des histoires. Mais les autres, celles qui ne rentraient pas dans la catégorie…
— En attendant, il faudrait que tu te décides pour ce poste à la cour environnementale, reprit Jackie. (C’était une cour régionale, très subalterne par rapport à la cour globale.) Nous pourrions faire en sorte que Mem obtienne un poste plus influent au parti, à moins que tu ne l’occupes, ou encore que tu ne prennes les deux, le tout c’est que nous le sachions.
— Ouais, ouais.
Des gens vinrent leur parler d’autre chose, et Nirgal se retira vers la fenêtre, près de la nurse et du bébé. Leurs agissements ne l’intéressaient pas. C’était moche et abstrait. Ils passaient leur temps à manipuler les autres et n’en retiraient jamais la satisfaction légitime du travail bien fait. C’est la politique, disait Jackie. Et il était clair qu’elle adorait ça. Mais pas Nirgal. C’était bizarre ; il avait œuvré toute sa vie pour en arriver là, à cette situation, et voilà qu’il n’en voulait pas.
Il pourrait sûrement apprendre à faire ce travail. À surmonter l’hostilité de ceux qui ne voulaient pas le voir revenir dans le parti, à se battre pour asseoir son pouvoir, c’est-à-dire à constituer un groupe de gens qui l’aideraient de par leurs positions officielles ; à leur faire accorder des faveurs pour se concilier leurs bonnes grâces, à les jouer les uns contre les autres de sorte que chacun fasse ses quatre volontés dans l’espoir d’établir sa prééminence sur les autres… Il voyait bien ce qui se passait ici même, dans cette pièce, quand Jackie rencontrait les conseillers l’un après l’autre, discutant de ce qui se passait dans leur zone d’influence, puis les manipulant pour asseoir plus fermement leur allégeance. Évidemment, disait-elle lorsqu’il le lui faisait remarquer. C’était la politique. Ils étaient aux commandes de Mars, maintenant, et il fallait bien que quelqu’un le fasse s’ils voulaient créer le nouveau monde qu’ils avaient rêvé. On ne pouvait pas faire la fine bouche, il fallait être réaliste, on se pinçait le nez et on y allait. C’était un mal nécessaire. Qui ne manquait pas d’une certaine noblesse, en fin de compte.
Nirgal s’interrogeait sur le bien-fondé de ces justifications. Ils se seraient donc battus toute leur vie pour rejeter la domination terrienne sur Mars à seule fin de mettre en place une version locale du même système ? La politique ne serait-elle jamais qu’un ramassis d’intrigues triviales, vulgaires, cyniques, tordues, moches ?
C’était la question qu’il se posait, assis là, près de la fenêtre, regardant la fille de Jackie qui dormait. À l’autre bout de la pièce, Jackie faisait grimper au cocotier les délégués d’Elysium. Maintenant que le massif était une île au milieu de la mer du Nord, ils étaient déterminés à imposer à l’immigration des limites qui les préserveraient d’un développement excessif.
— Tout ça, c’est bien joli, disait Jackie, mais c’est une très grande île, maintenant, un véritable continent entouré par un océan de sorte que l’eau ne viendra jamais à manquer, avec une côte de plusieurs milliers de kilomètres, des quantités d’emplacements idéaux pour des ports, pour la pêche, même, sûrement. Je comprends votre désir de maîtriser le développement, nous voulons tous le limiter, mais les Chinois ont exprimé le souhait de mettre certains de ces sites en valeur, et que voulez-vous que je leur dise ? Que les habitants d’Elysium n’aiment pas les Chinois ? Que leur aide sera la bienvenue en cas de crise, mais que nous ne voulons pas les voir s’installer dans le coin ?
— Ce n’est pas parce qu’ils sont chinois ! se récria le délégué.
— Je comprends, je vous assure. Écoutez, retournez à Fossa Sud, expliquez-leur les problèmes auxquels nous sommes confrontés ici, et je ferai tout ce que je peux pour vous aider. Je ne puis vous garantir le résultat, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
— Merci, dit le délégué en quittant la pièce.
Jackie se tourna vers son assistante.
— L’imbécile ! Qui est le prochain ? Ah, évidemment : l’ambassadrice de Chine. Eh bien, fais-la entrer.
Elle était assez grande pour une Chinoise. Elle parlait mandarin, et son IA traduisait ses paroles en un anglais clair et précis. Après quelques échanges d’amabilités, la femme évoqua la possibilité d’établir des colonies chinoises, pas trop loin de l’équateur de préférence.
Nirgal assista, fasciné, à l’échange. C’était comme ça que les colonies s’étaient installées, au départ : des groupes de Terriens étaient venus, ils avaient construit une ville sous tente ou un habitat troglodyte, ils avaient bâché un cratère… Mais Jackie répondait poliment :
— C’est possible. Il faudra bien entendu que nous soumettions le projet à l’approbation des cours environnementales. Il est vrai qu’il y a beaucoup de surface disponible sur le massif d’Elysium. Peut-être pourrions-nous arranger quelque chose dans la région, surtout si la Chine est prête à contribuer à l’infrastructure, à l’intégration et tout ce qui s’ensuit.
Elles évoquèrent les détails. Au bout d’un moment, l’ambassadrice partit. Jackie se tourna vers Nirgal.
— Nirgal, tu pourrais demander à Rachel de venir, s’il te plaît ? Et tâche de me dire rapidement ce que tu comptes faire, je te prie.
Nirgal quitta le bâtiment, traversa la ville et regagna sa chambre. Il emballa ses rares vêtements, ses objets de toilette, prit le tunnel qui menait à l’aire d’envol et demanda à Monica s’il pouvait emprunter un des petits ULM monoplaces. Il était prêt à voler sans assistance ; il avait passé assez d’heures dans des simulateurs et avec des moniteurs. Il y avait une autre aire de vol à Candor Mensa, dans Marineris. Il parla aux responsables du terrain. Ils voulaient bien le laisser partir avec la bulle volante. Quelqu’un d’autre la leur ramènerait plus tard.
C’était le milieu de la journée. Nirgal s’équipa, s’installa dans le siège du pilote. Le petit ULM gravit le mât de lancement, tiré par le nez, et fut propulsé dans le vent qui dévalait la pente de Tharsis et gagnerait en force au fur et à mesure que les heures passeraient.
Il s’éleva au-dessus de Noctis Labyrinthus, prit vers l’est et survola le labyrinthe des canyons. Un paysage craquelé par des forces telluriques souterraines. Sortir du dédale, tel un Icare qui se serait approché trop près du soleil, se serait brûlé les ailes, aurait survécu à la chute… et volerait à présent vers le bas, de plus en plus bas, encore et toujours. Voguant par vent arrière. Chevauchant une bourrasque, filant au-dessus du champ de glace sale, fracassée, qui marquait le chaos de Compton, l’endroit où la rupture du grand aquifère avait commencé, en 2061. L’immense flot avait tout submergé jusqu’à Ius Chasma. Mais Nirgal prit vers le nord, quittant la coulée du glacier, puis à nouveau vers l’est, à l’entrée de Tithonium Chasma, qui allait droit vers le nord, parallèlement à Ius Chasma.
Tithonium était, avec ses quatre kilomètres de profondeur et ses dix kilomètres de largeur, l’un des plus vastes canyons de Marineris. Nirgal aurait pu voler bien en dessous du niveau des plateaux et être encore à des milliers de mètres au-dessus du fond. Tithonium était plus haut qu’Ius, plus sauvage, plus vierge. Rares étaient ceux qui s’y aventuraient, parce que, à l’est, il finissait en cul-de-sac : il s’étrécissait, le sol et les parois se rapprochaient, le fond devenait impraticable puis montait et s’interrompait abruptement. Nirgal repéra la route en épingle à cheveux sur la paroi est. Il l’avait prise quelquefois dans sa jeunesse, quand il était chez lui sur toute la planète.
Le soleil déclinait dans son dos. Les ombres s’allongeaient sur le sol. Le vent continuait à souffler fort, martelant la bulle volante, gémissant, hurlant, implorant. Il se laissa emporter au-dessus du plateau, alors que Tithonium devenait un collier de perles ovales creusées dans la roche : la Catena de Tithonia, avec ses dépressions géantes en forme de bol.
Soudain, le monde s’effondra à nouveau : il survolait Shining Canyon le bien nommé, l’immense canyon ouvert de Candor Chasma, l’ambre et le bronze de sa paroi est brillant dans la lumière du couchant. Au nord se trouvait la profonde entrée donnant sur Ophir Chasma, au sud, la spectaculaire ouverture en arc-boutant de Melas Chasma, la géante centrale du système de Marineris. C’était la version martienne de Concordiaplatz, se dit-il, mais en beaucoup plus grand, plus sauvage. Un paysage intact, primitif, gigantesque, qui dépassait l’échelle humaine, à croire qu’il était remonté de deux siècles, ou de deux ères, dans le passé, à une époque précédant l’anthropogénèse. Mars la Rouge !
Et là, dans l’immensité de Candor s’élevait une large mesa en forme de losange, une île rocheuse qui dominait le fond du canyon de près de deux kilomètres. Dans la lueur brumeuse du couchant, Nirgal vit un nid de lumières, une ville sous tente, à la pointe sud du losange. Des voix lui souhaitèrent la bienvenue sur la fréquence commune de son intercom, puis le guidèrent vers l’aire de vol de la ville. Le soleil lui fit un clin d’œil juste au ras des falaises, à l’ouest, alors qu’il faisait virer son ULM, descendait lentement dans le vent et se posait au beau milieu de la silhouette de Kokopelli peinte sur le terrain d’atterrissage, en guise de cible.
Plus qu’un losange, Shining Mesa était un large cerf-volant de trente kilomètres de long et dix de large qui se dressait au milieu de Candor Chasma telle une mesa de Monument Valley dont on aurait forcé le trait. La ville sous tente n’occupait qu’une petite élévation du sol à la pointe sud du cerf-volant. C’était un fragment détaché du plateau fendu par les canyons de Marineris. On avait, de là-haut, une vue prodigieuse sur les immenses parois de Candor et les gorges vertigineuses d’Ophir Chasma au nord et de Melas Chasma au sud.
La beauté du spectacle avait bien évidemment agi comme un aimant, et la tente principale était maintenant entourée d’autres plus petites. La ville se trouvant à cinq kilomètres au-dessus du niveau moyen, elle était encore sous tente, mais on parlait de la supprimer. Le fond de Candor Chasma, qui n’était qu’à trois kilomètres d’altitude, était semé de forêts drues, vert foncé. Une bonne partie des habitants descendaient en ULM dans les canyons, le matin, pour travailler la terre ou herboriser, et remontaient en fin d’après-midi. Nirgal connaissait quelques-uns de ces sylviculteurs depuis l’underground, et ils furent ravis de l’emmener voir les canyons et ce qu’ils y faisaient.
Les canyons de Marineris étaient généralement orientés selon une direction est-ouest. À Candor, ils s’incurvaient autour de la grande mesa centrale puis se précipitaient dans Melas, au sud. Il y avait de la neige sur les parties les plus élevées du fond, surtout le long des parois ouest, où les ombres s’attardaient l’après-midi. L’eau de fonte décrivait un filigrane délicat, définissant de nouveaux bassins hydrographiques qui empruntaient d’anciens arroyos sablonneux, au tracé ramifié. De maigres rivières rouges, opaques, confluaient juste au-dessus de la faille de Candor et se ruaient, en torrents sauvages, écumants, sur le fond de Melas Chasma, où elles se heurtaient aux restes du glacier de 61, ensanglantant son flanc nord.
Des forêts avaient surgi sur les rives de ces cours d’eau. C’étaient, pour la plupart, des ochromes endurcis contre le froid et d’autres arbres tropicaux à croissance très rapide, qui formaient de nouveaux dais au-dessus des vieux krummholz. Ces jours-ci, il faisait chaud sur le fond du canyon, qui agissait comme un gigantesque bol reflétant le soleil et abrité du vent. Sous les frondaisons des ochromes croissaient toutes sortes de plantes et d’espèces animales et végétales. Les amis de Nirgal lui expliquèrent que c’était la communauté biotique la plus diversifiée de Mars. Ils portaient maintenant des pistolets à flèches soporifiques à cause des ours, des léopards des neiges et autres prédateurs. La marche devenait parfois difficile entre les bosquets de bambous des neiges et de trembles.
Toute cette végétation était favorisée par les énormes dépôts de nitrate de sodium des canyons de Candor et d’Ophir : de grandes terrasses horizontales blanches, faites de caliche extrêmement soluble dans l’eau. Ces minéraux étaient maintenant emportés par les cours d’eau, fournissant beaucoup d’azote aux nouveaux sols. D’importants dépôts de nitrate avaient malheureusement été enfouis sous des glissements de terrain – l’eau qui dissolvait le nitrate de sodium détrempait aussi les parois des canyons, accélérant leur dégradation et les déstabilisant. Les amis de Nirgal lui dirent qu’ils évitaient désormais le pied des parois : c’était trop dangereux. Et comme ils s’élevaient avec leurs ULM, Nirgal vit partout des traces d’éboulement. Des pans entiers de plantes de montagne avaient été ensevelis, et les méthodes de fixation des sols étaient l’un des nombreux sujets de conversation, le soir sur la mesa, quand l’omegendorphe coulait dans les veines. Ils ne pouvaient pas faire grand-chose, en fait. Si un pan d’une paroi rocheuse de dix mille pieds de haut voulait lâcher, rien ne pouvait l’arrêter. Alors, une fois par semaine environ, les habitants de Shining Mesa sentaient vibrer le sol, ils l’entendaient dans leur ventre avant de voir frémir la tente. Le glissement de terrain était souvent repérable au nuage de poussière terre de Sienne qui montait d’un canyon. Les hommes-oiseaux revenaient parfois, ébranlés et silencieux, ou rendus loquaces par le rugissement assourdissant qui les avait surpris en plein ciel. Un jour, Nirgal était à mi-chemin du sol quand il en fit lui-même l’expérience : on aurait dit le bang d’un avion supersonique qui se serait prolongé plusieurs secondes. L’air frémit comme de la gelée. Puis, aussi subitement qu’il avait commencé, le phénomène cessa.
Il partait à l’aventure le plus souvent seul, parfois avec ses vieux amis. L’ULM était le moyen de locomotion idéal pour le canyon : un engin lent, stable, facile à diriger, doté d’une portance et d’une puissance plus que suffisantes. Celui qu’il avait loué (avec l’argent de Coyote) lui permettait de suivre ses compagnons, le matin, pour longer les cours d’eau ou faire de la botanique dans les forêts. L’après-midi, il survolait les canyons. C’est d’en haut qu’on se rendait vraiment compte de l’immensité de Candor Mesa et du gigantisme de ses parois : la remontée était interminable jusqu’à la tente, ses longs repas et ses fêtes nocturnes. Jour après jour, Nirgal explorait les diverses régions des canyons, observait l’exubérante vie nocturne de la tente, mais il voyait tout comme par le petit bout de la lorgnette, une lorgnette en forme de question : « Est-ce la vie que j’ai envie de mener ? » Cette question miniaturisée par la distanciation ne cessait de lui revenir, l’aiguillonnait le jour alors qu’il se prélassait au soleil, le hantait la nuit pendant les longues heures sans sommeil qui précèdent l’aube. Que devait-il faire ? Le succès de la révolution l’avait laissé les mains vides. Toute sa vie il avait parcouru la planète, parlant aux gens d’une Mars libre, qu’ils habiteraient au lieu de la coloniser, du nouveau monde dont ils seraient les indigènes. Cette tâche avait maintenant pris fin, la planète était à eux, ils pouvaient y vivre comme ils voulaient. Mais dans cette nouvelle donne, il ne savait plus quelle carte jouer. Il devait trouver le moyen de s’insérer dans ce nouveau monde, non plus comme porte-parole d’une collectivité, mais en tant qu’individu responsable de sa propre vie.
Il ne voulait plus mener une tâche collective ; tant mieux s’il y avait des gens que ça intéressait, mais ce n’était pas son cas. En fait, il ne pouvait pas penser au Caire sans un sursaut de colère envers Jackie, et de tristesse, aussi, à l’idée de la vie publique, de tout ce monde à jamais disparu. Il était difficile de renoncer à être un révolutionnaire. Rien ne semblait en découler, ni logiquement ni émotionnellement. Mais il fallait faire quelque chose. La page était tournée. Il plongeait lentement vers le sol dans sa bulle volante quand il comprit soudain Maya et son obsession de l’incarnation. Il avait vingt-sept années martiennes, maintenant, il avait sillonné toute la planète, il était allé sur la Terre, il était revenu. Le moment était venu de la métempsycose suivante.
Il parcourait donc l’immensité de Candor en y cherchant sa propre image. Les parois fracturées, stratifiées, balafrées du canyon faisaient de stupéfiants miroirs minéraux. Il y vit clairement qu’il était une créature plus infime qu’un moucheron dans une cathédrale. En étudiant ce gigantesque palimpseste de facettes il détecta en lui deux pulsions très fortes, distinctes et contradictoires bien qu’encore inexprimées, comme le vert et le blanc. D’une part il voulait vivre en vagabond, voler, marcher, parcourir le monde à la voile, éternellement nomade, errant sans cesse jusqu’à ce que Mars n’ait plus de secret pour lui. Ah oui, cette idée faisait naître en lui une euphorie qui lui était familière. D’un autre côté, elle était familière justement parce qu’il l’avait toujours fait. Ce serait sa vie précédente, moins le contenu. Et il savait déjà combien cette existence était solitaire, il connaissait le détachement que procure le manque de racines. C’était ce qui lui donnait cette vision par le petit bout de la lorgnette. Venant de partout, il ne venait de nulle part. Il n’avait pas de chez-lui. Or il en voulait un, maintenant, autant que la liberté sinon plus. Un chez-lui. Se fixer, avoir une vie qui soit complète, choisir un endroit et y rester, apprendre à le connaître à fond, à chaque saison, cultiver sa nourriture, construire sa maison, fabriquer ses outils, appartenir à une communauté d’amis.
Ces deux envies coexistaient fortement en lui ou plutôt alternaient en une succession rapide, subtile, qui l’empêchait de dormir, le laissait fébrile, ébranlé. Il ne voyait pas comment les concilier. Elles s’excluaient mutuellement. Personne n’avait de suggestions à faire qui puissent lui être utiles pour résoudre la difficulté. Coyote ne croyait pas aux racines, mais ce nomade n’y connaissait rien. Art considérait la vie d’errance comme impossible, mais il aimait son confort, maintenant.
En dehors de la politique, les activités de Nirgal tournaient autour de l’ingénierie du mésocosme. Cela ne l’aidait pas beaucoup dans sa réflexion. Aux altitudes supérieures, ils vivraient toujours sous tente, et l’adaptation du mésocosme s’imposerait. Mais ça devenait plus une science qu’un art, et avec son expérience grandissante, les problèmes et les solutions tourneraient à la routine. D’ailleurs, souhaitait-il réellement embrasser une carrière qu’on menait sous une tente alors qu’on pouvait marcher librement sur une partie sans cesse croissante de la planète, aux altitudes les moins élevées ?
Non. Il voulait vivre en plein air. Apprendre à connaître un coin de sol avec ses plantes, ses animaux, son climat, son ciel, tout ça… Voilà ce qu’il voulait. Voilà ce que voulait une partie de lui. Une partie du temps.
Mais il commençait à se dire que, quoi qu’il choisisse, Candor Chasma n’était pas ce qu’il lui fallait. Son panorama phénoménal en faisait un endroit trop vaste, trop inhumain pour devenir un chez-soi. Le canyon demeurerait sauvage. Tous les ans, à la fonte des neiges, les fleuves dévasteraient les parois, foreraient de nouveaux canaux, seraient enfouis sous d’énormes glissements de terrain. C’était fascinant, mais ça ne faisait pas un foyer. Les gens du coin resteraient sur Shining Mesa, ils n’exploreraient le fond des canyons que pendant la journée. La mesa était leur vrai foyer, c’était un bon plan. Mais la mesa était une île dans le ciel, une destination touristique, on y viendrait pour les vacances, pour voler, faire la fête toutes les nuits. Il y aurait des hôtels de luxe destinés aux jeunes et aux amoureux… Ce serait un endroit parfait, merveilleux, mais bondé, trop couru – à moins qu’ils ne combattent l’afflux de visiteurs, qu’ils n’empêchent les gens enchantés par la vue sublime de s’installer. Des gens qui débarqueraient comme Nirgal lui-même, au crépuscule de leur vie, et ne s’en iraient plus jamais. Et les anciens résidents les regarderaient avec impuissance en marmonnant et en regrettant le bon vieux temps quand le monde était neuf et désert.
Non. Ce n’était pas le genre de vie qu’il voulait. Il aimait voir l’aube envahir les parois ouest, cannelées, de Candor, embrassant tout le spectre martien, le ciel qui devenait indigo, mauve ou d’un bleu céleste, terrestre, stupéfiant… Un endroit sublime, si beau que certains jours il était tenté d’y rester, de s’y établir, d’essayer de le préserver, de survoler le fond quotidiennement pour en apprendre la sauvagerie convulsée, ne remontant que le soir pour dîner. Ce travail lui permettrait-il de se sentir chez lui ? Et s’il aspirait à une vie sauvage, n’y avait-il pas d’autres endroits moins spectaculaires mais plus éloignés, et donc plus sauvages ?
Il parcourait la région en tous sens. Un jour, en survolant la faille de Candor, avec sa succession de cascades et de rapides écumants, opaques, il se souvint que John Boone était passé par là, juste après la construction de l’autoroute trans-Marineris. Qu’avait-il dit de cette région stupéfiante, ce maître de l’équivoque ?
Nirgal interrogea Pauline, l’IA de Boone, et trouva un journal enregistré au cours d’une plongée dans le canyon de Candor en 2046. Il laissa défiler la bande en contemplant le paysage d’en haut. Il écouta cette voix rauque, à l’accent américain familier, qui ne donnait pas l’impression de s’adresser à une IA, et se prit à regretter de ne pouvoir lui parler. Certaines personnes disaient que Nirgal marchait sur les traces de John Boone, qu’il avait fait le travail que John aurait fait s’il avait vécu. Si tel était le cas, qu’aurait fait John à sa place ? Comment aurait-il vécu ?
— C’est l’endroit le plus incroyable que j’aie jamais vu. Vraiment, c’est la première chose qui vient à l’esprit quand on voit Marineris Vallès. Au niveau de Melas, le canyon est si large que du milieu on ne voit même plus les parois, elles sont sous l’horizon ! La courbure de cette petite planète produit des effets inimaginables. Les anciennes simulations étaient terriblement trompeuses, les verticales étant exagérées par un facteur de cinq à dix, si je me souviens bien, de sorte qu’on se serait cru dans un défilé. Ce n’est pas un défilé. Waouh ! La colonne rocheuse ! On dirait une femme en toge, la femme de Lot. Je me demande si c’est du sel. C’est blanc, mais ça ne veut rien dire, évidemment. Il faudra que je demande à Ann. J’aimerais bien savoir à quoi ces constructeurs de route suisses pensaient quand ils ont fait la route, elle n’est pas très alpine. On dirait des Alpes en négatif, des montagnes en creux, rouges au lieu d’être vertes, basaltiques et non granitiques. Enfin, ça a dû leur plaire quand même. Tiens, là, le sol est criblé de trous ! Le patrouilleur tangue et roule comme sur une mer en furie. Je vais passer sur le bas-côté de la route, il a l’air plus lisse que le milieu. Oui, c’est mieux, une vraie petite route… Euh, mais c’est la route ! J’en étais donc sorti… Je conduis à la main, pour le plaisir, mais c’est difficile de garder les yeux sur les transpondeurs quand il y a tant de choses à voir. Les transpondeurs sont beaucoup mieux adaptés au pilote automatique qu’à l’œil humain. Hé, voilà la rupture d’Ophir Chasma… Quelle immensité ! Cette paroi doit faire, je ne sais pas, vingt mille pieds de haut. Seigneur ! Bon, l’autre s’appelle la faille de Candor, alors j’imagine que ça, c’est la faille d’Ophir. La « porte d’Ophir » serait plus joli. Je vérifie sur la carte… Hmm, le promontoire du côté ouest de la faille s’appelle Candor Labes, ce qui veut dire lèvres, si je ne m’abuse… La gorge de Candor, ou… voyons, je ne sais pas. Ça fait un sacré trou. Des falaises à pic des deux côtés et vingt mille pieds de haut. C’est à peu près six ou sept fois plus haut que les falaises de Yosemite. Meeeerde… elles n’ont pas l’air si hautes que ça, à vrai dire. Évidemment, on les voit en raccourci. Disons qu’elles paraissent deux fois plus hautes, ou… je ne sais pas. J’ai oublié à quoi ressemblait Yosemite, en terme de taille, du moins. C’est le canyon le plus stupéfiant qu’on puisse imaginer. Ah, voilà Candor Mesa, sur ma gauche. De là, on voit bien qu’elle est détachée de la paroi de Candor Labes. On doit avoir une sacrée vue, de là-haut. Il faudrait y installer un hôtel où on arriverait par la voie des airs. Je donnerais cher pour voir ça ! Sacré endroit pour voler en ultraléger. Mouais. C’est peut-être une idée dangereuse. Je vois d’ici les tempêtes de sable qui doivent se lever dans le coin. Hé, il y a une colonne de lumière qui frappe la mesa à travers la poussière. On dirait une barre de beurre suspendue dans le vide. Ah, Dieu ! Quelle belle planète !
Nirgal ne pouvait qu’être d’accord avec lui. Il s’émerveillait d’entendre John parler de voler là-haut. Il comprenait mieux la façon dont les issei parlaient de Boone, leur souffrance que rien, jamais, ne viendrait apaiser. Comme il aurait aimé avoir John avec lui plutôt que ces enregistrements, quelle grande aventure ç’aurait été de regarder John Boone négocier l’histoire sauvage de Mars ! Lui épargnant à lui, Nirgal, le fardeau de ce rôle, entre autres choses. Enfin, la situation étant ce qu’elle était, ils n’avaient que cette voix amicale, heureuse. Et ça ne réglait pas son problème.
De retour sur Candor Mesa, les hommes volants se retrouvaient le soir dans les pubs et les restaurants installés le long de l’arc sud, élevé, de la paroi de la tente. Là, assis sur des terrasses situées juste en bordure de la tente, ils pouvaient contempler la vue imprenable de leur domaine forestier. Nirgal s’asseyait parmi eux, mangeait et buvait comme eux, les écoutait, parlait parfois, exprimait ses propres pensées, parfaitement détendu. Ils se fichaient de ce qui avait pu lui arriver sur Terre, peu leur importait même au fond qu’il soit là, avec eux. Ce qui tombait bien, parce qu’il était parfois distrait au point de ne pas prêter attention à ce qui l’entourait. Il sombrait dans une rêverie qui le ramenait une fois de plus dans les rues de Port of Spain, ou dans le complexe de réfugiés, sous la mousson torrentielle. Tout ce qui lui était arrivé depuis était tellement insignifiant par comparaison !
Mais un soir, il sortit de sa rêverie en entendant quelqu’un dire : « Hiroko ».
— Quoi donc ? releva-t-il.
— Hiroko. Nous l’avons rencontrée, quand nous volions autour d’Elysium, sur la pente nord.
C’était une jeune femme à l’air innocent, qui semblait ignorer à qui elle parlait.
— Vous l’avez vue de vos propres yeux ? demanda-t-il sèchement.
— Oui. Elle ne se cachait pas, ni rien. Elle a dit qu’elle aimait mon aile volante.
— Je ne sais pas, fit un homme plus vieux, à la voix rauque.
Un vétéran de Mars, un immigrant issei des premières années, au visage boucané par le vent et les rayons cosmiques au point de rassembler à du cuir.
— J’ai entendu dire qu’elle était dans le chaos où la première colonie s’était cachée, et qu’elle travaillait aux nouveaux ports de la baie sud.
D’autres voix s’élevèrent : on avait vu Hiroko par-ci, on l’avait vue par-là, sa mort avait été confirmée, elle était retournée sur Terre. D’ailleurs Nirgal l’y avait vue, sur Terre.
— Il est là, Nirgal, fit l’un des hommes en tendant le doigt avec un grand sourire. Il va pouvoir nous dire si c’est vrai ou pas.
Nirgal, interloqué, secoua la tête.
— Je ne l’ai pas vue sur Terre, dit-il. Ce n’étaient que des rumeurs.
— Comme ici, alors.
Nirgal haussa les épaules.
La jeune femme, toute rouge maintenant qu’elle savait à qui elle avait affaire, insista : elle avait bien rencontré Hiroko en personne. Nirgal la regarda attentivement. C’était différent ; personne ne lui avait jamais dit une telle chose (sauf en Suisse). Elle paraissait ennuyée, sur la défensive, mais elle n’en démordait pas :
— Je lui ai parlé, je vous dis !
Pourquoi mentir sur un sujet pareil ? Et comment aurait-elle pu se laisser abuser ? Des imposteurs ? Mais pourquoi ?
Nirgal sentit son sang courir plus vite dans ses veines. Il avait très chaud, tout à coup. Hiroko aurait très bien pu faire quelque chose dans ce goût-là. Se cacher sans se cacher ; vivre quelque part sans prendre la peine de donner signe de vie à la famille qu’elle laissait derrière elle. Ce serait insensé, bizarre, inhumain. Inhumain. Et tout à fait son genre. Sa mère était une sorte de folle, il y avait des années qu’il le savait. Un personnage charismatique qui avait mené les foules sans se fouler, une folle. Capable d’à peu près tout.
Si elle était en vie.
Il ne voulait pas recommencer à espérer. Il ne voulait pas se lancer à sa poursuite rien que parce qu’on avait prononcé son nom devant lui. Mais il regardait la fille comme s’il souhaitait lire la vérité sur son visage, ou capturer l’image d’Hiroko que ses pupilles avaient conservée. D’autres lui posèrent les questions qui lui brûlaient les lèvres, alors il garda le silence et écouta, soulagé de ne pas avoir à la mettre mal à l’aise. Lentement, elle leur raconta toute l’histoire : ils volaient autour d’Elysium avec quelques amis et ils s’étaient arrêtés pour la nuit sur la nouvelle péninsule formée par Phlegra Montes. En allant se promener sur le littoral gelé de la mer du Nord, ils avaient repéré une nouvelle colonie. Et là, sur le chantier de construction, ils avaient reconnu Hiroko. Plusieurs des ouvriers étaient ses vieux associés, Gene, Rya, Iwao et les autres Cent Premiers qui l’avaient suivie depuis l’époque de la colonie perdue. Les hommes volants avaient exprimé leur stupeur mais les colons perdus avaient été surpris de l’étonnement qu’ils manifestaient.
— Personne ne se cache plus, avait dit Hiroko à la jeune femme, après lui avoir fait compliment de son aile volante. Nous passons le plus clair de notre temps près de Dorsa Brevia, mais nous sommes ici depuis près d’un mois maintenant.
Et voilà. La femme semblait parfaitement sincère, il n’avait aucune raison de croire qu’elle mentait, ou qu’elle avait eu des visions.
Nirgal ne voulait plus y penser. Mais puisqu’il envisageait de quitter Shining Mesa, de toute façon, et d’aller voir ailleurs, eh bien… eh bien, il pouvait au moins jeter un coup d’œil. Shigata ga nai !
Le lendemain, toute l’affaire lui paraissait beaucoup moins sérieuse. Nirgal ne savait que penser. Il appela Sax par bloc-poignet, pour le mettre au courant.
— Est-ce possible, Sax ? Est-ce que c’est possible ?
Le visage de Sax prit une expression étrange.
— C’est possible, dit-il. Oui, bien sûr. Je t’ai dit, quand tu étais malade et inconscient que… qu’elle… (Il cherchait ses mots comme il le faisait souvent, en plissant les paupières sous l’effort de concentration.) Je l’ai vue. Dans cette tempête de neige où j’étais perdu. Elle m’a ramené à mon véhicule.
Nirgal regarda la petite image vacillante.
— Je ne m’en souviens pas.
— Ah ! Ça ne m’étonne pas.
— Alors tu… tu penses qu’elle a fui Sabishii.
— Oui.
— Tu penses que c’est possible, ou probable ?
— J’ignore, euh… les probabilités. C’est difficile à dire.
— Mais tu crois qu’ils ont réussi à s’échapper ?
— Le mont du mohole de Sabishii est un vrai labyrinthe.
— Alors, pour toi, ils auraient réussi à prendre la fuite ?
Sax hésita.
— Je l’ai vue. Elle… elle m’a pris par le poignet. Je ne peux pas faire autrement que d’y croire. Oui, reprit-il, et son visage se crispa. Elle y est ! Elle est là-bas ! Je n’ai aucun doute ! Aucun doute ! Et elle s’attend à ce que nous allions la rejoindre.
Nirgal sut alors qu’il devait aller voir.
Il quitta Candor Mesa sans tambours ni trompettes. Ses amis comprendraient. Ils s’en allaient souvent ainsi eux-mêmes. Ils se retrouveraient un jour, pour voler dans les canyons et passer la soirée sur Shining Mesa. Il ne prévint donc personne de son départ. Il plongea dans l’immensité de Melas Chasma, suivit le canyon pendant un moment et prit vers l’est, longea Coprates pendant des heures, survola le glacier de 61, puis une baie après l’autre, contrefort après contrefort. Il franchit le Pas-de-Calais et arriva au confluent de Capri et d’Eos Chasma qui allait en s’élargissant. Au-delà se trouvait une zone chaotique, couverte de glace craquelée, beaucoup moins pourtant que le sol en dessous, et l’étendue ravagée de Margaritifer Terra. Il prit ensuite vers le nord, en suivant la piste qui menait à Burroughs, mais, avant d’arriver à la gare de Libya, il obliqua vers le nord-est et Elysium.
Le massif d’Elysium était maintenant un continent dans la mer du Nord. Le détroit qui le séparait du continent principal au sud était une étroite bande d’eau noire et d’icebergs blancs, tabulaires, ponctuée par un groupe d’îles qui avaient été naguère Aeolis Mensa. Il était important pour les hydrologues de la mer du Nord que ce détroit reste liquide, afin que les courants puissent passer de la baie d’Isidis à celle d’Amazonis. Pour cela, ils avaient installé à l’extrémité ouest du détroit un réacteur nucléaire dont ils envoyaient la chaleur dans l’eau, créant une polynye artificielle qui restait liquide d’un bout à l’autre de l’année, et un mésoclimat tempéré sur les pentes, de chaque côté. Les volutes de vapeur du réacteur étaient visibles au loin, en haut du Grand Escarpement. Nirgal descendit la pente en vol plané et traversa des forêts de pins et de ginkgos. Un câble était tendu en travers du détroit, à l’ouest, afin d’arrêter les icebergs entraînés par le courant. Il survola l’amas de glace pareil à un train de verre, puis l’eau noire. C’était la plus vaste étendue d’eau qu’il ait jamais vue sur Mars. Il parcourut une vingtaine de kilomètres au-dessus de l’eau, en poussant de grands cris d’enthousiasme. Soudain, il vit l’immense pont qui s’arquait gracieusement au-dessus du détroit. L’eau d’un violet presque noir était piquetée de ferries, de longues barges, de bateaux à voile, que suivait le V blanc de leur sillage. Nirgal les survola, fit deux fois le tour du pont pour admirer la vue. Il n’avait jamais rien vu de pareil sur Mars : de l’eau, la mer, tout un monde futur.
Il poursuivit vers le nord et les plaines de Cerberus, par-delà le volcan Albor Tholus, un cône de cendres abrupt fiché sur le côté d’Elysium Mons qui était tout aussi raide mais beaucoup plus grand et servait, avec ses faux airs de Fuji-Yama, de label à plus d’une coop agricole de la région. Car sur la plaine s’étendaient des fermes aux bords déchiquetés, souvent en terrasses, généralement divisées par des bandes de forêt ou piquetées de bosquets. Les parties surélevées étaient semées de jeunes arbres fruitiers encore improductifs. Plus près de la mer, il y avait de grands champs de blé ou de maïs, séparés par des oliviers et des eucalyptus en guise de brise-vent. Ils n’étaient qu’à dix degrés au nord de l’équateur et bénéficiaient d’un climat privilégié : des hivers doux, pluvieux, et de chaudes journées estivales. Les gens de la région l’appelaient la Méditerranée de Mars.
Nirgal monta toujours plus loin vers le nord en suivant la côte ouest. Le littoral émergeait des icebergs échoués qui bordaient la mer de glace. Force lui était de se rallier à l’opinion générale : Elysium était un endroit magnifique. Il avait entendu dire que cette côte était la région la plus peuplée de Mars. Elle était fracturée par un certain nombre de fossae, et des ports carrés étaient aménagés aux endroits où ces canyons se jetaient dans la glace : Tyr, Sidon, Pyriphlegethon, Hertzka, Morris. Derrière les jetées de pierre construites pour arrêter la glace se blottissaient des marinas où des flottilles de petits bateaux attendaient que le passage soit libre.
À Hertzka, Nirgal s’engagea vers l’intérieur des terres, à l’est, et remonta la pente douce du massif d’Elysium, survolant des enfilades de jardins. Des milliers de gens vivaient là, dans des zones de culture intensive. Celles-ci montaient vers les hauteurs entre Elysium Mons et la butte de Hecates Tholus qui l’éperonnait au nord. Nirgal franchit le col rocheux entre le grand volcan et la butte, filant comme un petit nuage sur le vent vagabond.
La paroi est d’Elysium n’avait rien à voir avec le versant nord. Le sable charrié par le vent avait scarifié la roche nue, déchiquetée, accidentée, et elle était restée dans un état presque primitif grâce au massif qui l’abritait de la pluie. Nirgal dut attendre d’être près de la côte est pour revoir de la verdure – sans doute alimentée par les vents portants et les brumes hivernales. Les villes étaient comme des oasis, enfilées telles des perles sur la piste qui faisait le tour de l’île.
À l’extrémité nord-est de l’île, les vieilles collines rocailleuses de Phlegra Montes s’enfonçaient loin dans la glace, formant une péninsule escarpée. C’était par là que la jeune femme avait vu Hiroko. En survolant la paroi ouest des Phlegras, Nirgal se dit que c’était bien le genre d’endroit sauvage où elle pouvait se trouver. Comme beaucoup de grandes chaînes de montagne martiennes, c’était tout ce qui restait de l’arc formé par le bord d’un ancien bassin d’impact. Les autres traces avaient depuis longtemps disparu, mais les Phlegras témoignaient encore d’un phénomène d’une inconcevable violence : l’impact d’un astéroïde de cent kilomètres de diamètre qui avait chassé sur le côté de gros blocs de lithosphère en fusion, projeté dans l’atmosphère des fragments qui étaient retombés en cercles concentriques, et instantanément métamorphosé la majeure partie de la roche en minéraux beaucoup plus durs que ceux d’origine. Après ce traumatisme, le vent s’était rué sur toute chose, ne laissant après son passage que ces rudes collines.
Le coin était peuplé, évidemment ; il y avait des maisons partout, dans les effondrements, les vallées en cul-de-sac et les passes surplombant la mer. Des fermes isolées, des hameaux de dix, vingt ou cent âmes qui rappelaient l’Islande. Certaines personnes aimaient la solitude. Un village perché sur une butte, à une centaine de mètres au-dessus de la mer, était appelé Nuan-naarpoq, d’un mot inuit signifiant « qui prend un plaisir extrême à être en vie ». Les habitants, comme tous ceux des Phlegras, pouvaient aller à Elysium en ULM, suivre à pied la piste qui faisait le tour du massif et emprunter le premier véhicule qui venait à passer. La ville la plus proche était un port pittoresque appelé Firewater, situé à l’ouest des Phlegras, là où elles devenaient une péninsule. La ville était perchée sur un épaulement, au-dessus d’une baie vaguement carrée. Nirgal prit une chambre dans une pension située sur la place centrale, derrière la marina encadrée par les glaces.
Les jours suivants, il longea la côte dans tous les sens, visitant les fermes l’une après l’autre. Il rencontra quantité de gens intéressants, mais ni Hiroko ni aucun des membres de Zygote ou de leurs associés. Il commença à nourrir certains soupçons. Beaucoup d’issei vivaient dans la région, mais tous nièrent avoir jamais rencontré Hiroko ou l’un de ses acolytes. Pourtant, tous cultivaient leur ferme avec grand succès alors que le terrain rocheux paraissait pour le moins ingrat. Ils en avaient fait d’exquises petites oasis d’une productivité satisfaisante, menant l’existence de ceux qui croyaient à la viriditas, mais non, ils ne l’avaient jamais vue. C’est tout juste si son nom leur disait quelque chose. Un vieil Américain lui dit en riant :
— Qu’est-ce que tu crois, qu’on a un gourou ? Tu veux qu’on t’amène à not’ gourou ?
Trois semaines plus tard, Nirgal n’avait pas trouvé trace de sa présence sur Phlegra Montes. Il allait être obligé de renoncer. Il n’avait pas le choix.
Une éternelle errance. Ça n’avait pas de sens de chercher un petit bout de femme comme ça sur tout un monde. C’était irréalisable. Mais des bruits couraient dans certains villages, des gens disaient l’avoir aperçue. Rien qu’une rumeur de plus, parfois un témoignage intéressant. Elle était partout et nulle part. Beaucoup de descriptions, mais jamais une photo, des tas d’histoires, mais pas un seul message au bloc-poignet. Sax était convaincu qu’elle était là. Coyote était sûr que non. Ça n’avait pas d’importance. Si elle était dans le coin, elle se cachait. Ou elle le faisait tourner en bourrique. Cette idée le mettait dans tous ses états. Il ne lui courrait pas après.
L’ennui, c’est qu’il ne tenait pas en place. Il lui était impossible de rester huit jours au même endroit. Il avait des fourmis dans les jambes, il était énervé comme il ne l’avait jamais été de sa vie. C’était comme une maladie qui irradiait à partir de son estomac. Tous ses muscles étaient tendus à bloc, sa température était anormalement élevée ; il était incapable de se concentrer sur la moindre pensée ; il éprouvait un besoin irrépressible de voler. Alors il volait, de ville en village, de gare en caravansérail. Certains jours, il allait où le vent le poussait. Il avait toujours vécu en nomade ; ce n’est pas aujourd’hui qu’il s’arrêterait. Quelle différence un changement dans la forme de gouvernement pourrait-elle bien faire en ce qui le concernait ? Les vents de Mars étaient stupéfiants. Forts, irréguliers, violents, incessants.
Parfois le vent le poussait vers la mer du Nord, et de toute la journée il ne voyait que de la glace et de l’eau, comme si Mars était un monde liquide. C’était Vastitas Borealis, le Vaste Nord, maintenant changé en glace. Plat par moments, chaotique à d’autres. Tantôt blanc, tantôt teinté. Noir ou vert jade à cause des algues, rougi par la poussière, ou d’un bleu cristallin. En certains endroits, d’incroyables tempêtes de poussière avaient déposé leur fardeau que le vent avait sculpté, formant de petits champs de dunes, et on se serait vraiment cru sur l’antique Vastitas. Parfois, la glace charriée par les courants s’était écrasée sur les récifs subsistants du bord d’un cratère, donnant des plissements circulaires. Ailleurs, les blocs de glace amenés par différents courants s’étaient rués les uns sur les autres, et les crans étaient rectilignes comme le dos d’un dragon.
L’eau était noire, ou de tous les violets du ciel. Il y en avait beaucoup : des polynyes, des fentes, des fissures, des taches. Un tiers environ de la surface de la mer était liquide, maintenant, mais l’essentiel de la surface visible était constitué de lacs de fonte à la fois blancs et couleur du ciel, ou se paraient d’un violet clair, étincelant, voire de deux couleurs. Oui, c’était une autre version du vert et du blanc, le monde encore replié sur lui-même, deux en un. Cette double couleur le dérangeait, le fascinait toujours. Le secret du monde.
Les Rouges avaient fait sauter plusieurs des grandes plates-formes de forage de Vastitas, et des épaves noires jonchaient la glace blanche. Celles qui étaient défendues par les Verts étaient maintenant utilisées pour faire fondre la glace : de grandes polynyes s’étendaient à l’est et l’eau à ciel ouvert fumait, comme si les nuages surgissaient d’un ciel sous-marin.
Dans les nuages, dans le vent. Le sud du nouvel océan était une succession de golfes et de promontoires, de baies et de péninsules, de fjords et de caps, d’isthmes et d’archipels. Nirgal suivit la côte pendant plusieurs jours, se posant en fin d’après-midi dans de petites colonies récemment installées le long de la mer. Il vit, au milieu de l’eau, des cratères dont le niveau intérieur était plus bas que celui de la glace et de l’eau qui les entouraient. Il vit des endroits où la glace semblait reculer, de sorte qu’elle était bordée de traînées noires, parallèles, tracées comme au peigne, descendant vers des dépôts d’alluvions, de roche ou de glace. Ces dépôts flotteraient-ils à nouveau un jour, où leur largeur irait-elle en s’accroissant ? Personne dans ces villes côtières ne le savait, non plus que le niveau où le littoral se stabiliserait. Les colonies de cet endroit étaient conçues de façon à pouvoir se déplacer. Des polders entourés de digues montraient qu’ils testaient la fertilité du sol nouvellement exposé. Des rangées de cultures vertes bordaient la glace blanche.
Au nord d’Utopia, il survola une péninsule basse qui s’étendait du Grand Escarpement jusqu’à l’île polaire Nord et traversait presque de part en part l’océan qui faisait le tour du monde. Une grande colonie, à moitié bâchée, à moitié à ciel ouvert, appelée Boone’s Neck, était installée là. Ses habitants travaillaient au forage d’un canal à travers la péninsule.
Nirgal fila vers le nord, poussé par le vent qui ronflait, rugissait, gémissait. Certains jours, il hurlait. La mer, des deux côtés de la longue péninsule, était jonchée d’icebergs tabulaires. De grandes montagnes de glace couleur de jade rompaient ces plaques blanches. Il n’y avait personne là-haut, mais Nirgal ne cherchait plus. La mort dans l’âme, il avait renoncé et se laissait emporter par les vents comme une graine de pissenlit. Sur la mer de glace, blanche et fracassée, sur l’eau violette, aux vagues incrustées de soleil. Puis la péninsule s’élargit et devint l’île polaire, une zone blanche, mamelonnée. Il n’y avait plus trace du dessin tourbillonnant primitif des vallées de fonte. Ce monde avait disparu.
De l’autre côté de la mer du Nord, sur l’île d’Orcas, par-delà le flanc est d’Elysium, et de nouveau vers le bas, le long de Cimmeria. Une graine emportée par le vent. Certains jours, le monde était en noir et blanc : des icebergs à contre-jour sur la mer ; des cygnes de la toundra sur les falaises noires ; des guillemots noirs volant au-dessus de la glace, des oies des neiges. Et rien d’autre de toute la journée.
Une éternelle errance. Il fit deux ou trois fois le tour de la partie septentrionale du monde, scrutant le sol et la glace, observant les changements qui se produisaient un peu partout, les petites colonies blotties sous leurs tentes, ou à l’air libre, bravant les vents glacés. Mais il avait beau faire, rien n’aurait pu chasser son chagrin.
Un jour, dans une nouvelle ville côtière située à l’entrée du long fjord étroit de Mawrth Vallis, il tomba sur Rachel et Tiu, ses compagnons de crèche, qui s’étaient installés là. Nirgal les serra sur son cœur, et tout au long du dîner et de la soirée il regarda leurs visages si familiers avec un plaisir intense. Hiroko avait disparu, mais ses frères et ses sœurs étaient encore là, et c’était déjà ça. C’était la preuve que son enfance était bien réelle. Ils n’avaient pas changé, malgré les années. Rachel et lui étaient amis, à Zygote. Elle en pinçait pour lui, et elle lui avait donné un baiser dans les bains. Il se rappelait avec un petit frisson qu’elle l’avait embrassé dans une oreille, Jackie dans l’autre, et – ça lui revenait subitement – c’est avec Rachel qu’il avait perdu son pucelage, un après-midi dans les bains, peu avant que Jackie l’emmène dans les dunes auprès du lac. Oui, un après-midi, presque accidentellement, leurs baisers étaient soudain devenus impérieux, exploratoires, leurs corps agissant indépendamment de leur volonté.
C’était maintenant une femme de son âge, joyeuse et fière, qui le regardait avec affection, ses rides dessinant sur son visage une carte du rire. Peut-être se rappelait-elle aussi mal que lui leurs premières étreintes, difficile à dire quels souvenirs ses frères et sœurs avaient conservés de leur enfance commune, bizarre, mais elle donnait l’impression de n’en avoir rien oublié. Elle avait toujours été chaleureuse, et l’était encore. Il lui parla de ses vols autour du monde, emporté par les vents inlassables, plongeant lentement d’une petite habitation à une autre, posant aux gens des questions sur Hiroko.
Rachel secoua la tête avec un sourire ironique.
— Si elle est là, elle est là, mais tu pourrais la chercher jusqu’à la fin de tes jours et ne pas la trouver.
Nirgal poussa un soupir troublé et elle rit et lui ébouriffa les cheveux.
— Laisse tomber, va.
Ce soir-là, il alla se promener le long de la mer du Nord, pas tout à fait au bord du littoral ravagé, jonché d’icebergs, mais un tout petit peu plus haut dans les collines. Il sentait dans son corps le besoin de marcher, de courir. Voler était trop facile, c’était se dissocier du monde, ne le voir que de loin, en tout petit. Par le mauvais bout de la lorgnette, encore une fois. Il avait besoin de marcher.
Et pourtant il volait. Mais à présent, il regardait plus attentivement le sol. La bruyère, la lande, les prairies du bord des fleuves. La petite cascade d’un ruisseau se jetant dans la mer, un autre qui traversait une plage. En certains endroits, ils avaient planté des arbres dans l’espoir de décourager les tempêtes de sable qui naissaient dans la région. Les choses n’avaient guère changé de ce point de vue, mais du moins y avait-il des forêts de sapins. Hiroko ferait le tri dans tout ça. Ne la cherche pas. Regarde le sol.
Il retourna à Sabishii. Il y avait encore beaucoup de choses à faire là-bas : évacuer les décombres des bâtiments incendiés, en construire de nouveaux. Certaines coops du secteur acceptaient de nouveaux membres. L’une d’elles fabriquait aussi des ULM et d’autres engins volants, et des tenues d’homme-oiseau expérimentales. Il parla avec eux, évoqua les possibilités de collaboration.
Il leur laissa sa bulle volante et fit de longues courses dans les landes à l’est de Sabishii. Il avait couru dans ces steppes pendant ses années d’études. La région avait changé, mais bien des pistes qui longeaient la crête lui étaient encore familières. Un paysage sauvage, avec sa vie sauvage. De grosses pierres kami étaient dressées çà et là, comme des sentinelles, sur le sol fracturé.
Un après-midi, en courant le long d’une crête qu’il connaissait mal, il plongea le regard dans un petit bassin d’altitude, un bol peu profond, d’un kilomètre de diamètre, ouvert sur un terrain en contrebas, à l’ouest. On aurait dit un cirque glaciaire, mais c’était plus vraisemblablement un cratère érodé sur un côté, ce qui lui donnait une forme de fer à cheval. Juste une ride parmi toutes celles du massif de Tyrrhena. Du pourtour, l’horizon était lointain, le sol en dessous paraissait bosselé et irrégulier.
Cela lui disait quelque chose. Peut-être y avait-il passé la nuit quand il était étudiant. Il descendit lentement dans le bassin, avec l’impression d’être toujours en haut du massif, sans doute un effet de l’indigo intense du ciel, de la vue dégagée qu’on avait par la fente, à l’ouest. Des nuages filaient dans le ciel comme de grands icebergs ronds, laissant tomber une neige sèche, granuleuse, que le vent implacable chassait dans les creux ou complètement au-dehors. Sur le bord, près de la patte nord-ouest du fer à cheval, gisait un bloc de pierre pareil à une hutte. Il reposait en quatre points sur la crête, un dolmen usé, lisse comme une vieille dent, sous le ciel de lapis-lazuli.
En rentrant à Sabishii, Nirgal approfondit la question. Le bassin était inculte, d’après les cartes et les relevés du Conseil d’écopoésis et d’aréographie du massif de Tyrrhena, que son intérêt combla de joie.
— Les conditions sont rudes dans les bassins d’altitude, lui dit-on. Il n’y pousse pas grand-chose. Ce serait un projet de longue haleine.
— Parfait.
— L’essentiel de la production devra être cultivée dans des serres. Sauf les pommes de terre, bien sûr, quand il y aura assez d’humus…
Nirgal hocha la tête.
Ils lui demandèrent de s’assurer, au village de Dinboche, le plus proche du bassin, que personne n’avait de projet pour cet endroit.
Il remonta donc avec une petite caravane formée par Tariki, Rachel, Tiu et quelques amis prêts à l’aider. Dinboche était juché derrière une crête basse, sur un petit cours d’eau à sec pendant l’été et maintenant cultivé. Il avait neigé et le paysage offrait un spectacle étrange, tout blanc, quadrillé de noir : des champs de pommes de terre délimités par des murets de pierre noire. Les maisons étaient basses, tout en longueur, avec des toits de lauses et de grosses cheminées carrées. Le plus grand bâtiment du hameau était une maison de thé où les voyageurs pouvaient dormir à l’étage, dans une vaste pièce garnie de matelas.
À Dinboche, comme souvent dans les highlands du Sud, l’économie de cadeau était encore en vigueur, aussi la nouvelle que Nirgal et ses compagnons restaient pour la nuit fut-elle suivie d’un échange frénétique de présents. Les indigènes étaient très heureux qu’on les questionne sur le bassin, qu’ils appelaient le « petit fer à cheval » ou la « haute main ».
— Il aurait bien besoin qu’on s’en occupe, leur dirent-ils, et ils s’offrirent à aider Nirgal.
C’est ainsi qu’une petite caravane monta vers le bassin d’altitude avec tout un matériel qui fut déposé près du bloc de pierre pareil à une maison. Les nouveaux amis de Nirgal restèrent le temps de dégager un premier petit champ de ses pierres dont ils firent un muret. Ceux qui s’y connaissaient en construction commencèrent à évider le bloc de pierre. Pendant cette opération fort bruyante, certains indigènes de Dinboche sculptèrent en sanscrit, sur l’extérieur de la roche, l’inscription Om Mani Padme Um, qu’on pouvait lire sur d’innombrables pierres mani dans l’Himalaya, et un peu partout, maintenant, dans les highlands du Sud. Puis ils évidèrent la roche entre les grosses lettres en écriture cursive, de sorte qu’elles se détachent en relief sur le fond irrégulier, plus clair. Quant à la maison-rocher elle-même, une fois finie, elle comporterait quatre pièces, serait équipée de fenêtres à triple vitrage, de panneaux solaires destinés à lui fournir chaleur et énergie, de toilettes à compost et d’un dispositif d’évacuation des eaux usées, l’alimentation en eau étant assurée à partir d’un réservoir d’eau de fonte situé un peu plus haut sur la crête.
Puis ils repartirent, laissant le bassin à Nirgal.
Il en fit le tour pendant plusieurs jours en se contentant de regarder. Une minuscule partie du bassin serait sa ferme : de petits champs entourés de murets de pierre, une serre pour les légumes et un atelier, pour faire quoi, il ne le savait pas encore. Il ne serait pas autonome, mais ce serait un commencement d’installation. Un projet.
Et puis il y avait le bassin lui-même. Un petit canal courait dans l’ouverture, à l’ouest, évoquant une cascade. La roche qui faisait comme une main en coupe était déjà un microclimat, tournée vers le soleil, légèrement protégée des vents. Il serait écopoète.
Il devait d’abord apprendre à connaître le sol. Il s’émerveilla de tout ce qu’il avait à faire quotidiennement en vue de ce projet. Ça n’en finissait pas, mais d’un autre côté ses activités ne suivaient pas de plan préconçu et les choses se faisaient sans précipitation, sans programme, sans comptes à rendre. Tous les soirs il inspectait le bassin à la lumière déclinante du jour estival. Il était déjà colonisé par les lichens et par toutes sortes de plantes aventureuses : on remarquait des fellfields dans les creux, de petites mosaïques de sol arctique aux endroits exposés au soleil, des monticules de mousse verte accrochés sur un centimètre de sol rouge. L’eau de fonte courait par des chenaux naturels, s’accumulant dans des mares qui se déversaient sur des terrasses de prairie potentielles, formant de petites oasis à l’échelle des diatomées, dévalant le bassin et se rencontrant dans le gravier du cours d’eau à sec avant de tomber sur la zone plate située en contrebas du bord résiduel. Dans le bassin, des arêtes plus hautes constituaient des barrages naturels, et après réflexion, Nirgal y transporta des ventifacts et les assembla de telle sorte que leurs facettes se touchent, renforçant ces arêtes de la hauteur d’une ou deux pierres à peine. Les mares de la prairie étaient entourées de mousses. Il avait en tête quelque chose qui ressemblait aux landes de Sabishii, aussi appela-t-il des écopoètes qui vivaient là-bas et les interrogea-t-il sur la compatibilité des espèces, les rythmes de croissance, l’amendement des sols et mille choses encore. Dans son esprit se développait une vision du bassin. Puis lors du second mois de mars, l’automne vint, l’aphélie était proche. Il commençait à entrevoir l’effet que le vent et l’hiver auraient sur le paysage.
Il dispersa des graines et des spores à la main, avec l’impression confuse de se trouver dans un tableau de Van Gogh ou dans un verset de l’Ancien Testament. C’était une sensation étrange, faite d’un mélange de puissance et d’impuissance, d’action et de fatalisme. Il fit déverser des camions d’humus dans quelques petits champs, et l’étendit en couche mince, à la main. Il fit venir des vers de la ferme universitaire de Sabishii. Des vers en bouteille, c’est ainsi que Coyote avait toujours appelé les gens des villes, et en observant la masse grouillante de tubules nus, humides, Nirgal eut un frisson. Il les lâcha dans ses nouveaux petits enclos. Va, petit ver, prospère sur cette terre. Il n’était lui-même, marchant dans le soleil matinal après une douche, qu’un ensemble de tubules nus, humides, reliés les uns aux autres. Des vers pensants, voilà ce qu’ils étaient, en bouteille ou à l’air libre.
Après les vers viendraient les taupes, les campagnols et les souris. Puis les lièvres des neiges, les hermines et les marmottes. Peut-être ensuite certains chats des neiges qui erraient dans les landes. Ou des renards. Le bassin était haut, mais ils espéraient atteindre à cette altitude une pression de quatre cents millibars, avec quarante pour cent d’oxygène, et ils n’en étaient pas loin. Les conditions étaient un peu comparables à celles de l’Himalaya. La flore et la faune alpines s’acclimateraient sûrement ici, ainsi que les nouvelles variantes nées du génie génétique. Et avec tous les écopoètes qui entretenaient des zones d’altitude comparables, la question se ramenait à la préparation des sols, à l’introduction de l’écosystème de base désiré et à son entretien, puis à voir ce qui arrivait sur les ailes du vent, ou à pattes. Toute intrusion pouvait poser problème, évidemment, et on parlait beaucoup, par écran interposé, d’invasion biologique et de gestion intégrée du microclimat. L’adaptation de son coin de terre à la région environnante était une partie importante du processus continu d’écopoésis.
Nirgal s’intéressa plus encore au problème de la dispersion au printemps suivant, en novembre-1, lorsque les dernières boues glacées fondirent sur les terrasses plates du côté nord du bassin et que des brins d’heuchères apparurent. Ce n’était pas lui qui les avait plantées, il n’en avait seulement jamais entendu parler et, en fait, il ne fut sûr de son identification que lorsque son voisin, Yoshi, qui était venu passer une semaine, la lui confirma : Heuchera nivalis. Apportée par le vent, lui dit-il. Il y en avait beaucoup dans le cratère Escalante, au nord, et très peu entre les deux. Un saut de dispersion en sa faveur.
Une dispersion par saut, régulière ou par les fleuves : les trois étaient communes sur Mars. Les mousses et les bactéries se propageaient régulièrement, les plantes hydrophiles étaient déposées par les cours d’eau sur les flancs des glaciers et les nouvelles côtes, tandis que les lichens et un certain nombre d’autres plantes voyageaient sur les vents forts. L’espèce humaine se propageait de la même façon, remarqua Yoshi alors qu’ils se promenaient dans le bassin : régulièrement à travers l’Europe, l’Asie et l’Afrique, le long des fleuves et des côtes en Amérique et en Australie, et par bonds vers les îles du Pacifique (ou vers Mars). Il n’était pas rare de voir des espèces hautement adaptables utiliser ces trois méthodes. Le massif de Tyrrhena était exposé aux vents d’ouest et aux alizés d’été, de sorte que les deux côtés du massif recevaient des précipitations ; jamais plus de vingt centimètres par an, ce qui en aurait fait un désert sur Terre, mais dans l’hémisphère Sud de Mars, c’était un îlot de précipitations. De cette façon aussi, c’était un îlot de dispersion, et donc hautement colonisable.
Enfin. Une haute terre rocailleuse, dénudée, saupoudrée de neige à l’abri du soleil, si bien que les ombres y étaient souvent blanches. Peu de traces de vie en dehors des bassins, où les écopoètes aidaient leurs petites collections à prospérer. Les nuages surgissaient de l’ouest en hiver, de l’est en été. Les saisons étaient accentuées dans l’hémisphère Sud par le cycle périhélie-aphélie, et voulaient vraiment dire quelque chose. Sur Tyrrhena, les hivers étaient rudes.
Nirgal explorait le bassin après les tempêtes, pour voir ce que le vent y avait apporté. D’ordinaire, il n’y avait qu’une couche de poussière glacée, mais un jour, il trouva une touffe de valériane bleu pâle coincée entre les aspérités d’une roche en forme de miche. Il demanda à des botanistes comment elle s’entendrait avec la végétation existante. Dix pour cent des espèces introduites survivaient, puis dix pour cent de celles-ci devenaient des plantes parasites, c’était la règle des dix-dix de l’invasion biologique, lui dit Yoshi, une sorte de règle numéro un de la discipline.
— Par dix, il faut comprendre de cinq à vingt, évidemment.
Il arriva que Nirgal dut arracher une invasion printanière de paturin, craignant qu’il n’envahisse tout. La chose se reproduisit avec des chardons. Une autre fois, le vent d’automne apporta une épaisse couche de poussière. Ces vents de sable étaient insignifiants comparés aux anciennes tempêtes globales de l’été austral, mais il arrivait que des vents particulièrement forts entament la surface du désert et emportent la poussière du dessous. La densité de l’atmosphère augmentait rapidement ces temps-ci, de quinze millibars par an en moyenne. Chaque année les vents étaient plus forts, et la croûte risquait d’être arrachée même aux endroits où elle était la plus épaisse. En contrepartie, la poussière qui retombait formait une mince couche, souvent riche en nitrates ; c’était donc une sorte d’engrais, que les prochaines pluies feraient pénétrer dans le sol.
Nirgal acquit un poste dans la coop de construction sur laquelle il s’était renseigné. Il allait donc souvent à Sabishii, où il participait à la restauration des bâtiments. Quand il regagnait son bassin d’altitude, il faisait de l’assemblage dans l’appentis de pierre, coiffé de plaques de grès, où il avait installé son atelier, et il testait des ULM monoplaces. Entre ces travaux, la culture de la serre, son carré de pommes de terre et l’écopoésis du bassin, ses journées étaient bien remplies.
Il se déplaçait avec les bulles volantes qu’il construisait. À Sabishii, il dormait dans un petit studio, à l’étage d’une maison de la vieille ville que Tariki, son vieux professeur, avait reconstruite et où il vivait avec d’anciens issei qui parlaient comme Hiroko et lui ressemblaient beaucoup. C’est là qu’Art et Nadia élevaient leur fille, Nikki. Il retrouva Vijjika, Reull et Annette, de vieux amis du temps où il était étudiant, et puis il y avait l’université, bien sûr. On ne disait plus l’université de Mars mais Sabishii College. C’était une petite école qui avait conservé l’esprit anar du demi-monde, de sorte que les étudiants un tant soit peu ambitieux allaient à Elysium, à Sheffield ou au Caire. Seuls restaient à Sabishii ceux que fascinait la mystique de ces années, ou qui s’intéressaient au travail de l’un des professeurs issei.
Tous ces gens, toutes ces activités, lui donnaient l’impression étrange, presque inconfortable, d’être chez lui. Il passait de longues journées à faire du plâtre ou à effectuer de menus travaux sur divers chantiers. Il mangeait dans des bars à riz ou des pubs. Il dormait au-dessus du garage de Tariki, et pensait au moment où il pourrait enfin regagner son bassin.
Une nuit, il rentrait chez lui après avoir dîné dans un pub, lorsqu’il passa devant un petit homme endormi sur un banc du parc : Coyote.
Nirgal s’arrêta net, s’approcha du banc et resta planté là, en ouvrant des yeux ronds. Certaines nuits, il entendait des coyotes hurler dans le bassin. C’était son père. Il songea à toutes les journées qu’il avait passées à courir après Hiroko, sans savoir par où commencer. Et voilà que son père dormait sur un banc du parc. Nirgal pouvait l’appeler quand il voulait, il avait toujours ce sourire éblouissant, craquelé, Trinidad en personne. Des larmes lui piquèrent les yeux. Il secoua la tête, se composa une expression. Un vieillard qui dormait sur un banc. On en voyait souvent.
Beaucoup d’issei s’étaient littéralement perdus dans l’arrière-pays, et quand ils venaient en ville, ils dormaient dans les parcs.
Nirgal s’assit à l’extrémité du banc, juste derrière la tête de son père. Avec ses dreadlocks grises, feutrées, on aurait dit un ivrogne. Nirgal resta simplement assis là, à côté de lui, à regarder par en dessous les frondaisons des tilleuls. Tout était calme. Des étoiles scintillaient entre les feuilles.
Coyote sursauta et se démancha le cou pour le regarder.
— C’est qui ?
— Salut, fit Nirgal.
— Salut ! répéta Coyote en se redressant, puis il se frotta les yeux. Nirgal, mon vieux ! Tu m’as fait peur.
— Pardon. Je passais quand je t’ai vu. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je dors.
— Ha ! ha !
— Je ferais mieux de dire que je dormais.
— Enfin, Coyote, tu n’as nulle part où aller ?
— Ben non.
— Et ça ne te gêne pas ?
— Non. J’suis comme cet affreux programme vidéo, ajouta-t-il avec un sourire. Le monde est ma maison.
Nirgal secoua la tête. Voyant que ça ne l’amusait pas, Coyote le regarda un long moment entre ses paupières plissées, en respirant profondément. On n’entendait pas un bruit dans la ville.
— Mon garçon, dit-il enfin d’un ton rêveur, en marmonnant comme s’il allait se rendormir. Que fait le héros à la fin de l’histoire ? Il descend la cascade à la nage et il se laisse emporter par le courant.
— Quoi ?
Coyote rouvrit les yeux en grand, se pencha vers Nirgal.
— Tu te rappelles quand on a amené Sax à Tharsis Tholus ? Tu es resté à son chevet, et après ils ont dit que tu l’avais ramené à la vie. Ce genre de chose, quand on y réfléchit… (Il secoua la tête et s’appuya au dossier du banc.) Ce n’est pas vrai. C’est de la blague. Pourquoi s’en faire pour une histoire qui n’est pas la tienne, de toute façon ? Ce que tu fais maintenant est mieux. Tu peux tourner le dos à ces salades. T’asseoir dans un parc, la nuit, comme n’importe qui. Aller où bon te chante.
Nirgal hocha la tête d’un air indécis.
— Ce que j’aimerais faire, reprit Coyote d’une voix ensommeillée, c’est m’installer à une terrasse et prendre un kava en regardant la tête des gens. Me promener dans les rues et regarder leur figure. J’aime regarder les femmes. Si belles. Et certaines si… si je ne sais quoi. Je les aime. Tu trouveras ta façon de vivre, conclut-il en se rendormant.
Des amis venaient parfois le voir dans le bassin, dont Sax, Coyote, Art, Nadia et Nikki. Nikki était déjà plus grande que Nadia, et semblait voir en elle une sorte de nounou, ou d’arrière-grand-mère, un peu comme Nirgal la considérait déjà à Zygote. Nikki avait hérité du sens de l’humour d’Art, qui cultivait ce don, l’asticotant, conspirant avec elle contre Nadia, tout cela en la regardant d’un air parfaitement extatique. Une fois, ils étaient tous les trois assis sur le mur de pierre à côté de son carré de pommes de terre quand Art dit une chose qui leur fit piquer un fou rire, et Nirgal éprouva un pincement au cœur tout en riant lui-même. Ses vieux amis étaient mariés et avaient un enfant, conformément au plus ancien des schémas. À côté de ça, sa vie proche de la nature semblait moins substantielle. Mais qu’y pouvait-il ? Seules quelques personnes en ce monde avaient la chance de rencontrer un véritable partenaire. Ça exigeait une chance insensée, plus l’intelligence de s’en rendre compte, et celle de favoriser les événements. Rares étaient les individus à qui tout cela arrivait, puis pour qui les choses se passaient bien ensuite. Les autres étaient condamnés à faire avec.
Il vivait donc dans ce bassin d’altitude, faisant pousser une partie de ses légumes et travaillant sur les projets de la coop pour payer le reste. Une fois par mois, il retournait à Sabishii dans un nouvel appareil, profitait au mieux de son séjour d’une ou deux semaines et rentrait chez lui. Art, Nadia et Sax venaient souvent le voir, et il avait de temps en temps la visite de Maya, Michel et Spencer, qui vivaient à Odessa. Zeyk et Nazik lui apportaient des nouvelles du Caire et de Mangala qu’il essayait de ne pas entendre. Quand ils repartaient, il grimpait sur la crête en forme de fer à cheval, s’asseyait sur une des pierres qui paraissaient faites pour ça, regardait la prairie qui couvrait tout le talus et se concentrait sur son univers, sur ce monde de sensations, de roches, de lichens et de mousses.
Le bassin évoluait. Il y avait des taupes dans la prairie et des marmottes dans le talus. Les hivers étaient longs et les marmottes sortaient tôt de leur hibernation, presque mortes de faim, car leur horloge interne était encore réglée sur la Terre. Nirgal leur mettait à manger dans la neige et les regardait grignoter depuis les fenêtres du haut de sa maison. Elles avaient besoin d’aide pour attendre le printemps. Elles considéraient sa maison comme une source de nourriture et de chaleur. Deux familles de marmottes vivaient juste en dessous, et donnaient l’alerte en sifflant quand quelqu’un approchait. Un jour, elles lui signalèrent l’arrivée de membres du comité de Tyrrhena sur l’introduction de nouvelles espèces. Ils l’interrogèrent sur les souches locales, et lui demandèrent une évaluation approximative. Ils avaient entrepris de dresser la liste des « espèces indigènes », afin de se faire une opinion sur l’introduction d’espèces à croissance rapide. Nirgal était ravi de participer à cette tâche, de même, apparemment, que tous les écopoètes du massif. En tant qu’îlot de précipitation, situé à des centaines de kilomètres du prochain, ils mettaient au point leur mélange de faune et de flore d’altitude. On considérait généralement ce mélange comme « naturel » pour Tyrrhena, et à ne modifier que sur la base du consensus.
Les gens du comité s’en allèrent, laissant Nirgal seul avec ses marmottes, en proie à une impression étrange.
— Eh bien, leur dit-il. Nous sommes des indigènes, maintenant.
Il était heureux dans son bassin, au-dessus du monde et de ses tracas. Au printemps, de nouvelles plantes arrivaient de nulle part. Il en accueillait certaines avec une truelle de compost, arrachait les autres et en faisait de l’humus. Les verts du printemps ne ressemblaient pas aux autres, c’étaient le vert jade, lumineux, électrique, le vert tendre des bourgeons et des jeunes feuilles, le vert émeraude des brins d’herbe, le bleu-vert des orties, le vert teinté de rouge de certaines feuilles. Puis, plus tard, les fleurs, cette terrifiante dépense d’énergie végétale, qui dépassait le simple besoin de survie, la pulsion reproductrice dominant toute chose… Quand Nadia et Nikki revenaient de promenade en tenant des bouquets miniatures dans leurs grandes mains, Nirgal avait parfois le sentiment que le monde avait un sens. Il les regardait, il pensait aux enfants et il sentait surgir en lui un élan sauvage qui lui était d’ordinaire étranger.
Ce sentiment semblait assez généralement partagé. Le printemps durait cent quarante-trois jours dans l’hémisphère Sud, mais le chemin était long depuis le dur hiver de l’aphélie. Des plantes différentes apparaissaient alors que le printemps avançait, d’abord les plus précoces, comme le mélilot et la trinitaire des neiges, puis les phlox et les bruyères, les saxifrages et la rhubarbe du Tibet, les mousses et la paronyque des Alpes, les bleuets et les edelweiss, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le tapis vert du bassin soit couvert de points brillants bleus, roses, jaunes ou blancs, chaque couleur formant une couche qui oscillait à une hauteur donnée, selon celle de la plante qui l’arborait, toutes brillant dans le crépuscule comme des gouttes de lumière surgies du néant, une Mars pointilliste, une avalanche de couleurs qui soulignait l’arête du bassin. Il se dressait dans une paume de roche que les eaux de fonte dévalaient en suivant la ligne de vie, avant de courir dans le vaste monde loin en dessous, le monde ombreux qui s’élevait, brumeux et bas, sous le soleil, à l’ouest. Les dernières lueurs du jour semblaient briller légèrement vers le haut.
Par un clair matin, Jackie apparut sur l’écran de son IA. Elle lui annonça qu’elle était sur la piste qui allait d’Odessa à Libya, et s’arrêterait chez lui en passant. Nirgal acquiesça avant d’avoir eu le temps de réfléchir.
Il descendit jusqu’au sentier qui longeait le chenal pour l’accueillir. Son petit bassin d’altitude… Il y avait un million de cratères exactement identiques dans le Sud. Un petit impact ancien. Rien ne le distinguait des autres. Il songea à Shining Mesa, à la vue qu’on avait de là-haut, au jaune stupéfiant de l’aube.
Ils arrivèrent dans trois véhicules, en faisant la course, comme des gamins. Jackie était au volant de la première voiture, et Antar arriva en deuxième position, mais il donnait l’impression de s’en fiche. Ils riaient à gorge déployée en mettant pied à terre. Ils étaient avec tout un groupe de jeunes Arabes. Jackie et Antar semblaient étonnamment jeunes. Il y avait longtemps que Nirgal ne les avait vus, mais ils n’avaient pas changé du tout. Le traitement. La sagesse populaire voulait qu’on le subisse le plus tôt et le plus souvent possible, afin de s’assurer une jeunesse perpétuelle et d’éviter ces maladies rares qui tuaient encore parfois. D’éviter la mort tout court, peut-être. Tôt et souvent. On ne leur aurait pas donné plus de quinze années martiennes. Pourtant, Jackie avait un an de plus que Nirgal, qui avait près de trente-trois années martiennes, à présent, et il se sentait plus vieux. En regardant leurs visages hilares, il se dit qu’il devrait refaire une cure, lui aussi, un de ces jours.
Il leur fit faire le tour du propriétaire, et ils marchèrent sur l’herbe en poussant des oh et des ah devant les fleurs ; et le bassin semblait de plus en plus petit à chacune de leurs exclamations. Vers la fin de leur visite, Jackie le prit à part.
— Nous avons du mal à tenir les Terriens à distance, commença-t-elle gravement. Tu avais dit qu’ils ne pourraient jamais nous en envoyer un million par an, eh bien, ça y est, c’est ce qu’ils font, et ces nouveaux arrivants n’adhèrent plus à Mars Libre comme dans le temps. Ils soutiennent tous leurs gouvernements d’origine. Mars ne les change pas assez vite. Si ça continue, l’idée d’une Mars libre ne sera plus qu’une vieille blague. Je me demande parfois si nous n’aurions pas dû abattre le câble. (Elle fronça les sourcils et prit vingt ans d’un seul coup. Nirgal réprima un frémissement.) Si seulement tu nous aidais au lieu de te terrer ici, ragea-t-elle soudain, balayant le bassin d’un revers de main. Nous avons besoin de l’aide de tout le monde. Les gens se souviennent encore de toi, mais d’ici quelques années…
Il n’avait donc plus que quelques années à attendre, se dit-il. Il la regarda. Elle était belle, oui. Mais la beauté était une question d’esprit, d’intelligence, de vivacité, d’empathie. De sorte que si Jackie devenait de plus en plus belle, elle l’était en même temps de moins en moins. Encore un mystère. Et Nirgal n’était pas content, pas content du tout, de voir Jackie s’appauvrir intérieurement. Ce n’était qu’une note de plus dans le chœur de souffrance qu’elle lui inspirait. Il ne voulait pas que cela soit.
— Ce n’est pas en acceptant davantage d’immigrants que nous les aiderons, reprit-elle. Ce que tu as dit sur Terre était faux. Ils le savent aussi. Ils le voient sûrement mieux que nous. Mais ils nous en envoient toujours plus. Et tu sais pourquoi ? Tu veux que je te le dise ? Pour tout foutre en l’air ici, et rien d’autre. Pour que personne ne s’en sorte nulle part. C’est la seule raison.
Nirgal haussa les épaules. Il ne savait pas quoi dire. Il y avait peut-être du vrai là-dedans, mais les gens avaient des millions d’autres raisons de venir. Rien ne justifiait qu’on se focalise sur celle-là.
— Alors tu ne veux pas revenir ? dit-elle enfin. Tu t’en fiches ?
Nirgal secoua la tête. Comment lui dire que ce n’était pas pour Mars qu’elle s’inquiétait, mais pour elle et son pouvoir ? Ce n’était pas à lui de le faire. Elle ne le croirait pas. Et peut-être n’était-ce vrai que pour lui, de toute façon.
Elle cessa soudain d’essayer de le toucher. Un regard impérial à Antar, et celui-ci commença à faire remonter leur petite coterie dans les véhicules. Un dernier regard interrogateur ; un baiser, en plein sur la bouche, sans doute pour enquiquiner Antar, ou lui, ou les deux. Comme un choc électrique à l’âme. Et elle repartit.
Il passa l’après-midi et la journée du lendemain à tourner en rond. Il s’asseyait sur les pierres plates et regardait les petites rigoles dévaler la pente en bondissant. Il se souvint de la violence de la pluie, sur Terre. Surnaturelle. Non. Mais c’était son chez-lui, celui qu’il connaissait et qu’il aimait, avec ses dryades et ses lichens, la lenteur de l’eau qui gouttait des pierres en formant des petites flaques argentées, lisses. Le contact de la mousse sous le bout de ses doigts. Pour ses visiteurs, Mars ne serait jamais qu’une idée, un État naissant, une situation politique. Ils vivaient sous tente mais ils auraient aussi bien pu vivre n’importe où.
Leur dévotion, si elle était réelle, était dédiée à une cause, une idéologie, une Mars de l’esprit. C’était bien joli. Seulement, pour Nirgal, aujourd’hui, c’était la réalité qui comptait, les endroits où l’eau arrivait comme ça, transportée par la roche dix mille fois millénaire sur les petits coussins de mousse neuve. Laissons la politique aux jeunes, il avait eu sa part. Il ne voulait plus en entendre parler. Du moins pas tant que Jackie serait là. Le pouvoir était comme Hiroko, il vous échappait toujours. En attendant, il avait son bassin, pareil à une main tendue.
Et puis, un matin, à l’aube, alors qu’il sortait se promener, il remarqua un changement. Le ciel était clair, du violet le plus pur, mais il trouva le genévrier un peu jaune, de même que la mousse et les feuilles de pommes de terre sur leurs monticules.
Il préleva les aiguilles, les rameaux et les feuilles les plus jaunes, et les emporta dans sa serre. Il passa deux heures à les observer au microscope, à l’aide de son IA, sans détecter aucune altération. Alors il retourna chercher des échantillons de racines, d’autres aiguilles, des feuilles, des brins d’herbe, des fleurs. La majeure partie de l’herbe semblait fanée, et pourtant il ne faisait pas chaud.
Le cœur battant, l’estomac noué, il travailla toute la journée jusque tard dans la nuit. Il ne trouva rien. Pas d’insectes, aucun pathogène. Mais les feuilles de pommes de terre étaient particulièrement jaunes. Ce soir-là, il appela Sax et lui exposa la situation. Sax, qui était justement à l’université de Sabishii, arriva le lendemain matin dans un petit patrouilleur, le dernier modèle de la coop de Spencer, mit pied à terre et parcourut les environs du regard.
— Joli, commenta-t-il, puis il examina les échantillons de Nirgal dans la serre. Hum, dit-il. Je me demande…
Il avait apporté des instruments. Ils les transportèrent dans la maison-rocher et il se mit au travail. Au bout d’une longue journée, il dit :
— Je ne vois rien. Il faudrait emporter des échantillons à Sabishii.
— Tu ne vois vraiment rien ?
— Aucun pathogène, pas de bactéries ni de virus. Regardons les pommes de terre, dit-il avec un haussement d’épaules.
Ils allèrent déterrer quelques pommes de terre. Certaines étaient tordues, allongées, fendues.
— Qu’est-ce que c’est ? s’exclama Nirgal.
Sax fronça les sourcils.
— On dirait la maladie des tubercules en fuseau.
— Et d’où ça vient ?
— C’est provoqué par un viroïde.
— Un quoi ?
— Un simple fragment d’ARN. Le plus petit des agents infectieux connus. Bizarre.
— Ka, fit Nirgal en sentant son estomac se nouer. Et comment ça a pu arriver ici ?
— Apporté par un parasite, sans doute. Celui-ci semble infecter l’herbe. Il faut que nous trouvions ce que c’est.
Ils recueillirent donc des échantillons et retournèrent à Sabishii.
Nirgal s’assit sur un futon dans le salon de Tariki. Il se sentait physiquement mal. Tariki et Sax parlèrent un long moment après dîner, commentant la situation. On avait constaté une dispersion rapide de viroïdes à partir de Tharsis. Ils avaient apparemment réussi à franchir le cordon sanitaire de l’espace, à débarquer sur un monde qui en était jusque-là dépourvu. Ils étaient plus petits que des virus, et beaucoup plus rudimentaires. De simples brins d’ARN, disait Tariki, de cinquante nanomètres de long environ. Un poids moléculaire de cent trente mille alors que le poids moléculaire des plus petits virus connus était de plus d’un million. Ils étaient si petits qu’il fallait les centrifuger à cent mille g pour arriver à les séparer de la suspension.
Le viroïde du tubercule en fuseau de la pomme de terre était bien connu, leur dit Tariki en tapotant sur son écran et en commentant les schémas qui apparaissaient au fur et à mesure. Une chaîne de trois cent cinquante-neuf nucléotides, pas plus, alignés en un seul brin fermé, auquel étaient attachés de courts segments à deux brins. Des viroïdes comme celui-ci causaient plusieurs maladies des plantes, dont la mosaïque du concombre, le rabougrissement du chrysanthème, l’enroulement chlorotique, le cadang-cadang et l’exocortis des agrumes. On était aussi parvenu à faire la preuve que des viroïdes étaient à l’origine de maladies du système nerveux central des animaux comme la tremblante du mouton, ou des humains comme le kuru et la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Les viroïdes utilisaient des enzymes hôtes pour se reproduire, et investissaient le noyau des cellules à la place des molécules régulatrices, perturbant notamment la production de l’hormone de croissance.
Le viroïde spécifique du bassin de Nirgal, lui expliqua Tariki, était un mutant du tubercule en fuseau de la pomme de terre. Ils poursuivaient les recherches dans les labos de l’université, mais l’herbe malade lui permettait d’affirmer qu’ils allaient trouver autre chose, quelque chose de nouveau.
Rien que d’entendre le nom de ces maladies, Nirgal en était malade lui-même. Il regarda ses mains. Il les avait plongées jusqu’aux poignets dans les plantes infectées. À travers la peau, le long des nerfs. Une sorte d’encéphalopathie spongiforme, des excroissances champignonesques qui poussaient partout dans le cerveau.
— Il y a un moyen de le combattre ? demanda-t-il.
Sax et Tariki le regardèrent.
— Pour ça, fit Sax, il faudrait déjà savoir ce que c’est.
Ce ne fut pas facile. Au bout de quelques jours, Nirgal remonta chez lui. Là, au moins, il pouvait se rendre utile. Sax lui avait suggéré d’arracher toutes les pommes de terre. C’était une tâche fastidieuse et salissante, une sorte de chasse au trésor à l’envers. Il exhuma les tubercules malades, l’un après l’autre. Sans doute le sol lui-même était-il infecté. Il serait peut-être obligé d’abandonner le champ, voire le bassin. Au mieux, d’y planter autre chose. Personne ne savait au juste comment les viroïdes se reproduisaient. Et la conclusion de Sabishii était qu’il ne s’agissait peut-être même pas d’un viroïde comme ceux qu’on connaissait jusque-là.
— Le brin est plus court que d’habitude, fit Sax. Soit c’est un nouveau viroïde, soit c’est quelque chose qui y ressemble, en encore plus petit.
Dans les labos de Sabishii, on l’appelait le « virid ».
Une longue semaine plus tard, Sax remonta au bassin.
— On peut essayer de s’en débarrasser physiquement, dit-il en dînant. Puis planter des espèces différentes, résistantes aux viroïdes. C’est ce qu’il y a de mieux à faire.
— Ça a des chances de marcher ?
— Les plantes sensibles à une infection donnée sont assez spécifiques. Elles peuvent être frappées par autre chose, mais si tu changes d’herbes, d’espèce de pommes de terre… Tu devrais peut-être recycler une partie du sol de ton carré de patates, fit Sax en haussant les épaules.
Nirgal retrouva l’appétit qui lui avait manqué toute la semaine passée. L’idée même qu’il y avait peut-être une solution le soulageait d’un poids énorme. Il but un peu de vin et se sentit de mieux en mieux.
— Ces choses-là sont bizarres, hein ? fit-il après un cognac. Qu’est-ce que la vie va encore inventer ?
— Si on peut appeler ça la vie.
— Comme tu dis.
Sax ne répondit pas.
— J’ai regardé les infos sur le réseau, reprit Nirgal. Il y a des tas d’infestations. Je n’y avais jamais fait attention. Des parasites, des virus…
— Oui. Il y a des moments où je me prends à redouter une peste globale. Quelque chose que nous ne pourrons pas arrêter.
— Ka ! Ça pourrait arriver ?
— Il y a tant d’invasions possibles. La démographie qui explose, des extinctions soudaines. La disparition totale. Le déséquilibre. La rupture d’équilibres dont nous n’avions même pas connaissance. Des choses que nous ne comprenons pas.
Cette pensée le rendait toujours malheureux.
— Les biomes finiront bien par trouver un équilibre, suggéra Nirgal.
— Je ne suis pas sûr que ça existe.
— L’équilibre ?
— Oui. On pourrait parler de… d’équilibre ponctuel, ajouta Sax en remuant les mains comme des mouettes. Sans équilibre.
— Un changement ponctuel ?
— Un changement perpétuel. Un changement entremêlé, parfois une vague de changement…
— Comme une recombinaison en cascade ?
— Peut-être.
— J’ai entendu dire qu’il s’agit là de mathématiques qu’une douzaine de personnes seulement peuvent réellement comprendre.
Sax eut l’air surpris.
— Ce n’est jamais vrai. Ou alors, c’et vrai de toutes les mathématiques. Tout dépend de ce qu’on entend par comprendre. Enfin, je vois de quoi tu veux parler. On pourrait les utiliser pour modéliser une partie du problème, mais pas pour le prévoir. Et je ne sais pas comment elles pourraient nous aider à préparer un… la riposte. Je ne suis pas persuadé qu’on puisse s’en servir pour ça.
Il parla un moment des holons, une idée de Vlad : des ensembles organiques divisibles en sous-ensembles et qui étaient eux-mêmes des sous-ensembles de holons plus grands, chaque niveau émergeant d’une recombinaison du précédent, tout le long de la grande chaîne de la vie. Vlad avait mis au point des descriptions mathématiques de ces émergences, qui se révélaient exister sous plus d’une forme, avec des familles et des propriétés différentes selon les espèces. S’ils pouvaient obtenir assez d’informations sur le comportement d’un niveau de holons et de celui qui se trouvait juste au-dessus, ils pourraient essayer de leur appliquer ces formules mathématiques, et peut-être en déduire des moyens de les dissocier.
— C’est la meilleure approche que l’on puisse envisager pour des choses aussi petites.
Le lendemain, ils appelèrent des serres à Xanthe, et demandèrent qu’on leur envoie de nouveaux plants et des caissettes d’une espèce d’herbe originaire de l’Himalaya. Le temps qu’ils arrivent, Nirgal avait retiré toutes les laîches du bassin, et l’essentiel de la mousse. Ce travail le rendait malade, c’était plus fort que lui. Une fois, voyant une grand-mère marmotte pépier d’un air inquiet en le regardant, il s’assit et éclata en sanglots. Sax s’était cantonné dans son silence habituel, ce qui n’arrangeait rien. En le voyant, Nirgal pensait toujours à Simon, et à la mort. Il lui aurait fallu une Maya ou une autre interprète courageuse, éloquente, de la vie intérieure, de l’angoisse et de la force d’âme ; et c’est Sax qui était là, perdu dans des pensées qui semblaient se dérouler dans une sorte de langue étrangère, dans un idiolecte privé qu’il n’était pas disposé à traduire.
Ils plantèrent la nouvelle herbe de l’Himalaya sur tout le bassin, et plus particulièrement le long de la rivière et des ruisselets au tracé pareil à des veines. Il gelait à pierre fendre, ce qui était une bonne chose, en fait, car le froid tuait les plantes infectées plus vite que les plantes saines. Ils incinérèrent les plantes arrachées dans un four en contrebas, sur le massif. Les gens des environs vinrent leur donner un coup de main, leur apporter des plants de remplacement pour plus tard.
Deux mois passèrent et la violence de l’invasion s’atténua. Les plantes survivantes semblaient plus résistantes ; les nouvelles n’étaient pas contaminées et ne mouraient pas. On se serait cru en automne bien que ce fût le milieu de l’été, mais les plantes du bassin tenaient le coup. Les marmottes semblaient amaigries, et plus inquiètes que jamais. Ces créatures étaient du genre anxieux. Et Nirgal les comprenait. Le bassin donnait l’impression d’avoir été ravagé. Mais le biome paraissait devoir survivre. Le viroïde reculait. Ils avaient beau centrifuger les échantillons longtemps et à très grande vitesse, c’est à peine s’ils en retrouvaient trace. L’intrus semblait avoir quitté le bassin, aussi mystérieusement qu’il était arrivé.
Sax secoua la tête.
— Si les viroïdes qui infectent les animaux gagnent en force et en robustesse… commença-t-il en soupirant. Je ne sais pas ce que je donnerais pour pouvoir en parler à Hiroko.
— J’ai entendu dire qu’elle était au pôle Nord, fit amèrement Nirgal.
— Oui.
— Mais ?
— Je ne pense pas qu’elle y soit. Et… je doute qu’elle ait envie de me parler. Enfin, je suis toujours… J’attends.
— Qu’elle appelle ? demanda Nirgal sarcastiquement.
Sax opina du chef.
Ils regardèrent la flamme de la lampe d’un air sombre. Hiroko – mère, amante – les avait abandonnés tous les deux.
Mais le bassin survivait. Au moment de repartir, quand Sax remonta dans son patrouilleur, Nirgal le serra dans ses bras comme un ours, le soulevant de terre et le secouant.
— Merci.
— Pas de quoi, répondit Sax. Très intéressant.
— Que vas-tu faire maintenant ?
— Je pense que je vais parler à Ann. Essayer de lui parler.
— Ah ! Bonne chance.
Sax hocha la tête comme pour dire qu’il en aurait bien besoin. Puis il s’éloigna, fit un signe de la main avant de la reposer sur le volant. Une minute plus tard, il avait disparu derrière l’arête.
Nirgal entreprit donc la lourde tâche consistant à restaurer le bassin et à essayer de lui donner une plus grande résistance aux pathogènes. Plus de diversité, de parasites indigènes. Des habitants des roches chasmoendolithiques aux insectes et aux microbes apportés par les courants aériens. Un biome plus riche, plus fort. Il allait rarement à Sabishii. Il remplaça la terre du carré de pommes de terre, en planta une espèce différente.
Sax et Spencer étaient de passage quand une tempête de sable se leva dans la région de Claritas, près de Senzeni Na, à la même latitude mais de l’autre côté du monde. Ils en entendirent parler par les infos, la suivirent pendant plusieurs jours sur les photos des satellites météo. Elle venait vers eux, elle avançait toujours, elle continuait à approcher. Puis ils eurent l’impression qu’elle allait passer au sud. Et puis, au dernier moment, elle remonta vers le nord.
Ils étaient assis dans le salon de sa maison-rocher quand elle arriva. C’était une masse sombre qui bouchait le ciel. Nirgal eut une soudaine impression de menace. C’était comme les décharges d’électricité statique qui arrachaient un petit cri à Spencer quand il touchait certaines choses. C’était irraisonné, il avait essuyé des dizaines de tempêtes de sable. Ce n’était qu’une angoisse résiduelle, due à l’alerte du viroïde. Et il s’en était sorti.
La lumière devint marron et il fit bientôt aussi noir qu’en pleine nuit, une nuit chocolat, qui hurlait au-dessus du rocher et faisait trembler la paroi extérieure des vitres.
— Les vents sont devenus si forts, nota pensivement Sax.
Le vent finit par s’apaiser, mais il faisait toujours aussi sombre. Nirgal sentit croître son malaise au fur et à mesure que le hurlement du vent diminuait, si bien que, lorsque l’air fut parfaitement immobile, il ne tenait plus debout. Les tempêtes de poussière globales se comportaient parfois ainsi : elles cessaient brusquement quand le vent rencontrait un obstacle formant contrevent ou une forme de relief particulière. Elles laissaient alors tomber leur fardeau de poussière et de fines. Il pleuvait d’ailleurs de la poussière, à présent, et les vitres du rocher étaient d’un gris sale comme si le monde disparaissait sous la cendre. Dans le temps, marmonna Sax en cherchant ses mots, même les plus grandes tempêtes de sable n’auraient abandonné que quelques millimètres de fines en bout de course. Mais l’atmosphère était tellement plus dense maintenant, et les vents si puissants qu’ils soulevaient d’énormes quantités de poussière. Et si tout retombait au même endroit – ça arrivait parfois – la couche pouvait atteindre une épaisseur bien supérieure à quelques millimètres.
Une heure plus tard, hormis une poudre insaisissable qui restait en suspension dans l’air, tout était retombé. Ce n’était plus qu’un après-midi brumeux, sans un souffle de vent. L’air paraissait charrier une sorte de fumée impalpable mais qui n’empêchait pas de voir l’ensemble du bassin. Tout était enfoui sous une molle couche de poussière.
Nirgal mit son masque, se rua au-dehors et se mit à creuser désespérément, d’abord avec une pelle, puis à mains nues. Sax le suivit tant bien que mal à travers les bancs mous et posa la main sur son épaule.
— Je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à faire.
La couche de poussière faisait un bon mètre d’épaisseur.
Avec le temps, d’autres vents en chasseraient une partie. La neige tomberait sur le reste. Quand elle fondrait, la boue résiduelle coulerait dans les rigoles, et un nouveau système de chenaux tracerait un schéma fractal assez semblable au précédent. L’eau emporterait la poussière et les fines vers le bas du massif et le reste du monde. Mais d’ici là, toutes les plantes, tous les animaux du bassin seraient morts.