TREIZIÈME PARTIE Procédures expérimentales

1

Nirgal arriva à la dernière minute. De la gare de Sheffield, il prit le métro jusqu’au Socle, sans rien voir. Il arpenta les grandes salles jusqu’au salon des départs. Et elle était là.

Elle parut contente de le voir, mais irritée qu’il soit arrivé si tard. Elle était sur le point de partir. D’abord le câble, puis une navette vers l’un des nouveaux astéroïdes évidés, particulièrement vaste et luxuriant. Ensuite l’accélération et une gravité équivalente à celle de Mars pendant quelques mois, jusqu’à ce qu’ils atteignent une allure de croisière représentant un pourcentage non négligeable de la vitesse de la lumière. Cet astéroïde était un vaisseau spatial ; et ils allaient du côté d’Aldébaran, vers une étoile qui ressemblait au soleil où une planète pareille à Mars décrivait une orbite comparable à celle de la Terre. Un nouveau monde, une nouvelle vie. Jackie s’en allait.

Nirgal n’arrivait pas à le croire. Il n’avait été prévenu que deux jours plus tôt ; il n’avait pas dormi depuis, trop préoccupé à réfléchir si ça avait une importance, si ça changerait quelque chose dans sa vie, s’il devait aller la voir, tenter de la dissuader.

En la voyant, il comprit que quoi qu’il puisse lui dire, rien ne la ferait changer d’avis. Elle allait partir. Je veux essayer autre chose, disait-elle dans son message, un enregistrement audio sans image. Je n’ai plus rien à faire ici, disait sa voix, venant de son poignet. J’ai joué mon rôle. Je veux essayer autre chose.

À bord de l’astéroïde qui était un vaisseau interstellaire se trouvaient surtout des gens de Dorsa Brevia. Nirgal avait appelé Charlotte pour essayer de comprendre. C’est compliqué, avait répondu Charlotte. Il y a tout un tas de raisons. La planète vers laquelle ils vont est relativement proche, et parfaite pour le terraforming. C’est le premier pas de l’humanité vers les étoiles.

Je sais, avait répondu Nirgal. Quelques vaisseaux étaient déjà partis vers d’autres mondes habitables. Le pas avait été franchi.

Mais cette planète est encore meilleure. Et on commence à se demander, à Dorsa Brevia, s’il n’est pas indispensable que nous partions loin de la Terre pour prendre un nouveau départ. Le plus dur est de la laisser derrière nous. Les choses ont l’air d’aller très mal à nouveau. Ces atterrissages non autorisés. On dirait le début d’une invasion. Imagine que Mars soit la nouvelle société démocratique et la Terre l’ancien féodalisme ; ça ressemble bien au vieux tentant d’écraser le nouveau avant qu’il ne grandisse. Ils sont beaucoup plus nombreux que nous ; vingt milliards contre deux. Et le patriarcat lui-même fait partie de ce vieux féodalisme. Alors on se demande, à Dorsa Brevia, s’il ne faut pas prendre un peu plus de champ. Aldébaran n’est qu’à vingt années de voyage, et ils vont vivre très vieux. Un groupe a décidé d’essayer. Des familles, des couples sans enfants, des célibataires, comme les Cent Premiers, quand ils sont partis pour Mars, comme du temps de Boone et de Chalmers.

Jackie était donc assise à même le sol dans le salon des départs. Nirgal s’installa auprès d’elle. Elle avait l’air déprimée. Elle lissa la moquette du plat de la main et fit des dessins dans les poils. Des lettres. Elle écrivit Nirgal.

Le salon des départs était bondé mais l’atmosphère était au recueillement. Il y avait des gens graves, blêmes, troublés, pensifs, radieux. Certains partaient. D’autres étaient venus leur dire au revoir. Une large baie vitrée donnait sur le Socle. Les cabines de l’ascenseur lévitaient sans bruit entre les parois, au pied du câble de trente-sept mille kilomètres de long qui planait à dix mètres au-dessus du sol de béton.

Alors tu t’en vas, dit Nirgal.

Oui, répondit Jackie. Je veux prendre un nouveau départ.

Nirgal ne répondit pas.

Ce sera une aventure, dit-elle.

C’est vrai.

Il ne voyait pas quoi répondre d’autre.

Sur le tapis, elle écrivit Jackie Boone est allée dans la Lune.

C’est une idée terrifiante, quand on y réfléchit, dit-elle. L’humanité, se répandant dans la galaxie. Étoile après étoile, toujours plus loin. C’est notre destinée. C’est ce que nous devions faire. J’ai entendu dire qu’Hiroko et son groupe étaient partis, qu’ils avaient pris l’un des premiers vaisseaux. Celui qui est allé vers l’étoile de Barnard. Pour jeter les bases d’un nouveau monde. Répandre la viriditas.

C’est aussi plausible que toutes les autres histoires, répondit Nirgal.

Et c’était vrai ; il voyait bien Hiroko faire ça, repartir, rejoindre la nouvelle diaspora humaine à travers les étoiles, coloniser les planètes voisines, puis aller encore plus loin. Un pas hors du berceau. La fin de la préhistoire.

Il observa son profil alors qu’elle faisait des dessins sur la moquette. Il ne la verrait plus jamais de sa vie. Pour chacun d’eux, c’était comme si l’autre allait mourir. C’était vrai pour bon nombre des couples qui s’étreignaient sans un mot dans la salle. Ces gens allaient quitter tous ceux qu’ils connaissaient.

Comme les Cent Premiers. Des gens bizarres. Il fallait vraiment être bizarre pour abandonner ses proches derrière soi et partir avec quatre-vingt-dix-neuf étrangers. Certains étaient des savants célèbres, ils avaient tous des parents, forcément. Mais aucun n’avait d’enfants. Et aucun n’était marié, en dehors des six couples qui faisaient partie des Cent Premiers. Des célibataires sans enfants, dans la force de l’âge, prêts à prendre un nouveau départ. Voilà qui ils étaient. Et Jackie était comme ça aussi, maintenant : célibataire, sans enfant.

Nirgal détourna les yeux, la regarda à nouveau. Elle était bien là, baignée de lumière. Les cheveux noirs, brillants. Elle lui jeta un rapide coup d’œil, baissa à nouveau les yeux. Où que tu ailles, écrivit-elle, tu y arriveras.

Elle releva les yeux, le regarda. À ton avis, que nous est-il arrivé ? demanda-t-elle.

Je ne sais pas.

Ils restèrent assis, à contempler la moquette. De l’autre côté de la baie vitrée, dans le sas du câble, une cabine s’approcha du câble en planant au-dessus du sol, le long d’une piste. Elle s’amarra, une passerelle télescopique se déroula comme un serpent et se referma sur sa paroi extérieure.

Ne t’en va pas, aurait-il voulu dire. Ne t’en va pas. Ne quitte pas ce monde à jamais. Ne me quitte pas. Rappelle-toi le jour où le Soufi nous a mariés. Le jour où nous avons fait l’amour à la chaleur d’un volcan. Et Zygote ? Tu te souviens de Zygote ?

Il ne dit rien. Elle se souvenait.

Je ne sais pas.

Il tendit la main vers l’inscription sur la carpette, effaça tu y arriveras et écrivit à la place nous y arriverons du bout de l’index.

Elle eut un sourire mélancolique. Contre toutes ces années, que pesait un simple mot ?

Les haut-parleurs annoncèrent que l’ascenseur était prêt pour le départ. Les gens se levèrent, se dirent des choses d’une voix tremblante. Nirgal se retrouva debout, face à Jackie. Elle le regardait droit dans les yeux. Il la serra sur son cœur. Son corps dans ses bras, aussi réel qu’une pierre. Ses cheveux dans son nez. Il inspira profondément, retint son souffle. La relâcha. Elle s’éloigna sans un mot. Elle se retourna une fois, à l’entrée de la passerelle. Son visage. Et puis elle ne fut plus là.

Plus tard, il reçut un message radio, du fin fond de l’espace. Où que tu ailles, nous y arriverons. Ce n’était pas vrai. Mais il se sentit mieux. Les mots avaient ce pouvoir. Très bien, se dit-il alors qu’il passait ses journées à arpenter la planète. Maintenant, je suis en route pour Aldébaran.

2

L’île polaire du Nord était peut-être du paysage martien l’endroit qui avait connu le plus de déformations. C’est ce que Sax avait entendu dire, et en marchant sur une butte qui longeait la rivière de Borealis Chasma, il comprit ce que cela signifiait. La calotte polaire avait diminué de moitié et les immenses parois de glace de Borealis avaient pratiquement disparu, occasionnant une fonte comme on n’en avait pas vu sur Mars depuis le milieu de l’Hespérien. Et, tous les printemps et tous les étés, cette énorme masse d’eau avait impétueusement raviné le sable et le lœss stratifiés. Les creux du paysage s’étaient transformés en de profonds canyons aux parois de sable, qui traversaient dans leur course vers la mer du Nord des bassins hydrographiques très instables, canalisant les fontes printanières et changeant rapidement de cours au gré des effondrements et des glissements de terrain qui donnaient naissance à des lacs éphémères. Puis des brèches s’ouvraient dans les barrages et ces lacs étaient emportés à leur tour, ne laissant que des plages en terrasse et des barrières mouvantes.

Sax regarda l’une de ces barrières en calculant la masse d’eau qui avait dû s’accumuler dans le lac avant la rupture du barrage. On ne pouvait pas trop s’approcher de la partie en surplomb ; les bords du nouveau canyon étaient très instables. La végétation était maigre. Çà et là, une bande de lichen de couleur pâle rompait la monotonie des tons minéraux. La rivière Borealis était un large ruban peu profond de lait glacial, turbide, qui courait cent quatre-vingts mètres plus bas. Des cours d’eau tributaires coupaient beaucoup moins profondément les vallées suspendues et déchargeaient leurs eaux en cascades opaques semblables à de la peinture diluée.

Au-dessus des canyons, le plateau qui avait été le fond de Borealis Chasma était un terrain laminé, et les lignes de soulèvement donnaient l’impression d’avoir été artistement ciselées dans le paysage. Les rivières suivaient un tracé comparable aux nervures d’une feuille et s’enfonçaient à plusieurs mètres de profondeur en décrivant des courbes pareilles à celles d’un pistolet de dessinateur comme si la carte avait marqué le territoire à une grande profondeur.

On n’était pas loin du milieu de l’été, et le soleil balayait toute la largeur du ciel au cours de la journée. Des nuages dévalaient la glace, au nord. Quand le soleil était au plus bas, vers la mi-après-midi, ces nuages filaient vers le sud et la mer en un épais brouillard violet, lilas, bronze ou de quelque autre teinte subtile, vibrante. Des fleurs de fellfield poussaient anarchiquement sur le plateau laminé, et Sax pensa au glacier d’Arena, le paysage auquel il s’intéressait avant son problème. Il se souvenait mal de la première fois qu’il l’avait vu, mais cette image avait dû se graver en lui, de la même façon que les canetons prennent les premières créatures qu’ils voient pour leur mère. De grandes forêts couvraient les régions tempérées, où des touffes de séquoias géants ombrageaient des sous-bois de pins. Des falaises spectaculaires hébergeaient de grands nuages d’oiseaux piauleurs. Il y avait des terrariums renfermant des jungles de cratère et, l’hiver, les interminables plaines de neige des sastrugi. Il y avait des escarpements qui étaient des mondes verticaux, d’immenses déserts de sable rouge, mouvants, des pentes volcaniques de gravier noir ; il y avait toutes sortes de biomes, grands et petits, mais pour Sax, ce bioscope de roche dénudée était le meilleur.

Il marchait sur les pierres, son petit véhicule le suivant tant bien que mal, profitant des passages à gué pour traverser les cours d’eau. Les fleurs d’été, bien que peu visibles à dix mètres, n’en étaient pas moins intensément colorées, aussi spectaculaires à leur façon que n’importe quelle forêt tropicale. L’humus né de ces plantes était extrêmement léger, ne s’épaissirait que lentement, et il était difficile de l’augmenter ; toute terre déversée dans les canyons était emportée par les vents vers la mer du Nord et, sur les terrains laminés, les hivers étaient si rudes que le sol ne se bonifiait que très lentement. Il s’intégrait au permafrost, sans plus. Alors ils laissaient lentement évoluer les fellfields en toundra et gardaient l’humus pour les régions plus prometteuses du Sud. Ce qui convenait à Sax. Les gens auraient des siècles pour procéder à leurs expériences sur le premier aréobiome non terrien, si rare et précieux.

Sax se dirigea – en regardant bien où il mettait les pieds, à cause des plantes – vers son véhicule, qui était maintenant hors de vue à sa droite. Le soleil ne bougeait guère sur l’horizon, et quand on s’éloignait du nouveau Borealis Chasma qui courait le long de l’ancien, il devenait très difficile de s’orienter. Le nord pouvait être n’importe où, dans un arc de cent quatre-vingts degrés. Normalement il était « derrière lui ». Or il ne tenait pas à s’approcher de la mer du Nord, qui devait être devant, parce que les ours polaires s’étaient très bien acclimatés sur ce littoral, où ils tuaient les phoques et attaquaient les réserves d’oiseaux.

Sax prit donc le temps de consulter les cartes de son bloc-poignet pour déterminer avec précision sa position et celle de sa voiture. Il avait un très bon programme de cartes, ces temps-ci. Bon, il se trouvait par 31,63844 degrés de longitude et 84,89926 degrés de latitude nord, à quelques mètres près. Et son véhicule était à 31,64114 degrés par 84,86857. S’il grimpait, par un charmant escalier naturel, en haut de ce petit tertre en forme de miche de pain, au nord-ouest, il le verrait. Oui. Il roulait paresseusement là-bas. Et là, dans le pli de la miche (quelle analogie anthropomorphique appropriée !), une touffe de saxifrage pourpre, obstinée, s’accrochait à l’abri de la roche brisée.

Tout cela avait quelque chose de profondément satisfaisant : le terrain laminé, la saxifrage dans la lumière, le petit véhicule qu’il retrouverait à temps pour dîner, la délicieuse lassitude de ses pieds, et puis un sentiment indéfinissable, un plaisir que tous ces éléments distincts ne suffisaient pas à justifier. Une sorte d’euphorie. Ça devait être de l’amour. L’esprit de l’endroit, l’amour de cet endroit – l’aréophanie, non seulement telle qu’Hiroko l’avait définie, mais peut-être telle qu’elle-même l’avait vécue. Ah, Hiroko… se pouvait-il qu’elle se soit sentie aussi bien, tout le temps ? La créature bénie ! Pas étonnant qu’elle ait projeté une telle aura, suscité un tel engouement. Le désir de côtoyer cette jouissance, d’apprendre à l’éprouver soi-même… L’amour d’une planète. De la vie d’une planète. La composante biologique était sans aucun doute un facteur déterminant de la considération qu’elle inspirait. Même Ann n’aurait pu faire autrement que de l’admettre, si elle s’était trouvée à ses côtés aujourd’hui. Une hypothèse intéressante, à tester. Regarde, Ann, cette saxifrage violette. Vois comme elle attire l’œil. Le regard fixé au centre du paysage curviligne. Une sorte de génération spontanée. Comme l’amour.

À vrai dire, ce paysage sublime lui donnait l’impression d’être une sorte d’image de l’univers lui-même, du moins dans sa relation entre la vie et la non-vie. Il avait suivi les théories biogénétiques de Deleuze, une tentative de réduction en modèles mathématiques à l’échelle cosmologique qui rappelait la viriditas d’Hiroko. Sax croyait savoir que, pour Deleuze, la viriditas était l’une des forces agissantes du big bang, un phénomène de limite complexe qui régissait les forces et les particules, et avait irradié vers l’extérieur du big bang comme une simple potentialité jusqu’à ce que les systèmes planétaires de la seconde génération aient collecté tout l’éventail des éléments plus lourds, moment auquel la vie avait jailli en « mini bangs » éclatant au bout de chaque brin de viriditas. Il n’y en avait pas eu énormément, et ils avaient été uniformément répartis dans l’univers, suivant l’amas galactique et le formant en partie. Chaque « mini bang » était donc aussi éloigné des autres qu’il était possible de l’être. Cette dispersion dans l’espace-temps rendait le contact fort improbable simplement parce qu’il s’agissait de phénomènes tardifs, très éloignés du reste. Le contact n’avait pas eu le temps de se faire. Sax trouvait que cette hypothèse expliquait bien l’échec de SETI[9] ce silence des étoiles qui se poursuivait depuis maintenant près de quatre siècles. Un battement de cils comparé aux milliards d’années-lumière qui, selon Deleuze, séparaient chaque îlot de vie.

La viriditas existait donc dans l’univers comme cette saxifrage sur les grandes courbes de sable de l’île polaire : petite, isolée, magnifique. Sax vit un univers s’incurver devant lui. Mais Deleuze soutenait qu’ils vivaient dans un univers plat, au point d’inversion entre l’expansion continue et le modèle d’expansion-contraction. Et il affirmait aussi que le point d’inversion où l’univers commencerait soit à se contracter, soit à se dilater au-delà de toute possibilité de rétraction semblait très proche. Ce qui laissait Sax dubitatif, tout comme son assertion selon laquelle ils pouvaient influencer la matière dans un sens ou dans l’autre : en tapant du pied, projetant l’univers toujours plus loin, vers la dissolution dans une chaleur insoutenable, ou en retenant son souffle, en attirant tout vers le centre et le point oméga inconcevable de l’eschaton. Non. Entre autres considérations, la première loi de la thermodynamique faisait de cette hypothèse une hallucination cosmologique, un petit existentialisme divin. Voilà quel résultat psychologique pouvait avoir l’énorme accroissement des pouvoirs matériels de l’humanité. À moins que ce ne soit la traduction des tendances personnelles de Deleuze à la mégalomanie ; il croyait pouvoir tout expliquer.

En fait, Sax nourrissait la plus grande méfiance à l’égard de la cosmologie actuelle, qui plaçait l’humanité au centre de toute chose, ère après ère. Sax n’était pas loin de voir dans toutes ces formulations des artefacts de la pensée humaine, de forts principes anthropomorphiques sous-tendant tout ce qu’ils voyaient, comme la couleur. Force lui était pourtant d’admettre que certaines observations semblaient fondées et pas évidentes à considérer comme des intrusions perceptives humaines, ou des coïncidences. Bon, il était difficile d’imaginer que le Soleil et la Lune semblaient être de la même taille vus de la Terre, et pourtant… il y avait des coïncidences. Mais pour Sax, la plupart de ces considérations anthropocentriques ne faisaient que marquer les limites de leur compréhension. Il se pouvait fort bien qu’il y ait des choses plus vastes que l’univers et d’autres plus petites que les cordes – un tout encore plus grand, fait de composants encore plus petits, l’un et l’autre dépassant la perception humaine, même mathématiquement. Ce qui expliquerait certaines contradictions des équations de Bao. Si on admettait que les quatre macro-dimensions de l’espace-temps étaient en relation avec des dimensions plus vastes, de même que les six microdimensions étaient liées aux quatre dimensions ordinaires, ses équations marchaient à merveille. Il entrevoyait d’ailleurs, en cet instant même, une formulation possible…

Il trébucha, reprit son équilibre. Un petit banc de sable, près de trois fois plus grand que les autres. D’accord, monter, et retrouver son véhicule. Là. Mais à quoi pensait-il ?

Il ne s’en souvenait pas. Il réfléchissait à quelque chose d’intéressant, c’est tout ce qu’il savait. Il imaginait quelque chose, mais quoi ? Cela lui avait échappé et il n’arrivait pas à remettre le doigt dessus. C’était tapi dans un coin de sa tête comme un caillou dans une chaussure ; il l’avait sur le bout de la langue. C’était à devenir fou. Ce phénomène lui était déjà arrivé, et lui arrivait de plus en plus souvent, ces derniers temps. Enfin, c’était à tout le moins son impression. Il avait perdu le fil de ses pensées, et il avait beau chercher, ça ne lui revenait pas.

Il regagna son véhicule comme un zombi. L’amour de l’endroit, certes, mais il fallait se souvenir des choses pour les aimer ! Il fallait pouvoir se souvenir de ses pensées ! Perturbé, agacé, il retourna tout dans sa voiture pour préparer le dîner et l’avala sans même s’en rendre compte.

Ce problème de mémoire ne pouvait pas durer.


En y réfléchissant, il perdait souvent le fil de ses pensées. Enfin, il croyait se rappeler qu’il oubliait à quoi il pensait. Drôle de problème, vu comme ça. Bref, il avait conscience de perdre le fil de ses idées, lesquelles lui paraissaient excellentes, dans le vide blanc qui leur succédait. Il avait bien essayé de les enregistrer au bloc-poignet, quand il sentait venir un tel afflux de pensées, quand il avait l’impression que plusieurs enchaînements de pensées différents s’alliaient pour donner quelque chose de nouveau. Mais le fait de parler inhibait le processus mental. Il ne devait pas savoir articuler sa pensée. Il avait la vision de certaines choses, parfois en langage mathématique, à d’autres moments sous une forme inarticulée, impossible à préciser. En tout cas, la parole interrompait le flot. Ou alors, c’est que ses idées étaient beaucoup moins intéressantes qu’elles ne lui semblaient, car il n’enregistrait que des phrases hésitantes, décousues, et lentes, surtout. Rien à voir avec les pensées qu’il croyait enregistrer, qui, surtout dans cet état particulier, étaient tout au contraire rapides, cohérentes et fluides. Le libre jeu de l’esprit ne pouvait être figé. Sax s’étonna de constater que les pensées n’étaient jamais enregistrées, mémorisées ou transmises à autrui, par quelque moyen que ce soit. Le flux de la conscience n’était jamais partagé sinon par bribes, même par le mathématicien le plus prolifique, le diariste le plus consciencieux.

Enfin, ces incidents n’étaient que l’un des nombreux inconvénients auxquels ils devaient s’habituer dans leur vieillesse prolongée. C’était extrêmement malcommode et irritant. Il fallait absolument creuser la question, même si la mémoire avait toujours été un écueil pour la science du cerveau. Ils commençaient à avoir des ennuis de toiture, et ces fuites dans la pensarde leur posaient un vrai problème. Ces trous de mémoire, dont la forme en creux subsistait dans sa conscience, avec l’excitation émotionnelle qui l’accompagnait, le rendaient fou sur le coup. Mais de même qu’il en oubliait le contenu, une demi-heure plus tard l’incident ne lui semblait guère plus significatif que la volatilisation des rêves dans l’instant qui suit le réveil. Il avait d’autres soucis.


La mort de ses amis, par exemple. Cette fois, c’était Yeli Zudov, un des Cent Premiers qu’il n’avait jamais bien connu. Il était quand même allé à Odessa et, après le service – une cérémonie lugubre dont il avait été souvent distrait par la pensée de Vlad, de Spencer, de Phyllis et d’Ann –, ils s’étaient réunis chez Michel et Maya. Ce n’était pas l’appartement qu’ils occupaient avant la seconde révolution, mais Michel avait fait en sorte qu’il lui ressemble, pour autant que Sax s’en souvienne. C’était en rapport avec la thérapie de Maya, qui avait de plus en plus de problèmes mentaux ; Sax ne savait plus très bien lesquels. Il n’avait jamais compris les aspects les plus mélodramatiques de Maya, et il n’avait pas fait très attention à ce que Michel lui avait raconté, la dernière fois qu’il l’avait vu. Ce n’était jamais pareil, et toujours la même chose.

Mais cette fois, après lui avoir donné une tasse de thé, Maya était retournée dans la cuisine, en passant devant la table sur laquelle étaient ouverts les albums de photos de Michel. Sur le dessus, il y avait une photo de Frank que Maya adorait, dans le temps. Elle l’avait collée sur le placard de la cuisine, dans l’autre appartement. Sax s’en souvenait comme si c’était hier, c’était une sorte de figure héraldique de ces années de tension : tous en train de se battre alors que le jeune Frank se moquait d’eux.

Maya s’était arrêtée, avait regardé la photo attentivement. En pensant sans doute aux morts précédents. Ceux qui étaient déjà partis, il y avait si longtemps.

Puis elle avait dit : « Quel visage intéressant. »

Sax avait éprouvé une sensation de froid horrible au creux de l’estomac. La manifestation physiologique caractéristique de la détresse. Perdre le fil de ses idées, oublier de vagues spéculations métaphysiques, c’était une chose. Mais ça, son propre passé, leur passé commun, c’était insupportable. On ne pouvait s’y faire. Il ne s’y ferait jamais.

Maya avait vu qu’ils étaient choqués, mais elle n’avait pas compris pourquoi. Nadia avait les larmes aux yeux, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Michel donnait l’impression d’avoir été frappé par la foudre. Sentant que quelque chose clochait, Maya avait quitté l’appartement en coup de vent. Personne n’avait tenté de l’arrêter.

Les autres avaient comblé le vide. Nadia s’était approchée de Michel.

— De plus en plus souvent, avait marmonné Michel, l’air hagard. Ça lui arrive de plus en plus souvent. Ça m’arrive aussi. Mais chez Maya, c’est…

Il avait secoué la tête, totalement découragé. Incapable d’en tirer quoi que ce soit de positif, même lui, Michel, qui avait appliqué son alchimie de l’optimisme à tous leurs ennuis passés, les faisant entrer dans sa grande histoire, réussissant en quelque sorte à arracher le mythe de Mars au bourbier quotidien. Mais ça, c’était la mort de l’histoire, donc difficile à mythifier. Non, continuer à vivre après la mort de la mémoire n’était qu’une farce, inutile et terrible. Il fallait faire quelque chose.


Sax y réfléchissait encore, assis dans un coin, absorbé dans l’examen de son bloc-poignet. Il lisait une sélection de travaux expérimentaux récents sur la mémoire, quand il avait entendu un bruit sourd de chute dans la cuisine. Nadia avait poussé un cri. Sax s’était précipité et avait trouvé Nadia et Art accroupis à côté de Michel, étalé par terre, le visage crayeux. Sax avait appelé le concierge et, étonnamment vite, une équipe médicale était arrivée, de grands jeunes indigènes avec tout leur équipement, qui avaient écarté Art et enfermé Michel dans leur réseau compact de machines, reléguant les anciens dans le rôle de spectateurs de la… du combat de leur ami.

Sax avait rejoint les médecins, comme eux posé la main sur l’épaule et le cou de Michel. Il n’avait plus de pouls, ne respirait plus. Il était livide. Il y avait eu la violence des tentatives de réanimation. Ils lui avaient infligé des électrochocs en variant la puissance des décharges, puis ils l’avaient intubé. Les jeunes médecins travaillaient presque en silence, n’échangeant que les paroles indispensables, apparemment inconscients de la présence des anciens assis contre le mur. Ils avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, mais Michel était resté obstinément, mystérieusement mort.

De toute évidence, il avait été contrarié par le trou de mémoire de Maya. Mais ce n’était pas une explication suffisante. Il connaissait son problème mieux que personne, il se faisait du souci pour elle. Une crise de plus ou de moins n’aurait pas dû avoir cet impact sur lui. C’était une coïncidence. Une atroce coïncidence. Plus tard ce soir-là, alors que les docteurs avaient renoncé et descendu Michel au rez-de-chaussée, au moment où ils remballaient leur matériel, en fait, Maya avait fini par revenir, et ils avaient dû lui expliquer ce qui s’était passé.

Elle était désespérée, bien entendu. Son accablement, sa douleur avaient bouleversé l’un des jeunes médecins qui avait tenté de la réconforter (ça ne marchera pas, aurait voulu dire Sax, j’ai déjà essayé) et reçu une gifle en pleine face pour sa peine, ce qu’il n’avait pas apprécié. Il était sorti dans le couloir, s’était lourdement assis.

Sax l’avait rejoint. Le jeune homme pleurait.

— Je n’en peux plus. Ça ne sert à rien, avait-il dit au bout d’un moment, en secouant la tête d’un air d’excuse. On vient, on fait tout ce qu’on peut et ça ne sert à rien. Rien n’empêche le déclin subit.

— C’est quoi ? avait demandé Sax.

Le jeune homme avait haussé ses larges épaules, reniflé.

— C’est bien là le problème. Personne ne le sait.

— Il doit bien y avoir des théories. Il y a eu des autopsies ?

— Arythmie cardiaque, avait lâché d’un bon laconique un autre médecin qui passait avec son matériel.

— Ce n’est qu’un symptôme, avait lancé hargneusement l’homme assis en reniflant à nouveau. Pourquoi le rythme se perturbe-t-il ? Et pourquoi les défibrillateurs ne réussissent-ils pas à le régulariser ?

Personne ne lui avait répondu.

Un autre mystère à élucider. Par la porte, Sax voyait Maya pleurer sur le canapé, Nadia à côté d’elle, raide comme une statue. Sax avait soudain réalisé que même s’il trouvait une explication, ça ne ramènerait pas Michel.

Pendant qu’Art s’activait avec les médecins, prenait des dispositions, Sax avait pianoté sur son bloc-poignet, et des titres d’articles sur le déclin subit avaient défilé à toute vitesse : il y avait 8 361 entrées sous cet intitulé, des résumés d’articles, des sommaires établis par les IA, mais rien de concluant, apparemment. Ils en étaient encore au stade de l’observation et des hypothèses… qui balançaient comme un fléau. Par de nombreux aspects, cela lui rappelait les travaux sur la mémoire qu’il avait lus. La mort et l’esprit. Depuis combien de temps étudiaient-ils ces problèmes, depuis combien de temps leur résistaient-ils ? Michel lui-même s’était penché dessus, fournissant des commentaires qui expliquaient l’inexplicable. Michel qui avait tiré Sax de l’aphasie, qui lui avait appris à comprendre des parties de lui-même dont il ignorait jusqu’à l’existence. Michel était parti. Il ne reviendrait pas. Ils avaient emporté la derrière version de son corps hors de l’appartement. Il avait à peu près l’âge de Sax, 220 ans. C’était un âge avancé, selon tous les critères antérieurs, alors pourquoi cette douleur dans sa poitrine, ce flot de larmes brûlantes. Ça n’avait pas de sens. Et pourtant, Michel aurait compris. Ça valait mieux que la mort de l’esprit, aurait-il dit. Sauf que Sax n’en était pas si sûr. Ses problèmes de mémoire semblaient moins importants à présent, ceux de Maya aussi. Elle avait assez de souvenirs pour être anéantie, et lui aussi. Il se rappelait ce qui était important.

Un souvenir incongru : il s’était retrouvé auprès d’elle, dans le sillage de la mort de trois de ses partenaires : John, Frank, et maintenant Michel. C’était chaque fois plus pénible pour elle. Et pour lui aussi.


Les cendres de Michel s’étaient envolées dans un ballon au-dessus de la mer d’Hellas. Ils en avaient gardé une pincée pour la rapporter en Provence.

3

La littérature sur la longévité et la sénescence était si vaste et si spécialisée que Sax avait eu du mal, au début, à la prendre à bras le corps, selon son habitude. Il était évidemment parti des derniers travaux sur le déclin subit mais, pour comprendre les articles sur la question, il fallait remonter en amont, au traitement de longévité proprement dit. C’était un domaine dont Sax n’avait qu’une connaissance superficielle, pour lequel il éprouvait une aversion instinctive en raison de sa nature biologique semi-miraculeuse, inexplicable et un peu répugnante. Très proche du Grand Inexplicable, en fait. Il s’en était allègrement remis à Hiroko et à Vladimir Taneiev, ce génie qui avait conçu et supervisé les premiers traitements avec Ursula et Marina, ainsi que beaucoup d’évolutions ultérieures.

Mais Vlad était mort, maintenant, et Sax se sentait concerné. Il était temps de plonger dans la viriditas, dans le royaume de la complexité.

Il y avait un comportement ordonné, il y avait un comportement chaotique. L’interface était une zone très large et très complexe, le royaume du complexe. C’est là qu’apparaissait la viriditas, à l’endroit où la vie pouvait exister. Le traitement de longévité consistait, d’un point de vue philosophique général, à maintenir la vie dans cette zone de complexité, à empêcher diverses incursions du chaos (l’arythmie, par exemple) ou de l’ordre (la croissance des cellules malignes) de bouleverser le programme d’une façon fatale.

Mais quelque chose amenait les individus qui avaient reçu le traitement gérontologique à passer d’une sénescence négligeable à une sénescence extrêmement rapide ou, fait plus grave, de la santé à la mort, sans vieillissement physiologique du tout. Une irruption de l’ordre ou du chaos dans la zone de complexité limitrophe. Telle était, en tout cas, son impression après avoir lu quantité d’observations du phénomène. Il en déduisit qu’il fallait chercher en direction de formulations mathématiques de la frontière entre complexité et chaos, entre ordre et complexité. Mais il perdit cette vision holistique du problème dans un de ses passages à vide. L’enchaînement de pensées mathématiques disparut à jamais. D’un autre côté (il se consola comme il put), sa vision était probablement trop philosophique pour être utilisable. L’explication ne pouvait être évidente, sans quoi les efforts concertés, intensifs, du corps médical l’auraient depuis longtemps débusquée. Elle résidait sûrement, au contraire, dans quelque subtilité biochimique du cerveau, un domaine qui avait résisté à cinq cents ans d’investigations scientifiques, résisté comme l’hydre, chaque nouvelle découverte ne faisant que révéler d’autres mystères…

Il n’en persévéra pas moins. Quelques semaines de lecture assidue lui donnèrent une meilleure vision du domaine. Il avait jusque-là l’impression que le traitement de longévité consistait plus ou moins en une injection d’ADN du sujet lui-même, les brins obtenus artificiellement se substituant à ceux qui étaient déjà dans les cellules afin de les renforcer, de réparer les ruptures et les erreurs qui s’y produisaient avec le temps. Ce n’était pas faux, mais c’était bien davantage, de même que la sénescence était plus qu’une division cellulaire erronée ou une simple rupture de chromosomes ; c’était un véritable ensemble de processus. Et si certains étaient bien compris, d’autres l’étaient beaucoup moins. L’action de la sénescence (le vieillissement) se faisait sentir à tous les niveaux de la molécule, des cellules, des organes et de l’organisme. Une partie de la sénescence résultait d’effets hormonaux positifs pour l’organisme jeune dans sa phase reproductive, et négatifs pour l’animal qui avait passé l’âge de la reproduction, lorsque ça n’avait plus d’importance pour l’évolution. Certaines cellules étaient virtuellement immortelles : la moelle des os, le mucus intestinal se reproduisaient tant que leur environnement était vivant, sans évoluer dans le temps. D’autres cellules, comme les protéines non remplacées de la cornée, subissaient des altérations dues à la chaleur et à la lumière, assez régulières pour faire office de chronomètre biologique. Chacune de ces lignées de cellules vieillissait à un rythme autonome, ou ne vieillissait pas. Ce n’était donc pas une simple « question de temps » au sens newtonien, absolu, d’action entropique sur un organisme ; ce temps-là n’existait pas. C’était plutôt une longue succession d’événements physico-chimiques spécifiques, évoluant à des vitesses différentes, et avec des effets divers. Tout organisme assez grand était doté d’un nombre incroyable de mécanismes de réparation cellulaire et d’un système immunitaire puissant et polyvalent. Le traitement de longévité suppléait souvent ces processus, agissait sur eux ou les remplaçait. Il incluait des additions d’enzyme de photolyase, afin de corriger les accidents de l’ADN, de mélatonine, l’hormone pinéale, et de déhydro-épiandrostérone, une hormone stéroïde sécrétée par les glandes adrénalines. Il comportait maintenant près de deux cents composés de ce type.

C’était si vaste, si complexe… Après avoir passé la journée à lire, Sax allait parfois s’asseoir sur la corniche avec Maya et, s’il mangeait un burrito, il lui arrivait de s’arrêter entre deux bouchées pour le regarder, pour observer tout ce qui entrait dans le processus digestif et les maintenait en vie. Il prenait conscience de sa respiration, à laquelle il ne prêtait jamais attention. Il se sentait le souffle court, l’appétit coupé, et se prenait à douter qu’un système aussi complexe puisse exister plus d’un instant avant de s’effondrer, de retourner au limon et aux rudiments de l’astrophysique. Comme un château de cartes, d’une centaine d’étages de haut, dans le vent. Une pichenette n’importe où… Une chance que Maya n’ait pas besoin d’une compagnie active, parce qu’il restait alors plusieurs minutes d’affilée sans pouvoir parler, absorbé par la contemplation de son incapacité manifeste.

Mais il persévéra, comme tout savant confronté à une énigme. Il n’était pas seul dans sa quête, d’autres travaillaient en amont, sur les frontières ou dans des domaines voisins, du plus petit – la virologie, où les recherches sur des formes de vie comme les prions et les viroïdes en révélaient d’autres, encore plus infimes, presque trop partielles pour être qualifiées de vivantes : les virides, les viris, les virs, les vis, les vs, qui tous pouvaient avoir un rapport avec le problème pris dans son ensemble – au plus grand : les problèmes fonctionnels généraux, comme le rythme des ondes cérébrales et ses relations avec le cœur et les autres organes, ou la diminution constante de la sécrétion de mélatonine par la glande pinéale, une hormone qui semblait réguler nombre d’aspects du vieillissement. Sax suivait tous ces travaux, espérant retirer une vision inédite de ses nouvelles connaissances. Il devait suivre son intuition et étudier ce qui lui semblait important.

L’ennui, c’est que certaines de ses plus brillantes idées lui échappaient au moment de leur finalisation. Il fallait qu’il trouve un moyen d’enregistrer ces pensées fugitives avant qu’elles ne s’envolent ! Il commença à parler tout seul, même en public, dans l’espoir que ça l’aiderait à retarder le passage à vide, mais rien n’y fit. La pensée n’était pas un processus verbal, point final.

En attendant, il avait plaisir à retrouver Maya. Le soir – quand il remarquait que c’était le soir –, il arrêtait de lire et descendait sur la corniche. Maya était souvent assise sur l’un des quatre bancs, à contempler le port et la mer au-delà. Il allait acheter un burrito, un gyro, une salade ou un beignet à un éventaire, dans le parc, et il revenait s’asseoir auprès d’elle. Elle le saluait d’un hochement de tête, ils mangeaient en silence, et ils restaient assis à regarder la mer.

— Tu as passé une bonne journée ?

— Pas mauvaise. Et toi ?

Il ne lui disait pas grand-chose de ses lectures, et elle ne lui parlait guère d’hydrologie, ou des pièces qu’elle montait et où elle irait à la tombée de la nuit. En fait, ils ne parlaient pas beaucoup. Mais c’était une compagnie tout de même. Un soir, le coucher de soleil prit une teinte mauve inhabituellement vive, et Maya demanda :

— Je me demande quelle couleur c’est, ça ?

— Lavande ? risqua Sax.

— Le lavande est généralement plus pâle, non ?

Sax chargea, sur son bloc-poignet, un grand nuancier qu’il avait jadis trouvé pour identifier les couleurs du ciel. Maya le regarda en ricanant, mais il resta quand même le bras levé et compara divers échantillons de couleur à la teinte du ciel.

— Il nous faudrait un plus grand écran.

Puis ils trouvèrent une teinte qui collait à peu près : violet clair. Ou quelque chose entre violet clair et violet pâle.

Ça devint un passe-temps. À Odessa le coucher de soleil se parait de teintes incroyablement variées, modifiant la couleur du ciel, de la mer et des murs blanchis à la chaux. Les variations étaient infinies. Il y en avait beaucoup plus qu’il n’y avait de noms. Sax s’étonnait sans cesse de la pauvreté du langage en ce domaine. Et même de la pauvreté du nuancier. L’œil pouvait percevoir près de dix millions de nuances différentes, lut-il. La palette de couleurs à laquelle il se référait offrait 1 266 références, dont très peu avaient un nom. C’est ainsi qu’ils passaient la plupart de leurs soirées l’avant-bras levé, à comparer les échantillons de couleur à celle du ciel. Ils finissaient par trouver un carré qui correspondait assez bien, mais c’était une teinte indéterminée, qui n’avait pas de nom. Alors ils lui en donnaient un : orange 11 octobre-2, violet de l’aphélie, feuille de citron, presque-vert, barbe d’Arkady. Maya était très douée pour ça. Parfois, ils trouvaient un échantillon qui collait avec la couleur du ciel (pendant un instant, en tout cas), et qui avait un nom, et ils apprenaient la vraie signification d’un mot, ce que Sax trouvait très satisfaisant. Mais dans la bande qui séparait le rouge et le bleu, la langue avait étonnamment peu de noms à proposer ; elle n’était tout simplement pas faite pour Mars. Un soir, au crépuscule, après un coucher de soleil mauvâtre, ils parcoururent méthodiquement le nuancier, juste pour voir : violet, magenta, lilas, amarante, aubergine, mauve, améthyste, prune, violacé, violet, héliotrope, clématite, lavande, indigo, jacinthe, outremer – et ils se retrouvèrent dans les bleus. Il y en avait beaucoup, mais pour la gamme séparant les rouges et les bleus, néant, à part, bien sûr, les nombreuses variantes : pourpre royal, gris lavande et ainsi de suite.

Un soir, le soleil avait disparu derrière Hellespontus mais illuminait encore le ciel dégagé au-dessus de la mer quand tout devint d’un rouge-orangé-doré familier. Maya lui prit le bras comme dans une serre.

— Regarde, c’est l’orange martien ! C’est la couleur de la planète vue de l’espace, comme nous l’avons vue de l’Arès. Regarde, vite ! Qu’est-ce que c’est comme couleur ?

Ils consultèrent leur nuancier, le bras tendu devant eux.

— Rouge paprika, rouge tomate… Rouille, voilà ! C’est l’affinité de l’oxygène pour le fer qui produit cette couleur, évidemment.

— C’est beaucoup trop foncé, regarde.

— Tu as raison.

— Brun-rouge.

— Rouge brunâtre.

Cannelle, terre de Sienne, orangé persan, caramel, poil de chameau, coq-de-roche, Sahara, orange de chrome… Ils se mirent à rire. Rien ne collait tout à fait.

— On n’a qu’à appeler ça l’orange martien, décréta Maya.

— Parfait. Mais regarde comme il y a plus de noms pour ces couleurs que pour les violets. Pourquoi, à ton avis ?

Maya haussa les épaules. Sax continua à lire les légendes qui accompagnaient le nuancier, pour voir si on disait quelque chose à ce sujet.

— Ah, il paraît que les bâtonnets de la rétine voient mieux les trois couleurs primaires, de sorte que les couleurs voisines sont plus faciles à distinguer que les couleurs composées intermédiaires.

Puis, dans le crépuscule qui devenait violacé, il tomba sur une phrase qui le surprit tant qu’il la relut à haute voix :

— Le rouge et le vert mêlés donnent une teinte qui ne peut être perçue comme composée de ces deux couleurs.

— Ce n’est pas vrai, objecta aussitôt Maya. C’est juste parce qu’ils partent d’un disque chromatique, et qu’elles sont à l’opposé l’une de l’autre.

— Que veux-tu dire ? Il y aurait d’autres couleurs que celles-là ?

— Évidemment, les couleurs de l’artiste. Les couleurs du théâtre. Tu envoies sur quelqu’un un projecteur vert, un rouge et tu obtiens une couleur qui n’est ni rouge ni verte.

— Et quelle couleur est-ce ? Elle a un nom ?

— Je n’en sais rien. Regardons un nuancier de peinture.

C’est ce qu’ils firent. Elle trouva la première :

— Ah, voilà : ambre brûlé, rouge indien, garance… rien que des mélanges de rouge et de vert.

— Intéressant ! Des mélanges de rouge et de vert… Ça ne te suggère rien ?

— Nous parlons couleurs, Sax, pas politique, dit-elle en lui jetant un coup d’œil.

— Je sais, je sais. Mais quand même…

— Ne dis pas de bêtises.

— Tu ne crois pas que ce qu’il nous faudrait, c’est un mélange de rouge et de vert ?

— Politiquement ? Ça existe déjà, Sax. C’est bien le problème. Mars Libre a fait entrer les Rouges au gouvernement pour stopper l’immigration, c’est pour ça qu’ils ont un tel succès. Ils ferment Mars à la Terre et d’ici peu nous allons nous retrouver en guerre avec les Terriens. C’est couru d’avance, je t’assure.

— Hum, fit Sax, douché.

Il ne s’intéressait guère à la politique du système solaire, ces temps-ci, mais il savait que la situation inquiétait de plus en plus Maya, qui avait une vision aiguë de ces choses. Et qui éprouvait toujours une sorte de jubilation à l’approche d’une crise. Alors ça n’allait peut-être pas aussi mal qu’elle le disait. Il devrait peut-être s’en préoccuper à nouveau d’ici quelque temps. Mais en attendant…

— Regarde, c’est devenu indigo, là, au-dessus des montagnes.

L’intense lame de scie noire sous la bande bleu violacé.

— Ce n’est pas indigo, c’est bleu roi.

— Pourquoi dit-on que c’est du bleu alors qu’il y a du rouge dedans ?

— Parce que. Regarde le bleu marine, le bleu de Prusse, le bleu roi, il y a du rouge dans tous.

— Aucune de ces couleurs n’est celle de l’horizon.

— Non, tu as raison. C’est une teinte non identifiée.

Ils l’inscrivirent sur leurs nuanciers. Ls 24 de l’an M-91, en septembre de l’année terrienne 2206, une nouvelle couleur. Et une autre soirée de passée.

Puis, un soir d’hiver, ils étaient assis sur le banc le plus à l’ouest dans le calme de l’heure qui précède le coucher du soleil. La mer d’Hellas était comme un miroir, le ciel sans nuages, pur, clair, transparent. Lorsque le soleil disparut derrière l’horizon, tout le spectre dériva vers le bleu. Maya agrippa Sax par le bras.

— Oh, mon Dieu, regarde !

Ils se levèrent machinalement, comme de vieux vétérans écoutant l’hymne national d’un défilé qui approche. Sax, qui mangeait un hamburger, manqua s’étrangler.

— Ah ! dit-il en ouvrant de grands yeux.

Tout était bleu, bleu ciel, le bleu du ciel de la Terre, et pendant près d’une heure il imprégna leur rétine et les nerfs oculaires qui menaient à leur cerveau depuis si longtemps assoiffé de cette couleur précise, celle du chez-eux qu’ils avaient quitté pour toujours.


C’étaient des soirées agréables. Mais le jour, les choses devenaient de plus en plus compliquées. Sax renonça à étudier les problèmes inhérents au corps entier et restreignit ses recherches au cerveau. Ce qui revenait à diviser l’infini en deux, mais n’en réduisait pas moins le nombre d’articles à consulter, et puis il semblait que c’était là le cœur du problème, si l’on peut dire. L’encéphale hyperâgé subissait des changements constatables à l’autopsie, au cours des mesures de l’activité électrique, du flux sanguin, de l’utilisation des protéines et de la chaleur, et des examens du cerveau pendant des activités mentales de toute sorte. Entre autres changements on notait la calcification de la glande pinéale, qui réduisait la production de mélatonine (le cocktail gériatrique comprenait une dose d’hormone de synthèse, mais il aurait évidemment été préférable d’empêcher la calcification, car elle avait probablement d’autres effets) ; une nette augmentation des amas neurofibrillaires (des agrégats de filaments de protéine qui poussaient entre les neurones et exerçaient sur eux une pression physique correspondant peut-être, qui sait ? à la sensation que Maya disait avoir éprouvée durant ses presque-vu) ; une accumulation de protéine béta-amyloïde dans les capillaires cérébraux et dans l’espace entourant les terminaisons nerveuses, entravant aussi leur fonctionnement ; et, enfin, une accumulation de calpaïne dans les neurones pyramidaux du cortex frontal et de l’hippocampe, ce qui les rendait vulnérables à l’action néfaste du calcium. Or ces cellules avaient le même âge que l’organisme proprement dit. Lorsqu’elles subissaient un dommage, il était irréversible, exactement comme cela s’était passé quand Sax avait eu son attaque. Il y avait laissé une bonne partie de son cerveau et n’aimait pas y penser. Et les molécules de ces cellules pouvaient aussi voir décroître leur faculté de remplacement, ce qui constituait une perte moindre mais également significative avec le temps. L’autopsie des gens de plus de deux cents ans morts de déclin subit montrait régulièrement une importante calcification de la glande pinéale assortie d’une augmentation du calpaïne dans l’hippocampe. Or l’hippocampe et le niveau de calpaïne étaient tous deux impliqués dans les principaux modèles actuels concernant le fonctionnement de la mémoire. Il y avait là un rapport intéressant.

Mais dont on ne pouvait tirer aucune conclusion. Et personne ne résoudrait le mystère en lisant des publications. L’ennui, c’est qu’il était difficile de trouver des expériences susceptibles de tirer les choses au clair, étant donné l’inaccessibilité du cerveau vivant. On pourrait sacrifier autant de poussins, de souris, de rats, de chiens, de cochons, de lémuriens et de chimpanzés qu’on voudrait, on pourrait massacrer des spécimens de toutes les espèces de la création, disséquer leurs fœtus et leurs embryons, ce n’était pas ainsi que l’on trouverait ce que l’on cherchait. Et les investigations effectuées sur des sujets vivants ne menaient pas loin non plus. Le processus impliqué était soit trop fin pour apparaître au scanner, soit trop holistique, soit trop combinatoire ou, probablement, les trois à la fois.

Certaines expériences et les modèles qui en résultaient donnaient pourtant à réfléchir. Par exemple, la constitution du calpaïne semblait influer sur le fonctionnement des ondes cérébrales, et cette constatation, ajoutée à d’autres, lui donna l’idée d’entreprendre des recherches dans un autre domaine. Il se mit en devoir de lire tout ce qui concernait l’influence du taux de protéines liant le calcium, les corticostéroïdes, les courants de calcium dans les neurones pyramidaux de l’hippocampe et la calcification de la glande pinéale. Il semblait y avoir un effet synergique qui pouvait concerner tant la mémoire que les fonctions générales des ondes cérébrales, voire tous les rythmes corporels, dont les rythmes cardiaques.

— Tu sais si Michel avait des problèmes de mémoire ? demanda Sax à Maya. L’impression de perdre le fil de ses pensées, même des idées importantes ?

Maya haussa les épaules. Il y avait près d’un an maintenant que Michel était parti.

— Je ne me souviens plus.

Cette attitude agaçait Sax. Maya semblait en retrait, sa mémoire empirait tous les jours. Même Nadia ne pouvait rien faire pour elle. Sax la retrouvait de plus en plus souvent sur la corniche. Il faut croire qu’ils appréciaient ce rite, même s’ils n’en parlaient jamais. Ils restaient simplement assis, à manger un petit quelque chose acheté à un éventaire, regardaient le soleil se coucher et tiraient leur nuancier pour voir s’ils trouveraient une nouvelle couleur. Mais sans leurs notes, ni l’un ni l’autre n’aurait su dire si les teintes qu’ils voyaient étaient nouvelles ou non. Sax lui-même avait l’impression d’avoir de plus en plus d’absences, il en avait jusqu’à quatre ou huit par jour, sauf qu’il ne pouvait en être sûr. Il avait pris l’habitude de laisser son IA sur la position enregistrement à déclenchement vocal. Et plutôt que d’essayer d’énoncer toutes ses idées, il se bornait à prononcer quelques mots dont il espérait qu’ils lui rappelleraient par la suite ce à quoi il pensait à ce moment-là. C’est ainsi que tous les soirs il écoutait, avec espoir ou appréhension, les enregistrements de la journée. La plupart du temps, il croyait se souvenir des idées qu’il avait eues, et puis il s’entendait dire : « La mélatonine de synthèse peut être un meilleur antioxydant que la naturelle, de sorte qu’il n’y a pas assez de radicaux libres », ou : « La viriditas est un mystère fondamental, il n’y aura jamais de grande théorie unifiée », sans avoir le moindre souvenir d’avoir prononcé ces paroles, ou de ce qu’elles pouvaient bien vouloir dire. Mais il arrivait que ses propos lui rappellent quelque chose, qu’ils aient un sens.

Il continuait donc à se battre. Ce qui l’amena à envisager le problème d’un œil neuf, comme au temps de ses études : la structure de la science était si belle. C’était sûrement l’une des plus grandes réussites de l’esprit humain, une sorte de Parthénon stupéfiant de l’intelligence, un travail sans fin, une espèce de poème symphonique, une épopée de milliers de vers, composée par une infinité de gens collaborant à une œuvre magistrale. Un poème écrit en langage mathématique, parce que cela paraissait être la langue de la nature elle-même. Il n’y avait pas d’autre moyen d’expliquer l’adhésion surprenante d’un phénomène naturel à des expressions mathématiques aussi complexes et subtiles. Et dans cette merveilleuse famille de langues, leurs chants exploraient les diverses manifestations de la réalité dans tous les domaines de la science. Chaque science tentait d’expliquer les choses en élaborant des modèles standard qui formaient des constellations gravitant selon une orbite plus ou moins lointaine autour des principes de la physique des particules, et on était fondé à espérer que tous ces modèles finiraient par s’emboîter dans une structure cohérente, plus vaste. Ces modèles standard étaient des espèces de paradigmes de Kuhn – les paradigmes étant un modèle de modélisation –, en plus souples et plus variés, un processus de dialogue auquel des milliers d’esprits avaient participé depuis des siècles. Dans cette perspective, des personnages comme Newton, Einstein ou Vlad n’étaient pas des génies isolés de la perception universelle, mais les pics les plus élevés d’une immense chaîne de montagnes. Comme disait Newton, ils étaient assis sur les épaules de géants. La science était une œuvre commune, qui avait commencé avant même la naissance de la science moderne, dès la préhistoire, comme le prétendait Michel. Un combat constant pour la compréhension. Elle était maintenant si complexe, si structurée, qu’il était impossible à un individu isolé de l’englober dans sa totalité. Mais ce n’était qu’un problème quantitatif. Le spectaculaire épanouissement de la structure n’était pas incompréhensible ; on pouvait toujours se promener dans le Parthénon, pour reprendre la métaphore, et comprendre au moins l’architecture générale, choisir le ou les endroits à étudier, découvrir l’existant et participer aux travaux. On pouvait toujours apprendre le langage propre au domaine étudié. Ce qui pouvait être une tâche formidable en soi, comme dans la théorie des cordes ou du chaos recombinatoire en cascade. On pouvait étudier la littérature traitant de la question, en espérant trouver le travail syncrétique d’un chercheur qui avait bien étudié les dernières controverses et était capable de fournir au profane un compte rendu cohérent de l’état des lieux. Ce travail de synthèse, effectué par des savants courageux et appelé « vulgarisation scientifique », était considéré comme un passe-temps guère valorisant, mais n’en demeurait pas moins fort utile pour les gens du dehors. Ce survol (ou plutôt cette vision souterraine, les savants qui s’investissaient vraiment dans le domaine étant souvent perdus dans les combles ou les caves de l’édifice) permettait ensuite d’appréhender les articles des revues spécialisées ou « publications scientifiques », où les travaux en cours étaient révisés par ses pairs, et dûment enregistrés. On pouvait lire les résumés, voir qui s’attaquait à quelle partie du problème. C’était si public, si explicite… dans tous les domaines, les gens qui étaient vraiment dans le coup et réalisaient des avancées constituaient un groupe spécial, d’une centaine de personnes tout au plus, souvent composé d’un noyau de génies de la synthèse et de l’innovation qui ne comptait pas plus d’une douzaine d’individus dans tous les mondes habités. Des gens obligés d’inventer un nouveau jargon pour traduire leurs visions, qui commentaient les résultats, suggéraient de nouvelles voies à explorer, se donnaient mutuellement du travail, se rencontraient à des conférences et communiquaient par tous les moyens à leur disposition. Le travail avançait dans les laboratoires, au bar après une conférence, au fil du dialogue entre ces gens qui savaient où ils allaient, menaient la recherche pure et réfléchissaient aux expériences.

Cette immense culture structurée, articulée, s’étalait au grand jour, était accessible à quiconque voulait s’y intéresser, ou y travailler s’il en était capable. Il n’y avait pas de secrets, pas de laboratoires fermés, et si chaque labo, chaque spécialisation avait sa politique, ce n’était que de la politique ; elle ne pouvait matériellement affecter la structure, l’édifice mathématique de la compréhension des phénomènes. Sax avait toujours eu la foi, et rien n’avait pu l’ébranler – ni les analyses des spécialistes en sciences sociales, ni même l’expérience troublante du terraforming de Mars. La science était une construction sociale, mais c’était aussi, chose plus importante, un espace propre, dont le seul moule était la réalité. C’était sa beauté. La vérité est la beauté, comme disait le poète en parlant de la science[10]. Eh bien, le poète avait raison (ce qui n’était pas toujours le cas).

Et c’est ainsi que Sax se déplaçait dans cette vaste structure, à l’aise, compétent, et, dans une certaine mesure, satisfait.


Mais il commençait à comprendre que si belle et si puissante que soit la science, il était peut-être possible que le problème de la sénescence biologique soit trop complexe pour elle. Pas au point de n’être jamais résolu – rien ne l’était –, mais tout de même trop pour être élucidé de son vivant. La question restait, à vrai dire, de savoir à quel niveau de difficulté il se situait. Leur compréhension de la matière, de l’espace et du temps était incomplète, et se perdrait peut-être toujours, par la force des choses, dans l’ombre de la métaphysique, comme les spéculations sur le cosmos avant le big bang, ou sur les choses plus petites que les cordes. D’un autre côté, peut-être le monde pourrait-il être expliqué morceau par morceau, jusqu’à ce que tout (des cordes au cosmos, au moins) entre un jour dans le grand Parthénon. Les deux étaient possibles, le dossier était encore ouvert. Les mille années à venir diraient ce qu’il en était.

En attendant, il avait plusieurs passages à vide par jour et se retrouvait parfois à bout de souffle, le cœur battant la chamade. Il dormait mal. Depuis la mort de Michel, sa vision des choses devenait incertaine, et il avait le plus grand besoin d’aide. Quand il réussissait à réfléchir au sens de tout cela, il avait l’impression de livrer une course contre la mort. Comme tous les autres, et surtout les savants qui travaillaient réellement sur le problème de la vie. Pour vaincre, ils devaient expliquer l’un des plus Grands Inexplicables.

Il était assis sur un banc avec Maya après une journée passée devant son écran, à réfléchir à l’immensité croissante de cette aile du Parthénon, lorsqu’il se rendit compte qu’il ne pouvait gagner la course. L’espèce humaine la remporterait peut-être un jour, mais ils avaient encore du chemin à faire. Ce n’était pas une surprise, au fond. Il l’avait toujours su. Étiqueter la plus vaste manifestation actuelle du problème ne lui avait pas masqué sa profondeur, le « déclin subit » n’était qu’un nom, inadapté, simpliste. Ce n’était même pas de la science, en fait, juste une tentative (comme le « big bang ») de restriction, de circonscription de la réalité encore non comprise. Dans ce cas précis, le problème était tout simplement la mort. Un sacré déclin subit. Étant donné la nature du temps et de la vie, aucun organisme vivant ne résoudrait vraiment le problème. Ils trouveraient des ajournements, oui ; des solutions, non.

— La réalité elle-même est mortelle, dit-il.

— C’est sûr, acquiesça Maya, absorbée par la contemplation du coucher de soleil.

Il fallait qu’il trouve un problème plus simple. Pour prendre du recul avant de revenir à des questions plus complexes. Ne serait-ce que pour résoudre quelque chose. La mémoire, peut-être. Lutter contre les absences : voilà un combat à sa portée. Et sa mémoire avait bien besoin d’aide. Réfléchir à la question pourrait jeter une lumière sur le déclin subit. Et même si ce n’était pas le cas, il devait essayer, coûte que coûte. Parce que s’ils devaient tous mourir, autant mourir la mémoire intacte.

Alors il reporta sa priorité sur la question de la mémoire, abandonnant le déclin subit et toutes les conséquences de la sénescence. Après tout, mortel il était et mortel il resterait.

4

Les récents travaux sur la mémoire ouvraient des perspectives assez évidentes. Ce domaine scientifique particulier était lié par bien des aspects aux travaux sur l’acquisition des connaissances qui avaient en partie permis à Sax de récupérer après son attaque. Après tout, c’était normal, la mémoire étant le réservoir des connaissances. Les recherches en ce domaine avançaient dans la compréhension de la conscience. Mais l’emmagasinage et la restitution des informations restaient des points cruciaux encore imparfaitement compris.

Les pistes étaient pourtant nombreuses. D’abord, il y avait des indices cliniques. La plupart des Cent Premiers perdaient la mémoire, et les nisei qui voyaient ce phénomène se manifester chez leurs anciens espéraient bien y couper. La mémoire était donc un sujet brûlant. Des centaines, des milliers de laboratoires travaillaient sur la question, et de nombreux points étaient éclaircis. Après avoir passé des mois à étudier la littérature, selon son habitude, Sax pensa avoir compris les grandes lignes de son fonctionnement, même s’il se heurtait, comme tout un chacun, à une connaissance insuffisante des principes fondamentaux, de la conscience, de la matière, du temps. Les choses étant ce qu’elles étaient, Sax ne voyait pas comment ils pourraient améliorer ou renforcer la mémoire. Il fallait trouver une autre solution.

Selon l’hypothèse avancée pour la première fois par Donald Hebb en 1949 (et toujours valide, le principe qu’elle énonçait étant très général), tout événement, toute information laissait dans le cerveau une trace organique, ou engramme. À l’époque, on situait ces engrammes au niveau synaptique, et comme il y avait des centaines de milliers de synapses possibles pour chacun des dix milliards de neurones du cerveau, on avait plus ou moins calculé que le cerveau pouvait retenir l’équivalent de 1014 bits de données environ. Cette explication de la conscience humaine paraissait satisfaisante. Et comme elle décrivait un phénomène à la portée des ordinateurs, elle mena à la brève vogue de la notion de grande intelligence artificielle, ainsi qu’à son corollaire, la « faillibilité de la machine », un inverse de l’idée pathétique selon laquelle le cerveau aurait été la machine la plus puissante de l’époque. Mais les travaux des XXIe et XXIIe siècles avaient mis en évidence que les « engrammes » n’étaient pas localisés dans des sites spécifiques. Aucune expérience, et il y en eut des quantités (consistant, par exemple, à ôter diverses parties du cerveau de rats après qu’ils avaient appris une tâche, sans qu’aucune partie du cerveau se révèle essentielle), ne permit de localiser ces sites. Les expérimentateurs frustrés en conclurent que la mémoire était « partout et nulle part », ce qui mena à comparer le cerveau à un hologramme, invention plus stupide encore que l’analogie avec la machine. Les expériences ultérieures clarifièrent les choses. Il apparut que toutes les actions de la conscience se situaient à un niveau beaucoup plus petit que celui des neurones. Sax y voyait la traduction de la miniaturisation des sujets étudiés par les scientifiques au cours du XXIIe siècle. Dans cette appréciation plus fine, ils avaient commencé à s’intéresser au cytosquelette des neurones qui étaient composés de microtubules reliés par des ponts protéiniques. Les microtubules étaient des tubes creux faits de treize protofilaments linéaires chacun composé de sous-unités d’α- et de β- tubuline en alternance. La structure des microtubules était labile : ils se polymérisaient à une extrémité et se dépolymérisaient rapidement à l’autre. Ils jouaient donc plus ou moins le rôle d’interrupteur marche/arrêt de l’engramme, mais ils étaient si petits que la polarisation de chacun était influencée par celle de ses voisins, selon le principe d’interaction formulé par Van der Waals. C’est ainsi que des messages de toute sorte pouvaient se propager le long de chaque microtubule et des ponts de protéines qui les reliaient. Puis, tout récemment, ils avaient franchi une nouvelle étape dans la miniaturisation : chaque tubuline contenait près de quatre cents cinquante acides aminés, qui retenaient les informations grâce à des changements de séquences. Ces colonnes de tubuline renfermaient de minuscules fils d’eau polarisée, susceptible de transmettre des oscillations quantiques sur toute la longueur du tubule. Des expériences effectuées sur des singes vivants avaient mis en évidence que l’effort de réflexion avait pour effet de déplacer des séquences d’acides aminés. Des colonnes de tubuline changeaient de polarité un peu partout dans le cerveau, selon certaines phases. Des microtubules évoluaient, grandissaient parfois ; et à une plus grande échelle, des ramifications dendritiques se formaient, établissaient de nouvelles connexions, changeant parfois de synapses, sans que cela soit une règle.

Selon le meilleur modèle actuel, les souvenirs étaient donc dans une certaine mesure encodés sous forme de schémas durables d’oscillations quantiques, définis par des modifications dans les microtubules et leurs éléments constitutifs, suivant des patterns d’activation dans les neurones. Pour certains chercheurs, toutefois, il existait peut-être une action significative, permanente, à des niveaux plus fins, ultramicroscopiques, mais cela dépassait les possibilités d’investigation actuelles (air connu). Ils croyaient discerner des indices du fait que les oscillations étaient structurées sur le même schéma que les réseaux de spin décrits dans les travaux de Bao, en réseaux et en nœuds que Sax trouvait étrangement similaires au palais de la mémoire, avec ses chambres et ses couloirs. C’était presque effrayant. De là à croire que les Grecs anciens avaient, par la seule force de l’introspection, eu l’intuition de la géométrie de l’espace-temps…

Il était sûr en tout cas que ces actions ultramicroscopiques jouaient un rôle dans la plasticité du cerveau. Elles étaient impliquées dans la façon dont il apprenait et enregistrait. La mémoire intervenait donc à un niveau beaucoup plus petit qu’on ne l’imaginait jusqu’alors, ce qui donnait au cerveau un pouvoir d’ordonnancement bien supérieur à toutes les estimations antérieures, de 1024 à 1043 opérations à la seconde, selon les calculs. Ce qui amena un chercheur à remarquer que le cerveau humain était, en un sens, plus complexe que tout le reste de l’univers (moins cette conscience, naturellement). Pour Sax, tout cela rappelait de façon suspecte les fantômes anthropomorphiques entrevus ailleurs, dans la théorie cosmologique, mais cela restait une idée intéressante.

Il se passait donc beaucoup plus de choses que prévu, et à un niveau si petit que des effets quantiques étaient sûrement en cause. L’expérimentation avait prouvé que le cerveau était le théâtre de phénomènes quantiques collectifs à grande échelle. Une cohérence quantique coexistait avec un enchevêtrement quantique entre les différentes polarisations des microtubules. Ce qui signifiait que tous les phénomènes contre-intuitifs et le paradoxe pur de la réalité quantique faisaient partie intégrante de la conscience. En fait, une équipe de chercheurs français avait réussi tout récemment, en incluant les effets quantiques dans les cytosquelettes, à avancer une théorie plausible sur la façon dont agissait l’anesthésie générale (après l’avoir utilisée allègrement pendant des siècles).

Ils avaient donc affaire à un autre monde quantique tout aussi bizarre que le précédent, un monde où il y avait action à distance, où l’absence de décision pouvait affecter des événements qui se produisaient pour de bon, où certains événements paraissaient déclenchés téléologiquement, c’est-à-dire par des événements qui semblaient se produire postérieurement… Sax ne fut pas très surpris par ce développement. Il venait étayer le sentiment qu’il avait eu toute sa vie, selon lequel l’esprit humain était profondément mystérieux, une boîte noire que la science était impuissante à déchiffrer. Et maintenant que la science l’explorait, elle se heurtait aux Grands Inexplicables de la réalité même.

On pouvait quand même s’appuyer sur les découvertes de la science et admettre que la réalité au niveau quantique se comportait d’une façon invraisemblable au niveau de la perception et des expériences humaines. Ils avaient eu trois cents ans pour s’y habituer. Ils avaient plus ou moins intégré cette donnée à leur vision du monde, et ils avaient continué leur petit bonhomme de chemin. En réalité, Sax était à l’aise dans les paradoxes quantiques familiers. À l’échelle microscopique, les choses étaient bizarres mais explicables, quantifiables ou au moins descriptibles à l’aide des nombres complexes, de la géométrie riemannienne et de diverses branches des mathématiques. Retrouver de telles choses dans le fonctionnement même du cerveau n’aurait pas dû être une surprise. À vrai dire, par rapport à l’histoire humaine, à la psychologie ou à la culture, ça avait même quelque chose de réconfortant. Ce n’était que de la mécanique quantique, après tout, une chose qu’on pouvait mettre en modèles mathématiques. Et ça avait un sens.

Enfin. À un niveau d’observation très poussée de la structure cérébrale, une grande partie du passé de l’individu était contenue, encodée dans un réseau unique et complexe de synapses, de microtubules, de dimères de tubuline, d’eau polarisée et de chaînes d’acides aminés, tous assez petits et assez voisins pour avoir des effets quantiques les uns sur les autres. Des schémas de fluctuation quantique qui divergeaient et s’effondraient ; c’était ça, la conscience. Et les schémas étaient manifestement conservés ou générés dans des parties spécifiques du cerveau. Ils résultaient d’une structure physique articulée à de nombreux niveaux. L’hippocampe, par exemple, était d’une importance critique, surtout le corps godronné et le faisceau perforant qui y menaient. L’hippocampe était extrêmement sensible à l’action du système limbique, qui se trouvait juste en dessous dans le cerveau. Or le système limbique était à bien des égards le siège des émotions, ce que les anciens auraient appelé le cœur. L’intensité avec laquelle un événement s’inscrivait dans la mémoire dépendait pour beaucoup de sa charge émotionnelle. Les choses arrivaient, la conscience y assistait ou les éprouvait. Il était inévitable qu’une grande quantité d’expériences change le cerveau, en fasse partie pour toujours. En particulier les événements chargés d’une certaine affectivité. Sax trouvait cette description pertinente. Il se rappelait mieux les événements qui lui avaient fait une forte impression. Ou il les oubliait plus formellement, ainsi que le suggéraient certaines expériences, par suite d’un effort constant, inconscient, qui n’était pas véritablement de l’oubli, mais relevait du refoulement.

Mais après ce changement initial dans le cerveau, le lent processus de dégradation commençait. Il est vrai que le pouvoir de remémoration différait selon les individus, mais il semblait toujours moins développé que la faculté d’emmagasinage des souvenirs, et très difficile à orienter. Des tas de choses étaient gravées dans le cerveau et ne remontaient jamais à la mémoire. Les schémas non évoqués n’étaient pas renforcés par la répétition, et après cent cinquante ans de stockage, les expériences suggéraient que le schéma se dégradait de plus en plus vite, en raison apparemment des effets quantiques cumulatifs des radicaux libres qui s’agglutinaient au hasard dans le cerveau. Ça ressemblait bien à ce qui arrivait aux anciens : un processus de dégradation qui commençait aussitôt après le stockage d’un événement et atteignait finalement un niveau catastrophique pour les schémas oscillatoires concernés, donc pour les souvenirs. C’était probablement aussi inéluctable, se disait sombrement Sax, que l’opacification thermodynamique de la cornée.

D’un autre côté, quand on répétait ses souvenirs, quand on les ecphorisait, comme on disait parfois dans la littérature – d’un mot grec qui voulait dire « transmission écho » –, les schémas en sortaient renforcés, ça leur donnait un nouveau départ. Ça remettait à zéro le compteur de la dégradation. Une sorte de traitement de longévité pour les dimères de tubuline, qui était parfois évoqué dans les publications sous le nom d’anamnésie, ou oubli d’oublier. Après ce traitement, il devait être plus facile de se remémorer n’importe quel événement donné, aussi facile du moins qu’au moment où il était survenu. Telle était la direction générale que prenaient les travaux sur le renforcement de la mémoire. Certains donnaient aux drogues et aux traitements électriques impliqués dans le processus le nom de nootropiques, mot qui signifiait « agir sur l’esprit ». On forgeait toutes sortes de termes sur la question dans la littérature actuelle, des tas de gens feuilletaient leurs dictionnaires de grec et de latin dans l’espoir de devenir les parrains du phénomène. Sax avait trouvé mnémonique, mnémonistique et mnémosynique, du nom de la déesse de la mémoire. Il avait aussi lu mimenskesthains, d’un verbe grec qui signifiait « se souvenir ». Sax préférait renforçateur de mémoire, ou anamnésique, qui semblait être le terme le plus approprié à ce qu’ils tentaient de faire. Il voulait concocter un anamnésique.

L’ennui, c’est qu’ecphoriser – se rappeler – tout son passé, ou même seulement une partie, posait un gros problème pratique. Il ne suffirait pas de trouver des anamnésiques pour initier le processus, il faudrait aussi trouver le temps de le faire ! Et quand on avait vécu deux siècles, il devait bien falloir deux ans pour ecphoriser tous les événements significatifs de son existence.

On ne pouvait évidemment pas, pour toutes sortes de raisons, procéder à un inventaire séquentiel, chronologique. Il paraissait préférable de procéder à l’immersion totale du système, de renforcer tout le réseau sans évoquer consciemment chacun de ses éléments. Il n’était pas certain que cette imprégnation soit possible par des moyens électrochimiques. Et même si elle l’était, on ne pouvait pas préjuger de son effet. Mais imaginons qu’on arrive, par exemple, à stimuler électriquement les nerfs perforants qui menaient à l’hippocampe et à faire franchir une grande quantité d’adénosine triphosphate à la barrière sanguine du cerveau, stimulant ainsi la potentialisation à long terme qui intervenait dans l’apprentissage. Si on pouvait ensuite imposer un schéma d’ondes mentales stimulant et favorisant les oscillations quantiques des microtubules, si on pouvait amener sa conscience à revoir les souvenirs qui paraissaient les plus importants, pendant que les autres étaient aussi renforcés, inconsciemment…

Il passa par une phase d’accelerando de pensée, puis il eut un soudain passage à vide. Il était là, assis dans son salon, absent, se maudissant de ne même pas essayer de marmonner quelque chose dans son IA. Il lui semblait qu’il tenait quelque chose – quelque chose sur l’ALT – à moins que ce ne soit la PLT ? Enfin. Si c’était une pensée vraiment utile, elle lui reviendrait. Il devait y croire. Ça paraissait plausible.

Comme il paraissait de plus en plus plausible, au fur et à mesure qu’il étudiait le sujet, que le choc du trou de mémoire de Maya ait, d’une façon ou d’une autre, provoqué le déclin subit de Michel. Il n’en aurait jamais la preuve, et ça n’avait pas d’importance, d’ailleurs. Mais Michel n’aurait pas voulu survivre à leur mémoire, à l’un ou à l’autre. Voir Maya oublier des choses aussi fondamentales, aussi importantes que la clé de ses souvenirs avait dû lui faire un choc. Or le lien corps-esprit était si fort que les distinguer était probablement une erreur en soi, un vestige de la métaphysique cartésienne, ou de la vision religieuse primitive de l’âme. L’esprit était la vie du corps. La mémoire était l’esprit. Par une simple équation transitive, la mémoire était donc égale à la vie. De sorte que lorsque la mémoire disparaissait, il n’y avait plus de vie. C’est ce que Michel avait dû éprouver, dans cette dernière demi-heure traumatique, alors qu’il sombrait dans une arythmie fatale, torturé par la douleur de voir mourir la mémoire de celle qu’il aimait.

Pour rester en vie, ils devaient se rappeler. Ils devaient donc tenter d’ecphoriser, s’il parvenait à imaginer une méthodologie anamnésique qui tenait debout.


Évidemment, ça pouvait être dangereux. Le renforçateur de mémoire, s’il réussissait à en élaborer un, risquait d’imprégner tout le système en même temps, et personne ne pouvait prévoir l’effet subjectif sur l’individu. Seule l’expérience dirait ce qu’il en était. Enfin, ce ne serait pas la première fois qu’ils tenteraient des expériences sur leur propre personne. Vlad s’était administré le traitement gérontologique au risque d’y perdre la vie. Jenner s’était inoculé le vaccin antivariolique. Alexander Bogdanov, l’ancêtre d’Arkady, avait changé son sang contre celui d’un jeune homme souffrant de la malaria et de tuberculose, et s’il en était mort, le jeune homme avait encore vécu trente ans. Sans parler des jeunes physiciens de Los Alamos qui avaient déclenché la première explosion nucléaire en se demandant si elle n’allait pas anéantir toute l’atmosphère de la Terre, ce qui constituait un cas limite d’autoexpérimentation, il faut bien l’admettre. Comparés à ces expériences, quelques acides aminés faisaient piètre figure. Ça ressemblait plutôt au Dr Hoffman essayant le LSD sur lui-même. Ecphoriser serait sûrement moins perturbant qu’une prise de LSD, car même si tous les souvenirs étaient renforcés en même temps, la conscience ne s’en rendrait sûrement pas compte. Sax avait l’impression, à la réflexion, que le fil des pensées, selon l’expression convenue, était assez linéaire. De sorte qu’en mettant les choses au pire, on devrait éprouver une succession de souvenirs associatifs assez rapides, ou un fouillis désordonné qui rappelait à Sax son propre processus de pensée, pour dire les choses telles qu’elles étaient. Il encaisserait. Il était prêt à supporter des choses bien plus traumatisantes, s’il le fallait.

Il prit l’avion pour Acheron.

5

À Acheron, de nouvelles équipes travaillaient dans les vieux labos, qui avaient été franchement agrandis : ils avaient entièrement évidé le spectaculaire aileron de roche d’une quinzaine de kilomètres de longueur sur six cents mètres de hauteur et un kilomètre de largeur au maximum. C’était une ville d’environ deux cent mille habitants en même temps qu’un complexe de laboratoires dont l’organisation rappelait Da Vinci. Après que Praxis eut rénové l’infrastructure, Vlad, Ursula et Marina avaient dirigé la création d’une nouvelle station de recherche biologique. Vlad était mort, mais Acheron poursuivait ses activités et il ne semblait pas leur manquer. Ursula et Marina vivaient encore dans les pièces qu’elles occupaient avec lui, juste sous la crête de l’aileron – une encoche plantée d’arbres, partiellement murée, pleine de courants d’air –, et animaient leurs petits labos personnels. Elles étaient encore plus renfermées que du temps de Vlad. On les prenait très au sérieux à Acheron. Les jeunes savants les considéraient comme des grand-mères, des grand-tantes ou simplement comme des collègues de travail particulièrement respectables.

Ils regardèrent Sax avec des yeux ronds, comme si on leur avait présenté Archimède. Il était aussi déconcerté d’être traité ainsi qu’ils pouvaient l’être de rencontrer un tel anachronisme, et il dut s’efforcer, au cours de plusieurs conversations extrêmement pénibles, de convaincre tout le monde qu’il ne connaissait pas le secret de la vie, qu’il parlait la même langue qu’eux et qu’il n’avait pas la cervelle complètement ramollie.

Mais cette distance comportait certains avantages. Les jeunes savants étaient généralement des empiristes naïfs, des idéalistes et des enthousiastes farouches. Aussi Sax, qui venait du dehors, à la fois antique et nouveau, fit-il forte impression sur eux dans les séminaires qu’Ursula organisa pour faire le tour des travaux sur la mémoire. Sax exposa son idée de mise au point d’un anamnésique, évoqua plusieurs directions de recherche et constata que ses suggestions avaient pour ces jeunes un pouvoir quasiment prophétique, même (sinon surtout) quand il se bornait à des commentaires relativement généraux. Quand ces suggestions entraient en résonance avec des voies qu’ils exploraient déjà, c’était du délire. En fait, plus il s’exprimait d’une façon sentencieuse, mieux ça valait. Ce n’était pas très scientifique, mais c’était ainsi.

Sax se rendit compte en les observant que la versatilité, la réactivité, l’intense concentration de la science qu’il avait constatées à Da Vinci étaient des caractéristiques de tous les labos organisés en coops. C’était le propre de la science martienne. Les savants contrôlaient leur travail comme il ne l’avait jamais vu faire sur Terre, et l’effectuaient avec une rapidité et une efficacité inconnues là-bas, de son temps du moins. À son époque, les moyens nécessaires aux recherches étaient fournis par des tiers, institutions aux intérêts particuliers ou bureaucraties, qui les répartissaient sans beaucoup de discernement. Et même les efforts cohérents étaient souvent consacrés à des choses triviales, la plupart du temps pour le seul profit des organismes qui contrôlaient les labos. Acheron, au contraire, était une communauté semi-autonome, autogérée, responsable devant les cours environnementales et la Constitution, évidemment, mais sinon totalement indépendante. Les savants choisissaient eux-mêmes leurs sujets de recherche, et quand on leur demandait quelque chose, s’ils étaient intéressés, ils pouvaient réagir au quart de tour.

Il ne serait donc pas seul à chercher son renforçateur de mémoire, loin de là. Les labos d’Acheron se sentaient très impliqués, et Marina jouait toujours un rôle actif dans le labo des labos de la cité, qui avait encore des liens étroits avec Praxis – Praxis et toutes ses ressources. Beaucoup de labos de cet endroit se consacraient déjà au problème de la mémoire. C’était maintenant pour des raisons évidentes une composante essentielle du projet gérontologique. D’après Marina, vingt pour cent des efforts humains étaient maintenant tournés, d’une façon ou d’une autre, vers la longévité. Or celle-ci n’avait pas de raison d’être si la mémoire était moins durable que le reste de l’organisme. Il était donc sensé qu’un complexe comme Acheron se focalise sur le problème.


Peu après son arrivée, Sax alla prendre le petit déjeuner chez Marina et Ursula. Ils étaient seuls, entourés de cloisons amovibles décorées de batiks de Dorsa Brevia et d’arbres en pot. Rien ne rappelait Vlad et elles ne parlèrent pas de lui. Sax, conscient du privilège qu’elles lui faisaient en l’invitant dans leur domaine, avait du mal à se concentrer sur la question à l’ordre du jour. Il connaissait ces deux femmes depuis toujours et avait beaucoup de respect pour elles. Surtout pour Ursula, à cause de ses grandes qualités d’empathie. Mais, au fond, il avait l’impression de ne rien savoir d’elles. Il mangeait donc, assis dans les courants d’air, en les regardant et en admirant la vue par les grandes baies ouvertes. Au nord s’étendait une étroite bande bleue : la baie d’Acheron, une profonde indentation dans la mer du Nord. Au sud, par-delà l’horizon, se dressait l’énorme masse d’Olympus Mons. Entre les deux, une sorte de parcours de golf diabolique : de vieilles coulées de lave durcie, érodée, convulsée, fracturée, grêlée. Dans chaque anfractuosité, une petite oasis verte piquetait la noirceur du plateau.

— Nous avons réfléchi, dit Marina. De tout temps, des psychologues ont signalé des cas isolés de mémoire exceptionnelle, sans jamais chercher à expliquer le phénomène par les modèles mémoriels de l’époque.

— En fait, ils les oubliaient aussi vite que possible, souligna Ursula.

— C’est vrai. Et quand on exhumait les rapports, personne ne les prenait vraiment au sérieux. On les mettait sur le compte de la crédulité. Comme il ne se trouvait évidemment aucun sujet vivant capable de reproduire les exploits décrits, on concluait tout naturellement que les chercheurs du passé s’étaient trompés ou laissé abuser. Mais nombre d’observations s’appuyaient sur des faits réels.

— Par exemple ? demanda Sax.

Il ne lui était pas venu à l’idée de compulser les comptes rendus cliniques concernant l’organisme vivant. Ils étaient toujours si anecdotiques. C’était pourtant logique.

— Toscanini, le chef d’orchestre, connaissait par cœur chaque note de tous les instruments de deux cent cinquante œuvres symphoniques environ, dit Marina. Plus les paroles et la musique de près d’une centaine d’opéras, et une quantité impressionnante d’autres œuvres plus courtes.

— Ça a été vérifié ?

— De façon empirique. Un joueur de basson qui avait cassé une clé de son instrument le dit à Toscanini qui réfléchit et lui répondit de ne pas s’en faire ; il n’aurait pas besoin de cette note ce soir-là. Des choses dans ce genre-là. Il dirigeait sans partition, écrivait les parties manquantes pour les interprètes, et ainsi de suite.

— Hum, hum.

— Un musicologue appelé Tovey avait le même don, ajouta Ursula. On dirait que ce n’est pas rare chez les musiciens. Comme si la musique était un langage qui permettait les manifestations de mémoire prodigieuse.

— Hum.

— Un certain Athens, qui enseignait à Cambridge au début du XXIe siècle, avait emmagasiné une foule de connaissances, poursuivit Marina. Toujours dans le domaine de la musique, mais aussi de la poésie, des maths, des faits de toute sorte et des dates, y compris de sa vie personnelle, au jour le jour. Il aurait dit que le secret résidait dans l’intérêt : « L’intérêt focalise l’attention. »

— Ça, c’est vrai, acquiesça Sax.

— Il mémorisait surtout les choses qui l’intéressaient. Et il disait s’intéresser à la signification. Mais en 2060, il se rappelait une liste de vingt-trois mots qu’il avait apprise à l’occasion d’un test, en 2032. Et ainsi de suite.

— J’aimerais en savoir plus sur lui.

— Oui, fit Ursula. Ce n’était pas un monstre comme les calculateurs de foire, ou ceux qui se rappellent dans tous leurs détails les images qu’on leur montre. Ceux-là sont souvent porteurs de handicaps.

— Comme le Letton Chereskevskii et l’homme qu’on appelait V.P., qui se rappelait des quantités vraiment hallucinantes de données hétéroclites, acquiesça Marina. Tous deux souffraient de synesthésie.

— Hum. Une hyperactivité de l’hippocampe, peut-être.

— Peut-être.

Ils évoquèrent quelques autres cas : celui d’un certain Finkelstein qui déterminait les dates des élections dans tous les États d’Amérique plus vite que les calculatrices des années trente, des talmudistes qui retenaient non seulement le Talmud mais aussi la position de chaque mot dans la page, des conteurs qui connaissaient par cœur des quantités homériques de vers, de ces gens dont on disait qu’ils avaient utilisé avec un excellent résultat la méthode du palais de la mémoire de la Renaissance. Sax avait lui-même essayé après son attaque, avec succès. Et ainsi de suite.

— Ces facultés extraordinaires semblent n’avoir aucun rapport avec la mémoire ordinaire, observa Sax.

— C’est une mémoire eidétique, dit Marina. Elle s’appuie sur des images mentales, fidèles. Comme chez les enfants, à ce qu’on dit. La mémorisation change à la puberté, pour la plupart des individus, en tout cas. On dirait que ces gens n’évoluent jamais et continuent à fonctionner comme des enfants.

— Hum, fit Sax. Je me demande si ce sont les extrêmes d’une distribution continue des facultés ou des exemples d’une distribution bimodale exceptionnelle.

Marina haussa les épaules.

— Ça, nous n’en savons rien. Mais nous avons un cas de ce genre à l’étude ici même.

— Ah bon ?

— Oui. Zeyk. Il est venu ici, avec Nazik, afin de nous permettre de l’étudier. Il est très coopératif. Elle l’y encourage en disant qu’il pourrait en sortir quelque chose de positif. Il n’aime pas son don qui n’a pourtant rien à voir avec celui des calculateurs miracles, bien qu’il soit meilleur à ce jeu que la plupart d’entre nous. Mais il conserve des souvenirs extraordinairement détaillés de son passé.

— Je crois me souvenir d’en avoir entendu parler, dit Sax.

Les deux femmes rirent et, surpris, il joignit son rire aux leurs.

— Je voudrais voir comment vous procédez, reprit-il.

— Bien sûr. Il est dans le laboratoire de Smadar. C’est passionnant. On lui projette des images des événements auxquels il a assisté, on lui pose des questions, et il répond pendant que des scanners enregistrent son activité cérébrale.

— Ça paraît très intéressant.


Ursula le conduisit vers un long laboratoire plongé dans la pénombre. Certains lits étaient occupés par des sujets qui subissaient des examens. Des images colorées fluctuaient sur des écrans, des hologrammes flottaient dans le vide. D’autres lits étaient vacants, et semblaient un peu inquiétants.

Après avoir vu tous les jeunes indigènes, quand Sax arriva à Zeyk, il eut l’impression de se retrouver devant un spécimen d’Homo habilis qu’on aurait ramené de la préhistoire pour tester ses facultés mentales. Il portait un casque hérissé intérieurement d’électrodes. Ses yeux las, méfiants, étaient enfoncés dans son visage ratatiné, d’une couleur malsaine, sur lequel ressortait sa barbe blanche, humide. Nazik était assise à côté du lit et lui tenait la main. Au-dessus d’un holographe planait une image translucide, détaillée, en trois dimensions, du cerveau de Zeyk dans lequel vacillaient des schémas lumineux, vert, rouge, jaune, bleu, pareils à des éclairs de chaleur. L’écran, à côté du lit, montrait des images brouillées d’une petite ville sous tente, à la tombée du jour. Une jeune femme l’interrogeait, sans doute Smadar, la responsable de l’unité de recherche.

— Alors la faction Ahad a attaqué le Fatah ?

— Oui. Enfin, ils se battaient, et j’avais l’impression que c’étaient les gens du Ahad qui avaient commencé. Mais quelqu’un les dressait les uns contre les autres, je crois. On peignait des slogans sur les fenêtres.

— Les Frères Musulmans se battaient souvent avec cette violence ?

— Oui, à l’époque. Mais pourquoi cette nuit-là, je n’en sais rien. Quelqu’un les avait dressés les uns contre les autres. On aurait dit que tout le monde était soudain devenu fou.

Sax sentit son estomac se nouer. Puis il eut une impression de froid, comme si le système de ventilation avait laissé entrer l’air du dehors. La petite ville de l’écran était Nicosia. Ils parlaient de la nuit où John Boone avait été tué. Smadar posait des questions en regardant l’écran et enregistrait les réponses de Zeyk. Il regarda Sax, le salua d’un hochement de tête.

— Russell était là, lui aussi.

— Vous y étiez ? demanda Smadar en regardant Sax.

— Oui.

Sax n’avait pas pensé à cette histoire depuis des années. Des dizaines d’années, un siècle peut-être. Il se rendit compte qu’il n’était pas retourné à Nicosia depuis cette fameuse nuit. Il avait tout fait pour l’éviter. La répression typique. Il aimait beaucoup John, qui avait travaillé pour lui pendant des années avant de se faire assassiner. Ils avaient été amis.

— J’ai vu quand ils l’ont attaqué, dit Sax, à la surprise générale.

— Vraiment ! s’exclama Smadar.

Zeyk, Nazik et Ursula le regardaient aussi, maintenant, de même que Marina qui les avait rejoints.

— Qu’avez-vous vu ? demanda Smadar en jetant un coup d’œil à l’orage silencieux qui clignotait dans le cerveau de Zeyk.

Le passé était comme ça, comme un orage électrique vacillant, silencieux. Voilà dans quoi ils s’étaient embarqués.

— Ils se battaient, dit lentement Sax, mal à l’aise, en regardant l’image holographique comme si c’était une boule de cristal. Sur une petite plaza, au coin d’une rue et du boulevard central. Près de la médina.

— Des Arabes ? demanda la jeune femme.

— Possible, répondit Sax en fermant les yeux.

S’il ne pouvait le voir, il pouvait l’imaginer. En une sorte de vision aveugle.

— Oui, je crois.

Il rouvrit les yeux, vit que Zeyk le regardait.

— Tu les connaissais ? coassa Zeyk. Tu peux me dire à quoi ils ressemblaient ?

Sax secoua la tête, et ce mouvement parut libérer une image.

Une image noire et en même temps présente. Sur l’écran apparurent les rues sombres de Nicosia où vacillaient des lumières telles les pensées dans le cerveau de Zeyk.

— Un grand type au visage en lame de couteau, à la moustache noire. Ils portaient tous la moustache, mais la sienne était plus longue, et il criait après ceux qui attaquaient Boone plutôt qu’après Boone lui-même.

Zeyk et Nazik échangèrent un coup d’œil.

— Yussuf, dit Zeyk. Yussuf et Nejm. C’étaient les meneurs du Fatah, et ils en voulaient plus à Boone qu’aucun des Ahad. Quand Selim est rentré, tard dans la nuit, mourant, il a dit Boone m’a tué, Boone et Chalmers. Il n’a pas dit j’ai tué Boone, il a dit Boone m’a tué. Que s’était-il donc passé ? demanda-t-il en regardant à nouveau Sax. Qu’as-tu fait ?

Sax frissonna. C’était pour ça qu’il n’était jamais retourné à Nicosia, qu’il n’y avait jamais repensé : cette nuit-là, au moment critique, il avait hésité. Il avait eu peur.

— Je les ai vus, de l’autre côté de la place. C’était assez loin, et je ne savais pas quoi faire. Ils ont frappé John, il est tombé. Ils l’ont emmené. Je… j’ai regardé. Et puis… j’étais dans un groupe qui leur courait après. Je ne sais pas qui étaient les autres. Ils m’ont entraîné. Mais ses agresseurs l’emmenaient dans des petites rues, il faisait noir, et notre groupe… notre groupe les a perdus.

— Ton groupe était probablement composé d’amis des assassins, fit Zeyk. Ils t’avaient entraîné sur une fausse piste.

— Ça se peut, fit Sax. Il y avait des moustachus dans le groupe.

Il se sentait malade. Il était resté les bras ballants. Il n’avait rien fait. Les images sur l’écran vacillèrent, foudre dans le noir. Le cortex de Zeyk grouillait d’éclairs microscopiques, de toutes les couleurs.

— Alors ce n’était pas Selim, dit Zeyk. Et si ce n’était pas Selim, ce n’était pas Frank Chalmers non plus.

— Il faudrait le dire à Maya, répondit Nazik. Il faut qu’elle le sache.

Zeyk haussa les épaules.

— Ça ne lui fera ni chaud ni froid. Frank avait monté Selim contre John. Même si quelqu’un d’autre a fait le coup, qu’est-ce que ça change ?

— Vous pensez que c’était quelqu’un d’autre ? demanda Smadar.

— Oui. Yussuf et Nejm. Le Fatah. Ou celui, quel qu’il soit, qui jetait de l’huile sur le feu. Nejm, peut-être…

— Il est mort.

— Comme Yussuf, ajouta Zeyk d’un ton sinistre. Et tous ceux qui ont déclenché l’émeute, ce soir-là.

Il secoua la tête. L’image au-dessus du lit tremblota.

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Smadar en regardant son écran.

— Unsi al-Khan est entré en courant dans le hajr et nous a dit que Boone avait été attaqué. Unsi… Enfin, je suis allé avec quelques autres à la porte de Syrie, voir si on l’avait utilisée. À l’époque, les Arabes avaient pour coutume de se débarrasser de leurs ennemis en les abandonnant à la surface. Nous avons constaté que la porte avait été ouverte une fois et que personne n’était revenu par ce chemin-là.

— Vous vous souvenez du code de la serrure ? demanda Smadar.

Zeyk fronça les sourcils, ferma hermétiquement les paupières. Ses lèvres remuèrent.

— Une partie de la suite de Fibonacci… Ça m’avait frappé. 581321.

Sax étouffa une exclamation de surprise. Smadar acquiesça.

— Continuez.

— Puis une femme que je ne connaissais pas s’est précipitée vers nous et nous a dit qu’on avait trouvé Boone à la ferme. Nous l’avons suivie vers le centre médical de la médina. Tout était neuf, propre, luisant. Il n’y avait même pas de gravures sur les murs. Tu étais là, Sax, avec les autres Cent Premiers de la ville : Chalmers, Toïtovna, Samantha Hoyle.

Sax se rendit compte qu’il ne se rappelait absolument pas la clinique. Ou plutôt… Une image de Frank, le visage en feu, et Maya, son domino blanc, sa bouche réduite à une ligne exsangue. Mais non, c’était dehors, sur le boulevard jonché de bouts de verre. Il leur avait dit que Boone s’était fait agresser, et Maya s’était mise à pleurer. Tu n’as pas essayé de les arrêter ? Tu n’as pas essayé de les arrêter ? Et il avait réalisé que, en effet, non, il n’avait rien fait pour les arrêter, pour aider John. Il était resté là, pétrifié par le choc, à regarder son ami se faire attaquer et entraîner. Nous avons essayé, avait-il dit à Maya, j’ai essayé. Alors qu’il n’avait rien fait.

Mais la clinique, plus tard, rien. Il n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé encore cette nuit-là en fait. Il ferma les yeux, pinça les lèvres comme s’il pouvait en jaillir une autre image. Mais rien ne venait. La mémoire était vraiment une chose étrange ; il se rappelait les moments critiques, traumatisants, où ces prises de conscience s’étaient ancrées en lui. Le reste avait disparu. Le système limbique, la charge émotionnelle devaient avoir une importance cruciale dans l’encodage ou l’incrustation des souvenirs.

Et pourtant… Zeyk citait lentement le nom des personnes présentes dans la salle d’attente du centre médical, qui devait être plein de monde. Puis il décrivit la doctoresse qui était venue leur annoncer la mort de Boone.

— Elle nous a dit : « Il est mort. Il est resté trop longtemps dehors. » Maya a mis la main sur l’épaule de Frank. Il a sursauté.

— Il faut que nous le disions à Maya, répéta Nazik.

— Il a répondu : « Je suis désolé. » J’ai trouvé ça drôle. Elle a répliqué qu’il n’avait jamais aimé John, de toute façon, ou quelque chose dans ce goût-là, ce qui était vrai. Frank en est convenu, et puis il est parti, furieux contre elle. Il a dit : « Qu’est-ce que tu en sais ? De qui j’aime ou n’aime pas ? » Il lui a dit ça avec une hargne… Il ne supportait pas sa présomption. L’idée qu’elle savait tout de lui.

Zeyk secoua la tête.

— J’étais là, à ce moment-là ? demanda Sax.

— … Oui. Tu étais assis juste derrière Maya. Mais tu étais distrait. Tu pleurais.

Décidément, ça ne lui rappelait rien. Rien du tout. Sax se dit avec un sursaut que s’il avait fait beaucoup de choses dont personne ne saurait jamais rien, il y avait aussi des choses qu’il avait faites dont d’autres se souvenaient et pas lui. Ils en savaient si peu ! si peu !

En attendant, Zeyk continuait : la fin de la nuit, le lendemain matin. L’apparition de Selim, sa mort. Puis le surlendemain, quand Zeyk et Nazik avaient quitté Nicosia. Et le jour d’après. Plus tard, Ursula dit qu’il pouvait décrire chaque semaine de sa vie d’une façon aussi détaillée.

Mais Nazik mit fin à la séance.

— Ça devient trop pénible, dit-elle à Smadar. Nous reprendrons demain.

Smadar acquiesça et commença à tapoter sur la console de la machine placée à côté d’elle. Zeyk braquait un regard hanté sur le plafond qui se perdait dans les ombres, et Sax se dit qu’aux nombreux dysfonctionnements de la mémoire, il faudrait ajouter celles qui marchaient trop bien. Mais comment ? Par quel mécanisme ? L’image du cerveau de Zeyk, reproduisant les schémas de l’activité quantique – des éclairs voltigeant dans le cortex… un esprit qui enregistrait le passé comme aucun des autres anciens, ignorant l’usure de la mémoire, que Sax croyait être inexorable, programmée… Enfin, malgré tous les tests qu’ils faisaient subir à ce cerveau, il se pouvait fort bien qu’il garde son secret. Il arrivait trop de choses dont ils ignoraient tout. Comme cette nuit-là, à Nicosia.


Ébranlé, Sax enfila un survêtement chaud et sortit, heureux de pouvoir s’évader un moment. Les environs d’Acheron lui avaient déjà procuré d’innombrables plages de détente, du temps où il travaillait au labo.

Il partit vers le nord, vers la mer. Certaines de ses meilleures idées sur la mémoire, il les avait eues en allant vers ce rivage, par des chemins tellement sinueux qu’il n’arrivait jamais à reprendre deux fois le même, d’abord parce que le vieux plateau de lave était bouleversé par des grabens et des escarpements, ensuite car il ne faisait pas attention à la topographie : soit il était perdu dans ses pensées, soit il était perdu dans le paysage immédiat, ne regardant que distraitement autour de lui. En réalité, il était impensable de se perdre dans le coin. Il suffisait de monter sur une butte pour voir se dresser l’aileron d’Acheron, telle l’épine dorsale d’un immense dragon. Et à l’opposé, le miroir bleu de la baie d’Acheron. Entre les deux s’étendait le plateau rocheux troué d’oasis invisibles, chaque crevasse pleine de plantes, un million de microenvironnements. Rien à voir avec le paysage fondant du rivage polaire, de l’autre côté de la mer. Ce plateau rocheux et ses petits habitats cachés semblaient immémoriaux, malgré le jardinage sans doute effectué par les écopoètes d’Acheron. Beaucoup de ces oasis étaient des expériences, et Sax les traitait comme telles, restant en dehors, plongeant les yeux dans une succession d’alases aux parois abruptes, se demandant ce que l’écopoète responsable espérait découvrir en effectuant ce travail. Ici, on pouvait enrichir le sol sans crainte de le voir emporter vers la mer, même si le vert surprenant des estuaires, en bas, dans la vallée, prouvait qu’un peu de sol fertile était entraîné par les fleuves. Ces marécages estuariens se rempliraient d’alluvions et deviendraient ainsi plus salés, comme la mer du Nord elle-même…

Cette fois, pourtant, ses observations étaient perturbées par l’incursion de John dans ses pensées. John qui avait passé les dernières années de sa vie à travailler pour lui. Ils avaient souvent parlé de l’évolution rapide de la situation martienne. Et pendant ces années vitales, John avait toujours été heureux, chaleureux, confiant. Confiant et fiable, loyal, coopératif. Amical, courtois, gentil, facile à vivre, jovial, économe, brave, soigneux, respectueux. Non, non, pas tout à fait. Il était aussi cassant, impatient, arrogant, paresseux, négligé, camé, fier. Mais Sax en était venu à s’appuyer sur lui, il l’avait aimé. Aimé comme un grand frère qui l’avait protégé du monde au sens large. Et puis il s’était fait tuer. Les tueurs s’attaquaient toujours à ceux-là. Ils ne pouvaient supporter ce genre de courage. Ils l’avaient tué et Sax avait laissé faire sans lever le petit doigt, paralysé, épouvanté. Tu n’as pas essayé de les arrêter ? avait crié Maya. Il s’en souvenait, maintenant. Sa voix stridente. Non, j’ai eu peur. Non, je n’ai rien fait. Bon, il n’aurait sûrement rien pu faire de toute façon. C’était trop tard. Avant, quand les agressions avaient commencé, Sax aurait pu lui parler, le convaincre d’accepter une autre mission, des gardes du corps, ou, puisque John n’aurait jamais été d’accord, le faire protéger en secret pendant que ses amis restaient pétrifiés de ce qu’ils voyaient. Mais il n’avait fait appel à personne. Et son frère avait été tué, son frère qui s’était moqué de lui mais qui l’aimait quand même, l’aimait alors que personne d’autre ne pensait à lui.

Sax erra sans but sur la plaine fracturée, affolé – affolé par la perte d’un ami cent cinquante-trois ans plus tôt. Il y avait des moments où le temps semblait aboli.


Il s’arrêta net, ramené au présent par un mouvement furtif. De la vie. De petits rongeurs blancs, reniflant ici et là dans le vert d’une prairie affaissée. Sans doute des pikas des neiges ou des animaux de ce genre, mais aussi blancs… Sax sursauta. On aurait dit des rats de laboratoire. Des rats de labo, blancs, oui, mais sans queue. Des rats de labo mutants sortis de leur cage, se promenant en liberté dans l’herbe verte, luxuriante de la prairie comme des créatures surnaturelles, des hallucinations, les yeux clignotants, et les moustaches frémissantes, affairés à renifler le sol entre les mottes d’herbe à la recherche de quelque mets délectable. Ils grappillaient des graines, des noix, des fleurs. L’idée des cent rats de labo, autre avatar de Sax, amusait beaucoup John. L’esprit de Sax, enfin libre, s’égaillant dans la nature. Ceci est notre corps.

Il s’accroupit et observa les petits rongeurs jusqu’à ce qu’il sente le froid. Il y avait de plus grosses bêtes dans cette plaine : des daims, des élans, des orignaux, des mouflons, des rennes, des caribous, des ours bruns, des grizzlis, et même des loups, ombres grises, furtives. Tous, pour Sax, semblaient sortis d’un rêve. Chaque fois qu’il en repérait un, il sursautait, surpris, décontenancé, presque sidéré. Cela lui paraissait impossible. Ce n’était pas naturel. Et pourtant, ils étaient bien là. Et maintenant ces petits pikas des neiges, heureux dans leur oasis. Pas la nature, pas la culture, juste Mars.

Il pensa à Ann. Il aurait voulu qu’elle les voie.

Il pensait souvent à elle, ces temps-ci. Il avait perdu tant d’amis. Elle, au moins, elle était vivante, il pouvait encore lui parler, c’était chose possible. Il s’était renseigné et avait découvert qu’elle vivait maintenant dans la caldeira d’Olympus Mons, dans une petite communauté de grimpeurs Rouges. Il avait cru comprendre qu’ils descendaient à tour de rôle dans la caldeira, pour que la population reste aussi faible que possible, malgré les parois abruptes et les conditions de vie primitive dont ils raffolaient. Mais Ann pouvait y rester tout le temps qu’elle voulait, et n’en sortait qu’exceptionnellement. C’était ce que Peter lui avait raconté, mais Peter ne tenait l’information que de seconde main. C’était triste que ces deux-là ne se voient plus, ne se parlent plus. Triste et stupide. Les querelles de famille semblaient les plus irréductibles de toutes.

Enfin, elle était sur Olympus Mons. Donc presque à portée de vue, juste de l’autre côté de l’horizon, au sud. Et il avait envie de lui parler. Toutes ses réflexions sur ce qui s’était passé sur Mars, songea-t-il, étaient mises en scène comme une conversation avec Ann. Pas une dispute, du moins l’espérait-il, non : un interminable plaidoyer. S’il avait pu se laisser changer à ce point par la réalité de Mars la bleue, Ann ne pourrait-elle évoluer aussi ? N’était-ce pas inévitable, et même nécessaire ? Et si c’était déjà fait ? Sax avait l’impression d’être arrivé, avec le temps, à aimer ce qu’Ann aimait dans Mars ; il aurait maintenant voulu qu’elle lui rende la pareille. Elle était devenue pour lui, et ce n’était pas une situation confortable, une sorte d’étalon de ce qu’ils avaient fait. De sa qualité. Sa qualité, ou son acceptabilité. C’était un sentiment étrange qui s’était installé en lui, mais il était là.

Encore une pensée inconfortable qui lui trottait dans la tête, comme la culpabilité soudain redécouverte relative à la mort de John, qu’il essaierait une nouvelle fois d’oublier. Si ses pensées qui auraient mérité d’être retenues lui échappaient, il devait bien être capable d’avoir des absences quand il s’agissait d’horreurs, non ? John était mort, Sax n’aurait rien pu faire pour l’empêcher. Probablement pas. C’était impossible à dire. Et il n’y avait pas moyen de revenir en arrière. John avait été tué, Sax n’avait pas pu l’aider, et voilà. Sax était vivant, John était mort, ce n’était plus qu’une combinaison puissante de nœuds et de réseaux dans l’esprit de tous ceux qui l’avaient connu, et on n’y pouvait rien.

Mais Ann était vivante, elle faisait de l’escalade dans la caldeira d’Olympus. Il pouvait lui parler s’il voulait. Seulement elle n’en sortirait pas. Il faudrait qu’il aille la débusquer. C’est ça, c’est ce qu’il allait faire. La véritable souffrance de la mort de John résidait dans la mort de cette possibilité : il ne pouvait plus lui parler. Mais il pouvait encore parler à Ann, cette possibilité-là était bien réelle, elle, palpable.


Les travaux sur le cocktail anamnésique avançaient. La vie à Acheron était une joie de tous les instants : les journées dans les labos à parler avec les responsables de leurs expériences ; les séminaires hebdomadaires, où ils se communiquaient leurs résultats, exposaient leur démarche, parlaient de leurs projets futurs. Certains interrompaient leur travail pour aider à la ferme ou partir en voyage, mais d’autres prenaient le relais, et quand ils revenaient, c’était souvent avec des idées neuves et une énergie nouvelle. Sax restait dans la salle, après le tour de table hebdomadaire, regardait les tasses vides sur les tables de bois usé, les ronds de café, les taches noires de kava, les écrans blancs, brillants, couverts de schémas, d’équations chimiques, de grandes flèches courbes orientées vers des acronymes, des symboles alchimiques que Michel aurait adorés, et quelque chose en lui se mettait à briller jusqu’à ce qu’il éprouve une sorte de souffrance, une nouvelle réaction parasympathique irradiant de son système limbique – c’était ça, la science, Seigneur, c’était la science martienne, entre les mains des savants eux-mêmes, travaillant ensemble pour le bien commun, reculant les limites de la connaissance, semaine après semaine, la théorie et l’expérimentation rebondissant comme des balles de ping-pong, aussi difficiles à suivre, amenant de nouvelles découvertes, allant toujours plus loin, repoussant les murs du grand Parthénon invisible dans le territoire non cartographié de l’esprit humain. Il était tellement heureux qu’il se fichait presque de savoir s’ils trouvaient des choses ; la recherche était tout.

Mais sa mémoire à court terme était endommagée. Tous les jours, maintenant, il avait des absences, il cherchait ses mots, perdait le fil de ses idées. Parfois même en plein séminaire. Il s’arrêtait au beau milieu d’une phrase, s’asseyait et faisait signe aux autres de poursuivre. Non, il fallait qu’il trouve la réponse à ce problème-là. Il y aurait d’autres énigmes à élucider plus tard, on pouvait être tranquille. Le déclin subit proprement dit, par exemple, ou n’importe lequel des problèmes liés à la sénescence. Ce n’étaient pas les choses inexplicables qui manquaient. Elles ne manqueraient jamais. En attendant, le problème de l’anamnésique lui suffisait.

On commençait d’ailleurs à en discerner le principe. Il s’agirait d’un mélange d’exhausteurs de protéines de synthèse comprenant des amphétamines et des dérivés chimiques de la strychnine, des transmetteurs comme la sérotonine, des récepteurs de glutamate, de l’acétylcholine estérase, de l’AMP cyclique, et tout un cocktail de drogues. Chacun de ces ingrédients participerait à sa façon au renforcement des structures mémorielles quand elles seraient exercées. D’autres seraient empruntés au traitement de plasticité du cerveau que Sax avait subi après son attaque, mais à de plus faibles doses. Puis, les expériences de stimulation électrique semblaient montrer qu’un choc suivi par une vibration continue à une fréquence très rapide en phase avec les ondes cérébrales normales permettait d’initier les processus neurochimiques accrus par le cocktail de drogues. Il revenait ensuite au sujet de rappeler ses souvenirs, en procédant de nœud en nœud si possible, l’idée étant que les réseaux entourant chaque nœud remémoré seraient eux-mêmes influencés par les oscillations et donc renforcés. Ça revenait un peu à aller de pièce en pièce dans le théâtre de la mémoire. Les jeunes chercheurs qui faisaient des expériences sur ces divers aspects du processus se rappelaient beaucoup de choses. C’est ce qu’ils disaient avec une sorte d’étonnement respectueux. Le projet paraissait très prometteur. Semaine après semaine, ils affinaient leur technique et se rapprochaient d’un protocole.

Les expériences montraient que le contexte était un facteur de réussite important pour le processus de remémoration. Des listes apprises sous l’eau, par des plongeurs, revenaient beaucoup plus aisément quand les sujets redescendaient au fond de la mer que lorsqu’ils restaient sur la terre ferme. Les sujets induits hypnotiquement à se sentir tristes ou heureux pendant la mémorisation d’une liste s’en souvenaient mieux quand une suggestion hypnotique les replongeait dans l’état de tristesse ou de gaieté. La congruence des rubriques de la liste, le fait de revenir dans des pièces de la même taille ou de la même couleur lorsqu’on se les rappelait étaient aussi importants. Ces expériences étaient très rudimentaires, bien sûr, mais Sax estimait que l’influence du contexte sur le pouvoir de remémoration était suffisamment démontré pour qu’il commence à se demander où il voudrait se trouver quand il se soumettrait au traitement, lorsqu’il serait au point. Où, et avec qui.

Pour finaliser la mise au point du traitement, Sax appela Bao Shuyo et lui demanda de venir jeter un coup d’œil à leurs travaux. Son domaine de compétence était beaucoup plus théorique et subtil, mais l’influence qu’elle avait eue sur le groupe de fusion de Da Vinci lui avait inspiré le plus grand respect pour sa façon d’aborder tout problème touchant la gravité quantique et la structure ultramicroscopique de la matière. Il était sûr que ses commentaires seraient de grande valeur.

L’ennui, c’est que Bao avait des obligations auxquelles elle ne pouvait se soustraire à Da Vinci (c’était comme ça depuis son retour en fanfare de Dorsa Brevia). Sax se trouva dans la situation inhabituelle de manipuler son laboratoire maison afin d’en extraire un de leurs meilleurs éléments, mais il le fit sans scrupule. Il réussit même à obtenir l’aide de Bela pour entamer le bras de fer avec l’administration actuelle.

— Ka, Sax ! s’exclama Bela lors de l’une de leurs communications. Si on m’avait dit que je te verrais un jour dans le rôle de l’implacable chasseur de têtes !

— C’est ma propre tête que je chasse, répondit Sax.

6

D’habitude, pour retrouver quelqu’un, il suffisait d’interroger son bloc-poignet. Mais celui d’Ann était resté sur le bord de la caldeira d’Olympus Mons, au camp de base, près du cratère Zp où se déroulait le festival. Sax trouva ça plus qu’étrange. Depuis le début, à Underhill, ils portaient tous un bloc-poignet d’une sorte ou d’une autre, et Ann n’échappait pas à la règle, pour autant qu’il s’en souvienne. Il appela Peter pour lui poser la question, mais celui-ci n’en savait rien, évidemment. En tout cas, se déplacer sans bloc-poignet à leur époque était un comportement typique des nomades néoprimitivistes qui arpentaient la région des canyons et le littoral de la mer du Nord. Il ne voyait pas Ann vivre ainsi, comme au paléolithique. Même s’il n’était plus incontournable dans la plupart des endroits, la vie sur Olympus Mons exigeait un support technologique, et le bloc-poignet en faisait partie intégrante. Peut-être souhaitait-elle simplement couper les liens avec l’extérieur. Peter l’ignorait.

Mais il savait comment la contacter.

— Il suffit d’aller la dénicher.

Il éclata de rire en voyant la tête que faisait Sax.

— Ce n’est pas si terrible. Il n’y a que quelques centaines de personnes dans la caldeira, et quand elles ne sont pas dans un de leurs refuges, elles sont sur les parois.

— Elle fait de l’escalade ?

— Oui.

— Elle grimpe… pour le plaisir ?

— Elle grimpe. Quant à savoir pourquoi…

— Alors je n’ai qu’à aller examiner toutes les parois ?

— C’est ce que j’ai dû faire à la mort de Marion.



Le sommet d’Olympus Mons était resté à peu près intact. Oh, quelques refuges de pierre étaient bien tapis sur le bord et une piste avait été construite sur la coulée de lave du nord-est pour faciliter l’accès au cratère Zp et aux installations du festival, mais à part ça, rien ne permettait d’imaginer ce qu’il était advenu du reste de Mars qui, du bord de la caldeira, se trouvait sous l’horizon et était donc invisible. De cet endroit, le monde semblait se borner à Olympus Mons. Les Rouges avaient refusé de bâcher la caldeira, comme celle d’Arsia Mons. Le vent y avait forcément déposé des bactéries, peut-être même des lichens, mais sous une pression à peine supérieure aux dix millibars d’origine, ils n’étaient pas près de s’épanouir. S’il y avait des survivants, ça devait être surtout des endochasmolithes, et on ne les verrait pas. Les Rouges avaient de la chance que la verticalité stupéfiante de Mars maintienne la pression de l’air à un niveau si bas sur les grands volcans. C’était une technique de stérilisation gratuite et efficace.

Sax prit le train jusqu’à Zp, puis un taxi jusqu’au bord du cratère, un minibus conduit par les Rouges qui contrôlaient l’accès à la caldeira. Le véhicule arriva au bord du cratère et Sax plongea le regard dedans.

C’était une caldeira à plusieurs anneaux, et très vaste : quatre-vingt-dix kilomètres sur soixante. Il avait entendu dire que c’était à peu près la taille du Luxembourg. Le cercle central, qui était de loin le plus grand, était coupé par des anneaux plus petits au nord-est, au centre et au sud. Le cercle le plus au sud coupait en deux un anneau plus haut, légèrement plus ancien, au sud-est. L’endroit où ces trois parois incurvées se rencontraient passait pour le paradis des grimpeurs. C’était la muraille la plus élevée, qui passait de 26 kilomètres au-dessus du niveau moyen (ils préféraient utiliser l’ancien terme plutôt que de parler du « niveau de la mer ») à 22,5 kilomètres au fond du cratère. Une paroi de dix mille pieds, songea le jeune habitant du Colorado qu’avait été Sax.

Le fond de la caldeira principale était strié par un grand nombre de failles incurvées, concentriques : des crêtes et des canyons arqués, coupés par des escarpements plus droits. Ces détails avaient une explication : ils avaient été provoqués par les effondrements répétés de la caldeira, consécutifs au déversement sur les pentes du magma contenu dans le réservoir principal, sous le volcan. Depuis son perchoir, sur le bord, Sax eut l’impression de contempler une montagne mystérieuse, un monde en soi, où la seule chose visible était le vaste bord en arc de cercle et les cinq mille kilomètres carrés de la caldeira. Des anneaux superposés de hautes murailles incurvées et des fonds ronds, plats, sous un ciel noir, étoilé. Nulle part les parois qui les entouraient ne faisaient moins de mille mètres de haut. Elles n’étaient pas verticales. La pente moyenne semblait être d’un peu plus de quarante-cinq degrés. Mais il y avait des sections plus raides qui devaient avoir la faveur des amateurs d’escalade : des parois presque verticales, un peu plus loin, et même un surplomb ou deux, comme juste en dessous d’eux, au confluent des trois murailles.

— Je cherche Ann Clayborne, dit Sax aux deux conductrices fascinées par la vue. Vous savez où je pourrais la trouver ?

— Vous ne savez pas où elle est ? demanda l’une d’elles.

— Je sais qu’elle fait de l’escalade dans la caldeira.

— Elle sait que vous la cherchez ?

— Non. Elle ne répond pas aux appels.

— Elle vous connaît ?

— Oh oui ! Nous sommes de vieux… amis.

— Et qui êtes-vous ?

— Sax Russell.

Elles le regardèrent en ouvrant des yeux ronds.

— De vieux amis, hein ? fit l’une d’elles.

Sa compagne lui flanqua un coup de coude.

L’endroit où ils se trouvaient avait été opportunément baptisé Trois Murs. Juste sous le minibus, sur une petite terrasse en contrebas, il y avait un ascenseur. Sax le regarda avec ses jumelles : des portes verrouillées de l’extérieur, un toit renforcé. On aurait dit une structure des premières années. L’ascenseur était le seul moyen de descendre dans cette partie de la caldeira, si on ne voulait pas y aller en rappel.

— Ann se ravitaille à la station de Marion, dit enfin la fille qui avait bourré les côtes de sa camarade, à la grande indignation de cette dernière, d’ailleurs. Là-bas, vous voyez ? Ce petit carré, à l’intersection des canaux de lave du sol principal et de l’anneau sud.

C’était sur le bord opposé du cercle le plus au sud, qui portait le numéro 6 sur la carte de Sax. Il eut du mal à repérer le carré en question, même avec les jumelles. Et puis il le vit : un cube minuscule, juste un peu trop régulier pour être naturel, bien qu’il ait été peint du même rouge poussiéreux que le basalte environnant.

— Je le vois. Comment fait-on pour aller là-bas ?

— Prenez l’ascenseur jusqu’en bas, puis allez-y à pied.


Il montra donc au personnel de l’ascenseur le passe que lui avait donné la fille qui jouait du coude, et entama la longue descente dans le cercle sud. L’ascenseur était maintenu par une rampe fixée à la roche, et il était vitré, de sorte qu’il eut l’impression d’être dans un hélicoptère qui tombait, ou dans l’ascenseur spatial, à Sheffield. Le temps qu’il arrive au fond de la caldeira, l’après-midi tirait à sa fin. Il dîna tranquillement au refuge Spartiate du fond, en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir dire à Ann. Cela lui vint lentement, bribe par bribe : une justification cohérente, qui paraissait convaincante, une sorte de confession, un cri du cœur. Puis, à son grand désespoir, il eut une absence qui effaça tout. Il était là, au fond d’une caldeira volcanique, un cercle de ciel noir, étoilé, circonscrit au-dessus de sa tête. Sur Olympus. À chercher Ann Clayborne, sans savoir quoi lui dire. La mort dans l’âme.

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, il enfila une combinaison et poursuivit son chemin. Les matériaux avaient fait beaucoup de progrès, mais le tissu élastique était, par la force des choses, aussi moulant que celui des vieux walkers. Cette sensation kinesthésique suscita en lui tout un enchaînement de pensées, d’images fugitives : la configuration générale d’Underhill alors qu’ils érigeaient le dôme. Une sorte d’épiphanie somatique, un rappel de sa première sortie hors de l’Arès, dominée par la vision surprenante des horizons rapprochés et du rose marbré du ciel. Le contexte et la mémoire, encore.

Il s’engagea sur le fond de l’anneau sud. Ce matin-là, le ciel était indigo foncé, presque noir – bleu marine, disait le nuancier, drôle de nom pour une teinte aussi sombre –, et plein d’étoiles. L’horizon était une falaise ronde : au sud, un demi-cercle de trois kilomètres de haut, le quartier nord-est faisait deux kilomètres, le quartier nord-ouest un kilomètre seulement, très accidenté. Le spectacle était véritablement stupéfiant à tous égards : la rondeur des cheminées, l’exemplarité de la thermodynamique du refroidissement de la roche jaillissant du réservoir magmatique. Au milieu, les parois étaient vertigineuses. Elles paraissaient avoir la même hauteur dans toutes les directions, autre cas d’école, cette fois de la façon dont la perspective télescopait la perception des distances verticales.

Il marchait d’un pas régulier. Le sol de la caldeira était assez lisse, grêlé par des bombes volcaniques et des chocs météoritiques plus tardifs, creusé par des grabens peu profonds. Il lui fallait contourner certains d’entre eux, mais dans l’ensemble il pouvait aller tout droit vers la rupture de la falaise, dans le quart nord-ouest de la caldeira.

Il lui fallut six heures de marche pour traverser le fond du cercle sud, qui faisait moins du dixième de la surface totale de la caldeira, le reste invisible pendant tout le trajet. Aucun signe de vie, rien n’avait marqué le sol ou les parois de la caldeira. La netteté de toute chose révélait la ténuité de l’atmosphère, qui se situait autour des dix millibars primitifs. La nature était tellement intacte qu’il s’inquiéta des empreintes que laissaient les semelles de ses bottes, et s’efforça de marcher sur la roche, en évitant les plaques de poussière. Il était étrangement satisfaisant de voir le paysage primitif, rougeâtre, même si la couleur était essentiellement due à un enduit superficiel sur le basalte noir. Son nuancier ne lui était d’aucune aide pour ces mélanges étranges.

C’était la première fois qu’il descendait dans une de ces grandes caldeiras, et même les années passées dans les cratères d’impact ne l’avaient pas préparé à cette vision : la profondeur des cheminées, la verticalité des parois, l’aspect plan du fond. La taille même des choses.

Vers le milieu de l’après-midi, il approcha du pied de l’arc nord-ouest. La jonction de la paroi et du sol apparut au-dessus de son horizon, et, avec un vague soulagement, il vit l’abri cubique droit devant lui. L’indicateur de navigation de son bloc-poignet était très précis. Le trajet n’était pas très compliqué, mais dans un endroit aussi exposé, c’était agréable de découvrir qu’on suivait le droit chemin. Depuis son expérience dans la tempête de neige, il craignait toujours de s’égarer. Cela dit, il n’avait pas à redouter de tempête de neige, ici.

Il approchait de la porte fermée du refuge lorsqu’un groupe de gens émergea d’un goulet abrupt, d’une profondeur stupéfiante, dans l’immense paroi disloquée, et prit pied sur le sol du cratère à près d’un kilomètre à l’ouest. Quatre silhouettes, portant de gros sacs à dos. Sax s’arrêta. Sa respiration faisait un bruit assourdissant dans son casque. Il reconnut tout de suite la dernière silhouette. Ann venait au ravitaillement. Il fallait absolument qu’il trouve quoi lui dire. Et qu’il s’en souvienne, aussi.


Dans l’abri, Sax défit les attaches de son casque et l’enleva avec une sensation familière, fort désagréable, au creux de l’estomac. Chaque fois qu’il rencontrait Ann, c’était pire. Il se retourna et attendit. Ann finit par s’approcher. Elle ôta son casque, le vit et sursauta comme si elle avait vu un fantôme.

— Sax ? s’écria-t-elle.

Il hocha la tête. Il se souvenait bien de leur dernière rencontre, il y avait longtemps, sur l’île de Da Vinci. Il avait l’impression que ça s’était passé dans une vie antérieure.

Ann secoua la tête et réprima un sourire. Elle traversa la pièce avec une expression indéchiffrable, le prit par les épaules, se pencha et l’embrassa gentiment sur la joue. Quand elle se redressa, sa main, restée sur son bras gauche, glissa jusqu’à son poignet. Elle avait une poigne d’acier. Elle le regarda droit dans les yeux. Sax resta coi, et pourtant il aurait donné n’importe quoi pour lui parler. Mais il n’avait rien à dire, ou trop de choses, il ne savait même plus. Il avait avalé sa langue. Cette main sur son poignet était plus paralysante que n’importe quel regard noir, ou qu’une de ces remarques cinglantes dont elle avait le secret.

Puis ce fut comme si elle était parcourue par une vague et elle redevint l’Ann qu’il connaissait. Elle le regarda d’un air soupçonneux, puis inquiet.

— Tout le monde va bien ?

— Oui, oui, fit Sax. Enfin… je veux dire, tu as su pour Michel ?

— Oui.

Elle pinça les lèvres et, l’espace d’une seconde, il retrouva l’Ann noire de ses cauchemars. Puis une autre vague la parcourut et elle redevint cette femme étrangère, toujours cramponnée à son poignet comme si elle voulait lui arracher la main.

— Mais là, tu es juste venu me voir.

— Oui. Je voulais… te parler ! bredouilla-t-il, dans un effort frénétique. Oui, te-te-te-te poser des questions. J’ai des problèmes de mémoire. Je me demandais si je, si nous pourrions faire un tour ici, là-haut, parler. Marcher… ou grimper, ajouta-t-il en déglutissant. Tu veux bien me montrer la caldeira ?

Elle sourit. Une autre Ann, à nouveau.

— Tu peux m’accompagner, si tu veux.

— Je ne suis pas alpiniste.

— On prendra un itinéraire facile. On escaladera le couloir de Wang pour monter sur le grand cercle qui mène vers l’anneau nord. Je voulais y aller avant la fin de l’été, de toute façon.

— En fait, on est Ls 200. Enfin, je veux dire, ça paraît une bonne idée, balbutia-t-il, le cœur battant à deux cent cinquante pulsations-minute.


Le lendemain matin, alors qu’ils s’équipaient – Ann avait tout ce qu’il fallait –, elle indiqua son bloc-poignet et lui dit :

— Tiens, enlève ça.

— Mais… fit Sax. Je… ça ne fait pas partie intégrante du système de la combinaison ?

Si, mais elle secoua la tête.

— La combinaison est autonome.

— Semi-autonome, j’espère.

Elle sourit.

— Tu n’en auras pas besoin. Écoute, ce truc est une menotte qui te relie au monde entier. Elle te ligote à l’espace-temps. Aujourd’hui, tu te contenteras d’être dans le couloir de Wang. Ça suffira.

Et cela suffit, en effet. Le couloir de Wang était un large ravin érodé qui traversait comme un canal géant, fracturé, des replats dans des falaises plus raides. Pendant la majeure partie de la journée, Sax suivit Ann dans des gorges étroites, grimpant la plupart du temps à quatre pattes des marches qui lui arrivaient à la taille, mais il n’eut que rarement l’impression de risquer la mort, ou plus qu’une entorse, s’il tombait.

— Ce n’est pas aussi dangereux que je le craignais, dit-il. C’est toujours comme ça, l’escalade ?

— Ce n’est pas de l’escalade, ça.

— Ah !

Du coup, elle emprunta des passages plus raides, prenant des risques inutiles.

Et de fait, dans l’après-midi, ils arrivèrent à une courte paroi, coupée par des crevasses horizontales. Ann commença à grimper, sans cordes ni pitons, et Sax la suivit en serrant les dents. Vers le sommet d’une grimpette digne d’un gecko, le bout de ses chaussures et ses doigts gantés enfoncés dans des anfractuosités de la roche, il regarda en arrière, vers le bas du couloir de Wang qui lui parut tout à coup beaucoup plus abrupt dans son intégralité qu’il ne lui avait semblé à aucun moment. Tous ses muscles commencèrent à frémir d’un mélange de lassitude et d’excitation. Il ne pouvait faire autrement que d’achever l’escalade, mais il dut prendre des risques en changeant de position plusieurs fois de suite alors que les prises devenaient de plus en plus précaires, au moment où il aurait dû se presser. Le basalte gris foncé était très légèrement piqueté de rouille ou de brun. Il fit une fixation sur une faille située à un mètre au-dessus du niveau de ses yeux. Il devait utiliser cette faille. Mais aurait-il la place d’y glisser ses doigts, aurait-il assez de prise pour se hisser ? Le seul moyen de le savoir était d’essayer. Il inspira un bon coup, leva le bras et essaya. Elle n’était pas assez profonde. Il exerça une rapide traction, l’effort lui arrachant un gémissement, la dépassa en utilisant des prises dont il n’avait même pas conscience et se retrouva à quatre pattes, hors d’haleine, à côté d’Ann qui l’attendait tranquillement assise sur une étroite saillie.

— Tu ne te sers pas assez de tes jambes, commenta-t-elle.

— Ah !

— Ça t’a pris toute ton attention, hein ?

— Oui.

— Tu n’as pas eu de problèmes de mémoire, j’imagine ?

— Non.

— C’est ce que j’aime dans l’escalade.

Plus tard, ce jour-là, quand le couloir fut un peu moins abrupt et plus ouvert, Sax demanda :

— Alors, tu as eu des problèmes de mémoire, ces temps-ci ?

— Nous en parlerons plus tard, répondit Ann. Fais plutôt attention à cette anfractuosité, ici.

— Tu as raison.


Ils passèrent la nuit dans des sacs de couchage, dans une tente champignon transparente assez grande pour dix personnes. À cette altitude, sous cette atmosphère raréfiée, le matériau supportait 450 millibars de pression sans se gonfler exagérément. Le matériau transparent était beau, tendu, mais pas d’une dureté de pierre. Il aurait manifestement pu supporter une pression bien supérieure. Quand Sax se rappela les mètres de pierres et de sacs de sable qu’ils devaient entasser autrefois sur leurs abris pour les empêcher d’exploser, il ne put s’empêcher d’être impressionné par les progrès effectués par la science des matériaux.

Ann hocha la tête quand il le lui fit remarquer.

— Nous en sommes arrivés à ne plus pouvoir comprendre notre technologie.

— C’est compréhensible, je dirais. Juste un peu difficile à croire.

— Je vois ce que tu veux dire, convint-elle.

Un peu rassuré, il revint au sujet qui le préoccupait.

— J’ai ce que j’appelle des passages à vide. Des absences de plusieurs minutes, jusqu’à une heure, disons. Des trous de mémoire à court terme, apparemment liés aux fluctuations des ondes cérébrales. Et je crains que les souvenirs plus anciens se brouillent, eux aussi.

Pendant un long moment, elle ne répondit pas, si ce n’est pour grommeler qu’elle l’avait entendu. Puis :

— J’ai tout oublié de moi. J’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, au moins en partie. Une sorte de contraire. D’ombre, ou d’ombre de mon ombre. Comme une personne qui aurait germé et poussé en moi.

— Que veux-tu dire ? demanda Sax avec appréhension.

— Mon contraire. Elle pense des choses qui ne me seraient jamais venues à l’esprit. Je l’appelle Anti-Ann, ajouta-t-elle timidement, en détournant la tête.

— Et comment la… caractériserais-tu ?

— Elle est… je ne sais pas. Sensible. Sentimentale. Stupide. Elle fond en larmes à la vue d’une fleur. Elle a l’impression que tout le monde fait de son mieux. Des conneries dans ce genre-là.

— Tu n’étais pas comme ça avant, hein ?

— Oh, non, alors ! Pas du tout. C’est vraiment nul, mais ça a l’air si réel. Alors voilà… maintenant, il y a Ann, Anti-Ann. Et… peut-être une troisième.

— Une troisième ?

— Il y a des moments où j’ai l’impression que ce n’est ni l’une ni l’autre.

— Et comment est-ce que tu… je veux dire, tu lui as donné un nom ?

— Non. Elle n’a pas de nom. Elle est fuyante. Plus jeune. Elle a moins d’idées sur les choses et ses idées sont… bizarres. Ni Ann ni Anti-Ann. Un peu comme Zo. Tu l’as connue ?

— Oui, répondit Sax, surpris. Je l’aimais bien.

— Vraiment ? Je ne pouvais pas la blairer. Et pourtant… il y a en moi quelqu’un dans ce genre-là. Trois personnes.

— Drôle de façon de voir les choses.

Elle éclata de rire.

— Tu n’avais pas un labo mental qui contenait tous tes souvenirs, rangés par pièce, par numéro de placard ou je ne sais quoi ?

— C’était un très bon système.

Elle eut un autre rire, plus dur, qui le fit sourire et l’effraya en même temps. Trois Ann ? Il avait déjà du mal à en comprendre une…

— Je suis en train de perdre certaines des pièces de mon labo, dit-il. Des pans complets de mon passé. Il y a des personnes qui modélisent la mémoire sous forme de réseaux et de nœuds, et il se peut que le système du palais de la mémoire fasse intuitivement écho au système physique en cause. Disons que, si on perd un nœud, tout le réseau environnant disparaît avec. Par exemple, dans mes lectures, il m’arrive de tomber sur une allusion à une chose que j’ai faite ; j’essaie de me rappeler à quelle époque, quels problèmes méthodologiques nous rencontrions ou je ne sais quoi, et rien ne me revient. C’est comme si rien de tout ça n’avait jamais eu lieu.

— Tu as des ennuis avec ton palais de la mémoire.

— Oui. Je n’avais pas prévu ça. Même après mon… mon problème, j’étais sûr qu’il n’arriverait jamais rien à mes facultés de… de réflexion.

— Ta machine à penser a l’air de très bien marcher.

Sax secoua la tête, en pensant aux trous de mémoire, aux absences, aux presque-vu, comme disait Michel, à ses moments de confusion mentale. La pensée n’était pas seulement une faculté analytique ou cognitive, mais quelque chose de plus général. Il essaya de décrire ce qui lui était arrivé récemment, et Ann sembla l’écouter attentivement.

— Et voilà. J’ai étudié les derniers travaux sur la mémoire. C’est devenu intéressant, je dirais même urgent. Ursula, Marina et les labos d’Acheron m’aident. Je crois qu’ils ont trouvé une chose susceptible de nous aider.

— Une drogue pour la mémoire, tu veux dire ?

— Oui.

Il expliqua l’action du nouveau complexe anamnésique.

— Et voilà. J’ai décidé de l’expérimenter. Mais j’ai acquis la conviction que ça marcherait mieux si certains des Cent Premiers se réunissaient à Underhill et s’y soumettaient également. Le contexte est très important pour la mémoire. La présence des autres pourrait être un atout. Tout le monde n’est pas intéressé, mais un nombre surprenant des Cent Premiers restants le sont, en fait.

— Ce n’est pas si étonnant. Qui ?

Il lui nomma tous ceux qu’il avait contactés. C’est-à-dire – triste constatation – la plupart de ceux qui restaient : une douzaine à peu près.

— Et nous aimerions tous que tu sois là aussi. Moi en particulier. Je le voudrais plus que tout au monde.

— Ça paraît intéressant, répondit Ann. Mais il faut d’abord que nous traversions cette caldeira.


En repartant, le lendemain, Sax s’émerveilla à nouveau de la réalité rocheuse de leur monde. Ses vérités fondamentales : les pierres, le sable, la poussière, les fines. Le ciel de chocolat noir, ce jour-là, et sans étoiles. Les longues distances que ne voilait aucune brume. Ce qu’étaient dix minutes. Ce qu’était une heure quand on ne faisait que marcher. Ce que ça faisait à ses jambes.

Autour d’eux, les anneaux des caldeiras montaient loin dans le ciel même quand ils furent au milieu du cercle central, à l’endroit où les dernières caldeiras, les plus profondes, ouvraient d’immenses baies dans la muraille circulaire. Là, la courbure de la planète était sans influence sur la perspective, se faisant pour une fois oublier, et les falaises étaient clairement visibles à trente kilomètres de distance. L’effet produit évoquait une sorte d’enclos, se dit Sax. Un parc, un jardin de pierre, un labyrinthe qu’une simple paroi séparait du monde extérieur, le monde invisible qui conditionnait tout à cet endroit. La caldeira était gigantesque, mais pas encore assez. On ne pouvait se cacher, ici. Le monde se déversait à l’intérieur, submergeant l’esprit malgré sa capacité de cent quintillions de bits. Peu importait l’immensité du système nerveux, un unique brin de pensée effrayée, de conscience pure, un câble vivant de pensée disait pierre, falaise, ciel, étoile.


La roche était maintenant crevassée par de larges fissures en arc de cercle dont le centre se trouvait au milieu de l’anneau central : d’anciennes fractures remplies de caillasse et de poussière. Ces failles faisaient de leur avance un vagabondage erratique, les obligeait à se frayer un chemin dans un vrai labyrinthe, un dédale traversé de crevasses et non de murailles, et pourtant aussi difficile à franchir.

Ils arrivèrent néanmoins au bout et au bord de l’anneau nord, qui portait le numéro 2 sur la carte de Sax. En plongeant le regard dans les profondeurs, une nouvelle perspective s’offrit à eux : la forme réelle de la caldeira et de ses encapements circulaires, la brusque plongée vers le fond jusque-là invisible, mille mètres plus bas.

Un sentier semblait descendre vers le sol de l’anneau nord. Mais Ann éclata de rire en voyant la tête qu’il faisait lorsqu’elle le lui indiqua : il n’était franchissable qu’en rappel. Ils n’auraient qu’à remonter et ressortir, dit-elle comme si ça allait de soi. La paroi de la caldeira principale était déjà assez haute. Ils pouvaient faire le tour de l’anneau nord et prendre un autre chemin à la place.

Surpris par son attitude conciliante, et assez soulagé, Sax la suivit vers l’ouest, sur le pourtour du cercle nord. Ils s’arrêtèrent pour la nuit sous la muraille de la caldeira principale, gonflèrent la tente et mangèrent en silence.

Après le coucher du soleil, Phobos surgit au-dessus de la paroi ouest de la caldeira comme un petit phare gris. Peur et Menace, quels noms !

— J’ai entendu dire que c’est toi qui avais eu l’idée de remettre les lunes en orbite, fit Ann depuis son sac de couchage.

— C’est vrai.

— C’est ce qui s’appelle restaurer le paysage, dit-elle d’un ton satisfait.

Sax se sentit un peu rasséréné.

— J’ai fait ça pour te faire plaisir.

— Je suis contente de les voir, dit-elle au bout d’un moment.

— Et Miranda, ça t’a plu ?

— Oh, c’était très intéressant.

Elle parla un peu de certains aspects géologiques de l’étrange lune. Deux planétésimaux, imparfaitement réunis par l’impact.

— Il y a une couleur entre le rouge et le vert, dit Sax quand elle se tut. Un mélange des deux. On l’appelle garance, ou alizarine. C’est une couleur qu’on voit parfois dans les plantes.

— Ah bon.

— Ça me fait penser à la situation politique. Il ne pourrait pas y avoir une sorte de synthèse entre le Rouge et le Vert ?

— Les Bruns.

— Oui. Ou les Garance.

— C’est à ça que devait ressembler la coalition entre Mars Libre et les Rouges, Irishka et les gens qui ont éjecté Jackie.

— Une coalition anti-immigration, poursuivit Sax. La pire combinaison de Rouge et de Vert. Ils vont nous embarquer dans un conflit inutile avec la Terre.

— Vraiment ?

— Vraiment, oui. Le problème démographique va bientôt être résolu. Les issei… Nous avons atteint la limite, je crois. Et les nisei ne sont pas loin derrière nous.

— Tu veux parler du déclin subit.

— Exactement. Quand notre génération en sera là, et l’autre après nous, la population humaine du système solaire sera réduite à moins de la moitié de ce qu’elle est à l’heure actuelle.

— Ils trouveront bien un autre moyen de tout fiche en l’air.

— Ça, sûrement. Mais le boom malthusien sera passé. Ce sera leur problème. Alors, provoquer un conflit, menacer de déclencher une guerre interplanétaire pour cette histoire d’immigration… c’est complètement inutile. C’est une vision à court terme. Il faudrait qu’un mouvement Rouge sur Mars se lève pour le dire, pour proposer d’aider la Terre à passer le cap des dernières années de surpopulation, ça éviterait aux gens de s’entre-tuer pour rien. Ce serait une nouvelle façon de penser à Mars.

— Une nouvelle aréophanie.

— Oui. C’est exactement ce qu’a dit Maya.

— Mais Maya est raide dingue, fit-elle en riant.

— Pas du tout, répliqua sèchement Sax. Elle est loin d’être folle.

Ann se tut, et Sax décida de ne pas insister pour le moment. Phobos se déplaçait à vue d’œil dans le ciel, remontant le zodiaque.

Ils dormirent bien. Le lendemain, ils entreprirent l’escalade ardue d’une étroite ravine qu’Ann et les autres grimpeurs Rouges considéraient apparemment comme un sentier de marche. Sax ne s’était jamais autant physiquement dépensé de sa vie, et même ainsi, ils ne parcoururent pas toute la longueur de la voie mais durent planter la tente en hâte, au coucher du soleil, sur une corniche étroite, et n’en ressortirent que le lendemain, vers midi.


Sur la large lèvre d’Olympus Mons, tout était comme avant. Un gigantesque disque plat, évidé, une bande de ciel violet au-dessus de l’horizon, si loin en bas, un zénith noir au-dessus. De petits refuges dispersés dans des bombes volcaniques géantes qui avaient été évidées. Un monde distinct. Une partie de Mars la Bleue, et puis non.

Ils s’arrêtèrent dans un ermitage habité par de très vieux Rouges de quelque ordre mendiant, qui vivaient apparemment là en attendant le déclin subit, après quoi leurs corps seraient incinérés et leurs cendres dispersées dans le jet-stream.

Sax fut frappé par ce fatalisme poussé jusqu’à son paroxysme. Ann dut éprouver la même impression, car elle dit, en les regardant manger leur frugal repas :

— Alors, ce traitement pour la mémoire, on l’essaye ?

7

La plupart des Cent Premiers auraient préféré se réunir ailleurs qu’à Underhill (sur Olympus Mons, la calotte polaire Sud ou Pseudophobos, en orbite basse ou en haute mer, à Sheffield, Odessa, Hell’s Gate, Sabishii, Senzeni Na, Acheron ou Mangala), et ils se chamaillèrent d’une façon qui leur ressemblait bien peu, mais Sax n’en démordit pas. Il affirma que le contexte, c’était prouvé, était un facteur crucial. Coyote se mit à braire incongrûment lorsque Sax décrivit l’expérience des étudiants qui apprenaient des listes sous l’eau, mais une information était une information, et pourquoi ne pas faire les choses au mieux ? L’enjeu était suffisamment important pour qu’ils mettent toutes les chances de leur côté. Après tout, souligna Sax, si leurs souvenirs leur revenaient intacts, tout était possible, tout. Ce serait une percée vers d’autres domaines, une victoire sur le déclin subit, la vie prolongée de plusieurs siècles, une communauté de mondes-jardins en expansion constante et, qui sait ? peut-être une ouverture vers un niveau de progrès supérieur, un royaume de sagesse inimaginable à ce stade. Ils étaient au bord d’un nouvel âge d’or, leur dit-il. Mais tout reposait sur l’intégrité de l’esprit. C’est pourquoi il insistait pour Underhill.

— Tu es trop sûr de toi, ronchonna Marina qui plaidait pour Acheron. Tu devrais garder l’esprit plus ouvert sur ce qui t’entoure.

— C’est ça.

Garder l’esprit ouvert. Ça ne posait pas de problème à Sax, son esprit était un laboratoire incendié, ouvert à tous les vents. Et personne ne pouvait dire que le choix d’Underhill n’était pas logique, ni Marina, ni aucun d’entre eux. Ceux qui protestaient avaient peur, se disait-il, peur du passé, de son pouvoir qu’ils refusaient de reconnaître, auquel ils ne voulaient pas s’abandonner. C’était pourtant ce qu’ils devaient faire. Si Michel avait été encore là, il aurait sûrement appuyé le choix d’Underhill. L’endroit était crucial, leur vie le prouvait suffisamment. Et même les plus sceptiques, ceux qui avaient peur – c’est-à-dire tous – devaient admettre qu’Underhill était le lieu le plus approprié pour ce qu’ils voulaient faire.

Ils finirent par accepter de s’y retrouver.


À ce moment de l’histoire, Underhill était une sorte de musée. Tout était resté dans le même état qu’en 2138, année où ceux qui empruntaient la piste avaient cessé de s’y arrêter. Les lieux avaient bien changé depuis leur départ, mais l’essentiel s’y trouvait toujours, et les modifications intervenues depuis n’affecteraient pas beaucoup leur projet, se dit Sax. Sitôt arrivé, il alla faire le tour du propriétaire. Les vieux bâtiments étaient encore là : les quatre premiers caissons qui avaient été largués de l’espace, les décharges, les chambres en forme de barrique de Nadia, avec le jardin-atrium central, le cadre de la serre d’Hiroko, dont le dôme avait disparu, l’arcade de tranchées de Nadia, au nord-ouest, Tchernobyl, les pyramides de sel et enfin le quartier de l’Alchimiste, où Sax acheva sa promenade dans cette taupinière de bâtiments et de tuyaux, en essayant de se préparer à l’expérience du lendemain. De s’ouvrir l’esprit.

Sa mémoire bouillonnait déjà, comme si elle essayait de lui prouver qu’elle n’avait pas besoin de stimulation pour faire son travail. Ici, parmi ces bâtiments, il avait constaté pour la première fois le pouvoir transformationnel de la technologie sur la matérialité brute de la nature. Ils étaient partis de pierres et de gaz, mais ils les avaient extraits, purifiés, transformés, recombinés et modifiés de tant de façons différentes qu’il était impossible d’en retrouver la trace, ou même d’imaginer leurs effets. Il avait donc vu, mais il n’avait pas compris. Ils avaient agi dans l’ignorance de leurs vrais pouvoirs, et (peut-être par voie de conséquence) sans trop savoir ce qu’ils faisaient. Mais là, dans le quartier de l’Alchimiste, il n’avait pas été capable de voir ça. Il était tellement sûr alors qu’une fois vert le monde serait un endroit agréable…

Et maintenant il était là, à l’air libre, sous le ciel bleu, dans la chaleur du second mois d’août, regardant autour de lui en essayant de réfléchir, de se souvenir. La mémoire ne se laissait pas facilement guider ; les choses lui revenaient comme elles voulaient. Tout, dans la partie ancienne de la ville, lui paraissait familier, au sens premier du mot : « de la famille ». Tout, jusqu’à la moindre pierre : les blocs de roche rouge entourant la colonie, chacun des creux et des bosses visibles était là, à sa place exacte sur la rose des vents. Sax se dit que la situation paraissait favorable à l’expérience. Ils étaient à leur place, dans leur contexte, resitués, orientés. Chez eux.

Il regagna les chambres voûtées où ils allaient dormir. Des véhicules étaient arrivés pendant sa promenade et des petits trains d’excursion étaient garés à côté de la piste. Les gens arrivaient. Maya et Nadia embrassaient Tasha et Andréa, qui étaient venues ensemble. Leurs voix vibraient dans l’air comme un opéra russe, un récitatif sur le point de se changer en chant. Des cent un qui avaient tout commencé, seuls quatorze viendraient : Sax, Ann, Maya, Nadia, Desmond, Ursula, Marina, Vasili, George, Edvard, Roger, Mary, Dmitri et Andréa. C’était peu. Tous les autres étaient morts ou avaient disparu. Si Hiroko et les sept membres du groupe qui s’étaient volatilisés avec elle étaient encore vivants, ils n’avaient pas donné signe de vie. Peut-être débarqueraient-ils sans prévenir, comme au premier festival de John sur Olympus. Mais peut-être pas.

Ils n’étaient donc plus que quatorze, et Underhill semblait bien vide. Ils auraient pu occuper tout l’espace disponible, mais ils se regroupèrent dans l’aile sud du carré de chambres voûtées, et le vide était palpable autour d’eux. L’endroit semblait être le reflet de leurs mémoires défaillantes, avec leurs labos, leurs territoires, leurs compagnons disparus. Chacun souffrait de pertes de mémoire et de désordres de toute sorte. Sax estimait qu’à eux tous ils avaient éprouvé à peu près tout l’éventail des problèmes mentaux mentionnés dans la littérature, et la conversation tournait essentiellement sur la comparaison des symptômes et le récit des expériences diverses, terrifiantes et/ou sublimes, qui les avaient affectés au cours des dix dernières années. Les groupes se formaient et se déformaient, tour à tour enjoués et sombres, dans la petite cuisine du coin sud-ouest, avec sa haute fenêtre donnant sur la serre centrale, dont le dôme de verre épais tamisait la lumière. Ils mangèrent ensemble, un pique-nique apporté dans des glacières, ils parlèrent, se mirent au courant des dernières nouvelles puis se répartirent dans l’aile sud, préparant les chambres de l’étage pour une nuit qui serait agitée. Ils bavardèrent jusque tard dans la nuit, mais finirent par aller se coucher, un par un ou deux par deux, et essayèrent de dormir. Plusieurs fois, cette nuit-là, en émergeant d’un rêve, Sax entendit des gens aller aux salles de bains, tenir des conciliabules à mi-voix dans la cuisine ou marmonner tout seuls dans le sommeil troublé des très anciens. Chaque fois, il réussit à se rendormir, à replonger dans la torpeur pleine de rêves qui lui était habituelle.

Ce fut enfin le matin. Ils se levèrent à l’aube et prirent un rapide petit déjeuner – des fruits, des croissants, du pain et du café. La lumière horizontale projetait de longues ombres à l’ouest de chaque roche, de chaque butte. Si familier.

Ils furent vite prêts. Il n’y avait plus rien à faire. Rien qu’une sorte de souffle profond, collectif, de rire forcé, une incapacité à croiser le regard des autres.

Maya refusa catégoriquement de se prêter à l’expérience. Elle ne se laissa ébranler par aucun de leurs arguments.

— Je ne veux pas, répétait-elle obstinément la veille au soir. D’ailleurs, si vous devenez tous fous, il faudra bien que quelqu’un s’occupe de vous. Je serai celle-là.

Sax pensait qu’elle changerait d’avis, qu’elle faisait juste du Maya. Il se dressa devant elle, sidéré.

— Je croyais que c’était toi qui avais les plus graves problèmes de mémoire de nous tous.

— Et alors ?

— Alors il serait logique que tu tentes le coup. Michel t’a donné toutes sortes de drogues pour les troubles mentaux.

— Je ne veux pas, décréta-t-elle en le regardant droit dans les yeux.

— Maya, je ne te comprends pas, fit-il dans un soupir.

— Je sais.

Elle alla vers le vieux dispensaire d’angle où tout était prêt. Elle les appela un par un, leur appliqua un petit injecteur à ultrasons sur le cou et, avec un claquement imperceptible suivi d’un sifflement, leur administra une partie du cocktail médicamenteux, leur donna les pilules contenant le reste et les aida à mettre les oreillettes moulées sur mesure, destinées à diffuser les ondes électromagnétiques. Ils retournaient ensuite dans la cuisine et attendaient, dans un silence tendu, que chacun ait reçu le traitement. Quand ils y furent tous passés, Maya les poussa vers la porte et les fit sortir. Ils se retrouvèrent dehors.


Sax vit, sentit une image : des lumières vives, l’impression d’avoir le crâne pris dans un étau, d’étouffer. Il hoqueta, crachota. De l’air glacé, la voix de sa mère, comme un cri de bête : « Oh ? Oh ? Oh ! Oh ! » On le mit sur sa poitrine, tout mouillé. Le froid.

— Oh, mon Dieu !


L’hippocampe était l’une des nombreuses régions spécifiques du cerveau que stimulait le traitement. Son système limbique, étalé sous l’hippocampe tel un filet sous une noix, était donc stimulé lui aussi, comme si la noix rebondissait sur un trampoline de nerfs, le faisait entrer en résonance, l’ébranlait. C’est ainsi que Sax commença à éprouver ce qui devait être un déluge d’émotions simultanées, de la même intensité à peu près, toutes injustifiées – joie, chagrin, amour, haine, exaltation, mélancolie, espoir, peur, générosité, jalousie – et souvent contradictoires. Pour Sax, qui haletait comme un poisson hors de l’eau, assis devant les chambres voûtées, le résultat de ce mélange hétéroclite était une hypertrophie stupéfiante, décuplée par l’adrénaline, du sentiment de signifiance. Toute chose prenait un sens renversant, crevait le cœur ou le gonflait d’allégresse. Il avait l’impression que des océans de nuages lui emplissaient la poitrine, l’empêchant de respirer. Une sorte de nostalgie à la puissance n, de plénitude, de béatitude, une pure sublimation – le simple fait d’être assis là, d’être vivant ! Mais tout ça baignait dans un sentiment poignant de deuil, de regret du temps perdu, de peur de la mort, de peur de tout, de peine pour Michel, pour John, pour eux tous, en fait. Cela ressemblait si peu à son calme, sa pondération, son flegme habituels, qu’il resta pratiquement paralysé pendant plusieurs minutes et regretta amèrement d’avoir mis sur pied cette expérience. C’était complètement stupide, d’une imprudence aberrante. Les autres allaient le haïr jusqu’à la fin de leurs jours.

Assommé, noyé, il décida d’essayer de marcher dans l’espoir de s’éclaircir les idées. Il se leva en chancelant et se rendit compte qu’il pouvait mettre un pied devant l’autre. Il fit quelques pas en évitant ses compagnons qui erraient dans leur propre monde, sans plus le voir qu’il ne les voyait, chacun contournant l’autre comme s’il s’agissait d’un obstacle à éviter absolument. Il se retrouva dans les environs d’Underhill, dans la brise fraîche du matin. Il allait vers les pyramides de sel, sous un ciel étrangement bleu.

Il s’arrêta, regarda autour de lui – réfléchit – poussa un grommellement de surprise, se figea, incapable de poursuivre. Car, d’un seul coup, il se rappelait tout.


Pas tout-tout. Il ne se rappelait pas ce qu’il avait mangé au petit déjeuner le 13 août-2 2029, par exemple. Cela concordait parfaitement avec ce qu’on lui avait dit au sujet de ces expérimentations : les détails répétitifs de la vie quotidienne n’étaient pas assez différenciés pour être mémorisés individuellement. Mais dans l’ensemble… À la fin des années 2020, la journée commençait pour lui dans la chambre en forme de barrique, à l’étage du coin sud-est, qu’il partageait avec Hiroko, Evgenia, Rya et Iwao. Des expériences, des incidents, des conversations fusèrent dans son esprit alors qu’il revoyait cette chambre. Un nœud de l’espace-temps, faisant vibrer tout un réseau de jours. Le joli dos de Rya à l’autre bout de la pièce alors qu’elle se lavait les aisselles. Les choses blessantes que les gens disaient sans le vouloir. Vlad parlant de l’épissage des gènes. Vlad et lui s’étaient tenus ici, à cet endroit même, dans la toute première minute de leur arrivée sur Mars. Ils avaient regardé autour d’eux, regardé chaque chose sans échanger une parole, s’imprégnant de la gravité, du rose du ciel, de l’horizon rapproché, regardé autour d’eux exactement comme lui à présent, mais c’était il y a si longtemps. Le temps aréologique, aussi lent, aussi long que la grande systole. On se sentait creux dans les combinaisons. Tchernobyl exigeait plus de béton qu’ils n’arrivaient à en faire prendre dans cet air froid, sec, raréfié. Nadia avait plus ou moins arrangé ça, mais comment ? Ah oui, c’est vrai : en le chauffant. Nadia avait arrangé des tas de choses pendant ces années-là, les chambres voûtées, les ateliers, l’arcade… Qui aurait soupçonné qu’une fille si réservée se révélerait si compétente, si énergique ? Il y avait des années qu’il n’avait pas repensé à l’impression qu’elle lui avait faite sur l’Arès. Elle avait été bouleversée quand Tatiana Durova avait été tuée par la chute d’une grue. Ça leur avait fait un choc à tous, sauf à Michel, qui étrangement avait semblé se désolidariser du désastre, leur première mort. Nadia s’en souviendrait-elle, maintenant ? Oui, si elle y repensait. Sax n’avait rien d’exceptionnel : si le traitement agissait sur lui, il devait agir sur les autres. Il y avait Vasili, qui avait combattu pour l’AMONU pendant les deux révolutions ; de quoi se souvenait-il ? Il avait l’air hagard, mais ça pouvait être de la fascination. Ça pouvait être tout et n’importe quoi, et c’était plus probablement l’émotion du tout, le trop-plein qui semblait être l’un des premiers effets du traitement. Peut-être songeait-il lui aussi à la mort de Tatiana. Un jour, pendant leur première année dans l’Antarctique, Sax et Tatiana étaient en randonnée, et Tatiana s’était foulé la cheville. Ils avaient dû attendre sur Nussbaum Riegel qu’un hélicoptère de McMurdo les ramène au camp. Il avait oublié cette histoire pendant des années, puis Phyllis la lui avait rappelée la nuit où elle l’avait fait arrêter, et il s’était empressé de l’oublier à nouveau jusqu’à cet instant. Et voilà que tout lui revenait pour la deuxième fois en deux cents ans : le soleil bas sur l’horizon, le froid, la beauté des Dry Valleys, Phyllis, jalouse de la sombre beauté de Tatiana. Que la beauté doive mourir d’abord était un signe, une malédiction primale, Mars en Pluton, la planète de la peur, de la menace. Et voilà, du souvenir de cette précieuse journée dans l’Antarctique, de ces deux femmes mortes depuis longtemps, il était l’unique dépositaire, sans lui elles auraient disparu à jamais. C’est vrai, ce qui revenait le plus facilement était ce qui avait fait la plus forte impression, les événements mis en exergue par l’émotion : les grandes joies, les grandes crises, les grands désastres. Et même les petits. En seconde année de collège, il avait été éliminé de l’équipe de basket. Après avoir lu la liste il avait pleuré tout seul dans son coin, près d’une fontaine, à l’autre bout de l’école, et il s’était dit : « Jamais tu n’oublieras cet instant. » Et c’était vrai, Seigneur. C’était magnifique. La première fois qu’on faisait des choses chargées d’un poids particulier, le premier amour… qui était-ce, voyons ? Là, il avait un trou. Mais si, à Boulder, un visage, une amie d’ami, mais ce n’était pas de l’amour, et son nom ne lui revenait pas. Non, maintenant il pensait à Ann Clayborne, debout devant lui, le regardant attentivement, il y avait si longtemps. Qu’essayait-il de se rappeler ? Le flot de pensées était si dense, si rapide, il n’arriverait jamais à se souvenir de tous ces souvenirs. Un paradoxe, mais un seul parmi tous ceux que provoquait le brin unique de conscience dans le champ gigantesque de l’esprit. Dix puissance quarante-trois, la matrice dans laquelle s’épanouissaient tous les big bangs. L’univers contenu dans le crâne était aussi vaste que celui du dehors. Ann… Il était allé se promener avec elle dans l’Antarctique aussi. Elle était forte. Tiens, bizarrement, pendant la balade dans la caldeira d’Olympus Mons, elle ne lui avait pas parlé une seule fois de cette promenade dans Wright Valley, malgré les similitudes ; une randonnée au cours de laquelle ils s’étaient chamaillés au sujet du destin de Mars alors qu’il n’avait qu’une envie, lui prendre la main, ou qu’elle lui prenne la main, elle. Il en pinçait pour elle ! Et lui, espèce de rat de laboratoire qui n’avait jamais éprouvé ce genre de sentiment, il était resté paralysé par la timidité. Elle l’avait regardé d’un drôle d’air mais n’avait pas compris les émotions qui l’agitaient. Elle s’était seulement demandé ce qui le faisait bafouiller ainsi. Il bégayait quand il était jeune, c’était un problème biochimique que la puberté avait apparemment résolu, mais cela lui arrivait encore parfois quand il était nerveux. Ann, Ann… Il la revoyait alors qu’ils discutaient sur l’Arès, à Underhill, à Dorsa Brevia, dans l’entrepôt sur Pavonis. Pourquoi était-il toujours si agressif avec cette femme qui l’attirait, pourquoi ? Elle était si forte. Et en même temps il l’avait vue si déprimée, si désarmée, dans ce patrouilleur-rocher, quand sa Mars rouge était morte. Elle était restée allongée là, pendant des jours d’affilée. Et puis elle s’était relevée et elle était repartie. Elle avait empêché Maya de lui crier après. Elle avait enterré Simon, son partenaire. Elle avait fait toutes ces choses, et jamais, jamais, jamais, Sax n’avait fait autre chose que l’importuner. Il était furieux contre elle à Zygote ou Gamète – Gamète – les deux, en fait. Ses traits tirés. Et puis il ne l’avait pas revue pendant vingt ans. Ensuite, après lui avoir infligé de force le traitement de longévité, il était resté trente ans sans la voir. Tout ce temps perdu. Même s’ils vivaient mille ans, ça ne suffirait pas à justifier un tel gâchis.

Dans le quartier de l’Alchimiste, il retomba sur Vasili, assis dans la poussière, en larmes. Ils avaient raté l’expérience de l’algue d’Underhill, tous les deux, dans ce bâtiment, mais Sax doutait fort que Vasili pleure pour ça. Il avait dû revoir un événement des années passées au service de l’AMONU, ou autre chose, comment savoir ? Bah, il pourrait toujours lui demander. Vadrouiller dans Underhill, voir des gens, se rappeler dans un sursaut tout ce qu’on savait d’eux, ce n’était pas une situation propice à l’approfondissement. Non, continuer à marcher, laisser Vasili à son propre passé. Sax ne voulait pas savoir ce qu’il regrettait. Et puis, là-bas, au nord, une silhouette marchait toute seule – Ann. C’était drôle de la voir sans casque, ses cheveux blancs flottant sur les épaules. Cela suffit à interrompre l’afflux de souvenirs… Mais il l’avait déjà vue comme ça, dans Wright Valley, oui, oui, ses cheveux flottaient aussi dans son dos, à l’époque, aussi légers mais d’un blond filasse comme ils disaient, assez méchamment. C’était dangereux de nouer des liens sous l’œil attentif des psychologues. Ils étaient là pour travailler, sous pression, il n’y avait pas de place pour des relations personnelles, c’était dangereux, l’histoire de Natasha et Sergei l’avait prouvé. Mais c’était arrivé quand même. Vlad et Ursula avaient formé un couple, solide, stable ; et la même chose était arrivée à Hiroko et Iwao, à Nadia et Arkady. Mais cela représentait un danger, un risque. Ann l’avait regardé par-dessus la table du labo, au déjeuner, et il y avait quelque chose dans son regard, une lueur. Il ne savait pas lire dans le cœur des gens. Les déchiffrer. Ils étaient si mystérieux. Le jour où il reçut la lettre lui disant que sa candidature avait été acceptée, qu’il serait l’un des Cent Premiers, il s’était senti si triste. Et pourquoi ? Impossible de le savoir. Mais il revoyait le fax dans la boîte, l’érable de l’autre côté de la fenêtre. Il avait appelé Ann pour savoir s’ils l’avaient prise, elle aussi – et oui, ce qui était un peu surprenant, elle qui était si solitaire, enfin, cela avait un peu soulagé sa peine, mais pourtant. L’érable était rouge, c’était l’automne à Princeton, une époque traditionnellement mélancolique, mais ce n’était pas ça. Pas du tout. Juste triste. Comme si réussir n’était rien, rien qu’un certain nombre des trois milliards de pulsations du cœur. Ils en étaient à dix milliards, maintenant, ça commençait à compter. Non, il n’y avait pas d’explication. Les gens étaient de vivants mystères. Alors quand Ann lui avait dit « Si on allait se balader à Lookout Point ? » dans ce laboratoire des Dry Valleys, il avait tout de suite accepté, sans bégayer. Ils étaient partis séparément. Elle avait quitté le camp et s’était dirigée vers Lookout Point, et il l’avait suivie, et là-bas – oh oui ! – alors qu’ils étaient assis côte à côte à regarder le groupe de huttes et le dôme de la serre, une sorte de proto-Underhill, en discutant du terraforming d’une façon parfaitement amicale, car il n’y avait pas d’enjeu, il avait pris sa main gantée dans la sienne. Elle l’avait aussitôt retirée comme si elle était choquée, et elle avait frissonné (il faisait très froid, pour la Terre, en tout cas). Il s’était mis à bredouiller péniblement, comme après son attaque. Une hémorragie limbique, étouffant dans l’œuf quantité d’éléments, d’espoirs, de désirs. Tuant l’amour. Après, il n’avait cessé de la harceler. Rien de tout ça ne constituait une explication causale propre, quoi que Michel aurait pu en dire ! Et puis le froid glacial du retour à la base. Même dans la clarté eidétique de ce soudain pouvoir d’évocation il ne voyait pas grand-chose de ce retour. Égaré. Pourquoi, pourquoi la rebutait-il ainsi ? Petit homme. Blouse blanche. Il n’y avait pas de raison. C’était comme ça, c’est tout. Mais ça avait laissé une marque indélébile. Michel lui-même ne l’avait jamais su.

Refoulement. Penser à Michel lui avait rappelé Maya. Ann était à l’horizon, maintenant, il ne la rattraperait jamais. Il n’était pas sûr d’en avoir envie, d’ailleurs, il était encore abasourdi par ce souvenir surprenant, si pénible. Il partit à la recherche de Maya. Traversa l’endroit où Arkady avait ri de leur existence clinquante, à son retour de Phobos, traversa la serre où Hiroko l’avait séduit par son amitié impersonnelle, des primates dans la savane, la femelle alpha empoignant un mâle parmi les autres, un alpha, un bêta ou l’un de ces alphas possibles mais pas intéressés qui lui faisaient à lui, Sax, l’impression d’avoir le seul comportement décent. Traversa le parc des caravanes où ils avaient dormi par terre, tous ensemble, une famille. Avec Desmond dans un placard quelque part. Desmond avait promis de leur montrer comment il vivait à l’époque, toutes ses cachettes. Un fouillis d’images de Desmond, le survol du canal en feu, puis de Kasei en flammes, la peur quand les gens de la sécurité l’avaient sanglé dans leur dispositif dément ; ç’avait été la fin de Saxifrage Russell. Il était quelqu’un d’autre, maintenant, et Ann était Anti-Ann, et aussi la troisième femme qui n’était ni Ann ni Anti-Ann. Il pourrait peut-être lui parler sur ces bases-là : deux étrangers qui se rencontraient. Plutôt que les deux personnes qui s’étaient connues dans l’Antarctique.

Maya attendait dans la cuisine qu’une grande bouilloire se mette à chanter. Elle faisait du thé.

— Maya, fit Sax en sentant les mots rouler comme des graviers dans sa bouche. Tu devrais essayer. Ce n’est pas si terrible.

Elle secoua la tête.

— J’en revois plus que je ne voudrais. Même sans vos drogues, alors que je ne me rappelle presque plus rien. Il me reste plus de souvenirs que vous n’en aurez jamais. Je n’en veux pas davantage.

Il se pouvait que d’infimes quantités de la drogue planant dans l’air se soient déposées sur sa peau, lui donnant un aperçu de l’expérience hyper-émotionnelle. Mais peut-être était-ce son état ordinaire.

— Pourquoi le présent ne suffirait-il pas ? disait-elle. Je ne veux pas revivre le passé. Je ne veux pas. Je ne pourrais pas le supporter.

— Peut-être plus tard, dit Sax.

Que pouvait-il lui dire ? Elle était déjà comme ça à Underhill, imprévisible, ombrageuse. C’était fou ce que les Cent Premiers pouvaient être compliqués. Mais le comité de sélection avait-il le choix ? Les gens étaient soit comme ça, soit stupides. Et ils n’allaient pas envoyer des imbéciles sur Mars, pas au début, ou pas trop. Et même les plus simples d’esprit n’étaient pas simples.

— Peut-être, disait-elle maintenant en lui tapotant la tête, et elle enleva la théière du réchaud. Peut-être pas. Je m’en rappelle suffisamment comme ça.

— Frank ? demanda Sax.

— Évidemment. Frank, John, ils sont tous là, fit-elle en se poignardant la poitrine avec le pouce. Ça fait assez mal. Je n’en demande pas plus.

— Ah.

Il ressortit. Il se sentait débordant, plus sûr de rien, déstabilisé, le système limbique vibrant follement sous l’impact de sa vie entière, de Maya, la belle, la maudite. Comme il aurait voulu qu’elle soit heureuse ! Mais que pouvait-on faire pour elle ? Maya vivait son malheur à fond, à croire que ça la rendait heureuse. Ou complète. Peut-être ressentait-elle constamment avec acuité ce trop-plein émotionnel si inconfortable ? Waouh ! Il était tellement plus facile d’être flegmatique. D’un autre côté, elle était si vivante. La façon dont elle les avait repoussés vers le chaos, au sud du refuge, à Zygote… Quelle force ! Toutes ces fortes femmes. En fait, pour affronter l’horreur de la vie, la terreur, l’empoigner, l’éprouver sans déni, sans défense, il fallait l’admettre et aller de l’avant. John, Frank, Arkady, et même Michel, ils avaient tous une incroyable réserve d’optimisme, de pessimisme, d’idéalisme, de mythologies pour masquer l’amertume de l’existence, ils avaient leurs sciences diverses et variées, et pourtant ils étaient morts, laissant Nadia, Maya et Ann continuer seules. Pas de doute, il avait eu de la chance de tomber sur des sœurs aussi fortes. Même Phyllis, dans une certaine mesure. Elle avait la robustesse des simples, suivant sa route, pas si mal en fin de compte, la suivant un moment, du moins. Ne renonçant jamais. N’admettant jamais rien. Elle avait protesté quand on l’avait torturé, Spencer le lui avait dit, Spencer et toutes leurs heures passées à travailler sur l’aérodynamique, Spencer lui avait raconté en buvant trop de whisky comment elle était allée trouver le chef de la sécurité de Kazei et lui avait demandé qu’on le relâche, lui qui l’avait mise KO, presque tuée au protoxyde d’azote, lui avait menti jusque dans son lit. Il faut croire qu’elle lui avait pardonné, et Spencer en avait toujours voulu à Maya de l’avoir tuée, même s’il disait le contraire. Sax avait pardonné à Maya, bien qu’il ait, pendant des années, fait semblant de lui en tenir rigueur, pour avoir une sorte de prise sur elle. Ah, l’étrange chaos recombinatoire qu’ils avaient fait de leur vie, conséquence de son formidable allongement, ou peut-être était-ce comme ça dans tous les villages, depuis toujours. Mais toute cette tristesse, toutes ces trahisons ! Peut-être la mémoire était-elle activée par le sentiment de perte, et comme tout finissait inévitablement par disparaître… Bon, et la joie ? Pouvait-on se rappeler par catégories émotionnelles ? Idée intéressante. Était-ce possible ? Parcourir les salles de la conférence sur le terraforming, par exemple, et lire sur le tableau d’affichage que la contribution du cocktail de Russell à l’élévation de la température était estimée à 12 degrés kelvin. Marcher au Belvédère d’Echus et voir que la Grande Tempête avait pris fin, regarder le ciel rose inondé de soleil. Contempler les visages dans le train alors qu’ils sortaient de la gare de Libya. Se faire embrasser dans l’oreille par Hiroko, dans les bains, un jour d’hiver à Zygote, quand le soir durait tout l’après-midi. Ah, Hiroko ! Il était pelotonné dans le froid, assez furieux à la perspective de mourir dans une tempête de neige au moment même où les choses commençaient à devenir intéressantes, et essayait d’imaginer un moyen de faire venir son véhicule à lui, puisqu’il semblait incapable de le rejoindre, quand elle lui était apparue, sortant de nulle part, petite silhouette en combinaison rouille dans les blanches ténèbres de la neige chassée par le vent, le vent si fort que sa voix dans l’intercom de son casque était réduite à un soupir. « Hiroko ? » s’était-il écrié en voyant son visage à travers la visière maculée de neige fondue. Elle avait répondu : « Oui » et l’avait tiré par le poignet, aidé à se relever. Cette main sur son poignet ! Il l’avait bien sentie. Et il s’était levé, telle la viriditas elle-même, la force verte se déversant en lui, dans le bruit blanc, les parasites crépitant comme de la grêle, son étreinte chaude et dure. Oui, Hiroko était là. Elle l’avait ramené à son véhicule, lui sauvant la vie, et elle avait à nouveau disparu. Desmond pouvait toujours affirmer qu’elle était morte à Sabishii, ses arguments avaient beau être convaincants, peu importait le nombre de fois où des seconds de cordée avaient eu des visions hallucinatoires de grimpeurs en détresse, Sax savait à quoi s’en tenir, lui, à cause de cette main sur son poignet, de cette apparition dans la neige – Hiroko elle-même en chair et en os, solide, compacte, aussi réelle que le roc. Vivante ! Il pouvait vivre sur cette certitude, il pouvait au moins être sûr d’une chose – dans l’inexplicable intrusion de l’inexplicable dans toute chose, il pouvait se fonder sur ce fait irréfutable. Hiroko était vivante. Partir de là et continuer, bâtir là-dessus, l’axiome d’une vie entière de joie. Peut-être même en convaincre Desmond, lui apporter cette paix.

Il était dehors à nouveau et cherchait Coyote. Il n’était jamais facile à trouver. Les souvenirs que Desmond gardait d’Underhill – les cachettes, les murmures, l’équipe de la ferme perdue, puis la colonie perdue, la fuite avec eux. Faire le tour de Mars dans des véhicules camouflés, être aimé d’Hiroko, voler à la surface, la nuit, dans un avion furtif, fricoter avec le demi-monde, tricoter l’underground… Sax avait l’impression que c’étaient ses propres souvenirs, c’était si vivant dans son esprit. Le transfert télépathique de leurs histoires à tous. Cent au carré, dans le carré de chambres voûtées. Non. C’en serait trop. Il était déjà assez bouleversant d’imaginer la réalité d’un autre. C’était toute la télépathie qu’on pouvait souhaiter, ou supporter.

Mais où Desmond était-il passé ? Inutile de le chercher. On ne trouvait jamais Coyote. On attendait qu’il vous trouve. Il se montrerait quand il le déciderait. Pour l’instant, au nord-ouest des pyramides et du quartier de l’Alchimiste gisait un très vieux squelette d’atterrisseur, probablement largué avant qu’ils ne se posent eux-mêmes. Le temps avait substitué à la peinture une croûte de sel. Leurs premiers espoirs étaient réduits à l’état de tas de ferraille. Plus rien, quoi. Hiroko l’avait aidé à décharger celui-là.

Dans le quartier de l’Alchimiste, toutes les machines du vieux bâtiment étaient réformées, désespérément démodées, même le génial processeur Sabatier. Il avait adoré le regarder marcher. Tout le monde était estomaqué le jour où Nadia l’avait mis en marche, petite femme rondelette fredonnant on ne sait quel air dans un monde à elle, communiant avec la machine. À l’époque, on pouvait comprendre les machines. Loué soit Dieu de leur avoir envoyé Nadia, l’ancre qui les amarrait tous à la réalité, celle sur laquelle ils pouvaient toujours compter. Il aurait voulu la serrer sur son cœur, cette bien-aimée sœur entre toutes les sœurs, qui semblait être là, dans le parc de véhicules, essayant de manœuvrer un bulldozer de musée.

Mais là-bas, une silhouette se dirigeait vers l’ouest sur un tertre. Ann. Avait-elle fait tout le tour de l’horizon, marchant, marchant inlassablement ? Il courut vers elle en trébuchant comme s’il venait seulement de faire sa connaissance. Il la rattrapa peu à peu, en haletant.

— Ann ? Ann ?

Elle se retourna et il lut une peur instinctive sur son visage. Un animal fuyant devant un prédateur. Ce qu’il avait toujours été pour elle.

— J’ai fait des erreurs, dit-il en s’arrêtant devant elle.

Ils pouvaient parler en plein air, dans l’air qu’il avait fabriqué malgré ses objections. Et pourtant, il était encore assez raréfié pour qu’il soit à bout de souffle.

— Je n’en ai vu la… la beauté que trop tard. Je suis désolé. Désolé. Désolé. Désolé.

Il avait déjà essayé de le lui dire dans la voiture de Michel quand le déluge se déversait sur eux, à Zygote, à Tempe Terra. Ça n’avait jamais marché. Ann et Mars, intimement mêlées – et pourtant il n’avait aucune excuse à faire à Mars, le coucher de soleil était chaque soir plus beau dans le ciel qui changeait de couleur à chaque minute de chaque jour, signe bleu de leur puissance et de leur responsabilité, de leur place dans le cosmos et de leur pouvoir à l’intérieur, si petits et pourtant si importants. Ils avaient amené la vie sur Mars et c’était bien, il en était sûr.

Non, c’est à Ann qu’il devait des excuses. Pour ses années de ferveur missionnaire, la pression à laquelle il l’avait soumise pour obtenir son acceptation, la façon dont il avait traqué la bête sauvage de son refus pour la mettre à mort. Pardon pour ça, oh oui, pardon… Il était en larmes et elle le regardait, exactement comme autrefois, sur la froide pierre de l’Antarctique, lors de ce premier refus qui lui était revenu dans tous ses détails et reposait maintenant en lui. Son passé.

— Tu te souviens ? lui demanda-t-il avec curiosité, emporté par ce nouveau train de pensées. Nous étions allés ensemble à Lookout Point – je veux dire l’un après l’autre, mais pour nous retrouver, pour parler en privé. Nous étions partis séparément, enfin, tu sais comment c’était à l’époque. Ce couple de Russes avait été renvoyé après s’être bagarré, et nous faisions des cachotteries aux gens du comité de sélection !

Il rit, s’étouffant un peu, à l’évocation de leurs débuts irrationnels. Et prophétiques. Tout, depuis lors, avait été strictement conforme à ces débuts ! Ils étaient venus sur Mars et ils avaient rejoué le coup comme tout le monde avant eux. Ce n’était qu’un trait récurrent, un schéma répétitif.

— Nous nous étions assis et je trouvais que nous nous entendions bien, alors je t’ai pris la main mais tu me l’as retirée. Ça t’avait déplu. Je me suis senti… très, très mal. Nous sommes repartis séparément et nous ne nous sommes plus jamais parlé comme ça, de cette façon, plus jamais. Ensuite, je n’ai cessé de te harceler, je crois, et je pense que c’était à cause de… de…

Il esquissa un geste englobant le ciel bleu.

— Je me souviens, dit-elle.

Elle le regardait en fronçant les sourcils. Il eut un choc. Ça ne se faisait pas, on ne disait jamais à l’amour perdu de sa jeunesse je me souviens, ça fait encore mal. Et pourtant elle était là, devant lui, regardant son visage surpris.

— Oui, reprit-elle. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. C’était moi. Je veux dire, j’ai mis ma main sur ton épaule, je t’aimais bien, j’avais l’impression que nous pourrions devenir… Et tu as sursauté ! Tu as sursauté comme si je t’avais appliqué une électrode ! L’électricité statique était forte, là-bas, mais quand même… Non, fit-elle avec un petit rire âpre. C’était toi. Tu n’as pas… ce n’était pas ton genre, je me suis dit. Et ce n’était pas le mien non plus ! D’une certaine façon, ça aurait dû marcher, justement pour ça. Mais non… et puis j’ai tout oublié.

— Non, fit Sax.

Il secoua la tête dans une velléité primitive de reprogrammation, de rappel de ses idées. Il voyait encore dans son théâtre mental cet instant de trouble à Lookout Point, toute la scène, nette et claire, presque mot à mot, geste après geste. C’est un gain d’ordre manifeste, avait-il dit, essayant d’expliquer le but de la science. Et elle avait répondu, pour ça tu détruirais toute une planète. Il s’en souvenait.

Mais il y avait le regard d’Ann alors qu’elle se remémorait l’incident. Elle avait l’air d’être en pleine possession de ce moment de son passé, elle le revivait. Il était clair qu’elle s’en souvenait aussi, mais elle se rappelait autre chose que lui. L’un d’eux devait se tromper, non ?

— Se pourrait-il vraiment… commença-t-il, et il dut s’arrêter et reprendre. Se pourrait-il que nous ayons vraiment été assez maladroits pour sortir tous les deux… dans l’intention de… pour nous révéler…

Ann éclata de rire.

— Et repartir tous les deux avec l’impression d’avoir essuyé une rebuffade ? fit-elle en riant de plus belle. Oui, c’est probable.

Il s’esclaffa à son tour. Ils levèrent leur visage vers le ciel en riant.

Et puis Sax secoua la tête, si triste qu’il était à l’agonie. Quoi qu’il soit arrivé – eh bien, ils ne le sauraient jamais. Sa mémoire jaillissait comme un geyser, comme une des inondations cataclysmiques qu’ils avaient provoquées, et il n’y avait pas moyen de savoir ce qui s’était vraiment passé.

Il eut un frisson. S’il ne pouvait pas se fier à cette résurgence de souvenirs, si un souvenir aussi crucial que celui-ci était sujet à caution, alors, que penser des autres, d’Hiroko dans la tempête de neige, le conduisant à sa voiture, la main sur son poignet ? Se pouvait-il que ce soit aussi… Non. Cette main sur son poignet… Pourtant Ann lui avait arraché sa main, un souvenir somatique, tout aussi réel et concret, tout aussi physique, un événement cinétique dont son corps gardait le souvenir, le garderait jusqu’à la fin de ses jours dans les schémas de ses cellules. Celui-ci devait être vrai, ils devaient être vrais tous les deux.

Alors ?

Alors, c’était le passé. Là, et pas là. Toute sa vie. Si rien n’était réel que ce moment, un instant de Planck après l’autre, une membrane incroyablement fine de devenir entre le passé et le futur – sa vie –, qu’était donc cette infime chose dépourvue de passé ou d’avenir tangible ? Une brume de couleur. Un brin de pensée perdu dans le fait de penser. La réalité si ténue, si peu là. N’y avait-il rien à quoi ils puissent se raccrocher ?

C’est ce qu’il essaya de lui dire, mais il bredouilla, échoua, renonça.

— Eh bien, fit Ann, qui l’avait apparemment compris. Nous nous souvenons déjà de ça. Je veux dire, nous sommes au moins d’accord sur le fait que nous y sommes allés. Nous avions des idées, ça n’a pas marché. Il s’est passé quelque chose, nous n’avons apparemment pas compris ce que c’était sur le coup, alors il n’est pas étonnant que nous n’arrivions pas à nous en souvenir maintenant, ou que nous en conservions un souvenir différent. Il faut comprendre les choses pour s’en souvenir.

— Tu crois ?

— Je pense. C’est pour ça que les enfants de deux ans n’ont pas de souvenirs. Ils sentent les choses d’une façon extraordinaire, mais comme ils ne les comprennent pas vraiment, ils ne peuvent pas s’en souvenir.

— Peut-être.

Il n’était pas sûr que la mémoire fonctionne véritablement ainsi. Les souvenirs de la petite enfance étaient des images eidétiques, photographiques. Mais si c’était vrai, alors cela lui convenait tout à fait. Il avait définitivement compris l’apparition d’Hiroko dans la tempête de neige, sa main sur son poignet. Ces choses du cœur, dans la violence de la tempête…

Ann fit un pas vers lui, le serra sur son cœur. Il détourna un peu le visage, colla son oreille à sa clavicule. Elle était grande. Il sentait son corps contre le sien. Il lui rendit son étreinte avec véhémence. Jamais tu n’oublieras cet instant, se dit-il. Elle se redressa, le tint par les épaules.

— C’est le passé, dit-elle. Ça n’explique pas ce qui nous est arrivé sur Mars, je ne crois pas. C’est autre chose.

— Peut-être.

— Nous n’étions pas d’accord, mais nous utilisions les mêmes… les mêmes termes. Nous attachions de l’importance aux mêmes choses. Je me souviens quand tu essayais de me réconforter, dans ce patrouilleur-rocher, à Marineris, pendant la rupture de l’aquifère.

— Tu as fait la même chose pour moi. Quand Maya s’est mise à m’engueuler, après la mort de Frank.

— Oui, dit-elle en y repensant.

Oh, le pouvoir d’évocation qui était le leur pendant ces heures stupéfiantes ! Le véhicule était un creuset, ils y avaient tous subi une métamorphose, à leur façon.

— C’est bien possible. Ce n’était pas juste. Tu essayais de l’aider. Et tu avais l’air tellement…

Ils se tenaient debout, regardant les structures basses, éparses, qui étaient Underhill.

— Nous y sommes quand même arrivés, dit enfin Sax.

— Oui. Nous y sommes arrivés.

Un moment gênant. Un autre moment gênant. Voilà ce qu’était la vie avec son prochain : une succession de moments gênants. Il faudrait qu’il s’y fasse. Il fit un pas en arrière. Il tendit la main, prit la sienne, la serra avec ferveur. La lâcha. Elle voulait passer devant l’arcade de Nadia, dit-elle, dans la nature sauvage, intacte, à l’ouest d’Underhill. Elle était en proie à un déferlement de souvenirs trop intenses pour se concentrer sur le présent. Elle avait besoin de marcher.

Il comprenait. Elle s’éloigna en lui faisant un signe. Un signe !

Et Coyote était là, près des pyramides de sel étincelantes dans le soleil de l’après-midi. Conscient de la pesanteur martienne pour la première fois depuis des dizaines d’années, Sax partit à bonds légers vers le petit homme. Le seul des Cent Premiers qui était plus petit que lui. Son frère d’armes.


Il parcourait sa vie en trébuchant, prenant une bûche à chaque pas, et il eut du mal à se concentrer sur le visage asymétrique de Coyote. On aurait dit Deimos avec ses facettes, mais il était là, on ne peut plus vibrant, palpitant de toutes ses formes passées en même temps. Au moins Desmond s’était-il toujours à peu près ressemblé. Dieu sait de quoi Sax avait l’air pour les autres, ou ce qu’il verrait s’il se regardait dans un miroir. Tiens, c’était une idée vertigineuse : il pourrait être intéressant de se regarder dans la glace quand on évoquait sa jeunesse, cette vision pourrait occasionner des distorsions. Desmond, un Trinidadien d’origine indienne, racontait une histoire incompréhensible où il était question d’ivresse des profondeurs, mais faisait-il allusion à la drogue pour la mémoire ou à un incident de plongée qui s’était produit dans son enfance ? Mystère. Sax mourait d’envie de lui dire qu’Hiroko était en vie, mais retint les mots qu’il avait sur le bout de la langue. Desmond avait l’air tellement heureux comme ça, et puis il ne le croirait pas. Ça ne ferait que le perturber. La connaissance empirique n’était pas toujours traduisible par le discours, c’était lamentable mais c’était un fait. Desmond ne le croirait pas parce qu’il n’avait pas senti sa main sur son poignet. Et pourquoi devrait-il le croire, après tout ?

Ils retournèrent vers Tchernobyl en parlant d’Arkady et de Spencer.

— Nous nous faisons vieux, dit Sax.

Desmond poussa un hurlement de loup. Il avait toujours un rire affolant, mais contagieux, et Sax ne put s’empêcher de rire avec lui.

— Nous nous faisons vieux ? Nous nous faisons vieux ?

Ils redoublèrent d’hilarité à la vue du petit Rickover. C’était pourtant à la fois pathétique, courageux, stupide et intelligent. Leur système limbique était encore survolté, remarqua Sax, ébranlé par ce kaléidoscope d’émotions simultanées. Tout son passé s’éclaircissait, lui apparaissait comme des couches superposées de séquences. Chaque événement était doté d’une charge émotionnelle unique, et toutes explosaient en même temps : si plein, si plein. Plus plein peut-être que le, le quoi, l’esprit ? L’âme ? Plus plein qu’il n’était possible de l’être. Trop plein, voilà comment il se sentait.

— Desmond, je déborde.

Les beuglements de Desmond atteignirent un paroxysme.

Sa vie excédait maintenant sa capacité sensorielle. Mais qu’était cette soudaine impression ? Un bourdonnement limbique, le rugissement du vent dans les conifères en haut des montagnes, une nuit à la belle étoile, dans les Rocheuses, le vent palpitant dans les aiguilles de pin… Très intéressant. Peut-être un effet de la drogue qui s’estomperait, même s’il espérait que certains effets persisteraient, et qui sait si celui-ci ne pourrait se prolonger aussi, en tant que partie intégrante du tout ? Du genre : si on peut se rappeler son passé, long comme il est, on ne peut que se sentir très plein, plein d’expériences et d’émotions, au point qu’il devienne difficile d’en sentir beaucoup plus. Serait-ce possible ? Mais peut-être tout prendrait-il une intensité intolérable, peut-être les avait-il tous malencontreusement transformés en d’affreux sentimentaux, bouleversés à l’idée de mettre le pied sur une fourmi, pleurant de joie à la vue d’un lever de soleil, etc. Il ne manquerait plus que ça. Assez était assez, et même plus. Assez valait un festin. À vrai dire, Sax avait toujours pensé que l’amplitude de la réaction émotionnelle affichée par son entourage pourrait être sensiblement réduite sans grand dommage pour l’humanité. Il était évidemment impossible d’essayer de façon consciente de diminuer la force des émotions. C’était du refoulement, de la sublimation, et il en résultait toujours une surpression ailleurs. C’était drôle de constater que l’analogie freudienne entre la machine à vapeur et l’esprit demeurait, la compression, l’échappement et le cycle complet, comme si le cerveau avait été conçu par Watt. Enfin, les modèles réducteurs avaient leur utilité, ils étaient au cœur de la science. Et il avait besoin de lâcher la vapeur depuis longtemps.

Il fit le tour de Tchernobyl avec Desmond, chacun absorbé dans ses pensées, lançant des pierres, riant, tenant des propos précipités, haletants, décousus, une sorte de transmission simultanée plus qu’une conversation, mais ils appréciaient leur compagnie mutuelle. Il était rassurant d’entendre un autre en proie à la même confusion. Et puis c’était un vrai plaisir de se sentir proche de cet homme, si différent de lui par tant de côtés, et pourtant de pouvoir papoter avec lui, parler de tout et de rien, de l’école, des calottes neigeuses de la région polaire Sud, des parcs de l’Arès. Ils étaient si semblables, au fond.

— Nous passons tous par les mêmes expériences.

— C’est vrai ! C’est tellement vrai !

Curieux que ce fait n’affecte pas davantage le comportement des individus.

Ils se retrouvèrent enfin au parc des caravanes qu’ils traversèrent plus lentement, freinés par des toiles d’araignée de plus en plus épaisses remontant du passé. Le coucher du soleil approchait. Dans les chambres voûtées, on s’activait, on préparait le dîner. La plupart d’entre eux avaient été trop absorbés, pendant la journée, pour penser à manger, et les drogues semblaient avoir un léger effet coupe-faim, mais à présent ils étaient affamés. Maya avait préparé une grande marmite de ragoût dans laquelle elle jetait des pommes de terre coupées en morceaux. Du bortsch ? De la bouillabaisse ? Elle avait fait du pain, le matin, et une odeur alléchante planait dans l’air.

Ils se réunirent dans la salle à manger où Sax et Ann avaient eu leur fameux débat au commencement du terraforming. Avec un peu de chance, Ann n’y penserait pas en entrant. Sauf qu’une vidéo du débat passait sur un petit écran, dans un coin. Enfin… Elle arriverait peu après le coucher du soleil. La routine. Cette constance faisait leur joie. Elle leur permettait en quelque sorte de se dire : Nous sommes là, les autres sont sortis, mais à part ça, rien n’a changé. Un soir comme les autres à Underhill. On parlait boulot, des différents endroits, de ce qu’on mangeait. Les vieux visages familiers. On pouvait croire qu’Arkady, John et Tatiana allaient entrer d’une seconde à l’autre, exactement comme Ann, en cet instant précis, juste au moment prévu, battant la semelle pour se réchauffer, ignorant les autres, selon son habitude.

Et voilà qu’elle s’assit à côté de lui pour manger (une potée provençale, que Michel faisait souvent). En silence, comme toujours. Mais tout le monde ouvrait de grands yeux. Nadia les regarda, au bord des larmes. Une sensiblerie permanente : ça pouvait poser un problème.

Plus tard, couvrant le bruit des assiettes, le brouhaha des voix, tout le monde parlant à la fois, chaque conversation restant compréhensible malgré tout, même quand on était soi-même en train de bavarder, Ann se pencha vers lui et demanda :

— Où vas-tu après ça ?

— Eh bien, répondit-il, soudain très nerveux. Des collègues de Da Vinci m’ont invité à-à-à à faire du bateau. À essayer un nouveau modèle qu’ils ont conçu pour moi, pour mes… mes promenades en bateau. Un voilier. Dans Chryse. Le golfe de Chryse.

— Ah !

Un silence terrible, malgré le vacarme.

— Je pourrais venir avec toi ?

Il eut l’impression que son visage le brûlait. Un soudain afflux de sang dans les capillaires. Très étrange. Mais il fallait qu’il réponde !

— Oh oui !


Et puis tout le monde se retrouva assis dans un fauteuil ou penché sur le système de chauffage, à réfléchir, à parler, à se souvenir, en buvant le thé de Maya, qui avait l’air ravie de s’occuper d’eux. Beaucoup plus tard, dans la nuit, Sax décida de retourner au parc des caravanes où ils avaient passé leurs premiers mois. Juste pour voir.

Nadia y était déjà, allongée sur un matelas. Sax décrocha son vieux matelas du mur. Bientôt, Maya arriva, puis tous les autres. Même les récalcitrants s’étaient laissé entraîner. L’un d’eux dit : « Trouillard de Desmond », l’assit de force au milieu, et tout le monde l’entoura, certains à leur place habituelle, ceux qui dormaient dans une autre caravane occupant les matelas libérés par les disparus. Ils tenaient à l’aise dans une seule caravane, maintenant. Et dans la profondeur de la nuit, ils dévalèrent la lente pente chaotique du sommeil. Ils se laissèrent tomber sur leur lit, encore un souvenir, paresseux et chaud, c’était tous les soirs comme ça, ils se sentaient dériver dans un bain de chaleur humaine, épuisés par le travail passionnant de la journée, la construction d’une ville, d’un monde. Sommeil, mémoire, sommeil, corps. S’abîmer avec reconnaissance dans le moment, dans le rêve.

8

Ils quittèrent la Florentine par une journée venteuse, sans nuage, à bord d’un nouveau catamaran aérodynamique. Ann était à la barre et Sax vérifiait, à la proue tribord, que le capon avait bien retenu l’ancre. Elle sentait si fort la vase que Sax, distrait, passa un moment penché par-dessus le bastingage à examiner la boue anaérobie à la loupe de son bloc-poignet : une grande quantité d’algues mortes et d’autres organismes. Question intéressante : cette boue était-elle typique au fond de la mer du Nord, plutôt spécifique du golfe de Chryse, caractéristique de la Florentine ou plus généralement des eaux peu profondes ?

— Hé, Sax, viens ici ! appela Ann. C’est toi qui sais faire marcher ce truc.

— C’est vrai.

En réalité, l’IA du bateau se chargeait de tous les problèmes de navigation. Il aurait suffi qu’il lui dise, par exemple : « Va à Rhodes », et il n’aurait plus eu à s’en occuper de la semaine. Mais il avait commencé à apprécier le contact du gouvernail sous sa main. Alors il remit l’étude de la vase à plus tard et se dirigea vers le grand cockpit peu profond suspendu entre les deux coques fuselées.

— Regarde, Da Vinci va disparaître sous l’horizon.

— En effet.

L’extérieur de la lèvre du cratère était le seul endroit de l’île de Da Vinci encore visible sur l’eau, bien qu’elle ne soit qu’à vingt kilomètres de là. Cette planète avait quelque chose d’intime. Le bateau allait très vite. Il planait à la surface de l’eau dès que le vent atteignait cinquante kilomètres-heure. Il y avait des contrepoids mobiles dans les traverses et les coques étaient équipées de quilles extensibles, profilées comme des dauphins, qui maintenaient la coque au vent en contact avec l’eau, empêchant la partie sous le vent de plonger trop profondément. Ainsi, même par vent modéré, comme celui qui gonflait à présent le mât-voile déployé, le bateau filait sur l’eau à une vitesse à peine inférieure à celle du vent. En regardant vers la poupe, Sax constata qu’une très faible surface des coques était au contact de l’eau, et que le gouvernail et les quilles des balanciers semblaient surtout destinés à les empêcher de s’envoler. Il vit disparaître l’île de Da Vinci sous l’océan bondissant, dentelé, à quatre kilomètres à peine. Il jeta un coup d’œil à Ann. Elle était agrippée au bastingage et regardait vers l’arrière le nattage formé par les V blancs, brillants, de leurs sillages.

— Tu avais déjà pris la mer ? demanda Sax, tout en pensant : Et complètement perdu la terre de vue ?

— Non.

— Ah !

Ils mirent cap au nord, dans le golfe de Chryse. Les îles de Copernicus puis de Galileo apparurent au-dessus de l’eau, à tribord, et disparurent à nouveau sous l’horizon bleu. Les vagues étaient distinctement visibles, de sorte que l’horizon n’était pas une ligne bleue, rectiligne, tracée sur le ciel, mais un ensemble mouvant de crêtes renflées qui se succédaient rapidement. La houle venait du nord, presque droit devant eux, et tant à bâbord qu’à tribord l’horizon était une ligne ondoyante d’eau bleue sur le ciel bleu. Le cercle déchiqueté qui entourait le catamaran paraissait trop petit, comme si la ligne d’horizon terrienne était à jamais gravée dans les zones optiques du cerveau. Les choses semblaient toujours être sur une planète trop petite pour elles. Ann n’avait pas l’air dans son assiette. Elle regardait d’un œil torve les vagues qui soulevaient d’abord la proue, puis la poupe. Un courant transversal, poussé par le vent d’ouest, presque à angle droit avec la houle, interférait avec les plus grosses lames. On aurait dit une démonstration de physique effectuée en laboratoire, et Sax crut revoir les merveilles du petit bassin à vagues de son université, où les heures passaient à la vitesse de l’éclair. La taille des vagues nées dans le mouvement perpétuel vers l’est qui animait la mer du Nord était liée à la force du vent. La faible gravité suscitait de grandes vagues larges, vite soulevées par les vents forts. Si le vent forcissait encore, par exemple, les crêtes venues de l’ouest deviendraient vite plus grosses que la houle du nord, et l’effaceraient complètement. Les vagues de la mer du Nord ne se déplaçaient pas très vite mais elles étaient connues pour leur hauteur et leur versatilité, leurs formes surprenantes sans cesse renouvelées. De grandes collines lentes, pareilles aux dunes géantes de Vastitas, migrant autour de la planète. Elles pouvaient devenir vraiment gigantesques, en fait. Quand un typhon soufflait sur la mer du Nord, il n’était pas rare de voir des vagues de soixante-dix mètres de haut.

Ann, qui semblait désemparée, se serait manifestement contentée des vagues de travers. Sax ne voyait pas quoi lui dire. Il doutait que ses considérations sur les mécanismes des vagues l’intéressent. Elles étaient passionnantes, évidemment, pour tout individu que la physique intéressait. Comme Ann. Mais le moment était peut-être mal choisi. Pour l’instant, l’ensemble sensuel de l’eau, du vent et du ciel paraissait amplement suffisant. Il jugea préférable de se taire.

Des crêtes blanches commençaient à rouler sur les flancs de certaines vagues de travers, et Sax vérifia aussitôt la vitesse du vent sur le système météo. Trente-deux kilomètres à l’heure. À peu près la vitesse à laquelle la crête des vagues devait se renverser. Une simple question de tension de surface et de vitesse du vent, calculable, en fait. Oui, selon l’équation relative de la dynamique des fluides, quand la vitesse du vent atteignait trente-cinq kilomètres-heure, elles devaient commencer à retomber, ces crêtes blanches, d’une blancheur surprenante sur l’eau bleu foncé, bleu de Prusse, pensait Sax. Le ciel aujourd’hui était presque bleu layette, légèrement empourpré au zénith, un peu plus clair autour du soleil, avec un écran métallique entre le soleil et l’horizon, en dessous.

— Que fais-tu ? demanda Ann, d’un ton soudain ennuyé.

Elle écouta les explications de Sax dans un silence de mort. Il ne savait pas ce qu’elle pouvait penser. Il avait toujours trouvé réconfortante l’idée que le monde était explicable dans une certaine mesure. Mais Ann… Bah, c’était peut-être tout simplement le mal de mer. Ou un souvenir qui la perturbait. Sax avait constaté, au cours des semaines qui avaient suivi l’expérience d’Underhill, qu’il était souvent distrait par des incidents remontés du passé sans qu’il les ait en rien provoqués. Une mémoire involontaire. Peut-être Ann avait-elle quantité de souvenirs déplaisants. D’après Michel, elle avait été maltraitée quand elle était enfant. Sax avait du mal à imaginer ça ; c’était trop choquant. Sur Terre, des hommes avaient violé des femmes ; sur Mars, jamais. Était-ce bien vrai ? Il en avait l’impression mais pas la certitude. Voilà ce que c’était de vivre dans une société juste et rationnelle, c’était une des raisons principales qui en faisaient une bonne chose, une valeur. Peut-être Ann en saurait-elle plus long sur la situation actuelle, mais il ne se voyait pas l’interroger. C’était manifestement contre-indiqué.

— Tu es bien silencieux, dit-elle.

— J’admire la vue, répondit-il très vite.

Peut-être ferait-il mieux de lui parler de la mécanique des vagues, après tout. Il lui expliqua la houle, les vagues transversales, les schémas d’interférence positive et négative résultants. Et puis il ajouta :

— Il t’est revenu beaucoup de souvenirs de la Terre, à Underhill ?

— Non.

— Ah !

C’était probablement une espèce de refoulement, le contraire de la méthode psychothérapeutique que Michel aurait probablement recommandée. Mais ils n’étaient pas des machines à vapeur. Et il y avait des choses qu’il valait sûrement mieux oublier. Il devrait s’efforcer d’oublier à nouveau la mort de John, par exemple, et aussi de se souvenir plus distinctement des moments de sa vie où il avait été plus sociable, comme pendant les années où il travaillait pour Biotique, à Burroughs. En attendant, celle qui était assise de l’autre côté du cockpit était Anti-Ann, ou cette troisième femme dont elle lui avait parlé. Et lui-même était, au moins en partie, Stephen Lindholm. Des étrangers, malgré la rencontre stupéfiante d’Underhill. Ou à cause d’elle. Salut, enchanté de faire votre connaissance…


Dès qu’ils furent sortis des fjords et des îles au fond du golfe de Chryse, Sax donna un coup de barre et le bateau bondit vers le nord-est, dans le vent et les vagues écumantes. Puis, quand ils voguèrent par vent arrière, le mât-voile se déploya, adopta une forme assez personnelle de spinnaker. Les coques glissèrent sur la crête mousseuse des vagues avant de prendre la vitesse supérieure et de décoller. La rive est du golfe apparut devant eux. Elle était moins spectaculaire que la côte ouest, mais plus jolie par de nombreux aspects. Des bâtiments, des tours, des ponts. C’était un littoral assez peuplé, comme la plupart des côtes à cette époque. Quand on venait d’Olympus, la vue de toutes les villes devait provoquer un choc.

Ils dépassèrent la large embouchure du fjord Arès, puis Soochow Point émergea sur l’horizon, bientôt suivi par les îles Oxia. Avant l’arrivée de l’eau, c’était un ensemble de collines rondes qui avaient juste la hauteur voulue pour devenir un archipel. Sax s’engagea dans l’étroit passage navigable entre les îles, des bosses brunes, de quarante ou cinquante mètres de haut. La grande majorité étaient inoccupées, désertes, en dehors de quelques chèvres, mais sur les plus grosses, surtout celles en forme de rognon, qui étaient creusées de baies, des murets de pierres dessinaient des champs et des pâtures sur les pentes. Ces îles étaient irriguées, couvertes de vergers et de prairies piquetées de moutons ou de vaches miniature. D’après les cartes du bateau, elles avaient des noms : Kipini, Waouh, Wabash, Naukan, Libertad. Ann eut un reniflement.

— C’étaient les noms des cratères qui sont maintenant sous l’eau.

— Ah !

C’étaient quand même de très jolies îles où fleurissaient des villages de pêcheurs aux maisons blanches, avec des portes et des volets bleus : le modèle égéen encore une fois. D’ailleurs, sur une pointe, un petit temple dorique carré se dressait fièrement. De petits sloops ou de simples barques à rames se balançaient dans les baies. En passant, Sax montra à Ann un moulin à vent perché sur une colline, des lamas qui paissaient.

— Ça a l’air d’être la belle vie, par ici.

Ils parlèrent alors des indigènes, sans éprouver ni gêne ni tension. De Zo. Des farouches et de l’étrange mode d’existence de ces chasseurs grégaires, laboureurs migrants propriétaires de leurs fermes, qui allaient de l’une à l’autre et faisaient leurs courses en ville. De la fertilisation croisée de tous ces styles de vie. Des nouvelles colonies terriennes qui proliféraient dans le paysage. Des ports toujours plus nombreux. Au milieu de la baie, ils repérèrent un de ces nouveaux bâtiments, une ville flottante d’un millier d’habitants environ. Il était trop gros pour entrer dans l’archipel d’Oxia et attendait qu’on le guide à travers le golfe vers Nilokeras ou les fjords du Sud. Comme le sol était pris d’assaut sur toute la planète, et que les cours restreignaient de plus en plus les possibilités d’installation, un nombre sans cesse croissant de gens s’installaient sur la mer du Nord et élisaient domicile sur des navires comme celui-ci.

— Si nous allions le visiter ? suggéra Ann. C’est possible ?

— Pourquoi pas ? répliqua Sax, surpris. Nous pouvons sûrement le rattraper.

Il tira des bords, faisant donner le maximum au catamaran pour impressionner les matelots du bateau qui était une ville. En moins d’une heure ils avaient atteint son large flanc, une falaise incurvée de près de deux kilomètres de long et cinquante mètres de haut. Ils s’amarrèrent à un quai situé juste au-dessus de la ligne de flottaison, prirent pied sur la jetée et s’avancèrent vers une section entourée d’un bastingage qui s’éleva, comme un ascenseur, jusqu’au pont de l’énorme bâtiment.

Le pont était presque aussi large que long, et occupé, au centre, par une ferme plantée de petits arbres, si bien qu’on n’en voyait pas le bout. Sur tout le pourtour était ménagée une sorte de rue ou d’arcade rectangulaire, bordée des deux côtés de maisons à deux, trois ou quatre étages, les immeubles extérieurs étant surmontés par des mâts et des moulins à vent, ceux de l’intérieur s’ouvrant largement sur des parcs et des places menant vers la ferme, les cultures, les bosquets et un grand étang d’eau claire. On se serait cru dans une cité fortifiée de la Toscane à l’époque de la Renaissance, sauf qu’ici tout était incroyablement propre et ordonné. Un petit groupe de gens qui se trouvaient sur la place surplombant le quai les saluèrent et, apprenant qui ils étaient, insistèrent, tout excités, pour les retenir à dîner. Quelques-uns proposèrent de leur faire faire le tour du bâtiment, « Mais si vous voulez vous arrêter avant, dites-le, parce que ça fait une trotte ».

C’était une petite ville flottante, leur dirent-ils. La population n’était que de cinq mille habitants. Ils vivaient en autarcie presque complète depuis son lancement.

— Nous cultivons à peu près tout ce qu’il nous faut, et nous péchons le reste, mais les villes flottantes s’accusent mutuellement de dépeupler la mer de certaines espèces. Nous faisons de la polyculture de vivaces. Nous avons de nouveaux cultivars de maïs, de tournesol, de soja, de prunes des sables, etc. Tout est fait par des robots. La cueillette est une corvée qui casse le dos, et nous avons atteint un niveau de technologie suffisant pour rester tranquillement chez nous et savourer les fruits de notre travail. Il y a beaucoup de manufactures à bord. Nous faisons du vin – vous voyez les vignes, là-bas –, et nous avons des distilleries de cognac. Ça, nous le faisons à la main. Nous fabriquons aussi des semi-conducteurs aux applications très spécialisées, et des bicyclettes de grande qualité.

— Nous faisons le tour de la mer du Nord. Les tempêtes sont parfois très violentes, mais nous sommes si gros qu’elles ne nous perturbent guère. La plupart d’entre nous sont ici depuis dix ans, depuis le lancement du navire. C’est une vie merveilleuse. Nous avons tout ce qu’il nous faut. Oh, c’est amusant de descendre à terre de temps en temps, bien sûr. Nous allons à Nilokeras tous les Ls 0 pour le festival de printemps. Nous vendons nos produits, nous faisons le plein de ce qui nous manque, la fête toute la nuit et nous reprenons la mer.

— Nous n’avons besoin de rien, que de vent, de soleil et d’un peu de poisson. Les cours environnementales nous adorent. Nous avons si peu d’impact sur l’environnement ! La mer du Nord est sûrement plus peuplée que si la région n’avait jamais été mise en eau. Il y a des centaines de villes flottantes, maintenant.

— Des milliers. Et nous faisons travailler les villes portuaires, les chantiers navals. C’est une bonne affaire pour tout le monde, en fait.

— Vous pensez que ce serait un bon moyen d’absorber le surplus de population de la Terre ? suggéra Ann.

— Absolument. L’un des meilleurs. Cet océan est immense, il pourrait accueillir des quantités de bâtiments comme celui-ci.

— Tant qu’ils ne pratiquent pas la pêche à outrance.

Comme ils continuaient leur tour, Sax dit à Ann :

— Encore une raison de ne pas s’étriper pour ce problème d’immigration.

Ann ne répondit pas. Elle regardait l’eau tavelée de soleil, les vingt mâts gréés en goélette. Le bâtiment ressemblait à un vaste iceberg tabulaire dont la surface aurait été entièrement exploitée. Une île flottante.

— Il y a tant de sortes de nomades, commenta Sax. On dirait que les indigènes qui éprouvent le besoin de se fixer sont une minorité.

— Contrairement à nous.

— Je te l’accorde. Mais je me demande si cette tendance s’accompagne d’une certaine sympathie pour les Rouges. Si tu vois ce que je veux dire.

— Non.

Sax tenta de s’expliquer.

— J’ai l’impression que les nomades ont plutôt tendance à prendre les choses comme elles viennent. Ils vivent avec les saisons, mangent ce qu’ils trouvent, c’est-à-dire ce qui pousse à ce moment-là. Et ceux qui courent les mers à plus forte raison, évidemment, étant donné que la mer est réfractaire à la plupart des tentatives de l’homme pour la changer.

— En dehors des tentatives de régulation du niveau de l’eau ou de sa salinité. Tu en as entendu parler ?

— Oui. Mais il n’y a pas grand-chose à espérer de ce côté-là, à mon avis. Le mécanisme de la salinisation est encore très mal compris.

— Si ça marche, ça va tuer pas mal d’espèces d’eau douce.

— Certes, mais les espèces d’eau salée seront ravies.

Ils traversèrent l’île flottante pour rejoindre la place qui surplombait le quai, passant entre de longues rangées de fougères, de viridine transparente, de vignes taillées en T à hauteur de la taille, les treilles horizontales chargées de grappes d’un violet poussiéreux. De l’autre côté s’étendait une sorte de prairie où poussait un mélange de plantes, sillonnée par d’étroits sentiers.

Ils furent conviés à un festin de pâtes et de fruits de mer à un restaurant de la place. La conversation était générale. Soudain, quelqu’un sortit en trombe de la cuisine en annonçant qu’il y avait des problèmes à l’ascenseur spatial. Les troupes de l’ONU qui s’octroyaient la moitié des droits de douane sur New Clarke avaient pris la station, renvoyé les agents martiens sur la planète en les accusant de corruption et déclaré que dorénavant l’ONU administrerait elle-même la partie supérieure de l’ascenseur. Le conseil de sécurité des Nations Unies disait maintenant que les officiers locaux avaient outrepassé leurs prérogatives, mais ce rétropédalage ne s’accompagnait d’aucune invitation aux Martiens à remonter sur le câble, et Sax pensait que c’était un rideau de fumée.

— Oh, Seigneur ! dit-il. Maya ne va pas aimer ça.

Ann leva les yeux au ciel.

— Ce n’est pas vraiment le plus important, si tu veux mon avis.

Elle paraissait outrée et, pour la première fois depuis que Sax l’avait retrouvée dans la caldeira d’Olympus, concernée par la situation actuelle. Revenue de son exil. C’était assez choquant, quand on y réfléchissait. Même ces gens de mer avaient l’air secoués, eux qui paraissaient jusque-là – comme Ann – assez éloignés des contingences terrestres. Il constata que la nouvelle se répandait parmi les convives du restaurant, les projetant tous dans le même espace : soulèvement, crise, menace de guerre. Les voix étaient incrédules, les visages furieux.

Les gens à leur table observaient Sax et Ann, curieux de leur réaction.

— Vous allez être obligés de prendre des mesures, dit l’un de leurs guides.

— Pourquoi nous ? rétorqua sèchement Ann. Ça va être à vous de réagir, si vous voulez mon avis. C’est vous qui êtes aux commandes, maintenant. Nous ne sommes que deux vieux issei.

Leurs compagnons de table parurent surpris, ne sachant trop comment prendre sa réponse. L’un d’eux se mit à rire. Celui qui avait parlé secoua la tête.

— Ce n’est pas vrai, mais vous avez raison sur un point : nous allons être vigilants, et voir avec les autres îles flottantes la réponse qui s’impose. Nous jouerons notre rôle. Je voulais dire que des tas de gens vont se tourner vers vous pour voir ce que vous faites.

Ann resta coite. Sax replongea dans son assiette, la cervelle en ébullition. Il se rendit compte qu’il avait envie de parler à Maya.

La soirée se poursuivit jusqu’au coucher du soleil. Le dîner traînait en longueur. Leurs hôtes essayaient de retrouver leur bel entrain. Sax réprima un petit sourire ; crise interplanétaire ou non, le repas devait se dérouler selon le protocole. Et ces gens de mer n’étaient pas du genre à s’en faire pour le système solaire en général. Alors l’atmosphère se réchauffa : le dessert fut avalé dans l’euphorie – ils avaient reçu la visite de Clayborne et Russell. Puis les deux voyageurs prirent congé dans les dernières lueurs du jour, et on les escorta jusqu’à leur bateau. Les vagues, dans le golfe de Chryse, étaient beaucoup plus grosses qu’il n’y paraissait d’en haut.


Sax et Ann reprirent la mer en silence, perdus dans leurs pensées. Sax regarda la ville flottante, derrière lui, en songeant à ce qu’ils avaient vu ce jour-là. Ils avaient l’air de se la couler douce. Il y avait quand même une chose… Il chassa cette idée, puis, au bout d’une rapide course d’obstacles, la rattrapa et l’empoigna malgré tout : pas d’absences, ces jours-ci. Ce qui était une grande satisfaction, même si ses idées actuelles étaient plutôt mélancoliques. Devait-il essayer de les partager avec Ann ? Était-il possible de les exprimer ?

— Il y a des moments où je regrette… commença-t-il. Quand je vois ces gens, la vie qu’ils mènent… Je trouve ironique que nous… que nous soyons au bord d’un… d’une sorte de nouvel âge d’or… (voilà, il l’avait dit, et maintenant il se sentait complètement idiot) qui arrivera après la mort de notre génération. Nous aurons œuvré pour ça toute notre vie, et nos mourrons avant que ça n’arrive.

— Comme Moïse restant hors de la Terre promise.

— Ah bon ? Il n’y a pas mis les pieds ? fit Sax en secouant la tête. Toutes ces vieilles histoires…

Que de rapprochements… Comme la science, au fond, comme les intuitions fulgurantes qu’on avait au cours d’une expérience, quand tout devenait lumineux et que les choses s’éclaircissaient.

— Enfin, j’imagine ce qu’il a pu ressentir. C’est… c’est frustrant. Je voudrais voir ce qui va arriver. Il y a des moments où je meurs de curiosité. Je voudrais savoir ce qui va se passer après notre mort, tu comprends. Connaître l’histoire du futur. Tout ça. Tu comprends ce que je veux dire ?

Ann le regarda attentivement et dit enfin :

— Tout doit mourir un jour. Mieux vaut partir en pensant qu’on va rater un âge d’or qu’en se disant qu’on a gâché toutes les chances de nos enfants, qu’on leur laisse en héritage une hotte de cadeaux empoisonnés à long terme. C’est ça qui serait déprimant. La situation étant ce qu’elle est, nous n’avons à nous en faire que pour nous.

— C’est vrai.

Et c’était Ann Clayborne qui parlait. Sax se sentit devenir écarlate. Cette action capillaire pouvait être une sensation très agréable, parfois.


Ils retournèrent vers l’archipel d’Oxia et voguèrent entre les îles en bavardant. Ils arrivaient à communiquer. Ils mangeaient dans le cockpit, dormaient chacun dans sa cabine, sur les coques. Par un frais matin, alors que le vent soufflait du rivage, tout neuf et odorant, Sax dit :

— Je m’interroge encore sur la possible émergence de Bruns d’une espèce ou d’une autre.

— Et où serait le Rouge, là-dedans ? répliqua Ann en lui jetant un coup d’œil.

— Eh bien, dans le désir de maintenir les choses en l’état. De préserver une bonne partie de la planète dans son état primitif. L’aréophanie.

— Ça a toujours été l’idée des Verts. C’est Vert avec juste une petite touche de Rouge. Kaki.

— Possible. Ce serait Irishka et la coalition Mars Libre. Mais aussi des châtains, des ambre brûlé, des Sienne, des rouge indien.

— Je doute qu’il y ait encore des Rouges Indiens, fit-elle avec un rire amer.

Elle riait assez souvent, même si son humour était parfois mordant. Un soir, il était dans sa cabine et elle était à l’arrière de son côté (elle avait opté pour bâbord, et lui pour tribord) quand il l’avait entendue rire tout haut. Il était remonté, avait regardé alentour, et s’était dit que son hilarité avait dû être provoquée par la vue de Pseudophobos (la plupart des gens disaient simplement Phobos), qui montait très vite à l’ouest, selon son habitude. Les lunes de Mars voguant à nouveau dans la nuit, petits patatoïdes gris sans grande distinction, mais présents quand même. Comme ce rire à leur vue.


— Tu crois que c’est sérieux ? La prise de Clarke, je veux dire ? demanda Ann un soir, alors qu’ils se retiraient chacun dans sa coque.

— C’est difficile à dire. Il y a des moments où je me dis que ça ne peut être que des rodomontades, parce que si c’était sérieux ce serait tellement… stupide. Ils doivent savoir que Clarke est très vulnérable… qu’un rien pourrait le faire disparaître du paysage.

— Kasei et Dao n’ont sûrement pas eu cette impression.

— Non, mais… À Da Vinci, reprit-il très vite, car il ne voulait pas lui dire que leur tentative avait été sabotée et craignait qu’elle le déduise de son silence, euh, on a installé un laser à rayons X dans la caldeira d’Arsia Mons. Il est enfoui dans la roche de la paroi nord. Il suffirait de le déclencher pour fondre le câble juste au-dessus du point aréosynchrone. C’est imparable. Aucun système défensif ne pourrait rien contre ça.

Ann le dévisagea. Il haussa les épaules. Il n’était pas personnellement responsable de tout ce qui se passait à Da Vinci, quoi qu’on puisse en penser.

— Mais abattre le câble, dit-elle en secouant la tête. Ça tuerait un tas de gens.

Sax se rappela que Peter avait survécu à la chute du premier câble en sautant dans le vide. Il avait eu de la chance de s’en sortir. Peut-être Ann était-elle moins encline à tirer un trait sur la vie d’autrui.

— Exact, dit-il. Ce n’est pas une bonne solution. Mais c’est possible, et je pense que les Terriens le savent.

— Alors ce n’est peut-être qu’une menace.

— Peut-être. Sauf s’ils sont prêts à aller plus loin.


Au nord de l’archipel d’Oxia, ils passèrent devant la baie de McLaughlin, qui était le côté est d’un cratère submergé. Au nord, il y avait la pointe de Mawrth et, derrière, l’entrée du fjord, l’un des plus longs du littoral. Il fallait, pour le remonter à la voile, tirer constamment des bords, ballotté par des vents traîtres, louvoyer entre des parois abruptes, sinueuses. Mais Sax tenait à le faire parce que c’était un joli fjord, au fond d’un chenal d’éruption très profond et très étroit qui allait en s’élargissant. Tout au bout, le canyon au sol rocheux s’enfonçait dans les terres, sur des kilomètres et des kilomètres. Il voulait montrer à Ann que l’existence des fjords n’impliquait pas forcément l’inondation de tous les canaux afférents. Il y avait de très longs canyons au-dessus du niveau de la mer au fond d’Arès et de Kasei, ainsi que dans Al Qahira et Ma’adim. Mais il ne dit rien, et Ann ne fit pas de commentaire.

Après Mawrth, il mit cap à l’ouest. Pour gagner la région d’Acidalia, dans la mer du Nord, en sortant du golfe de Chryse, il fallait contourner un long bras de terre appelé la péninsule du Sinaï, qui prolongeait la partie ouest d’Arabia Terra. Le détroit qui reliait le golfe de Chryse à la mer du Nord faisait cinq cents kilomètres de large ; mais il en aurait fait quinze cents sans la péninsule du Sinaï.

Ils voguèrent donc vers l’ouest dans le vent, tantôt en parlant, tantôt en silence. Ils revinrent plusieurs fois sur la signification que pourrait revêtir le fait d’être Brun :

— Et si on disait plutôt Bleu ? suggéra Ann, un soir, en regardant l’eau par-dessus le bastingage. Le marron n’est pas une très jolie couleur, et ça pue le compromis. On devrait peut-être trouver quelque chose de complètement nouveau.

— On devrait peut-être, en effet.

Le soir, après dîner, ils passaient un moment à regarder les étoiles qui flottaient sur la molle surface de la mer, se disaient bonsoir ; Sax se retirait dans la cabine de la coque tribord, Ann dans celle de bâbord, et l’IA les emmenait lentement au bout de la nuit, évitant les icebergs qui commençaient à apparaître à cette latitude, chassés dans le golfe depuis la mer du Nord. C’était plutôt agréable.

Un matin, Sax se leva tôt, éveillé par une forte houle qui faisait tanguer et rouler sa couchette, ce que son rêve traduisit par le mouvement de balancier d’un pendule géant. Il s’habilla tant bien que mal et monta sur le pont. Ann, qui avait grimpé dans les drisses, le héla.

— On dirait que la houle et les vagues transversales forment un schéma d’interférence positive !

— Pas possible ! fit-il en essayant de la rejoindre, mais il fut plaqué contre un des sièges du cockpit par une soudaine embardée du bateau et laissa échapper un cri étouffé.

Elle éclata de rire. Il se rapprocha d’elle en se cramponnant à la rambarde du cockpit. Il vit aussitôt ce qu’elle voulait dire : le vent était fort, près de soixante-cinq kilomètres-heure, et la voilure réduite au minimum gémissait. Partout le bleu de la mer était hérissé de pointes blanches. Le bruit du vent courant sur cette eau mâchurée était très différent du hurlement aigu, strident, qu’il aurait poussé s’il avait soufflé sur la roche : de ces milliards de bulles crevant à la surface montait un rugissement profond, vibrant. Les grandes collines des lames de fond disparaissaient sous l’écume arrachée aux crêtes et qui roulait dans les creux. Dans le ciel d’une couleur ambrée, opaque, sale, intense et très inquiétante, le soleil était pareil à une vieille pièce de monnaie vert-de-grisée. Tout était comme plongé dans l’ombre bien qu’il n’y eût pas un nuage. L’air était chargé de fines : c’était une tempête de poussière. Soudain les vagues devinrent monumentales – l’interférence positive dont parlait Ann doublait leur hauteur –, de sorte qu’ils passaient de longues, très longues secondes à monter à une vitesse pourtant vertigineuse, puis presque autant à retomber avant de recommencer. Des montagnes russes au ralenti. L’eau cessa d’écumer et prit la couleur du ciel, un brun sombre et terne, un peu comme l’air chargé de poussière de la Grande Tempête. Les vagues coiffées de mousse disparurent aux environs immédiats du bateau, et le bruit de l’eau contre les coques s’amplifia, devint un grondement visqueux. La mer, à cet endroit, était couverte de fraisil, ou d’une couche épaisse, élastique, de glace appelée nilas. Puis les crêtes blanches revinrent, deux fois plus épaisses qu’auparavant.

Sax grimpa dans le cockpit et demanda un rapport météo à l’IA. Un vent catabatique dévalait Kasei Vallis et déferlait sur le golfe de Chryse. Un hurlevent, comme auraient dit les hommes-oiseaux de Kasei. L’IA aurait dû les avertir. Mais comme beaucoup de bourrasques catabatiques, elle était venue en une heure et était encore relativement localisée, bien que déjà très violente. Le bateau escaladait les vagues et les dévalait, ébranlé par les coups de boutoir du vent. Sur le côté, les vagues donnaient l’impression d’être renversées par le vent, mais le bateau qui effleurait l’eau en montant puis en descendant montrait qu’elles étaient toujours aussi importantes. Au-dessus de leur tête, le mât-voile s’était presque complètement rétracté dans le montant, prenant la forme d’une lame aérodynamique. Sax se pencha pour regarder de plus près l’IA. Le volume de l’alarme était réglé au minimum. Peut-être avait-elle tenté de les avertir, tout compte fait.

Une tempête. Et elle venait vite. La proximité de l’horizon – quatre kilomètres seulement – n’arrangeait pas les choses. Pendant toutes les années où la densité de l’air s’était accrue, les vents de Mars n’avaient guère faibli. Des fragments invisibles de glace se fracassaient sur la coque, faisant frémir le bateau sous leurs pieds. C’était maintenant de la glace en débâcle, apparemment, ou les fragments d’une crêpe de glace qui s’était formée pendant la nuit. Difficile à dire dans cette écume qui volait en tous sens. De temps en temps, il sentait l’impact d’un bloc plus important, un bergy bit, comme disaient les marins. Ceux-ci venaient du détroit de Chryse, portés par un courant du nord. Ils étaient maintenant poussés vers le littoral, la côte sud, sous le vent, de la péninsule du Sinaï. Comme ils l’étaient eux-mêmes, d’ailleurs.

Ils durent capoter le cockpit. Une coquille transparente se déroula d’un côté du pont et se fixa sur l’autre. Sous cette couverture imperméable, ils eurent aussitôt plus chaud, ce qui était réconfortant. Ils étaient partis pour essuyer un véritable ouragan. Kasei Vallis servait d’entonnoir à un courant d’air extrêmement puissant. D’après l’IA, à l’île de Santorini, le vent pouvait atteindre des vitesses de l’ordre de 180 à 220 kilomètres-heure, et sa force ne diminuait guère à l’entrée dans le golfe. Il soufflait déjà très fort en haut du mât : 160 kilomètres-heure. La surface de l’eau se désintégrait, à présent. Les bourrasques déchiquetaient les crêtes aplaties. Le bateau réagit en se repliant sur lui-même : le mât se rétracta, les écoutilles se refermèrent hermétiquement, puis il sortit l’ancre flottante, un tube un peu semblable à une manche à air qui s’étendit sous l’eau du côté au vent par rapport à eux, ralentissant leur course et amortissant en partie le choc des petits icebergs de plus en plus denses au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la côte. Maintenant que l’ancre flottante était en place, la glace de débâcle et les bergy bits poussés par le vent allaient plus vite qu’eux et heurtaient la coque du côté au vent, alors que la coque sous le vent heurtait une masse de glace qui allait en s’épaississant. La majeure partie des deux coques était sous l’eau, à présent. Le bateau devenait une sorte de sous-marin, reposant sur la surface et juste en dessous. Les matériaux employés pour sa construction étaient si résistants qu’ils encaisseraient sans broncher tous les chocs qu’un ouragan ou même un rivage bordé d’icebergs pouvaient occasionner. Ils étaient conçus pour résister à plus de violence encore. Non, le point faible, se dit Sax, la poitrine comprimée par sa ceinture de sécurité, le point faible, c’était leur corps. Le catamaran s’envola, emporté par un paquet de mer, retomba en une chute vertigineuse et s’immobilisa en heurtant un gros bloc de glace. Sax retomba, le souffle coupé par les sangles. Il comprit qu’ils risquaient d’être secoués à mort, les organes internes endommagés par leurs harnais. Une façon désagréable de s’en aller, se dit-il. Mais s’ils se détachaient, ils seraient ballottés dans le cockpit, se rentreraient dedans ou heurteraient quelque chose de dur, et ils éclateraient comme une tomate trop mûre. Ce n’était pas une situation tenable. Peut-être les sangles qu’il avait vues sur le cadre de son lit seraient-elles moins dures, mais les décélérations provoquées par les heurts du bateau avec les blocs de glace étaient trop brutales ; il doutait que le fait de se retrouver à l’horizontale y change grand-chose.

— Je vais voir si l’IA peut nous ramener dans la baie d’Arigato ! hurla-t-il à l’oreille d’Ann.

Elle acquiesça pour lui signifier qu’elle avait compris. Il hurla ses instructions dans le micro de l’IA, et l’ordinateur les enregistra, ce qui était une bonne chose, car Sax se voyait mal taper sur un clavier alors que le bateau volait, plongeait et vibrait comme le tambour d’une machine à laver géante. Avec toutes ces secousses, il était impossible de sentir la réaction des moteurs du bateau, mais un léger changement d’angle d’attaque des lames de fond le persuada qu’ils mettaient les bouchées doubles alors que l’IA essayait de les emmener plus loin vers l’ouest.

Près de la pointe de la péninsule du Sinaï, du côté sud, un grand cratère submergé appelé Arigato formait une baie ronde dont l’entrée, peu profonde – une partie effondrée de l’ancien bord du cratère –, était orientée vers le sud-ouest. Le vent soufflait de cette direction, et l’eau, à l’embouchure de la baie, devait être agitée. Le passage risquait d’être mouvementé. Mais une fois dans la baie, les lames de fond seraient arrêtées par la lèvre du cratère. Le vent et les vagues perdraient beaucoup de leur force, surtout à l’abri du cap ouest. Ils n’auraient plus qu’à attendre la fin de la tourmente pour reprendre la mer. En théorie, c’était un excellent plan, mais Sax redoutait l’entrée de la baie. D’après la carte, il n’y avait que dix mètres de fond, ce qui devait à coup sûr faire éclater les lames. D’un autre côté, dans un bateau qui était devenu une sorte de sous-marin (et avait malgré tout moins de deux mètres de tirant d’eau), ça ne devait pas être un problème insurmontable. L’IA semblait considérer ses instructions comme exécutables. Le bateau avait d’ailleurs rétracté l’ancre flottante et ses puissants petits moteurs le propulsaient dans le vent et les vagues, vers la baie invisible, comme tout le reste du littoral, dans l’air brouillasseux.

Ils attendirent donc l’accalmie en se retenant aux rails de sécurité du cockpit, et sans échanger deux paroles. Il n’y avait pas grand-chose à dire de toute façon, et le vacarme assourdissant du vent et des vagues rendait toute conversation difficile. Sax avait les bras et les mains engourdis à force de se cramponner, mais la seule autre solution consistait à descendre dans la coque et à s’arrimer sur son lit, ce qu’il se refusait à faire. Malgré l’inconfort de la situation et l’inquiétude qui le tenaillait à l’idée de ce qui les attendait à l’embouchure de la baie, pour rien au monde il n’aurait raté le spectacle du vent hachant l’eau. C’était une expérience extraordinaire.

Un peu plus tard (soixante-douze minutes exactement, d’après l’IA), une langue noire apparut au-dessus des crêtes blanches, du côté sous le vent. S’ils voyaient la côte, c’est probablement qu’ils en étaient trop près, mais elle disparut et reparut plus loin vers l’ouest : l’entrée de la baie d’Arigato. Le gouvernail frémit contre son genou et le bateau changea légèrement de cap. Pour la première fois, il entendit le bourdonnement des petits moteurs, à l’arrière des deux coques. Les impacts devinrent effroyables et ils durent s’agripper avec plus de fermeté encore. Les lames à la crête déchiquetée qui se cabraient en heurtant le fond atteignaient une hauteur stupéfiante. Dans la mousse qui roulait sur l’eau il voyait à présent des blocs de glace d’une taille inquiétante, des icebergs d’un bleu translucide, vert jade, aigue-marine, piquetés, rugueux, vitreux. Une grande quantité de glace avait dû être poussée vers la côte, devant eux. Si l’entrée de la baie était obstruée par la glace, si néanmoins les vagues continuaient à se briser sur la barre, la situation s’annonçait difficile. Il hurla une ou deux questions à l’IA, mais ses réponses ne le satisfirent pas. Il en ressortait que le bateau résisterait à tous les coups, mais que les moteurs ne parviendraient pas à lui faire traverser de la glace trop tassée. Et, de fait, la glace s’épaississait rapidement. Ils étaient environnés par une profusion de fragments arrachés aux icebergs, projetés vers le rivage par la tourmente qui faisait rage dans le golfe tout entier. Les crissements, les martèlements étaient maintenant une composante majeure du vacarme. Sax voyait mal comment ils pourraient sortir de cette mauvaise passe à la force des moteurs et remettre le cap au large dans le vent et les vagues. La perspective de se retrouver en pleine mer, secoué par les vagues de plus en plus énormes et violentes ne le réjouissait guère. Ils risquaient fort de se retourner. Mais la densité inattendue de la glace près de la côte ne leur laissait pas d’autre alternative. L’option consistant à continuer vers l’intérieur paraissait désormais peu faisable. En tout cas, ils allaient être rudement secoués.

Ann semblait particulièrement mal à l’aise dans son harnais. Elle se cramponnait à la rampe, dans le cockpit, comme si sa vie en dépendait. Une vie à laquelle elle ne donnait pas l’impression de vouloir renoncer, ce qui mit du baume au cœur de Sax. Elle se pencha vers lui et il lui présenta son oreille pour l’entendre.

— Nous ne pouvons pas rester là ! cria-t-elle. Quand nous serons fatigués… les chocs vont nous déchiqueter – ah ! – comme des poupées de chiffon !

— On pourrait s’attacher sur nos lits ! beugla Sax en retour.

Elle eut un froncement de sourcils dubitatif. Rien ne prouvait qu’ils se retrouveraient dans une meilleure situation ainsi sanglés. De plus, ils n’avaient pas testé ces harnais-là. Et comment s’attacheraient-ils tout seuls ? Le vent strident était d’une impétuosité stupéfiante, l’eau rugissait, les blocs de glace cognaient. Les vagues étaient si hautes que le bateau mettait, pour les gravir, dix ou douze secondes pendant lesquelles le cœur cessait de battre. Ils arrivaient en haut à une vitesse vertigineuse et, du sommet des crêtes, voyaient des blocs de glace voler en tous sens au milieu de l’écume, atterrir parfois sur les coques, le pontage et même la mince coque cristalline du bateau, avec une violence qu’ils ressentaient dans tout leur corps.

Sax se pencha pour hurler à l’oreille d’Ann :

— Je crois que c’est le moment d’utiliser la fonction canot de sauvetage du bateau !

— … canot de sauvetage ? répéta Ann.

Sax hocha la tête.

— Le bateau est son propre canot de sauvetage, mugit-il. Il vole.

— Quoi ?

— Il vole !

— Tu veux rire ?

— Non ! Il devient un… un ULM !

Il se pencha et colla ses lèvres à son oreille.

— Les coques, les quilles, le fond du cockpit se vident de leur ballast, se remplissent d’hélium. Il y a des réservoirs dans la proue. Des ballons se gonflent. On m’en a parlé à Da Vinci, mais je ne l’ai jamais vu de mes propres yeux ! Je ne pensais pas que nous en aurions un jour besoin !

Le bateau pouvait aussi se changer en sous-marin, lui avait-on dit à Da Vinci. Ils étaient assez fiers des possibilités du nouveau bateau. Mais les paquets de glace accumulés le long du rivage rendaient cette option inenvisageable. Sax ne le regrettait pas. L’idée de descendre sous la surface ne lui disait rien, sans qu’il sache trop pourquoi.

Ann se recula pour le regarder, sidérée.

— Et tu sais le piloter ? demanda-t-elle en hurlant.

— Non.

Il comptait sur l’IA pour ça. À condition qu’ils arrivent à décoller. Restait à trouver la commande d’urgence, à appuyer sur le bon bouton. Il tendit le doigt vers le tableau de bord et se pencha en avant pour lui crier quelque chose à l’oreille. La tête d’Ann fit une embardée, lui cogna durement le nez et la bouche. Il fut aveuglé par la douleur et son nez se mit à saigner. Un impact comparable à celui de deux planétésimaux. Il lui dédia un grand sourire. Autre bêtise, tout aussi pénible : il se fendit encore plus la lèvre. Il se lécha pour étancher son sang.

— Je t’aime ! brailla-t-il, mais elle ne l’entendit pas.

— Comment fait-on pour lancer cet engin ? hurla Ann.

Il indiqua à nouveau le tableau de bord et, à côté de l’IA, les commandes de secours sous un capot de protection.

Mais s’ils décidaient de s’évader par la voie des airs, il y aurait un moment dangereux. Une fois qu’ils se déplaceraient à la vitesse du vent, ils dériveraient comme une bulle portée par la brise. Mais au moment du décollage, alors qu’ils seraient encore presque stationnaires, la bourrasque s’acharnerait sur eux. Ils tangueraient probablement, ce qui risquait de déstabiliser les ballons au point de projeter le bateau dans les déferlantes qui charriaient des blocs de glace, ou sur le rivage. Il remarqua qu’Ann pensait à la même chose. Enfin, quoi qu’il arrive, cela valait sûrement mieux que ces cahots à vous briser les os. D’une façon ou d’une autre, ça ne pouvait pas durer éternellement.

Ann le regarda et fronça le nez. Il ne devait pas offrir un spectacle très ragoûtant.

— Ça vaut la peine d’essayer ! beugla-t-elle de toute la force de ses poumons.

Alors Sax ôta le panneau de protection des commandes de secours et, après un dernier coup d’œil à Ann – leurs yeux se croisèrent, un regard dont il ne put traduire le contenu mais qui le réchauffa –, posa ses doigts sur le tableau de bord. Avec un peu de chance, il trouverait quel bouton tirer ou pousser. Il regretta de ne pas s’être davantage entraîné à voler.

Quand le bateau montait, emporté par une vague écumante, il y avait un moment de quasi-apesanteur au sommet, juste avant la descente dans le creux suivant. Sax profita d’un de ces instants pour effleurer les commandes sur le panneau. Le bateau amorça quand même la descente, heurta les blocs de glace brisés avec la violence habituelle… puis fit un bond vers le haut, décolla, prit de l’altitude et s’inclina sur sa coque gauche, de sorte qu’ils se retrouvèrent suspendus à leurs harnais. Les ballons s’étaient manifestement emmêlés. La vague suivante les renverserait et ce serait fini. Mais le bateau survolait la glace, l’eau, l’écume, sans presque les effleurer, les ballottant dans tous les sens dans leurs harnais. Pendant un instant de pure démence ils furent agités comme des dés dans un cornet, puis le bateau retrouva son assiette, et commença à osciller d’avant en arrière tel un immense pendule, d’un bord sur l’autre, d’avant en arrière – oups ! Et recommençait, sens dessus dessous, puis se redressait et se remettait à se balancer. Ils montaient, secoués d’un côté et de l’autre, si fort que son harnais d’épaule se détacha. Il s’écrasa l’épaule sur celle d’Ann, déjà collée contre lui. Le gouvernail lui meurtrit le genou. Il s’y agrippa. Il se retrouva à nouveau projeté contre Ann et se cramponna à elle. Après ça ils furent comme des frères siamois, rivés l’un à l’autre, au risque de se rompre les os à chaque secousse. Ils se regardèrent l’espace d’une seconde, les yeux dans les yeux, leurs visages séparés par quelques centimètres à peine, ruisselant de sang l’un comme l’autre à cause d’une entaille, à moins que ce ne soit le sang coulant de son nez. Elle avait l’air impavide. Ils filèrent dans le ciel comme une fusée.

Il avait mal à la clavicule, à l’endroit où le front ou le coude d’Ann l’avait heurté. Mais ils volaient, ils montaient toujours dans une inconfortable étreinte. Le bateau accéléra, approchant la vitesse du vent, et les turbulences diminuèrent sensiblement. Les ballons semblaient fixés en haut du mât. Puis, juste au moment où Sax commençait à espérer une sorte de stabilité comme celle d’un zeppelin, le bateau leva le nez et reprit son horrible balancement, sans doute emporté par un courant ascendant. Ils devaient être au-dessus de la côte, à présent, et il se pouvait qu’ils soient aspirés comme un grêlon dans un nuage d’orage. Sur Mars, il y avait des cumulus de dix kilomètres de haut, souvent poussés par des ouragans venus de très loin au sud, et les grêlons tournoyaient pendant de longs moments dans ces nuages. On avait parfois vu des grêlons gros comme des boulets de canon dévaster les cultures et tuer des gens. Et s’ils étaient attirés trop haut, ils pourraient mourir à cause de la raréfaction de l’air, comme les premiers aéronautes français, cette mésaventure n’était-elle pas arrivée aux frères Montgolfier eux-mêmes ? Sax ne savait plus. Toujours plus haut, fonçant à travers le vent et le brouillard rouge, la visibilité réduite à quelques…

BOUM ! Il sursauta et se fit mal avec sa ceinture de sécurité, retomba durement, se fit mal à nouveau. Le tonnerre grondait autour d’eux, faisant un bruit bien supérieur à 130 décibels. Ann semblait toute molle contre lui. Il se glissa vers elle, tendit la main maladroitement, essaya de tourner son visage vers lui et lui tordit l’oreille.

— Hé ! protesta-t-elle, sa voix lui faisant l’effet d’un murmure dans le rugissement du vent.

— Pardon, dit-il, bien qu’elle ne puisse l’entendre dans ce charivari.

Ils se remirent à tourner, un peu moins vite cependant. Le bateau hurlait dans la tourmente. Puis ils plongèrent, et il eut la sensation que ses tympans allaient éclater. Il remua la mâchoire en tous sens. Ils remontèrent aussi brutalement, et ses tympans claquèrent douloureusement. Il se demanda jusqu’où ils allaient monter. Si ça continuait, ils allaient mourir d’asphyxie. Mais peut-être les techniciens de Da Vinci avaient-ils pensé à pressuriser le cockpit ? Il devait essayer de comprendre comment marchait le bateau une fois en l’air, ou au moins tenter de maîtriser les commandes d’altitude. Comme s’il pouvait faire quoi que ce soit contre ces puissants courants ascendants et descendants ! Soudain, la grêle martela la coque protectrice du cockpit. Il y avait de petits cabillots sur le panneau de commande. Il profita d’un instant d’accalmie pour coller son nez dessus et déchiffrer les instructions. Altitude… ce n’était pas évident. Il essaya de calculer à quelle altitude leur engin monterait avant de se stabiliser par le seul effet de son poids. Difficile, alors qu’il ne connaissait ni sa masse ni la contenance des réservoirs d’hélium.

Ils entrèrent soudain dans une zone de turbulences et furent à nouveau secoués, en haut, en bas, en haut, puis de nouveau vers le bas pendant plusieurs secondes d’affilée. Sax avait le cœur au bord des lèvres et sa clavicule lui faisait un mal de chien. Il saignait toujours du nez. Tout à coup, ils remontèrent. Il se mit à hoqueter, se demanda une fois de plus à quelle altitude ils pouvaient bien être, et s’ils montaient toujours. Mais il n’y avait rien à voir autour du cockpit, rien que des nuages et de la poussière. Il ne semblait pas menacer d’évanouissement. Ann était inerte à côté de lui, et il aurait voulu lui tirer l’oreille pour voir si elle était consciente, mais il ne pouvait pas bouger le bras. Il lui flanqua un coup de coude dans les côtes. Elle lui répondit de la même façon. S’il l’avait frappée aussi fort, il devrait essayer d’y aller plus doucement la prochaine fois. Il répéta la manœuvre avec moins de vigueur et reçut un coup moins brutal en retour. Peut-être pourraient-ils communiquer en Morse ; il l’avait appris quand il était gamin, sans raison particulière, et dans sa mémoire ressuscitée il réentendait chaque tit, chaque tat. Mais peut-être Ann ne l’avait-elle pas appris, et le moment était mal choisi pour lui donner des cours.

Le chaos régna si longtemps qu’il perdit le sens de la durée. Une heure ? Puis le bruit diminua suffisamment pour qu’ils puissent se parler en criant, ce qu’ils firent pour la seule raison que c’était possible car, en fait, il n’y avait pas grand-chose à dire.

— Nous sommes dans un cumulus !

— Oui !

Elle tendit le doigt vers des taches roses, en dessous. Ils tombèrent à toute vitesse, ses tympans recommencèrent à lui faire mal. Le nuage les recracha comme des grêlons. Rose, marron, rouille, ambre, terre de Sienne. La surface de la planète, semblable à ce qu’elle avait toujours été, vue du ciel. Ils descendaient. Ils étaient descendus dans le même vaisseau spatial, Ann et lui, songea-t-il, la toute première fois.

Puis le bateau fila sous le nuage, dans un déluge de neige et de grêle. Craignant que l’hélium ne les fasse remonter dans le nuage, Sax appuya sur un petit bouton du tableau de bord, et le bateau amorça la descente. Deux petits cabillots. Selon la façon dont il les manipulait, ils donnaient l’impression de piquer du nez ou de remonter. Des commandes d’altitude. Il appuya doucement dessus.

Apparemment, ils descendaient. Au bout d’un moment, il fit plus clair en dessous. Ils semblaient, à vrai dire, survoler des crêtes et des mesas déchiquetées. Ça devait être Cydonia Mesa, sur la côte d’Arabia Terra. Pas un bon endroit pour se poser.

Mais l’orage les emportait toujours plus loin, et ils furent bientôt à l’est de Cydonia, sur la plaine plate d’Arabia. Il fallait qu’ils descendent, et vite maintenant, avant d’être rejetés vers la mer du Nord, qui pouvait très bien être aussi sauvage et pleine de glace que Chryse. En dessous s’étendait un patchwork de champs, de vergers, de canaux d’irrigation et de fleuves sinueux, bordés d’arbres. Il avait manifestement beaucoup plu. Le sol était gorgé d’eau, les mares, les canaux, les petits cratères débordaient. La partie basse des champs était inondée. Des fermes groupées en petits villages, rien que des bâtiments d’exploitation dans les champs – des granges, des hangars. Un beau paysage détrempé, assez plat. De l’eau partout. Ils descendaient, mais lentement. Ann avait les mains bleuâtres dans cette sombre fin d’après-midi. Et lui aussi.

Il dut faire un effort sur lui-même car il se sentait vidé de toute énergie. L’atterrissage serait important. Il appuya plus fort sur les commandes d’altitude.

Leur descente s’accéléra. Ils survolèrent une rangée d’arbres, puis une bourrasque les rabattit brutalement vers le bas, sur un large champ, dont l’extrémité était pleine d’une eau brune, qui courait dans les andains. Au-delà, de l’autre côté du champ, s’étendait un verger. Un atterrissage sur l’eau serait parfait. Mais ils se déplaçaient assez vite horizontalement, dix ou quinze mètres peut-être au-dessus de la surface. Il appuya à fond sur les commandes, vit les quilles, sous les coques, s’incliner vers le bas comme des dauphins vivants. Le bateau piqua du nez lui aussi, puis le sol monta vers eux à toute vitesse, il y eut une immense gerbe d’eau brune, des vagues blanches s’élevèrent de chaque côté. Ils glissèrent sur l’eau boueuse, jusqu’à ce qu’une rangée d’arbustes les arrête brutalement. Le long des arbres, un groupe d’enfants et un homme couraient vers eux, la bouche et les yeux ronds.

Sax et Ann se redressèrent tant bien que mal. Sax ouvrit le cockpit. Un filet d’eau brune, sale, dégoulina par le plat-bord. Une journée venteuse, brumeuse, sur la campagne d’Arabie. L’eau qui se déversait à l’intérieur était d’une chaleur étonnante. Ann avait le visage trempé, ses cheveux se dressaient, tout raides, sur sa tête comme si elle avait été électrocutée. Elle grimaça un sourire.

— Bien joué, dit-elle.

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