QUATORZIÈME PARTIE Le Lac du Phénix

1

Un coup de feu, un tintement de cloche, un chœur chantant en contrepoint.

La troisième révolution martienne était à la fois si complexe et si pacifique qu’il était difficile d’y voir une simple révolution. C’était plutôt une évolution dans une discussion en cours, un renversement de marée. Un renversement d’équilibre.

Quelques semaines après la prise de l’ascenseur qui avait mis le feu aux poudres, l’armée terrienne était descendue du câble et la crise s’était étendue partout à la fois. Puis, sur une petite indentation de la côte de Tempe Terra, un essaim d’atterrisseurs tombèrent du ciel, suspendus à des parachutes, ou descendirent sur des volutes de feu pâle : toute une nouvelle colonie, une invasion d’immigrants parfaitement illégale. Ceux-là venaient du Cambodge, mais partout ailleurs sur la planète d’autres atterrisseurs amenaient des colons philippins, pakistanais, australiens, japonais, vénézuéliens, new-yorkais. Les Martiens ne surent comment réagir. Ils ne pouvaient croire qu’une chose pareille arriverait un jour. Ils avaient fondé une société démilitarisée et n’avaient aucun moyen de défense. Ou du moins le disaient-ils.

C’est encore Maya qui les fit réagir, jouant du bloc-poignet comme Frank, battant le rappel des membres de la coalition pour l’ouverture de Mars et de bien d’autres, orchestrant la réponse collective. Viens, dit-elle à Nadia. Une fois de plus. Le mot d’ordre fit tache d’huile dans les villes et les villages, et les gens descendirent dans les rues ou prirent le train pour Mangala.

Sur la côte de Tempe, les nouveaux colons cambodgiens sortirent de leurs atterrisseurs et gagnèrent les abris qui avaient été largués avec eux, exactement comme les Cent Premiers, deux siècles auparavant. Et des collines sortirent des gens vêtus de peaux de bêtes, portant des arcs et des flèches. Ils avaient des canines de pierre rouge et les cheveux noués en chignon. Là, dirent-ils aux colons qui s’étaient massés devant l’un des abris. Laissez-nous vous aider. Posez ces fusils. Nous allons vous montrer cet endroit. Vous n’avez pas besoin d’abris de ce genre, ils sont d’une conception archaïque. La colline que vous voyez à l’ouest est le cratère Perepelkin. Il y a des vergers de pommiers et de poiriers sur les pentes, prenez-en tant que vous voudrez. Et tenez, voilà les plans d’une maison-disque ; c’est l’habitat le mieux adapté à cette côte. Puis il vous faudra une marina, et des bateaux de pêche. Si vous nous permettez d’utiliser votre port, nous vous montrerons des coins où poussent des truffes. Oui, une maison-disque. Une maison-disque de Sattelmeier. C’est très agréable de vivre en plein air. Vous verrez.

Tous les courants du gouvernement martien se rencontrèrent dans la salle de l’assemblée de Mangala, pour tenter de trouver une solution à la crise. Toutes les factions de Mars Libre, qui était majoritaire au sénat, au conseil exécutif et à la cour environnementale du gouvernement global, s’accordèrent à reconnaître que l’incursion illégale des Terriens équivalait à une déclaration de guerre, à laquelle il fallait apporter une réponse appropriée. On suggéra, au sénat, de soumettre la Terre à un bombardement d’astéroïdes. On ne les dévierait que si les immigrants repartaient et si l’ascenseur était à nouveau supervisé, conjointement, par Mars et la Terre. Une seule frappe suffirait à déclencher un événement comparable à celui qui avait anéanti toute vie sur Terre à la fin du Crétacé, et ainsi de suite. Les diplomates de l’ONU objectèrent que c’était une arme à double tranchant.

Puis, alors que la tension était à son comble, la porte de la salle du conseil global s’ouvrit devant Maya Toïtovna. Elle dit : « Nous voulons parler », et elle fit entrer des gens qui attendaient dehors, les poussant impérieusement vers l’estrade comme un chien de berger : d’abord Sax et Ann, côte à côte, puis Nadia et Art, Tariki et Nanao, Zeyk et Nazik, Mikhail, Vasili, Ursula, Marina et même Coyote. Les issei revenus du passé pour hanter le présent, revenus sur le devant de la scène pour dire ce qu’ils pensaient. Maya tendit le doigt vers les écrans de la salle où l’on voyait ce qui se passait dehors : la foule qui se dressait sur l’estrade s’étendait en une marée ininterrompue à travers tout le bâtiment jusque sur la grande place centrale donnant sur la mer. Un demi-million de gens étaient massés là, une véritable multitude avait envahi les rues de Mangala et regardait sur les écrans ce qui se passait dans la salle du conseil. Et dehors, dans la baie de Chalmers, voguait un archipel de villes flottantes aux mâts hérissés de bannières et d’oriflammes. Dans toutes les villes martiennes la population était dehors, les écrans allumés. Tout le monde pouvait voir tout le monde.

Ann monta sur le podium et dit calmement que le gouvernement de Mars avait, ces dernières années, rompu à la fois la lettre et l’esprit de la compassion humaine en opposant son veto à l’immigration. Ce n’était pas ce que voulait le peuple de Mars. Le peuple de Mars voulait un nouveau gouvernement. C’était une motion de censure. Les nouveaux débarquements terriens étaient tout aussi illégaux et inacceptables, mais au moins ils étaient compréhensibles. Le gouvernement de Mars avait rompu la loi le premier. Et le nombre de nouveaux colons arrivés illégalement n’était pas supérieur au nombre de colons dont l’arrivée avait été illégalement interdite par le gouvernement actuel. Mars, dit Ann, devait être ouverte à l’immigration terrienne aussi largement que possible compte tenu des contraintes matérielles, tant que perdurerait le problème démographique. Or il ne durerait plus longtemps. Leur devoir envers leurs descendants était maintenant de les aider à passer ces dernières années dans la paix. « Rien au monde ne vaut qu’on se fasse la guerre. Nous qui l’avons vécue, nous le savons. »

Puis elle regarda par-dessus son épaule et Sax s’approcha des micros. Il dit : « Mars doit être protégée. » La biosphère était récente, sa capacité limitée. Elle n’avait pas les ressources physiques de celle de la Terre, et une grande partie du territoire vide devrait, par nécessité, le rester un moment encore. Les Terriens devaient comprendre ça, et ne pas submerger les systèmes locaux. S’ils le faisaient, Mars ne serait plus utile à personne. Il était clair que la Terre était en proie à un grave problème de surpopulation, mais Mars n’était pas la seule solution. « La relation Terre-Mars doit être renégociée. »

Ils entamèrent les pourparlers. Ils demandèrent à un représentant de l’ONU de descendre et de se justifier sur les derniers envois d’immigrants. Ils discutèrent, débattirent, s’expliquèrent, s’invectivèrent. Sur place, les gens installés affrontaient les nouveaux arrivants et des deux côtés on menaça de recourir à la violence. Puis d’autres intervinrent et commencèrent à parler, à circonvenir, à tancer, à se quereller, à négocier – et à s’invectiver. À tout moment, en mille endroits différents, les choses auraient pu très mal tourner. Beaucoup de gens étaient furieux. Mais la raison finit par l’emporter. Les choses en restèrent, dans la plupart des cas, au stade de la discussion. Beaucoup eurent peur que cela ne dure pas ; rares étaient ceux qui croyaient cela possible. C’est pourtant ce qui arriva, ainsi que les gens dans les rues purent le constater. C’est grâce à eux que les choses se passèrent ainsi. À un moment donné, après tout, la mutation des valeurs devait s’exprimer ; alors pourquoi pas ici et maintenant ? Il y avait très peu d’armes sur la planète, et il était difficile de frapper en pleine figure ou d’embrocher avec une fourche les gens qu’on avait en face de soi. Le moment de la mutation était venu, ils le voyaient bien. L’histoire était en train de se faire sous leurs yeux, dans les rues, parmi cette marée humaine, sur les écrans, l’histoire pas encore figée, là, entre leurs mains, et ils surent saisir la chance de l’infléchir selon une nouvelle direction. Ils s’en persuadèrent mutuellement. Un nouveau gouvernement. Un nouveau traité avec la Terre. Une paix polycéphale. Les négociations se poursuivraient pendant des années. Comme un chœur en contrepoint, chantant une immense fugue.

Je savais que ce câble reviendrait nous hanter, je l’avais toujours dit. Mais non, tu l’adorais, toi, ce câble. Tu ne lui reprochais que d’être trop lent. Tu disais qu’on avait plus vite fait d’aller sur Terre que sur Clarke, voilà ce que tu disais. C’est vrai, c’était ridicule. Mais moi je disais que le câble reviendrait nous hanter, et ce n’est pas la même chose, tu dois bien l’admettre. Garçon, hé, garçon ! Remettez-nous ça, de la tequila et des quartiers de citron. On travaillait au Socle quand ils sont arrivés, la salle centrale, c’était sans espoir, mais le Socle est un grand bâtiment. Je ne sais pas s’ils avaient un plan et s’il a foiré ou s’ils n’en avaient pas du tout, mais le temps que leur troisième cabine descende, le Socle était coupé du reste du monde et ils étaient les maîtres arrogants d’un cul-de-sac de trente-sept mille kilomètres de long. C’était stupide. Un vrai cauchemar, ces renards qui venaient toujours la nuit, rien que la nuit. On aurait dit des loups, mais en plus rapides. Ils vous sautaient à la gorge. Une horde de renards enragés, mon vieux, un vrai cauchemar. Comme en 2128, exactement pareil. Je ne sais pas si c’est vrai ou non, mais ils étaient là, la police terrienne à Sheffield, et quand les gens ont appris ça, ils sont tous sortis dans la rue, les rues grouillaient de monde, il en venait de partout. Je suis petit, et, des fois, j’avais la figure écrasée contre le dos des gens, ou les seins des femmes. J’en ai entendu parler par une voisine cinq minutes seulement après le début, elle l’avait appris par une amie qui habitait pas loin du Socle. La réaction à la prise des installations du câble a été rapide et tumultueuse. Ces commandos de l’ONU ne savaient pas quoi faire de nous, un détachement a essayé de prendre Hartz Plaza et nous les avons simplement encerclés, en fuyant devant eux et en nous refermant sur leurs flancs, créant un effet d’aspiration. Ce démon enragé, aux babines écumantes, qui m’avait pris à la gorge, quel putain de cauchemar ! On les a emmenés au parc du bord de la caldeira. Ces satanés commandos des étoiles ne pouvaient plus bouger d’un centimètre, ou alors c’était le massacre. La seule chose qui peut faire peur aux gouvernements, c’est que les gens descendent dans les rues. Enfin, ça et les ultimatums. Ou des élections libres ! L’assassinat. Ou qu’on se foute d’eux, ah, ah, ah, ah ! Toutes les villes étaient en liaison entre elles. Il y avait des fêtes gigantesques partout. On était à Lasswitz. Tout le monde est descendu vers le parc, le long de la rivière, et on est restés là, des bougies à la main pour que les caméras plongeant du belvédère cadrent cette mer de chandelles, c’était génial. Sax et Ann étaient là, ensemble, c’était stupéfiant. Stupéfiant. Incroyable. L’ONU a dû crever de trouille en entendant chacun tenir le discours de l’autre comme ça ! Ils ont dû se dire qu’on avait des trucs à zapper le cerveau braqués sur eux. Ce que j’ai préféré, c’est plus tard, quand Peter a demandé de nouvelles élections à la direction du parti Rouge et a mis Irishka au défi d’organiser ça tout de suite, au bloc-poignet. Ces histoires de partis se ramènent toujours à des combats de chefs, au fond, à un mano a mano. Si Irishka avait refusé de faire procéder au vote, elle était cuite, de toute façon, alors elle a bien été obligée d’y passer. J’aurais voulu que tu voies sa tête. On était à Sabishii quand on a entendu l’appel à voter des Rouges, et quand Peter a gagné, ça a été du délire. Sabishii a été instantanément changé en festival. Comme Senzeni Na, Nilokeras et Hell’s Gate. Et à la gare d’Argyre, il fallait voir ça. Enfin, bon : il ne l’avait emporté que par soixante à quarante, et à la gare d’Argyre c’est devenu dingue parce qu’il y avait beaucoup de supporters d’Irishka prêts à en découdre. C’est elle qui a sauvé le bassin d’Argyre, et toutes les basses terres encore au sec de cette planète, si tu veux mon avis, Peter Clayborne n’est qu’un vieux nisei, il n’a jamais rien fait. Garçon, garçon ! De la bière pour tout le monde, de la bière blanche, bitte. Il a servi la soupe à tous ces petits Terriens, et pas une seule idée dans le crâne. Nirgal serrant la main à tous ces types. Alors le docteur dit, comment vous savez que vous êtes atteint de déclin subit ? C’était un putain de cauchemar. Sacrée surprise, Ann travaillant avec Sax, ça ressemblait à de la récupération. Pas si on regardait bien, ils avaient voyagé ensemble, tu devais être sur Vénus ou je ne sais où. Je ne sais plus. Les Bruns, les Bleus, c’est de la connerie, tout ça. Il y a longtemps qu’on aurait dû faire quelque chose dans ce goût-là. Enfin, pourquoi se mettre la rate au court-bouillon ? Ils sont cuits, il n’en restera pas un seul d’ici dix ans. À ta place, je n’en serais pas si sûr. Ne te réjouis pas trop vite, tu n’as que quelques années de moins, espèce d’imbécile. Oh, c’était une semaine sensationnelle, on dormait dans les parcs, tout le monde était très gentil. Werteswandel, c’est comme ça que disent les Allemands. Ils ont des noms pour tout. Ça devait arriver, c’est l’évolution. On est tous des mutants, à ce stade. Parle pour toi, mon pote. Parle plutôt au garçon. Six ans : c’est génial, je m’étonne que tu ne boives plus. Moi ? ah, ah, ah ! Tu parles ! Le petit peuple rouge chargeant sur des fourmis rouges, tu crois qu’ils vont nous aider, oups ! Par-dessus le bord du cratère, t’as intérêt à ce que ce soient des fourmis volantes. Pas étonnant que j’aie tant de fourmis. Comme disait l’autre : Eh bien, toubib… Bon, et alors ? Alors, c’est tout, trouduc, le type n’a que le temps de dire : Eh bien, toubib, et il tombe raide mort, le déclin subit, tu piges ? Très drôle. C’est vrai que c’est drôle ! Ça va, ça va, ha, ha, t’énerve pas. Si tu dois engueuler les gens pour qu’ils rient de tes blagues, c’est qu’elles sont plutôt foireuses, tu ne crois pas ? Va te faire foutre. Oh, très malin. Enfin, on était là quand les troupes ont fait mine de vouloir regagner le Socle. Ils y sont allés bien gentiment, en rang d’oignons derrière une petite voiture électrique d’hôtel sur laquelle ils avaient fait main basse, et tout le monde s’est écarté un peu et les a laissés partir. Ils sont passés entre nous, l’air un peu nerveux, et les gens leur serraient la main comme s’il n’y avait que des Nirgal à la porte, et ils leur demandaient de rester, ils les laissaient tranquilles s’ils ne tenaient pas le coup, les autres ils les embrassaient sur les deux joues, les enfouissaient sous des colliers de fleurs jusqu’à ce qu’ils n’y voient plus rien. Tout droit dans le Socle. Et pourquoi pas, puisqu’ils avaient dit ce qu’ils avaient à dire et qu’ils nous avaient assez fichu la trouille pour que ce putain de gouvernement de traîtres batte en retraite sans livrer combat ? Ce farceur n’a pas l’air de comprendre les règles fondamentales du judo. Du quoi ? Hein ? Hé, qui tu es, toi ? Je ne suis pas du coin. Quoi ? Hein ? excusez-moi, mam’selle, vous pourriez nous apporter une nouvelle tournée de kava ? Ben oui, on essaie encore d’arriver à quelques parties par milliard, mais ce n’est pas joué. Me parle pas de Fassnacht, je déteste Fassnacht, c’est le pire jour de l’année pour moi, c’est à Fassnachtqu’ils ont tué Boone. C’est ce jour-là que Dresde a été bombardée. Une journée de malheur. Ils faisaient voile vers Chryse quand une tempête a emporté leur bateau et l’a projeté jusqu’aux montagnes de Cydonia. C’est le genre d’expérience qui vous rapproche. Mais qui c’est, ce type ? Il n’y a pas de quoi en faire un plat. Toutes les semaines des ULM sont un peu chahutés par le vent, la belle affaire ! On a été pris dans la même tourmente, mais on était juste au large de Santorini, et je peux te dire que l’eau bouillonnait comme dans une lessiveuse sur dix mètres de profondeur, sans rire. L’IA du bateau sur lequel on était a perdu les pédales et on est rentrés dans un autre bateau, boum, comme ça, on a bien cru que c’était la fin des haricots, on était complètement dans le cirage, l’IA est devenue dingue, morte de trouille, si tu veux mon avis. Elle a lâché, c’est tout. Bref, je me suis cassé la clavicule. Ça fait dix sequins, s’il vous plaît. Merci. Ces ouragans sont meurtriers. J’en ai essuyé un à Echus, on a dû rester assis sur notre cul et même comme ça, on s’en est tirés tout juste. J’ai dû me cramponner à mes lunettes, ou le vent les aurait emportées. Les voitures voltigeaient comme des fétus de paille. Plus un seul bateau dans la marina, tous emportés. On aurait dit une maquette de port qu’un gamin aurait balancée à l’autre bout de la pièce. Moi aussi j’ai vu cette tempête au summum de la fureur : j’étais sur une ville flottante, l’Ascension, dans la mer du Nord, près de l’île de Korolev. Hé, c’est là que Will Fort fait du surf. Oui, si j’ai bien compris, c’est le coin de Mars où les vagues sont les plus hautes, eh bien, ce jour-là, elles faisaient cent mètres du creux à la crête. Non, je ne plaisante pas. Elles étaient plus hautes que les parois de la ville flottante. De monstrueuses collines noires qui bougeaient comme de la gelée. On se serait crus dans un canot de sauvetage. Ballottés comme un bouchon, on était. Les animaux n’étaient pas heureux. Et pour tout arranger, on a été projetés vers la pointe sud de Korolev. Les vagues se brisaient sur le dernier cap. Elles passaient par-dessus et retombaient de l’autre côté. Chaque fois qu’on escaladait une de ces immenses vagues, le pilote de l’Ascensiontournait le bâtiment vers le sud, et on glissait un moment sur la paroi de la vague avant de retomber dans le creux suivant. On allait un peu plus vite, un peu plus loin à chaque vague, parce qu’elles devenaient plus abruptes et plus grosses au fur et à mesure qu’on approchait de la pointe de l’île. Au bout, elle s’incurve vers l’est, de sorte que les vagues retombaient de gauche à droite quand on regardait vers l’avant. Elles s’écrasaient sur les roches puis sur les écueils, au large. Pour la dernière vague, l’Ascension s’est retrouvé coincé au pied de la paroi abrupte, tout en bas. Le pilote a fait pivoter le bâtiment vers la droite, il a coupé la vague par le travers et est remonté à une vitesse vertigineuse. On a cru qu’il allait s’envoler. Oui, on a surfé sur la crête d’une vague de cent mètres de haut, avec une planche grande comme un village, juste au-dessus des récifs. L’espace d’une seconde, on a volé dans le tube de la vague qui déferlait. Quand on est ressortis on était sur l’épaule de la vague, par grand fond, et l’eau ne se brisait plus. On avait passé l’île. Alors, dit le docteur, comment le savez-vous ? Hein ? Joli. Oui, c’était un moment inoubliable. Je vais récupérer mon capital et prendre ma retraite, ce n’est plus la même chose. Ces gens sont des tueurs. J’ai entendu dire qu’elle avait pris un de ces vaisseaux interstellaires, c’est ce que j’ai entendu dire. Vous l’avez vraiment vue ? Vous devriez vous payer un traducteur correct, je n’ai pas dit Ça ne fait rien, docteur, je me sens mieux. Qu’est-ce que c’est que cette putain de machine ? Garçon ! Des villages comme chez moi, sauf qu’il n’y a pas de castes. S’ils veulent des castes, faudra qu’ils se les trimbalent dans la tête. Il y a des issei qui ont essayé, mais les nisei ont tourné farouches. Si j’ai bien compris, le petit peuple rouge a fini par en avoir marre de ce merdier, et ils avaient hâte de faire quelque chose, alors après avoir domestiqué les fourmis rouges ils ont démarré toute cette campagne afin de pouvoir charger à fond la caisse quand les Terriens ont débarqué. On peut penser qu’ils étaient un peu trop sûrs d’eux, mais il faut se souvenir que la biomasse des fourmis rouges sur cette planète ne fait pas loin d’un mètre de haut en moyenne, une sacrée putain de biomasse qu’ils vont nous balancer dans l’espace. Ils devraient essayer les fourmis sur Mercure, chaque fourmi a une tribu entière du petit peuple rouge sur le dos, de vraies villes dans des trucs comme des selles d’éléphant ou je ne sais quoi, alors ils ne sont peut-être pas trop sûrs d’eux, en fin de compte. On dit que l’union fait la force. Bref, ils ont délibérément poussé le gouvernement à la faute pour provoquer la confrontation. Je me demande quel prétexte ils avaient, ces salauds, il leur en fallait bien un. Je me demande pourquoi les gens qui vont à Mangala se changent immédiatement en crétins rapaces et corrompus, c’est un mystère pour moi. Ils nous sont tombés dessus. Pourquoi c’est toujours le petit peuple rouge, qu’est-il arrivé au Grand Homme, je déteste ce petit peuple rouge et leurs petits contes de fées, faut vraiment être débile pour raconter des contes de fées, la vérité est beaucoup plus intéressante. Si seulement c’étaient des grands contes de fées, avec des titans, des gorgones qui s’enverraient des galaxies spirales à la gueule comme des boomerangs, zip, zip, zip ! Hé, attention, mon vieux, doucement. Doucement, pépère. Garçon, apportez un peu de kava à ce moulin à paroles, s’il vous plaît. Ça va le calmer. Du calme, l’agité, là ! Du calme ! Qui se balanceraient des novas comme des bombes ! Boum ! Pan ! Badaboum ! Holà, calmos, l’agité ! J’en ai marre de ces petits bonshommes. Enlève tes sales pattes de là. Tu parles d’une excuse pour un gouvernement, n’importe comment, on en revient toujours là, des vampires avides de pouvoir. Je leur ai dit d’en rester aux tentes, pas de gouvernement global, ça ferait moins de pouvoir à sucer, mais tu crois qu’ils m’auraient écouté ? Tu parles ! Dis-le-leur, toi, ouais. Je leur ai dit. J’y étais. Pour sûr, Nirgal. On en a fait du chemin, Nirgal et moi. Que voulez-vous dire, honorable vieillard, vous n’êtes pas le Passager Clandestin ? Ben si, c’est moi. Alors si vous êtes le père de Nirgal, vous avez fait du chemin, comme vous dites. Ouais, eh bien, à Zygote, ça ne marchait pas toujours comme ça. Je vous le dis, cette salope vous aurait jeté de la poudre aux yeux toute votre vie si vous l’aviez laissée faire. Vous avez jamais vécu des années d’affilée dans un placard. Allez, ça va, vous n’êtes pas Coyote. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Y a pas beaucoup de gens qui me reconnaissent. Et pourquoi devraient-ils me reconnaître. Je parie que c’est lui. Ce n’est pas possible. Si vous êtes le papa de Nirgal, alors pourquoi est-il si grand et vous si petit ? Je ne suis pas petit. Pourquoi vous riez ? Je fais cinq pieds cinq pouces. Des pieds ? Des pieds ? Ka tout-puissant, ce bonhomme se mesure en pieds ! En pieds ! Mon Dieu, vous voulez rire, cinq pieds ? Des pieds ? Hé, pour moi, il faudrait plus de pieds que ça, combien ça faisait, un pied ? Un tiers de mètre, un peu moins. C’est comme ça qu’on comptait, dans le temps ? Un peu moins d’un tiers de mètre ? Pas étonnant que ce soit le foutoir sur Terre. Hé, qu’est-ce qui vous fait penser que votre précieux mètre est tellement génial, c’est qu’une fraction de la distance du pôle Nord à l’équateur terrestre. C’est Napoléon qui a choisi ça, sur un coup de tête. C’est une barre de métal, à Paris, en France, sa longueur a été déterminée par un dingue, sur un coup de tête ? Vous croyez pas plus rationnel que dans le temps, surtout. Arrêtez, par pitié, vous allez me faire crever de rire ! C’est pas le respect pour les anciens qui vous étouffe, ça me plaît. Hé, donnez encore à boire au vieux Coyote. Qu’est-ce que ça sera ? Une tequila, merci. Et du kava. Oh, oh ! Ce type sait vivre. C’est vrai, je sais vivre. Ces farouches l’ont compris, tant qu’on ne pousse pas le bouchon trop loin. Ils m’ont copié, mais ils sont allés trop loin. Ne marchez pas, conduisez, ne chassez pas, achetez. Dormez toutes les nuits sur un lit de gel et essayez de vous trouver deux jeunes indigènes nues en guise de couverture. Oh, oh, oh ! Wahou ! Espèce de vieillard lubrique ! Oh, honorable monsieur. Indécent ! Ben, je le prends pour moi. Je ne dors pas très bien, mais je suis heureux. Merci, vous en faites pas pour moi, merci. J’apprécie. À la vôtre. À Mars.

2

Elle s’éveilla dans le silence. Un silence tel qu’elle entendait battre son cœur. Elle se demanda où elle était. Puis cela lui revint. Ils étaient chez Nadia et Art, au bord de la mer d’Hellas, juste à l’ouest d’Odessa. Tap tap tap. L’aube. Le premier clou du jour. Nadia construisait quelque chose, dehors. Ils vivaient, Art et elle, en bordure d’un village, sur la plage, dans l’ensemble de maisons, de pavillons, de jardins et de sentiers de leur coop. Une communauté d’une centaine de membres, liés à une centaine d’autres communautés semblables. Nadia modifiait apparemment l’infrastructure. Tap tap tap tap tap ! Elle fabriquait une passerelle autour d’une chambre de bambou comme à Zygote.

Elle entendait respirer quelqu’un dans la chambre voisine. La porte de communication était ouverte. Elle s’assit. Écarta un peu les rideaux. La grisaille précédant l’aube. Une chambre d’amis. Sax dormait dans un grand lit, de l’autre côté de la porte. Sous de grosses couvertures.

Elle avait froid. Elle se leva, se rendit nu-pieds dans l’autre chambre. Un vieil homme, la tête enfoncée dans un grand oreiller. Elle se glissa sous les couvertures, se nicha à ses côtés. Il était tout chaud. Il était plus petit qu’elle, et tout rond. Elle le savait, elle l’avait vu au sauna, dans la piscine, à Underhill, aux bains, à Zygote. Encore une chose qu’ils avaient en commun. Tap tap tap tap tap ! Il remua et elle l’entoura de ses bras. Il se blottit contre elle sans se réveiller.


Pendant l’expérience sur la mémoire, elle s’était concentrée sur Mars. Michel le lui avait dit, un jour : Ton rôle consiste à trouver la Mars qui résistera à tout. En revoyant les collines, les vallées entourant Underhill, elle avait repensé intensément aux premières années, quand chaque horizon révélait quelque chose de nouveau. La Terre. Elle résistait dans son esprit. Sur Terre, ils ne sauraient jamais comment c’était, jamais. La légèreté, l’étroite intimité de l’horizon, tout à portée de la main ou presque. Puis, soudain, les immenses perspectives, quand l’une des régions du Grand Homme apparaissait : les vastes falaises, les canyons si profonds, les volcans à l’échelle d’un continent, le chaos sauvage. La calligraphie géante de l’époque aréologique. Les dunes qui entouraient le monde. Ils ne sauraient jamais ; c’était inimaginable.

Mais elle, elle savait. Et pendant l’expérience sur la mémoire, pendant toute cette journée qui avait paru durer dix ans, elle s’était focalisée dessus. Sans une pensée pour la Terre. C’était une gageure, un effort stupéfiant. Ne pas penser au mot éléphant ! Eh bien, elle n’y avait pas pensé. C’était un jeu auquel elle excellait, l’opiniâtreté du refus, une sorte de force. Peut-être. Et puis Sax avait surgi en criant : Tu te rappelles la Terre ? Tu te rappelles la Terre ? C’était presque drôle.

Mais il s’agissait de l’Antarctique. Immédiatement, son esprit, si rusé, si concentré, la piégea, lui dit : Ce n’est que l’Antarctique, un peu de Mars sur Terre, un continent transposé. L’année qu’ils avaient passée là-bas, un moment volé à leur avenir. Dans les Dry Valleys, ils étaient sur Mars sans le savoir. Alors elle pouvait y repenser, ça ne la ramenait pas sur Terre, ce n’était qu’un pré-Underhill, un Underhill avec de la glace, un campement différent, avec les mêmes personnes, dans la même situation. Et tout lui était revenu dans la magie de l’enchantement anamnésique : ces conversations avec Sax. Quelqu’un d’aussi solitaire qu’elle dans la science, et comme il lui avait plu, comme elle avait été attirée vers lui… Il était seul à comprendre jusqu’où on pouvait y plonger. Et là, dans cette pure distance, ils avaient discuté. Nuit après nuit. De Mars. Des aspects techniques, philosophiques. Ils n’étaient pas d’accord. Mais ils étaient là-bas ensemble.

Pas tout à fait. Il avait été choqué qu’elle le touche. Pauvre chair. C’est ce qu’elle avait pensé. Apparemment, elle se trompait. C’était bien dommage. Si elle avait compris, s’il avait compris, s’ils avaient compris, peut-être l’histoire en aurait-elle été changée. Peut-être que non. Mais ils n’avaient pas compris, et voilà où ils en étaient arrivés.

Dans cette ruée vers le passé, pas une fois elle n’avait pensé à la Terre du Nord, la Terre d’avant. Elle était restée dans la convergence antarctique. En réalité, la majeure partie du temps, elle était restée sur Mars, la Mars de son esprit, Mars la Rouge.

Selon la théorie, le traitement anamnésique stimulait la mémoire et amenait la conscience à répéter les associations complexes de nœuds et de réseaux, les reliant à travers le temps. Cette révision renforçait les souvenirs dans leur tracé, un réseau évanescent de schémas formés par des oscillations quantiques. Tout ce qui revenait était renforcé ; ce dont on ne se souvenait pas risquait de ne pas l’être et de continuer à se dégrader, victime de ruptures, d’erreurs, d’un effondrement quantique. Et de sombrer dans l’oubli.

Elle était donc une nouvelle Ann, maintenant. Pas Anti-Ann, ni même cette troisième personne indistincte qui l’avait hantée si longtemps. Une nouvelle Ann. Une Ann pleinement martienne, enfin. Sur une Mars faite de brun, de rouge, de vert et de bleu mélangés. Et s’il y avait encore en elle une Ann terrienne recroquevillée dans un placard quantique bien à elle, c’était la vie. Aucune cicatrice ne disparaissait jamais totalement avant la mort et la dissolution finale, et c’était peut-être aussi bien. Il ne fallait pas trop en perdre ou un autre genre d’ennui se profilerait. Il fallait conserver un équilibre. Ici et maintenant, sur Mars, elle était l’Ann martienne, non plus une issei mais une nouvelle indigène d’un certain âge, une yonsei née sur Terre. Ann Clayborne la Martienne, dans l’instant et l’instant seul. C’était bon d’être couchée là.


Sax remua dans ses bras. Elle le regarda. Un visage différent, mais c’était encore Sax. Gardant un bras autour de lui, elle passa une main glacée sur sa poitrine. Il se réveilla, la reconnut, eut un petit sourire ensommeillé. Il s’étira, se retourna, enfouit son visage au creux de son épaule. Lui planta un baiser dans le cou, la mordilla. Ils se cramponnèrent l’un à l’autre, comme dans le bateau volant, pendant la tempête. Une chevauchée sauvage. Ce serait drôle de faire l’amour dans le ciel. Mais pas pratique par un vent pareil. Une autre fois. Elle se demanda si les matelas étaient toujours faits comme dans le temps. Celui-ci était dur. Sax n’était pas aussi doux qu’il en avait l’air. Ils se blottirent l’un contre l’autre, s’étreignirent. Une étreinte sexuelle. Il était en elle, se mouvait en elle. Elle referma ses bras sur lui et le serra de toutes ses forces.

Il se mit à l’embrasser sur tout le corps, à la mordiller. Il disparaissait sous les couvertures. Faisait le sous-marin autour d’elle, sous les draps. Elle le sentait partout sur sa peau. Ses dents, parfois, mais surtout la pointe de sa langue, il la léchait comme un chat. Slurp slurp slurp. C’était bon. Il bourdonnait, ou il fredonnait. En tout cas, sa poitrine vibrait, ça faisait comme un ronronnement. « Rrr, rrrr, rrrrrrrrrr. » Un bruit paisible, sensuel. Ça aussi, c’était bon sur sa peau. Vibration, langue de chat, petits coups de lèche partout. Elle souleva la couverture comme une tente pour le regarder.

— Qu’est-ce qui est le meilleur ? murmura-t-il. Petit a, suggéra-t-il en l’embrassant, ou petit b ? proposa-t-il en appliquant un baiser ailleurs.

Elle ne put s’empêcher d’éclater de rire.

— Sax, ferme-la et fais-le.

— Ah ! Bon, eh bien…


Ils prirent leur petit déjeuner avec Nadia, Art et les membres de la famille qui étaient dans le coin. Leur fille, Nikki, faisait un tour dans les montagnes d’Hellespontus avec les farouches, son mari et trois autres couples de leur coop. Ils étaient partis la veille au soir dans un brouhaha de plaisir anticipé, comme des enfants, laissant leur fille Francesca et les enfants de leurs amis : Nanao, Boone et Tati. Francesca et Boone avaient cinq ans, Nanao trois, Tati deux. Ils étaient ravis de se retrouver ensemble, et avec les grands-parents de Francesca. Ce jour-là, ils allaient à la plage. Une grande aventure. Ils s’occupèrent de la logistique pendant tout le petit déjeuner. Sax devait rester à la maison avec Art, et l’aider à planter des oliviers sur la colline de derrière. Il attendait aussi deux invités : Nirgal et une mathématicienne de Da Vinci appelée Bao. Ann avait remarqué qu’il était tout excité à l’idée de les présenter l’un à l’autre. Aussi excité que les enfants.

— C’est une expérience, lui avait-il confié.

Nadia avait prévu de continuer à travailler sur sa passerelle. Elle descendrait peut-être plus tard sur la plage, avec Art, Sax et ses invités. Pendant la matinée, les enfants devaient être confiés à la garde de tante Maya. Cette perspective les enchantait tellement qu’ils ne tenaient pas en place. Ils couraient autour de la table comme des chiots.

Ann était donc plus ou moins réquisitionnée pour aller à la plage avec Maya et les enfants. Maya aurait bien besoin de son aide. Ils la regardaient d’un air circonspect. Tu veux bien, tante Ann ? Elle acquiesça. Ils prendraient le tram.


Elle partit donc pour la plage avec Maya et les enfants. Francesca, Nanao, Tati et elle étaient tassés sur la banquette juste derrière le chauffeur, Tati sur les genoux d’Ann. Boone et Maya étaient assis côte à côte derrière elles. Maya venait là tous les jours ; elle habitait de l’autre côté du village, dans un petit cottage pour elle toute seule, au milieu des dîmes qui dominaient la plage. Elle allait travailler pour sa coop presque tous les jours et, le soir, elle rejoignait souvent son groupe de théâtre. Elle était aussi une habituée des terrasses de café, et la baby-sitter attitrée des enfants.

Elle était maintenant engagée dans une féroce partie de chatouilles avec Boone. Ils étaient cramponnés l’un à l’autre comme deux singes et riaient à gorge déployée. Encore une chose à ajouter aux découvertes érotiques de la journée : il pouvait y avoir une rencontre parfaitement sensuelle entre un gamin de cinq ans et une femme de deux cent trente-trois ans. C’était le jeu de deux êtres humains très au fait des joies du corps. Ann et les autres enfants étaient silencieux, un peu gênés d’assister à cette scène.

— Quel est le problème ? hoqueta Maya en profitant d’une pause. Un chat vous a mangé la langue ?

— Un chat t’a mangé la langue ? répéta Nanao en regardant Ann avec consternation.

— Non, le rassura Ann.

Maya et Boone hurlaient de rire. Les gens dans le tram les regardaient, certains en souriant, d’autres de travers. Ann constata que Francesca avait les drôles d’yeux tachetés de sa grand-mère. C’était tout ce qu’on retrouvait de Nadia chez elle. Elle ressemblait plus à Art, mais pas beaucoup non plus. Une beauté.


Ils arrivèrent à l’arrêt de la plage. Un abri pour la pluie, un kiosque, un restaurant, un parking pour les bicyclettes, des routes de campagne qui s’enfonçaient dans l’intérieur des terres et un large sentier qui coupait à travers les dunes couvertes d’herbe vers la plage. Ils descendirent du tram, Maya et Ann croulant sous les sacs pleins de serviettes et de jouets.

Le ciel était couvert et il y avait du vent. La plage était presque déserte. De longues vagues déferlaient en diagonale sur le rivage. Elles se brisaient au large sur des bancs de sable que marquaient des lignes blanches, tranchées. La mer était sombre, les nuages gris perle dessinaient comme une arête de poisson sous le ciel morne, couleur lavande. Maya laissa tomber ses sacs. Boone et elle coururent vers l’eau. Plus loin le long de la plage, à l’est, Odessa se dressait sur sa colline, sous un trou dans les nuages, et les petites maisons blanches brillaient sous le soleil. Des mouettes tournaient dans le ciel en quête de nourriture, les plumes ébouriffées par le vent du large. Un pélican planait juste au-dessus des vagues. Plus haut volait un homme-oiseau. Ann pensa à Zo. Les gens mouraient si jeunes, autrefois… dans la quarantaine, la trentaine, à vingt ans, à dix ans. À cet âge, on ne pouvait pas savoir ce qu’on ratait. Des gamins fauchés comme des grenouilles par le gel. Ça pouvait encore arriver. À tout moment l’air pouvait vous cueillir et vous tuer. Mais c’était accidentel. Les choses étaient différentes aujourd’hui, il fallait l’admettre. À moins d’un accident, ces enfants auraient probablement une durée de vie normale. Il fallait lui laisser ce bénéfice, à cette époque, les choses ne se passaient pas trop mal de ce point de vue. Une vie bien remplie. Il fallait lui laisser ce bénéfice.

Les amis de Nikki avaient dit qu’il valait mieux éviter de laisser leur fille, Tati, se rouler dans le sable parce qu’elle avait la sale habitude d’en manger. Ann essayait donc de la canaliser sur l’étroite bande d’herbe entre les dunes et la plage, mais elle lui échappa en hurlant, s’éloigna à quatre pattes avec sa couche-culotte qui lui faisait un derrière de fourmi et tomba sur le sable, près des autres. Elle avait l’air aux anges.

— D’accord, soupira Ann en la rejoignant. Mais pas question d’en manger, hein ?

Maya aidait Nanao, Boone et Francesca à creuser un trou.

— Quand nous arriverons au sable mouillé, nous commencerons le château, déclara Boone, et Maya acquiesça, absorbée par ses opérations de fouissage.

— Regardez ! s’écria Francesca. Je cours en rond autour de vous !

Boone leva les yeux, la regarda.

— Non, tu cours en ovale autour de nous, rectifia-t-il.

Il se remit à discuter avec Maya du cycle vital des crabes des sables. Quand Ann l’avait vu, l’an passé, il parlait à peine, rien que de simples phrases, comme Tati et Nanao : Chien-chien ! C’est à moi ! Et voilà qu’il pontifiait. L’acquisition du langage chez l’enfant était incroyable. Ils étaient tous géniaux à cet âge, il fallait des années et des années aux adultes pour les tordre, les retordre et en faire les bonsaïs qu’ils devenaient inévitablement. Qui oserait faire ça, qui oserait déformer la nature de cet enfant ? Personne, et pourtant ça arriverait. Personne n’y toucherait, et tout le monde. Cela dit, en voyant Nikki et ses amis s’équiper joyeusement pour leur randonnée en montagne, Ann avait trouvé qu’ils faisaient encore très gamins, et ils avaient presque quatre-vingts ans. Alors peut-être cela arrivait-il moins souvent. Il fallait reconnaître que, de ce point de vue, les choses ne se passaient pas trop mal. Encore un bon point pour cette époque.

Francesca arrêta de courir en rond ou en ovale autour d’eux, et arracha une pelle en plastique des mains de Nanao. Nanao poussa des couinements indignés. Francesca se retourna et se dressa sur la pointe des pieds, comme pour démontrer à quel point elle avait la conscience légère.

— C’est ma pelle, dit-elle par-dessus son épaule.

— Non, c’est pas ta pelle !

Maya lui jeta à peine un coup d’œil.

— Rends-la-lui.

Francesca s’éloigna en dansant. Nanao se mit à geindre de plus belle, la figure d’un beau magenta.

— Ignore-la, conseilla Maya en faisant les gros yeux à Francesca. Tu veux un esquimau ?

Francesca revint, laissa tomber la pelle sur la tête de Nanao. Boone et Maya, déjà replongés dans leurs travaux d’excavation, ne firent pas attention à elle.

— Ann, tu pourrais aller chercher des esquimaux au kiosque ?

— Avec plaisir.

— Tu veux bien emmener Tati avec toi ?

— Non ! protesta Tati.

— Glace, fit Maya.

Tati réfléchit et se leva laborieusement.

Ann et Tati retournèrent, la main dans la main, au kiosque de l’arrêt du tram. Ann acheta six esquimaux, en rapporta cinq dans un sac. Tati insista pour manger le sien tout en marchant. Elle n’était pas encore très douée pour se livrer simultanément à deux opérations de la sorte, et elles n’allaient pas vite. La glace fondue coula sur le bâton, et Tati suça l’esquimau et son poing sans discrimination.

— Joli, dit-elle. Joli manger.

Un tram arriva, s’arrêta et repartit. Quelques minutes plus tard, trois personnes arrivaient sur le chemin à bicyclette : Sax, Nirgal et une indigène. Nirgal freina à côté d’Ann, l’embrassa. Il y avait des années qu’elle ne l’avait vu. Il avait vieilli. Elle le serra sur son cœur, sourit à Sax. Elle l’aurait bien pris dans ses bras, lui aussi.

Ils rejoignirent Maya et les enfants sur la plage. Maya se leva pour embrasser Nirgal, tendit la main à Bao. Sax faisait des allers et retours à bicyclette sur l’herbe, en haut de la plage, lâchant les mains, faisant de grands signes au groupe. Boone, qui avait toujours des stabilisateurs aux roues arrière de son vélo, le vit et hurla, épaté :

— Comment fais-tu ça ?

Sax remit précipitamment les mains sur le guidon, s’arrêta et regarda Boone en fronçant les sourcils. Boone s’approcha de lui en titubant, les bras tendus, et fonça dans sa bicyclette.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Sax.

— J’essaie de marcher sans utiliser mon cervelet.

— Excellente idée, approuva Sax.

— Je retourne chercher des esquimaux, proposa Ann.

Elle laissa Tati, cette fois, et remonta vers le sentier herbeux. C’était bon de marcher dans le vent.


Elle revenait avec un second sac d’esquimaux quand l’air devint soudain glacial. Quelque chose fit une embardée en elle, et elle eut une sorte de faiblesse. La mer avait un éclat violet, dur, luisant, bien au-dessus de la surface réelle de l’eau. Et elle avait très froid. Oh merde ! se dit-elle. Ce coup-ci, ça y est. Le déclin subit. Elle avait lu tout ce qu’on pouvait lire sur les divers symptômes tels que les avaient rapportés des gens qui s’en étaient sortis d’une façon ou d’une autre. Son cœur cognait contre ses côtes, semblable à un enfant essayant de sortir d’un cabinet plongé dans le noir. Elle se sentait immatérielle, comme si quelque chose l’avait vidée de sa substance et laissée creuse, poreuse. Une pichenette et elle serait tombée en poussière. Tap ! Elle poussa un gémissement de surprise et de douleur, se cramponna. Une douleur dans la poitrine. Elle fit un pas vers un banc, le long du chemin, puis s’arrêta, pliée en deux par une nouvelle douleur. Tap, tap, tap !

— Non ! s’écria-t-elle, les mains crispées sur le sac d’esquimaux.

Arythmie cardiaque. Oui, son cœur battait la chamade, bang bang, bang bang bang bang, bang. Non ! dit-elle silencieusement. Pas encore. La nouvelle Ann, sans aucun doute, mais ce n’était pas le moment, Ann elle-même couina « Non », et s’absorba totalement dans l’effort consistant à se cramponner. Cœur, tu dois battre ! Elle était tellement crispée qu’elle tituba. Non. Pas encore. Le vent d’un froid polaire soufflait à travers elle, transperçait son corps fantomatique. Elle banda sa volonté. Le soleil si brillant, les rayons obliques, durs, la traversant, traversant sa cage thoracique – la transparence du monde. Puis tout se mit à battre au rythme de son cœur, la brise soufflant à travers elle. Elle banda ses muscles. Le temps s’arrêta, tout s’arrêta.

Elle inspira prudemment, un petit coup. La crise passa. Le vent, lentement, se réchauffa. L’aura de la mer disparut, laissant place à une eau d’un bleu pur. Son cœur faisait son bon vieux bump bump bump. Tout reprit consistance, la douleur reflua. L’air était humide, salé, pas froid du tout. Pour un peu, elle aurait été en nage.

Elle se remit en marche. Avec quelle force le corps se rappelait à votre bon souvenir. Enfin, elle avait tenu bon. Elle vivrait. Un peu plus longtemps, du moins. Si ce n’était pas maintenant… Non, ce ne serait pas maintenant. Elle était là. Elle essaya de marcher, mit un pied devant l’autre, pour voir. Tout semblait fonctionner. Elle s’en était tirée. Mais elle l’avait échappé belle.

Depuis le château de sable, Tati repéra Ann et s’approcha d’elle en trottinant, les yeux braqués sur le sac d’esquimaux. Mais elle allait trop vite et elle tomba de tout son long. Elle se releva, la figure couverte de sable, et Ann s’attendait à ce qu’elle se mette à hurler, mais elle se lécha la lèvre supérieure en connaisseuse.

Ann s’approcha et l’aida à se relever. L’ayant remise sur ses pieds, elle essaya de nettoyer le sable qui lui couvrait le visage, mais la petite fille secoua la tête, refusant qu’on la touche. Bah, qu’elle mange un peu de sable. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, après tout ?

— Mais pas trop, hein ? Non, ça, c’est pour Sax, Nirgal et Bao. Non ! Hé, regarde, regarde les mouettes ! Regarde les mouettes !

Tati leva les yeux, vit les mouettes au-dessus de sa tête, essaya de les suivre des yeux, tomba sur le derrière.

— Ooh, fit-elle. Joli ! Joli ! C’est joli, hein ? C’est joli, hein ?

Ann la releva et toute deux retournèrent, main dans la main, près des autres. Le trou allait en s’élargissant et le monticule était maintenant couronné de pâtés de sable. Nirgal et Bao bavardaient au bord de l’eau. Des mouettes planaient au-dessus d’eux. Plus loin, sur la plage, une vieille femme asiatique péchait assise sur une planche à voile. La mer était bleu foncé sous le ciel mauve pâle qui achevait de se dégager. Les derniers nuages filaient vers l’est. La brise soufflait autour d’eux. Des pélicans surfaient en rang sur une vague. Tati retint Ann et tendit le doigt.

— C’est joli, hein ?

Ann essaya de l’entraîner mais Tati refusa de bouger, lui tirant la main avec insistance :

— C’est joli, hein ? C’est joli, hein ?

— Mais oui, mais oui.

Tati la lâcha et s’éloigna en se dandinant comme un canard, restant miraculeusement debout, des fossettes à l’arrière de ses petits genoux grassouillets.

Et pourtant elle tourne, pensa Ann. Elle suivit l’enfant en souriant de sa petite plaisanterie. Galilée aurait pu refuser de se renier, aurait pu monter sur le bûcher pour l’amour de la vérité, ç’aurait été une stupidité. Mieux valait dire ce qu’on attendait de vous et repartir vers autre chose. Voir la mort de près remettait les choses en perspective. Oh oui, c’était joli. Elle l’avait admis et avait eu le droit de vivre. Continue à battre, cœur. Et pourquoi ne pas l’admettre ? Nulle part sur ce monde les gens ne s’entretuaient, personne ne cherchait désespérément un abri ou de quoi manger, on n’avait rien à craindre pour ses enfants. Il fallait lui laisser ça, à ce monde. Le sable crissait sous ses pieds quand elle y enfonçait les orteils. Elle l’examina attentivement : des grains sombres de basalte mélangés à de microscopiques fragments de coquillages et un échantillonnage de gravillons colorés. Sans doute des fragments détachés lors de l’impact d’Hellas. Elle leva les yeux vers les collines à l’ouest de la mer, noires sous le soleil. Le squelette des choses était visible partout. Des vagues se brisaient en rangs serrés sur la plage, et elle marcha sur le sable vers ses amis, dans le vent, sur Mars, sur Mars, sur Mars, sur Mars, sur Mars.


FIN DU TOME 3
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