Une mer prise par les glaces couvrait maintenant la majeure partie du nord. Vastitas Borealis, qui se trouvait un ou deux kilomètres en dessous du niveau moyen, trois kilomètres en certains endroits, était presque entièrement sous l’eau maintenant que le niveau de la mer s’était stabilisé au contour moins un. Si un océan d’une forme comparable avait existé sur Terre, il aurait été plus grand que l’Arctique. Il aurait couvert la majeure partie de la Russie, du Canada, de l’Alaska, du Groenland et de la Scandinavie, et il aurait fait deux incursions majeures vers le sud : des mers étroites qui seraient descendues jusqu’à l’équateur. Sur Terre, il en aurait résulté un Atlantique Nord étroit et un Pacifique Nord occupé en son centre par une grosse île de forme vaguement carrée.
Sur cet Oceanus Borealis émergeaient plusieurs grandes îles glacées et une longue péninsule basse qui interrompait la circumnavigation du globe, reliant le continent principal, au nord de Syrtis, à la queue d’une île polaire. Le pôle Nord était maintenant situé sur la glace du golfe d’Olympia, à quelques kilomètres au large de cette île.
Et voilà. Sur Mars, il n’y aurait pas d’équivalent du Pacifique Sud, de l’Atlantique Sud, de l’océan Indien ou de l’Antarctique. Au sud, il n’y avait qu’un désert, en dehors de la mer d’Hellas, une étendue d’eau à peu près égale en taille à la mer des Caraïbes. L’océan qui occupait soixante-dix pour cent de la surface de la Terre ne représentait que vingt-cinq pour cent de la surface martienne.
En 2130, la majeure partie d’Oceanus Borealis était recouverte de glace. Mais il y avait de grandes étendues d’eau à l’état liquide sous la surface et, en été, des lacs de fonte se répandaient à la surface ; il y avait aussi beaucoup de polyplaques, de failles et de fentes. Comme la majeure partie avait été pompée ou extraite d’une façon ou d’une autre du permafrost, elle avait la pureté de l’eau des profondeurs souterraines, autant dire qu’elle était aussi pure qu’une eau distillée : Borealis était un océan d’eau pure. On s’attendait pourtant à ce qu’il acquière bientôt une certaine salinité, car des fleuves parcouraient le régolite très salé et s’y déversaient avec leur charge saline. L’eau s’évaporait, se transformait en précipitations et le processus se renouvelait, déplaçant les sels du régolite dans l’eau jusqu’à ce qu’un équilibre soit atteint. Ce processus fascinait les océanographes, car le degré de salinité des océans de la Terre, stable depuis des millions d’années, n’était pas bien compris.
Les côtes étaient sauvages. L’île polaire, qui n’avait pas de nom auparavant, était tantôt appelée péninsule polaire, tantôt le Cheval de Mer, à cause de son tracé sur les cartes. En fait, elle disparaissait encore en de nombreux endroits sous la glace de l’ancienne calotte polaire, et partout elle était couverte de neige, à laquelle le vent donnait des formes fantastiques nommées sastrugi. Cette surface blanche, accidentée, s’enfonçait dans la mer sur des kilomètres et des kilomètres, jusqu’à ce que les courants sous-marins la fracturent. On arrivait alors à un « littoral » constitué de chenaux et de plissements dus à la pression, des bords chaotiques de grands icebergs tabulaires et d’étendues de plus en plus vastes d’eau à ciel ouvert. Plusieurs grandes îles volcaniques ou météoriques surgissaient de la dislocation de cette côte glacée, et notamment quelques boucliers de cratères, arc-boutés sur cette blancheur comme de vastes icebergs tabulaires noirs.
La côte sud de Borealis était beaucoup plus exposée et variée. Aux endroits où la glace léchait le pied du Grand Escarpement, il y avait plusieurs régions de mesas et de collines rondes qui étaient devenues des archipels au large, lesquels, comme le littoral du continent principal, se caractérisaient par un grand nombre de falaises à pic, d’escarpements, de baies de cratères, de fjords de fossae, et de longues plages. L’eau des deux grands golfes du sud était fondue en profondeur et, l’été, en surface aussi. Le golfe de Chryse était peut-être celui qui avait le rivage le plus spectaculaire : huit grands chenaux d’écoulement qui se jetaient dans Chryse s’étaient en partie remplis de glace, et sa fonte les avait changés en fjords aux parois abruptes. À l’extrémité sud du golfe, quatre de ces fjords s’entrecroisaient, tenant enlacées plusieurs îles aux immenses falaises, formant ainsi le plus spectaculaire des paysages marins.
De grandes colonies d’oiseaux survolaient toute cette eau. Des nuages filaient dans le vent, et leur ombre tavelait le blanc et le rouge. Des icebergs flottaient sur les mers en fusion, s’écrasaient sur la roche. Des orages terrifiants dévalaient le Grand Escarpement, déversant leur fardeau de grêle et d’éclairs. Il y avait maintenant près de quarante mille kilomètres de littoral sur Mars. Qui prenait vie dans la succession rapide du gel et du dégel, en fonction des jours et des saisons, sous l’abrasion du vent inlassable.
À la fin du congrès, Nadia n’avait qu’une envie : quitter Pavonis Mons. Elle en avait assez des prises de bec dans l’entrepôt, assez des discussions politiques, de la violence et des menaces, de la révolution, des sabotages, de la Constitution et de l’ascenseur. De la Terre et de la guerre. La Terre et la mort, voilà ce qu’était Pavonis Mons – la montagne du Paon, un nichoir à paons qui faisaient la roue et se pavanaient en criant Moi Moi Moi. C’était le dernier endroit sur Mars où elle avait envie d’être.
Elle voulait descendre de là et respirer à l’air libre, travailler sur des choses tangibles, construire, avec ses neuf doigts, son dos, son esprit, bâtir tout et n’importe quoi, pas seulement des structures, ce qui aurait été merveilleux, évidemment, mais aussi des choses comme l’air ou le sol, faire partie d’un projet nouveau pour elle, participer tout simplement au terraforming. Depuis sa première marche à l’air libre, au cratère DuMartheray, sans autre équipement qu’un petit masque à C02, elle avait fini par partager l’obsession de Sax. Elle était prête à le rejoindre et tous ceux qui étaient partie prenante du projet, d’autant que la suppression des miroirs orbitaux avait entraîné un long hiver et menacé de provoquer une ère glaciaire en bonne et due forme. Construire l’air, construire le sol, déplacer l’eau, introduire des plantes et des animaux : toutes les tâches qui s’apparentaient à ce genre de choses lui paraissaient fascinantes à présent. Mais elle était aussi attirée par les projets plus conventionnels. Quand la nouvelle mer du Nord aurait fondu et que sa côte se serait stabilisée, il y aurait des ports à fonder un peu partout, des quantités de ports avec des jetées et des fronts de mer, des canaux, des docks et des villes grimpant dans les collines, derrière. Aux altitudes plus élevées, il y aurait d’autres tentes à ériger, et des canyons à couvrir. On parlait même de bâcher certaines des grandes caldeiras et de lancer des téléphériques entre les trois principaux volcans, ou d’élever des ponts au-dessus des détroits au sud d’Elysium. Il était question de viabiliser le continent insulaire du pôle. On envisageait de nouveaux concepts de biohabitat consistant à faire pousser des maisons, à construire directement à partir d’arbres conçus par le génie génétique, exactement comme Hiroko utilisait le bambou, mais à plus grande échelle. Oui, une bâtisseuse prête à se mettre au courant des techniques les plus récentes avait un millier d’années de projets magnifiques devant elle. Le rêve était en train de devenir réalité.
Puis un petit groupe vint lui annoncer qu’ils étudiaient les possibilités pour le premier conseil exécutif du nouveau gouvernement global.
Nadia les regarda de travers. Leur démarche lui faisait l’effet d’un gigantesque piège à combustion lente, et elle tenta de son mieux de prendre la fuite avant qu’il ne se referme sur elle.
— Il y a des tas de possibilités, dit-elle. Il y a près de dix fois plus de gens bien que de postes à pourvoir.
— Oui, répondirent-ils pensivement. Mais nous nous demandions si vous y aviez jamais songé.
— Non, répondit-elle, et elle commença à s’inquiéter pour de bon en voyant Art sourire d’une oreille à l’autre. Je projette de construire des choses, ajouta-t-elle fermement.
— Rien ne t’en empêcherait, répliqua Art. Le conseil n’est qu’un travail à temps partiel.
— Ben voyons !
— Non, je t’assure.
Il était vrai que le concept de gouvernement citoyen était inscrit partout dans la nouvelle Constitution, du gouvernement global aux conseils des villes sous tente. La plupart des gens travailleraient probablement à temps partiel. Mais Nadia était convaincue que le conseil exécutif n’entrerait pas dans cette catégorie.
— Les membres du conseil ne doivent-ils pas être élus parmi les députés ? demanda-t-elle.
Élus par les députés, rectifièrent-ils joyeusement. Normalement, ceux-ci devaient être élus, mais pas nécessairement.
— Eh bien, c’est une erreur de la Constitution ! s’exclama Nadia. Je me réjouis que vous l’ayez repérée si vite. Réduisez le choix aux députés élus, et vous restreindrez…
Vous restreindrez…
— Et vous aurez encore des tas de gens très bien, s’empressa-t-elle de dire, se livrant à un bel exercice de rétropédalage.
Mais ils revinrent à la charge, sous différentes formations, et Nadia voyait les dents du piège se refermer sur elle. Ils finirent par l’implorer. Toute une délégation. C’était le moment crucial pour le nouveau gouvernement, il leur fallait un conseil exécutif en qui tout le monde avait confiance, c’est lui qui allait lancer les choses, etc. Le sénat avait été élu, la douma constituée. Les deux chambres devaient maintenant élire les sept membres du conseil exécutif. Au nombre des candidats figuraient Mikhail, Zeyk, Peter, Marina, Etsu, Nanao, Ariadne, Marion, Irishka, Antar, Rashid, Jackie, Charlotte, les quatre ambassadeurs vers la Terre et plusieurs personnes que Nadia avait rencontrées dans l’entrepôt.
— Des tas de gens très bien, répéta Nadia.
C’était la révolution polycéphale.
Mais les gens n’étaient pas très chauds pour cette liste, ils le dirent et le répétèrent à Nadia. Ils avaient l’habitude qu’elle leur fournisse un point d’équilibre, pendant le congrès comme pendant la révolution, et déjà avant, à Dorsa Brevia, durant toutes les années de la clandestinité… depuis toujours, en fait. On voulait qu’elle participe au conseil pour y jouer un rôle modérateur. C’était une tête froide, un parti neutre, etc.
— Sortez ! s’écria-t-elle, soudain furieuse, sans trop savoir pourquoi, et elle vit que sa colère les inquiétait, les dérangeait. Je vais y réfléchir, ajouta-t-elle en les mettant dehors.
Elle resta seule avec Charlotte et Art, qui avaient pris un air grave et faisaient semblant de n’être pour rien dans tout cela.
— On dirait qu’ils tiennent à t’avoir au conseil exécutif, constata Art.
— Oh, ça va.
— Mais si. Ils veulent une personne en qui tout le monde a confiance.
— Ils veulent une personne qui ne leur fait pas peur, tu veux dire. Ils veulent une vieille babouchka incapable de lever le petit doigt, afin de tenir leurs adversaires à l’écart du conseil et d’agir comme ils l’entendent.
Art se renfrogna. Il n’avait pas réfléchi à ça. Il était trop naïf.
— Au fond, une Constitution est une sorte de plan, dit pensivement Charlotte. Le véritable acte de construction, c’est d’en tirer un gouvernement qui marche.
— Dehors ! fit Nadia.
Elle finit par accepter d’y siéger. Ils ne voulaient pas en démordre, ils étaient incroyablement nombreux et elle ne voulait pas leur donner l’impression de se défiler. Et c’est ainsi qu’elle laissa le piège se refermer sur sa jambe.
Les chambres se réunirent, les élections furent organisées. Nadia fut élue parmi les sept, avec Zeyk, Ariadne, Marion, Peter, Mikhail et Jackie. Le jour même, Irishka fut élue premier président de la cour environnementale, un coup magnifique pour elle, à titre personnel, et pour les Rouges en général. Ça faisait partie du Grand Geste qu’Art avait négocié à la fin du congrès pour obtenir l’appui des Rouges. La moitié des membres de la cour étaient d’ailleurs plus ou moins Rouges, ce qui conférait au geste une ampleur un peu exagérée, au goût de Nadia.
Immédiatement après ces élections, une autre délégation vint la trouver, menée cette fois par ses compagnons du conseil. Elle avait reçu le plus grand nombre de voix des deux chambres, lui annoncèrent-ils, aussi voulaient-ils l’élire présidente du conseil.
— Oh non ! dit-elle.
Ils hochèrent gravement la tête. Le président n’était qu’un membre du conseil comme les autres. Un titre honorifique, et voilà tout. Ce bras du gouvernement était calqué sur celui des Suisses, et les Suisses ne savaient généralement même pas qui était leur président, etc. Ils avaient juste besoin de son accord, lui dirent-ils, et à ces mots, une flamme brilla dans les yeux de Jackie.
— Dehors ! leur dit-elle.
Lorsqu’ils furent sortis, Nadia s’effondra dans son fauteuil, sonnée.
— Tu es la seule sur Mars en qui tout le monde a confiance, fit doucement Art avec un haussement d’épaules, comme pour dire qu’il n’y était pour rien, ce qui était un mensonge, elle le savait pertinemment. Que veux-tu ? fit-il en levant les yeux au ciel dans une attitude théâtrale. Donne-leur trois ans, et quand les choses seront sur des rails, tu leur diras que tu en as assez fait et que tu laisses tomber. Et puis, la première présidente de Mars ! Comment pourrais-tu résister ?
— Oh, sans problème.
Il attendit. Nadia le foudroyait du regard.
— Tu vas accepter, hein ? dit-il enfin.
— Tu m’aideras ?
— Évidemment ! Tout ce que tu voudras, ajouta-t-il en posant la main sur ses poings crispés. Je veux dire… Je suis à ta disposition.
— C’est une position officielle de Praxis ?
— Eh bien, oui. Je suis sûr que ça pourrait le devenir. Conseiller de Praxis auprès de la présidente de Mars ? Tu penses !
Allons, c’était peut-être jouable.
Elle poussa un gros soupir et essaya de se détendre. Elle avait un nœud à l’estomac. Elle pouvait accepter ce poste, puis faire exécuter la majeure partie du travail par Art et son équipe, quelle qu’elle soit. Elle ne serait pas la première présidente à faire ça. Et pas la dernière non plus.
— Conseiller de Praxis auprès de la présidente de Mars, répétait Art, aux anges.
— Oh, la ferme ! s’exclama-t-elle.
— Mais bien sûr.
Il la laissa un moment, le temps de se faire à cette idée, revint avec un pot de kava fumant et deux tasses. Il lui en tendit une et la regarda boire à petites gorgées le liquide amer.
— De toute façon, je suis ta chose, Nadia, dit-il. Tu le sais.
— Hum.
Elle le regarda laper son kava. Il ne parlait pas que de politique, elle le savait. Il l’aimait. Depuis le temps qu’ils travaillaient ensemble, qu’ils vivaient ensemble, voyageaient ensemble, partageaient le même espace. Et elle l’aimait bien. Un gros nounours, étrangement gracieux pour sa corpulence, débordant de joie de vivre. Qui adorait le kava, il fallait voir comment il le dégustait, la bouche en cul de poule. Il avait porté le congrès à bout de bras, grâce à sa bonne humeur contagieuse. Il avait réussi à leur faire croire qu’il n’y avait rien de plus amusant que d’écrire une Constitution. Absurde ! Mais ça avait marché. Et pendant le congrès, ils étaient devenus une sorte de couple, elle devait bien l’admettre.
Seulement elle avait cent cinquante-neuf ans, maintenant. Encore une absurdité, mais ce n’en était pas moins vrai. Et Art avait, elle ne savait pas trop, entre soixante-dix et quatre-vingts ans, bien qu’il en paraisse cinquante, comme souvent quand ils commençaient le traitement prématurément.
— Je pourrais être ta grand-mère, dit-elle.
Art haussa les épaules, un peu gêné. Il savait de quoi elle voulait parler.
— Je suis assez vieux pour être l’arrière-grand-père de cette femme, répliqua-t-il en indiquant une grande indigène qui passait devant la porte de leur bureau. Et elle serait assez vieille pour avoir des enfants. Alors tu sais… à partir d’un certain moment, ça ne veut plus rien dire.
— Peut-être pas pour toi.
— Non ! Mais c’est déjà la moitié des avis qui comptent.
Nadia ne répondit pas.
— Écoute, reprit Art, nous allons vivre un sacré bon bout de temps. À un moment donné, les chiffres ont cessé d’avoir un sens. Je veux dire, je n’étais pas avec toi pendant les premières années, mais nous sommes ensemble depuis longtemps, maintenant, et nous en avons vécu des choses, tous les deux.
— Je sais, fit Nadia en regardant la table, le moignon de son doigt perdu, en pensant à certaines périodes de sa vie, disparues elles aussi.
Et voilà qu’elle se retrouvait présidente de Mars.
— Merde !
Art finit son kava, la regarda avec sympathie. Il l’aimait bien, elle l’aimait bien. Ils formaient déjà une sorte de couple.
— Je peux compter sur toi pour m’aider avec cette saleté de conseil ? fit-elle, déprimée de sentir tous ses fantasmes technologiques s’envoler en fumée.
— Et comment !
— Et puis… eh bien, on verra.
— On verra, répéta-t-il en souriant.
Et voilà, elle était coincée sur Pavonis Mons. Le nouveau gouvernement se constituait, déménageait des entrepôts vers Sheffield, s’installait dans les vastes bâtiments, aux façades de pierre polie, abandonnés par les métanats. La question se posa, évidemment, de savoir si elles seraient indemnisées pour l’occupation de leurs bâtiments et autres infrastructures, ou si tout avait été « globalisé », « coopté » par l’indépendance et le nouvel ordre.
— Qu’on les indemnise, grommela Nadia à Charlotte.
Mais la présidente de Mars n’était apparemment pas le genre de présidente devant qui l’on se mettait au garde-à-vous, le petit doigt sur la couture du pantalon…
En tout cas, le gouvernement prenait ses quartiers à Sheffield qui devenait, sinon la capitale, du moins le siège provisoire du gouvernement global. Burroughs étant submergée et Sabishii incendiée, aucun autre endroit ne s’imposait et, à vrai dire, Nadia n’avait pas l’impression que les villes sous tente se battaient pour les héberger. Il était question de construire une nouvelle capitale, mais ça prendrait du temps, et en attendant, il fallait bien qu’ils s’installent quelque part. Tout le monde se retira donc sous la tente de Sheffield, sous le ciel noir de Sheffield, l’ombre du câble de l’ascenseur montant de son quartier est, comme une faille dans la réalité.
Nadia trouva, dans la tente la plus à l’ouest, derrière le parc, un appartement au quatrième étage d’où elle avait une belle vue sur la terrible caldeira de Pavonis. Art prit un appartement au rez-de-chaussée du même immeuble, mais qui ouvrait sur l’arrière. La caldeira lui donnait le vertige. Le bureau de Praxis était dans un bâtiment voisin, un énorme cube de jaspe poli, aux fenêtres d’un bleu de chrome.
Enfin, elle était là. Le moment était venu de respirer un bon coup et de se mettre à la tâche. Elle avait l’impression de faire un cauchemar dans lequel le congrès constitutionnel se serait soudain prolongé pendant trois ans, trois années martiennes.
Elle avait, au départ, l’intention de descendre parfois de la montagne afin de participer à un projet de construction ou un autre. Évidemment, elle ferait son travail pour le conseil, mais contribuer à l’accroissement de la production de gaz à effet de serre, par exemple, semblait particulièrement judicieux : cela alliait les problèmes techniques et la politique de conformation au nouveau régime de régulation environnemental, et cela lui permettrait de retourner dans l’arrière-pays, où étaient localisées beaucoup d’installations. De là, elle pourrait participer aux travaux du conseil par bloc-poignet.
Mais tout conspira à la faire rester à Sheffield. Les événements s’enchaînèrent – rien de particulièrement important ou intéressant, comparé au congrès, rien que les petits détails qui faisaient marcher les choses. C’était comme l’avait dit Charlotte : après la phase de conception, les détails interminables de la construction.
Il fallait s’y attendre. Elle devrait être patiente. Elle expédierait les affaires urgentes, et puis elle s’en irait. Entre-temps, avec le processus de démarrage, les médias ne juraient que par elle, le nouveau bureau martien des Nations Unies voulait la voir pour parler avec elle de la nouvelle politique d’immigration et des procédures. Les autres membres du conseil ne pouvaient pas se passer d’elle. Où le conseil se réunirait-il ? À quel rythme ? Quelles étaient les règles de fonctionnement ? Nadia persuada les six autres conseillers d’embaucher Charlotte comme secrétaire du conseil et chef du protocole, après quoi Charlotte recruta toute une équipe d’assistantes de Dorsa Brevia. Ils avaient donc une amorce d’état-major. Et Mikhail avait une grande expérience du gouvernement acquise à Vishniac Bogdanov. Des tas de gens étaient donc plus aptes que Nadia à faire ce travail. Mais on l’appelait encore un million de fois par jour pour conférer, discuter, décider, nommer, arbitrer, administrer. Ça n’en finissait pas.
Et puis, quand Nadia trouva le temps de s’occuper un peu d’elle-même, elle découvrit que la présidente de Mars aurait le plus grand mal à mener son projet à bien. Tout ce qui était actuellement mis en œuvre l’était par une tente ou une coop. C’étaient souvent des entreprises commerciales, compromises dans des transactions impliquant pour partie des travaux publics à but non lucratif, et pour partie des marchés compétitifs. Le fait que la présidente participe au projet d’une coop risquait fort de passer pour un patronage officiel et devait être évité dans un souci d’équité. C’était un conflit d’intérêts.
— Et merde ! dit-elle en regardant Art d’un œil accusateur.
Il haussa les épaules, l’air de n’y avoir pas songé un seul instant.
Mais il n’y avait pas moyen d’en sortir. Elle était prisonnière de son pouvoir. Bien. Elle étudierait la situation comme n’importe quel problème d’engineering, comme n’importe quelle autre difficulté. Mettons qu’elle veuille construire une usine de production de gaz à effet de serre. Elle ne pouvait se joindre à une coop industrielle en particulier. Elle devait donc le faire d’une autre façon. Intervenir à un niveau plus élevé. Et si elle essayait de coordonner les coops ?
Ce n’étaient pas les raisons qui manquaient de promouvoir la production de gaz à effet de serre. L’Année Sans Été avait été ponctuée par une série de violents orages qui s’étaient abattus du Grand Escarpement sur le nord, et la plupart des météorologistes voyaient dans ces tempêtes de Hadley transéquatoriales une conséquence de la suppression des miroirs orbitaux et de la soudaine baisse de luminosité qui s’en était suivie. La perspective de voir survenir une véritable ère glaciaire n’était pas exclue, et le pompage des gaz de serre semblait être l’un des meilleurs moyens de la combattre. Nadia demanda donc à Charlotte d’organiser une conférence destinée à envisager toutes les stratégies de lutte contre l’ère glaciaire. Charlotte contacta des gens de Da Vinci, de Sabishii et d’ailleurs, et elle mit bientôt sur pied un colloque qui devait se tenir à Sabishii, et que quelqu’un, un saxaclone sans doute, baptisa « Les Entretiens de M-53 sur les Moyens de Combattre les Effets de la Baisse de Luminosité ».
Ces entretiens, Nadia ne devait jamais y assister. Elle fut retenue à Sheffield par les affaires, et surtout par la mise en route du nouveau système économique qu’elle jugeait plus importante que tout le reste. Les députés votaient les lois d’économie qui devaient habiller le squelette défini par la Constitution. Ces lois imposaient aux coops qui existaient avant la révolution d’aider les filiales locales des métanats maintenant indépendantes à se transformer en organisations similaires. Ce processus, appelé horizontalisation, bénéficiait d’un très large soutien, surtout de la part des jeunes indigènes, et avançait sans heurt. Toute entreprise martienne devait maintenant appartenir à ses seuls collaborateurs. Aucune coop ne pouvait dépasser un millier de membres ; les entreprises plus importantes seraient composées d’associations de coops. Pour leur structure interne, la plupart des entreprises adoptaient l’une ou l’autre variante d’un modèle bogdanoviste, lui-même inspiré de la communauté basque de Mondragon, en Espagne. Les employés étaient copropriétaires de leur entreprise et accédaient à leur titre de propriété en versant l’équivalent d’une année de salaire environ au fonds d’équité de la firme, cette somme étant acquise lors de divers programmes d’apprentissage suivis en fin de scolarité. Ce versement était une sorte d’action dont la valeur augmentait à chaque année que le collaborateur passait dans la société. Elle lui était restituée sous forme de pension ou de capital de départ. Un conseil élu par le personnel désignait une direction, qu’il allait généralement chercher à l’extérieur, et qui avait ensuite tout pouvoir de décision, mais était assujettie au contrôle annuel du conseil. On pouvait obtenir du crédit et des capitaux auprès de banques coopératives centrales, du fonds de développement du gouvernement global ou d’organismes d’aide comme Praxis et les Suisses. Au niveau supérieur, les coops d’un même secteur d’activité pouvaient s’associer pour des projets plus importants et envoyer des représentants auprès de guildes qui instauraient des codes de déontologie, mettaient en place des centres d’arbitrage et de médiation, et assumaient généralement toutes les activités des syndicats professionnels.
La commission économique était aussi chargée de définir une monnaie martienne à usage interne et destinée aux échanges avec la Terre. La commission tenait à ce que cette monnaie résiste à la spéculation terrienne, mais, en l’absence de Bourse martienne, il était à craindre que le poids des investissements terriens ne retombe sur la devise martienne, avec les risques d’inflation que cela comportait. Avec le temps, on pouvait craindre une surévaluation du sequin martien sur le marché des changes terrien, au détriment de Mars. Mais les métanats en cours de dislocation poursuivaient la lutte contre le coopératisme sur Terre, et les échanges financiers terriens, désorganisés, avaient perdu de leur intensité. Le sequin se tenait donc bien sur Terre, sans excès, et sur Mars, ce n’était que de l’argent. Praxis fut d’une aide considérable tout au long du processus, en jouant un peu le rôle de banque fédérale pour la nouvelle économie, en lui accordant des prêts à taux zéro et en servant de trait d’union avec les Bourses terriennes.
Dans ce contexte, le conseil exécutif débattait pendant de longues heures, tous les jours, de problèmes législatifs et autres. Nadia en oublia presque la conférence dont elle était l’instigatrice et qui se déroulait en même temps à Sabishii. Parfois, le soir, elle passait enfin une heure ou deux devant l’écran avec ses amis de Sabishii. Les choses donnaient l’impression de bien se passer là-bas aussi. Beaucoup de savants environnementalistes de Mars étaient venus et ils s’accordaient à dire qu’un accroissement massif de l’émission de gaz à effet de serre contribuerait à atténuer les effets de la perte du miroir. Évidemment, les serres émettaient avant tout du dioxyde de carbone – dont ils s’efforçaient déjà de ramener la proportion dans l’atmosphère à un niveau respirable – mais ils estimaient généralement qu’il devait être possible de produire et de relâcher dans l’atmosphère des gaz plus complexes et plus puissants, selon des proportions idoines et sans que cela pose de problème sur le plan politique. La Constitution spécifiait que l’atmosphère ne devait pas dépasser 350 millibars à la limite de six kilomètres, mais ne disait rien sur la nature des gaz devant permettre d’arriver à cette pression.
Ils avaient calculé que s’ils arrivaient à augmenter la proportion de dérivés carbonés halogénés et autres gaz composant ce qu’ils appelaient « le cocktail de Russell » à cent parties par million au lieu des vingt-sept parties par million que comportait normalement l’atmosphère, la chaleur monterait de plusieurs degrés kelvin et la menace d’ère glaciaire serait écartée, ou du moins grandement réduite. Le plan prévoyait donc la production et le relâchement dans l’atmosphère de tonnes de tétrafluorure de carbone, d’hexafluoroéthane, d’hexafluorure de soufre, de méthane, d’oxyde d’azote et de traces d’autres éléments chimiques qui contribueraient à réduire le rythme auquel les rayons UV détruisaient ces halocarbones.
L’autre moyen de lutte le plus souvent mentionné au cours des entretiens consistait à faire fondre la glace de la mer du Nord. Tant qu’elle ne serait pas complètement liquide, l’albédo de la glace renverrait beaucoup d’énergie dans l’espace. S’ils parvenaient à obtenir un océan liquide, ou, selon sa latitude, un océan liquide en été, toute menace de glaciation serait écartée à jamais, et le terraforming pratiquement achevé : il y aurait des courants forts, des vagues, une évaporation, des nuages, des précipitations, une fonte, des fleuves, des rivières, des deltas – un cycle hydrologique complet. Toutes sortes de méthodes furent proposées pour accélérer la fonte de la glace : alimenter les océans avec la chaleur dégagée par les centrales nucléaires, répandre des algues noires à la surface, déployer des émetteurs chauffants à micro-ondes et à ultrasons, ou rompre les plaques les moins épaisses à l’aide de brise-glace.
L’accroissement de l’effet de serre irait bien entendu dans ce sens : la glace des océans fondrait toute seule à partir du moment où la température de l’air s’élèverait régulièrement au-dessus de 273 degrés kelvin. Mais ce projet n’allait pas sans inconvénients, ainsi que le soulignèrent les participants au colloque : il exigerait un effort industriel presque aussi important que les entreprises monstrueuses des métanats comme le transport d’azote de Titan, ou la soletta elle-même. Et ce n’était pas un mince problème : les gaz étaient constamment détruits par les rayons UV dans la stratosphère, de sorte qu’il faudrait les produire de façon excessive afin d’atteindre le niveau désiré, et même après, si on voulait qu’ils continuent à monter aussi haut. L’extraction des matières premières et la construction des usines nécessaires pour leur transformation étaient des projets énormes qui seraient essentiellement mis en œuvre grâce à la robotique : ça exigerait des mineurs robots et autorépliquants, des usines autoconstructibles et autorégulées, des drones échantillons dans la stratosphère. L’entreprise devait être entièrement automatisée.
Le problème ne résidait pas dans le défi technique que cela impliquait. Comme le fit remarquer Nadia, la technologie martienne était hautement robotisée depuis le début. Des milliers de petits véhicules automatisés erreraient seuls à la surface de Mars, à la recherche des meilleurs gisements de carbone, de soufre ou de fluorine, comme les Arabes des caravanes minières du Grand Escarpement. Puis, quand ils découvriraient des dépôts importants, les robots s’installeraient et construiraient de petites unités de transformation à partir de l’argile, du fer, du magnésium et des oligo-éléments trouvés à l’endroit de ces mêmes dépôts, apportant les pièces qu’ils ne pouvaient fabriquer sur place et assemblant le tout. Ils construiraient des flottilles de foreuses et de wagons automatisés afin de transporter les matières transformées vers les usines où elles seraient gazéifiées et relâchées à partir d’immenses silos mobiles. Ce n’était pas très différent du processus de forage antérieur de gaz atmosphérique, sinon sur le plan de l’échelle.
L’ennui, c’est que les dépôts les plus faciles à exploiter l’avaient déjà été. Et que le sol ne pouvait plus être creusé comme autrefois : il y avait des plantes presque partout, maintenant, et en de nombreux endroits, une sorte de dallage se développait à la surface du désert, par suite de l’hydratation, de l’action bactériologique et de réactions chimiques dans les argiles. Cette croûte contribuait grandement à réduire les tempêtes de sable, qui constituaient encore un grave problème. La gratter pour atteindre les dépôts de matière première qui se trouvaient en dessous n’était plus envisageable, ni sur le plan politique ni sur le plan écologique. Les membres rouges des instances gouvernementales exigeaient un moratoire sur ce genre de forage, et pour de bonnes raisons, même en termes de terraforming.
Qu’il était difficile, songea Nadia, un soir, en éteignant son écran, de se retrouver confronté aux effets antagonistes de ses actes… Les effets sur l’environnement étaient si étroitement liés qu’ils auraient du mal à les dissocier et à arrêter une marche à suivre. Et qu’il était difficile de rester prisonnier des règles qu’on avait soi-même édictées. Rien ni personne ne pouvait plus agir individuellement. Toute action était maintenant bien trop ramifiée. D’où la nécessité de réguler l’environnement, et l’utilité de la cour environnementale globale, déjà submergée par les dossiers. Elle allait être aussi obligée de réglementer tous les projets sortant de ces entretiens. Les jours du terraforming débridé étaient révolus.
Et en sa qualité de membre du conseil exécutif, Nadia devait se borner à dire qu’elle était pour l’augmentation de l’effet de serre. À part ça, elle devait rester en dehors du débat, sous peine de donner l’impression de marcher sur les plates-bandes de la cour environnementale, qu’Irishka défendait avec vigueur. De sorte que Nadia passait du temps à consulter, par écran interposé, des groupes qui concevaient de nouveaux robots extracteurs censés causer le moins de désordre possible, ou qui travaillaient sur des fixateurs de poussières susceptibles d’être vaporisés à la surface, ou d’y pousser. « Un dallage fin et rapide », comme ils disaient. N’empêche que le problème n’était pas près d’être réglé.
Ce fut toute la contribution de Nadia aux entretiens de Sabishii, qu’elle avait elle-même initiés. Enfin, toutes ces questions techniques étant engluées dans des considérations d’ordre politique, elle n’avait rien manqué, en fin de compte. Personne n’était arrivé à un résultat concret. Et pendant ce temps-là, à Sheffield, le conseil affrontait de réels problèmes : des difficultés imprévues dans l’instauration de l’éco-économie. Certains protestaient que la CEG outrepassait son autorité. D’autres se plaignaient de la nouvelle police et du système de justice criminelle. Les deux chambres adoptaient un comportement anarchique et stupide. Les Rouges, et d’autres, faisaient de la résistance dans l’outback, et Dieu sait quoi encore. Les embêtements couvraient tout le champ des possibles, du plus crucial au plus dérisoire, jusqu’à ce que Nadia commence à perdre la mesure des vrais problèmes dans cette galaxie.
C’est ainsi, par exemple, qu’elle passait une bonne partie de son temps à arbitrer les luttes intestines du conseil, qu’elle considérait comme triviales mais ne pouvait éluder. La plupart des conflits étaient provoqués par les manœuvres de Jackie visant à constituer une majorité qui la suivrait aveuglément, de façon à utiliser le conseil comme un porte-drapeau pour Mars libre, autrement dit pour elle-même. Nadia s’efforça de mieux connaître les autres membres du conseil afin d’imaginer un moyen de travailler avec eux. Zeyk était une vieille connaissance. Nadia l’aimait bien. C’était un homme influent parmi les Arabes, il les représentait face à la culture générale et il avait remporté ce poste au nez et à la barbe d’Antar. C’était un homme gracieux, intelligent, gentil, et tous deux étaient d’accord sur la plupart des problèmes, y compris les plus fondamentaux, de sorte qu’ils entretenaient des relations très positives, presque amicales. Ariadne était une des prêtresses de la matriarchie de Dorsa Brevia, rôle qui lui allait comme un gant : c’était une idéologue impérieuse et rigide, et ses principes étaient probablement la seule chose qui l’empêchait de présenter une opposition sérieuse à la prééminence de Jackie auprès des indigènes. Marion était une Rouge ; une idéologue aussi, mais elle avait beaucoup évolué depuis les jours anciens de son radicalisme, même si elle argumentait avec une faconde incroyable, de sorte qu’il était difficile de lui river son clou. Peter, le petit garçon d’Ann, avait grandi et incarnait un certain pouvoir auprès de différentes factions de la société martienne, dont l’équipe spatiale de Da Vinci, l’underground Vert, les gens du câble et, à cause d’Ann, certains Rouges parmi les plus modérés. Cette versatilité faisait partie de sa nature, et Nadia avait toujours eu du mal à le cerner. Il gardait ses distances, comme ses parents, et il semblait se méfier de Nadia et des autres Cent Premiers. Un vrai nisei, jusqu’au bout des ongles. Mikhail Yangel était l’un des premiers issei à avoir suivi les Cent sur Mars, et il avait travaillé avec Arkady depuis le début. Il avait joué un rôle moteur dans la révolte de 61, et Nadia le tenait pour l’un des Rouges les plus extrémistes à l’époque, ce qui la mettait encore parfois en rage. C’était stupide, ça ne facilitait pas les rapports avec lui, mais elle n’y pouvait rien ; c’était plus fort qu’elle. Il avait pourtant beaucoup changé. C’était aujourd’hui un bogdanoviste prêt au compromis. Sa présence au conseil était une surprise pour Nadia. Elle y voyait une sorte de geste envers Arkady, et trouvait cela vaguement touchant.
Et puis il y avait Jackie, qui était peut-être la plus populaire et la plus puissante des politiciennes de Mars. En attendant le retour de Nirgal, du moins.
Nadia était donc amenée à négocier avec eux jour après jour et s’efforçait de comprendre leur mode de fonctionnement alors qu’ils abordaient l’un après l’autre les problèmes quotidiens, du plus important au plus dérisoire, de l’abstrait au personnel. Nadia avait l’impression que tout était lié. Non, le conseil n’était pas un travail à mi-temps. Il l’occupait du matin au soir, sans trêve ni relâche. Et des trois années martiennes de son mandat elle n’avait vécu que deux mois…
Art voyait bien que la situation lui pesait et faisait de son mieux pour l’aider. Il lui apportait son petit déjeuner tous les matins, comme une soubrette. Il le préparait souvent lui-même, et veillait à ce qu’elle se régale. Il arrivait en tenant haut son plateau et programmait du jazz sur son IA en guise de fond sonore à leurs agapes matinales. Pas seulement Louis Armstrong, que Nadia adorait, même s’il s’ingéniait à trouver, pour l’amuser, de vieux enregistrements comme Give Peace a Chance ou Stardust Memories, mais aussi des échantillons de jazz postérieur qu’elle n’appréciait guère jusque-là, parce qu’elle les trouvait trop frénétiques. Mais ça semblait être le tempo de l’époque. En tout cas, elle trouvait que Charlie Parker tournait et virevoltait d’une façon très impressionnante, et que Charlie Mingus donnait à son big band des accents comparables à ceux de Duke Ellington sous pandorphe – exactement ce qui manquait, disait-elle, au Duke et à tout le swing, une musique très amusante, agréable. Non, le plus beau de tous, c’était Clifford Brown qu’Art invitait souvent à partager leur petit déjeuner. C’est lui qui l’avait découvert pour elle, et il en était très fier. Il affirmait souvent que c’était l’héritier légitime d’Armstrong – une trompette vibrante, aux accents radieux, mélodiques comme celle de son cher Satchmo, aussi vive, brillante, intelligente et difficile. Du Parker, en plus joyeux. C’était le fond sonore idéal pour ces moments de folie, une musique stimulante, intense, aussi positive qu’il était possible de l’être.
Art lui apportait donc son petit déjeuner en chantant All of Me d’une assez belle voix, avec la vision pénétrante de Satchmo, pour qui la chanson américaine ne pouvait être traitée que comme une bonne blague : « All of me, moi tout entier, pourquoi ne pas me prendre tout entier, tu ne vois pas, que je ne vaux rien sans toi. » Leurs petits déjeuners musicaux étaient très gais.
Mais si bien que commencent les journées, le conseil lui bouffait la vie. Nadia en avait de plus en plus marre des chamailleries, des négociations, des compromis, des conciliations. De gérer les problèmes des gens, minute après minute. Elle commençait à en avoir plein le dos.
Art le voyait bien, évidemment, et il se faisait du souci pour elle. Un soir, après le travail, il invita Ursula et Vlad, qui étaient en ville pour affaires, à dîner chez Nadia, lui-même se chargeant de la cuisine. Nadia aimait beaucoup ses vieux amis ; cette invitation était une bonne idée. Art était un homme adorable, se disait Nadia en le regardant s’affairer dans la cuisine. Un diplomate consommé sous ses airs de bonne pâte. Ou le contraire. Une sorte de Frank débonnaire. Ou plutôt un mélange de Frank, avec sa rouerie, et d’Arkady, ce bon vivant. Elle se morigéna intérieurement pour cette sale habitude qu’elle avait de voir les gens en fonction des Cent Premiers, comme si tout le monde était, d’une façon ou d’une autre, une recombinaison des caractéristiques de cette famille originale.
Vlad et Art parlèrent d’Ann. Sax avait appelé Vlad depuis la navette qui filait vers Mars. Il avait été ébranlé par une conversation qu’il avait eue avec elle et voulait savoir si Vlad et Ursula seraient disposés à lui administrer le traitement qu’ils avaient fait subir à son cerveau après son attaque.
— Ann n’accepterait jamais, objectait Ursula.
— J’espère bien que non, fit Vlad. Ça irait trop loin. Son cerveau n’a pas été endommagé. Nous ignorons quel effet ce traitement pourrait avoir sur des tissus sains. Et on ne devrait entreprendre que ce qu’on comprend, à moins d’être vraiment désespéré.
— Peut-être qu’Ann est désespérée, avança Nadia.
— Non. C’est Sax qui est désespéré, rectifia Vlad avec un sourire fugace. Il voudrait trouver une Ann différente en rentrant.
— Tu ne voulais pas non plus faire subir le traitement à Sax, reprit Ursula.
— C’est vrai. Je ne l’aurais pas tenté sur moi-même. Mais Sax est vraiment un homme courageux. Impulsif. Nous devrions nous en tenir à des choses comme ton doigt, Nadia, fit Vlad en la regardant. Maintenant que nous savons comment les réparer.
— Qu’est-ce qu’il a, mon doigt ? demanda Nadia, surprise.
Ils éclatèrent de rire.
— Celui qui te manque ! répondit Ursula. Nous pourrions te le faire repousser, si tu voulais.
— Ka ! s’exclama Nadia.
Elle s’appuya au dossier de sa chaise et regarda sa main gauche, le moignon de son petit doigt sectionné.
— À vrai dire, il ne me manque pas tant que ça.
Ils s’esclaffèrent de plus belle.
— Alors tu nous as bien eus ! remarqua Ursula. Tu n’arrêtais pas de te plaindre de tout ce que tu ne pouvais plus faire sans lui !
— Moi ?
Les autres acquiescèrent avec ensemble.
— Tu n’aimerais pas le retrouver pour nager ? avança Ursula.
— Je ne nage plus beaucoup.
— Tu as peut-être arrêté à cause de ça.
Nadia regarda à nouveau sa main longue et fine.
— Ka. Je ne sais pas quoi vous dire. Vous êtes sûrs que ça marcherait ?
— Et s’il te poussait une nouvelle main ? avança Art. Une Nadia tout entière ? Tu aurais une sœur siamoise.
Nadia lui enfonça son coude dans les côtes.
— Non, non, fit Ursula en secouant la tête. Nous avons déjà expérimenté la technique sur des amputés et un grand nombre d’animaux expérimentaux. Des mains, des bras, des jambes. Nous avons trouvé ça en observant des grenouilles. C’est assez formidable, en réalité. Les cellules se différencient exactement comme à la première pousse.
— Une démonstration très littérale de la théorie de l’émergence, fit Vlad avec un petit sourire.
Et Nadia comprit à ce sourire qu’il avait joué un rôle fondamental dans la mise au point du processus.
— Et ça marche ? lui demanda-t-elle.
— Ça marche. Nous pourrions parfaitement faire pousser un nouveau doigt sur ton moignon en réalisant une combinaison de cellules de la souche embryonnaire et de la base de ton autre petit doigt. L’ensemble fonctionne comme l’équivalent des gènes homéobox du fœtus : il comporte les déterminants nécessaires pour que les nouvelles cellules-souches se différencient normalement. Une injection ultrasonique hebdomadaire de facteur de croissance fibroblastique, plus, au moment donné, quelques cellules de la jointure et de l’ongle… et le tour est joué.
Pendant ses explications, Nadia sentit naître en elle une petite lueur d’intérêt. Une personne entière… Art la regardait avec la curiosité bienveillante qui lui était coutumière.
— Eh bien, pourquoi pas ? dit-elle enfin. C’est d’accord.
C’est ainsi que la semaine suivante ils effectuèrent une biopsie de son petit doigt restant, lui firent quelques injections dans le bras et dans le moignon de son petit doigt manquant et lui donnèrent quelques pilules. Ce fut tout. À part les injections hebdomadaires, ce n’était plus qu’une question de temps.
Puis toute l’affaire lui sortit de l’esprit, parce que Charlotte vint la trouver avec un gros problème : Le Caire ignorait un ordre de la CEG concernant le pompage de l’eau.
— Je crois que tu ferais bien de venir. On dirait que les Cairotes testent la cour, pour une faction de Mars Libre qui veut défier le gouvernement global.
— Jackie ? avança Nadia.
— Tu m’as comprise.
Le Caire se dressait au bord d’un plateau qui surplombait une vallée en forme de U située tout au bout de Noctis Labyrinthus. En sortant de la gare, Art et Nadia traversèrent une plaza entourée de grands palmiers. Elle regarda autour d’elle. C’est là qu’elle avait vécu certains des pires moments de sa vie, lors de l’attaque de 2061. Sasha et tant d’autres avaient été tués, et elle avait fait sauter Phobos, tout ça quelques jours à peine après avoir découvert les restes calcinés d’Arkady. Elle n’y avait jamais remis les pieds. Elle détestait cet endroit.
Elle constata que la ville avait une nouvelle fois souffert au cours des récents troubles. Certaines parties de la tente avaient sauté et la station énergétique avait été gravement endommagée. Elle était en cours de reconstruction, et de nouveaux segments de tente étaient fixés sur l’ancienne, la ville s’étendant loin vers l’est et l’ouest, le long du plateau. Nadia trouvait étrange de voir une ville-champignon à cette altitude, dix kilomètres au-dessus du niveau moyen. Ils ne pourraient jamais se passer des tentes ou se promener au-dehors sans casque et sans combinaison, et Nadia la croyait condamnée au déclin, mais elle se trouvait à l’intersection de la piste équatoriale et de celle de Tharsis, qui allait du nord au sud. C’était le dernier endroit où l’on pouvait traverser l’équateur avant le chaos, un bon quart de la planète plus loin. Alors, à moins qu’on ne construise ce fameux pont trans-Marineris, Le Caire serait toujours un carrefour stratégique.
En attendant, carrefour ou non, ils avaient de plus en plus besoin d’eau. Après l’explosion, en 61, de l’aquifère de Compton, les canyons de Marineris avaient été inondés. C’était l’inondation qui avait manqué tuer Nadia et ses compagnons lors de leur fuite dans les canyons, après la prise du Caire. La majeure partie de l’eau avait soit gelé, créant un long glacier irrégulier, soit formé des mares et gelé dans le fond chaotique de Marineris. Une partie était évidemment restée dans l’aquifère. Au cours des années qui avaient suivi, cette eau avait été pompée et amenée dans les villes sur tout l’est de Tharsis, et le glacier de Marineris était lentement descendu dans le canyon, son extrémité supérieure, qui n’était plus alimentée par aucune source, reculant, laissant derrière elle un sol dévasté et une enfilade de lacs de glace de faible profondeur. Le Caire commençait donc vraiment à manquer de réserves d’eau. Ses services hydrologiques avaient posé dans l’auge de Chryse un pipeline qui amenait l’eau du grand bras sud de la mer du Nord. Jusque-là, il n’y avait pas de problème ; il fallait bien que les villes sous tente trouvent leur eau quelque part. Mais les Cairotes avaient depuis peu commencé à déverser de l’eau dans un réservoir situé en contrebas, dans le canyon Noctis, le trop-plein s’écoulant dans Ius Chasma, où il s’accumulait derrière l’extrémité supérieure du glacier de Marineris, ou coulait tout du long. Pratiquement, donc, ils avaient créé un nouveau fleuve courant dans l’immense système du canyon, loin de leur ville ; et maintenant ils établissaient un certain nombre de colonies de peuplement et de communautés agricoles en aval de la ville. Une délégation de Rouges était allée trouver la cour environnementale globale pour protester, arguant que Marineris Vallès, qui était le plus grand canyon du système solaire, devait être protégé en tant que merveille naturelle. Si on laissait faire, le glacier finirait par glisser dans le chaos, et le fond des canyons se retrouverait à découvert. La CEG avait approuvé cette motion et mis son veto (Charlotte disait son « cego ») à l’écoulement de l’eau hors du réservoir du Caire. Les Cairotes avaient refusé d’obtempérer, décrétant que le gouvernement global n’avait pas à légiférer sur ce qu’ils appelaient « les problèmes vitaux de la cité », et construisaient des colonies en aval aussi vite qu’ils le pouvaient.
C’était une provocation manifeste, un défi lancé au nouveau système.
— C’est un test, marmonna Art, au milieu de la place. Ce n’est qu’un test. Si c’était une vraie crise constitutionnelle, on entendrait une sirène retentir sur toute la planète.
Un test. Exactement le genre de chose que Nadia n’était pas d’humeur à supporter. Si bien qu’elle traversa la ville de fort mauvaise humeur. Et la vue de la plaza, des boulevards, du mur de la cité, le long du canyon, n’arrangea rien : tout était exactement comme en 61 et lui rappelait ces terribles journées. La mémoire enregistrait mal, dit-on, la partie médiane de la vie. Eh bien, elle aurait joyeusement renoncé à ces souvenirs si elle l’avait pu. L’ennui, c’est que la peur et la rage semblaient agir comme autant de fixateurs de cauchemar. Car tout lui revenait à l’esprit avec une netteté surnaturelle : Frank tapant comme un malade sur ses moniteurs, Sasha mangeant une pizza, Maya hurlant avec fureur pour une raison ou une autre, les heures passées à se demander avec angoisse si les fragments de Phobos leur tomberaient dessus ou non. L’image du corps de Sasha, du sang aux oreilles. Le déclenchement de l’émetteur qui avait envoyé valdinguer Phobos.
Elle eut donc le plus grand mal à se contenir lors de la première réunion avec les Cairotes, d’autant que Jackie était parmi eux, et prenait leur parti. Qui plus est, elle était enceinte, et depuis plusieurs mois, apparemment. Elle était épanouie, rayonnante, éblouissante. Personne ne savait qui était le père, elle avait fait ça toute seule. Une tradition héritée de Dorsa Brevia et d’Hiroko. Un sujet d’irritation supplémentaire pour Nadia.
La réunion avait lieu dans un bâtiment situé près du mur de la cité, juste au-dessus du canyon en forme de U appelé Nilus Noctis. Le problème en cause était visible dans le canyon : un large réservoir aux parois de glace, fermé par un barrage invisible d’aussi haut juste avant la porte d’Illyrie et le nouveau chaos de Compton.
Charlotte était debout devant la fenêtre et posait aux officiels du Caire les questions mêmes que Nadia aurait posées, mais avec un calme qu’elle était loin d’éprouver.
— Vous vivrez toujours sous une tente. Les possibilités d’extensions sont limitées. Pourquoi inonder Marineris alors que ça ne vous rapportera rien ?
Personne ne se donna la peine de lui répondre. Pour finir, Jackie dit :
— Les gens qui vivront en bas en profiteront, et ils font partie du Grand Caire. L’eau sous toutes ses formes est une ressource à cette altitude.
— L’eau dévalant Marineris ne présente aucun intérêt pour personne, objecta Charlotte.
Les Cairotes arguèrent de l’utilité de l’eau dans Marineris. Il y avait aussi des représentants des colons d’en bas, dont un certain nombre d’Égyptiens. Ils firent valoir qu’ils étaient à Marineris depuis des générations, qu’ils avaient le droit de vivre là, que c’était la meilleure terre arable de Mars, qu’ils se feraient tuer plutôt que de partir, et ainsi de suite. À certains moments, Jackie et les Cairotes semblaient prendre fait et cause pour ces voisins ; à d’autres, ils paraissaient plutôt militer pour le droit d’utiliser Marineris comme réservoir. Et surtout, ils donnaient l’impression de défendre leur propre droit à faire ce qu’ils voulaient. Nadia commençait à en avoir jusque-là.
— La cour a rendu son jugement, dit-elle. Nous ne sommes pas venus pour en rediscuter mais pour faire appliquer sa décision.
Et elle quitta la réunion avant de prononcer des paroles irréparables.
Ce soir-là, elle dîna avec Charlotte et Art au restaurant de la gare. Elle était tellement hors d’elle qu’elle n’arrivait pas à se concentrer sur le délicieux repas éthiopien qu’on leur avait servi.
— Que veulent-ils ? demanda-t-elle à Charlotte.
Celle-ci haussa les épaules, avala ce qu’elle avait dans la bouche et dit :
— Tu as remarqué que la présidente de Mars n’avait pas une autorité phénoménale sur son peuple ?
— Il faudrait être sourde et aveugle pour ne pas s’en rendre compte.
— Oui. Eh bien, ça vaut pour l’ensemble du conseil exécutif. Tout se passe comme si, dans ce gouvernement, le vrai pouvoir était détenu par la cour environnementale. Irishka en a été nommée responsable au titre du Grand Geste, et elle a beaucoup fait pour légitimer la tendance Rouge modérée en adoptant des positions moyennes. Les développements sont généralement acceptés sous la limite des six kilomètres, mais, au-dessus, ils sont très stricts. C’est dans la Constitution, alors ils peuvent défendre ce point de vue, d’autant que les députés traînent les pieds. Ils n’ont révoqué aucune de leurs dispositions, pour l’instant. Alors tu penses si cette première session donne une image impressionnante d’Irishka et de ses magistrats.
— Et Jackie est jalouse, avança Nadia.
— C’est possible, acquiesça Charlotte en haussant les épaules.
— Plus que possible, renchérit Nadia d’un ton funèbre.
— Et puis il y a la question du conseil lui-même. Jackie croit peut-être pouvoir obtenir le soutien des trois autres sur la question, auquel cas le conseil serait encore un peu plus à sa botte. Le Caire est une arène où elle peut espérer que Zeyk votera avec elle à cause de la partie arabe de la ville. Il ne lui en manquera plus que deux. Et Mikhail et Ariadne sont tous les deux très partisans du régionalisme.
— Mais le conseil ne peut revenir sur des décisions de la cour, fit Nadia. Il n’y a que les députés qui puissent le faire, non ? En édictant de nouvelles lois.
— Exact, mais si Le Caire continue à défier la cour, eh bien, ce sera au conseil d’ordonner que la police vienne y mettre bon ordre. C’est le rôle de l’exécutif. Et si le conseil ne le fait pas, l’autorité de la cour en pâtira et Jackie prendra le contrôle effectif du conseil. C’est ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups.
Nadia rejeta le bout de pain qu’elle tenait.
— Je préférerais crever plutôt que de voir ça, dit-elle.
Ils restèrent un moment silencieux.
— Je n’aime pas ça du tout, reprit enfin Nadia.
— D’ici quelques années, il y aura une jurisprudence, fit Charlotte. Des institutions, des lois, des amendements à la Constitution et tout ce qui s’ensuit. Tout ce qui n’est pas dans la Constitution et qui se produit dans la pratique. Comme le rôle dévolu aux partis politiques. Pour l’instant, nous en sommes au stade de l’élaboration de toutes ces choses.
— Peut-être, n’empêche que je déteste ça.
— Imagine ça comme une méta-architecture. L’élaboration de la culture qui permet à l’architecture d’exister. Ce sera moins frustrant pour toi.
Nadia renifla.
— Pour moi, c’est clair, fit Charlotte. Le jugement a été rendu, ils n’ont qu’à s’y soumettre.
— Et s’ils refusent ?
— Ce sera à la police de faire son boulot.
— La guerre civile, en d’autres termes !
— Ils n’iront pas jusque-là. Ils ont ratifié la Constitution comme tout le monde, et ceux qui refusent d’accepter la règle générale sont des hors-la-loi, comme les écoteurs Rouges. Je ne pense pas qu’ils aillent aussi loin. C’est juste un test pour voir quelles sont nos limites.
Ça n’avait pas l’air de l’ennuyer. Les gens sont comme ça, semblait-elle dire. Elle n’en voulait à personne, elle n’était pas frustrée. Une femme très calme, cette Charlotte – détendue, confiante, capable. Depuis qu’elle coordonnait les dossiers, le travail du conseil était bien organisé, sinon facile. Si cette compétence était l’effet de l’éducation dans une matriarchie comme Dorsa Brevia, se dit Nadia, alors il fallait leur laisser plus de pouvoir. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer Charlotte à Maya, avec ses sautes d’humeur, son angst, son amour du drame. Bon, il y avait des cas individuels dans toutes les cultures. Mais ça allait être intéressant d’avoir des femmes comme celle-ci pour régler toutes ces tâches.
Lors de la réunion du lendemain matin, Nadia se leva et dit :
— La cour globale a déjà statué contre la mise en eau de Marineris. Si vous persistez à inonder le canyon, c’est la police qui interviendra. Je ne pense pas que vous ayez envie de ça.
— Et moi, je ne pense pas que tu aies le pouvoir de t’exprimer au nom du conseil exécutif, fit Jackie.
— Si, rétorqua sèchement Nadia.
— Non, répliqua Jackie. Tu n’es qu’une des sept. Et la question ne regarde pas le conseil, de toute façon.
— C’est ce qu’on verra.
La réunion s’éternisa. Les Cairotes faisaient de l’obstruction. La situation déplaisait de plus en plus à Nadia. Leurs chefs étaient des membres influents de Mars Libre, et même si leur défi échouait, ils pourraient obtenir des concessions dans d’autres domaines, et le parti en retirerait un certain pouvoir. Charlotte convint que ça pouvait être leur motivation secrète. Le cynisme de cette attitude écœurait Nadia, et elle avait le plus grand mal à être ne serait-ce que polie avec Jackie. Laquelle affectait la cordialité bon enfant d’une reine enceinte naviguant parmi ses favoris tel un navire de haut bord au milieu d’une flottille de bateaux à rames : « Vraiment, tante Nadia, je suis désolée que tu te soies crue obligée de perdre du temps avec cette histoire. »
Ce soir-là, Nadia dit à Charlotte :
— Je ne veux pas que Mars Libre retire quelque profit que ce soit de cette affaire.
Charlotte eut un petit rire.
— Tu as parlé à Jackie, hein ?
— Oui. Je ne comprends pas qu’elle soit si populaire. Ils lui mangent tous dans la main !
— Elle est aimable avec tout le monde. Elle se croit irrésistible.
— Elle me rappelle Phyllis, reprit Nadia. (Toujours les Cent Premiers…) Enfin, je ne sais pas… Et si nous imposions des pénalités à ceux qui intenteraient des actions sans fondement ?
— On pourrait les condamner aux dépens, dans certains cas du moins.
— Regarde si tu pourrais leur coller ça sur le dos.
— Attendons d’abord d’être sûrs de gagner.
Les réunions se poursuivirent encore une semaine. Nadia laissa parler Charlotte et Art. Elle passait les réunions à regarder par les fenêtres le canyon en contrebas, et à frotter le moignon de son petit doigt, sur lequel il y avait manifestement une nouvelle bosse. Que c’était bizarre… Elle avait fait très attention, et pourtant elle ne se rappelait pas l’avoir vue apparaître. La protubérance était chaude, rose, d’un rose délicat, comme les lèvres d’un enfant. Il semblait y avoir un os au milieu. Elle n’osait pas appuyer dessus. Les langoustes ne pinçaient sûrement pas leurs membres quand ils repoussaient. Cette prolifération cellulaire avait quelque chose de dérangeant. Comme une sorte de cancer, mais contrôlé, dirigé. La démonstration du miraculeux pouvoir d’instruction de l’ADN. Du miracle de la vie même, qui s’épanouissait dans toute sa complexité. Et un petit doigt n’était rien par rapport à un œil, ou un embryon. C’était vraiment stupéfiant.
Dans tout ça, les réunions politiques étaient une véritable épreuve. Nadia sortit de l’une d’elles sans en avoir écouté un traître mot, tout en étant sûre que rien d’important ne s’était dit. Elle alla se promener jusqu’à un point de vue qui dépassait de l’extrémité ouest de la paroi de la tente. De là, elle appela Sax. Les quatre voyageurs se rapprochaient de Mars. Le délai de transmission n’était plus que de quelques minutes. Nirgal semblait de nouveau en pleine forme. Il était de bonne humeur. Michel paraissait en fait plus épuisé que lui. Sa visite sur Terre avait dû lui coûter. Nadia leva son petit doigt devant l’écran pour le saluer, et obtint le résultat escompté.
— Pour un petit riquiqui, comme disent les enfants, c’est un riquiqui !
— Ça, tu l’as dit.
— Tu n’as pas l’air de croire que ça va marcher.
— Non. J’ai beau faire, je n’y arrive pas.
— Je pense que nous sommes dans une période de transition, répondit Michel. À notre âge, il est difficile de croire qu’on est encore en vie, alors on fait comme si ça devait finir à tout moment.
— Ça pourrait bien arriver.
Elle pensait à Simon. À Tatiana Durova. Et à Arkady.
— Évidemment. Mais ça pourrait aussi continuer pendant des décennies, voire des siècles. Au bout d’un moment, nous serons bien obligés de nous rendre à l’évidence.
Il donnait l’impression d’essayer de s’en convaincre autant que de l’en persuader.
— Tu regarderas ta main intacte et tu ne pourras pas faire autrement que d’y croire. Et ce sera très intéressant.
Nadia remua la petite protubérance. L’empreinte digitale n’était pas encore visible sur la peau fraîche, translucide, mais elle était sûre que, lorsqu’elle apparaîtrait, ce serait la même que celle de l’autre petit doigt. C’était vraiment bizarre…
Art revint d’une réunion l’air soucieux.
— Je me suis renseigné, dit-il. Je voulais comprendre ce qu’ils avaient derrière la tête. J’ai mis des agents de Praxis sur le coup, dans le canyon, sur Terre et auprès de la direction de Mars Libre.
Des espions, songea Nadia. Voilà où nous en sommes. Des espions.
— … semble indiquer qu’ils sont en train de conclure avec des gouvernements terriens des arrangements particuliers en matière d’immigration. Ils construisent des colonies de peuplement afin de permettre à des gens de s’installer. Des Égyptiens, c’est sûr, et sans doute aussi des Chinois. Ce sera donnant donnant, mais nous ne savons pas ce qu’ils attendent en retour de ces pays. Peut-être de l’argent.
Nadia poussa un gémissement.
Au cours des jours suivants, elle rencontra, par écran interposé ou en personne, chacun des membres du conseil exécutif. Marion était évidemment contre la mise en eau de Marineris, aussi Nadia n’avait-elle plus besoin que de deux voix. Mais Mikhail, Ariadne et Peter ne voulaient pas faire intervenir la police s’il y avait un autre moyen de leur faire entendre raison. Et Nadia les soupçonnait de n’être pas plus ravis que Jackie de la faiblesse relative du conseil. Ils semblaient disposés à toutes les concessions afin de ne pas avoir à faire appliquer par la force un jugement de la cour qu’ils n’appuyaient pas de toutes leurs forces.
Il était clair que Zeyk n’avait pas envie de soutenir Jackie, même si sa marge de manœuvre était limitée par le fait que toute la communauté arabe du Caire avait les yeux braqués sur lui. Le contrôle du sol et de l’eau était important pour eux. Mais les Bédouins étaient des nomades, et, par ailleurs, Zeyk était un fervent supporter de la Constitution. Nadia pensait pouvoir compter sur lui. Il n’y en avait plus qu’un à convaincre.
Les relations avec Mikhail ne s’étaient jamais arrangées. Il lui donnait l’impression de vouloir être un plus fidèle gardien de la mémoire d’Arkady qu’elle-même. Elle ne comprenait pas Peter. Elle n’aimait pas Ariadne, mais, d’une certaine façon, ça facilitait les choses, et Ariadne était au Caire, elle aussi. Alors Nadia décida de l’approcher avant les autres.
Ariadne était aussi attachée à la Constitution que n’importe qui à Dorsa Brevia, mais ces gens étaient aussi des régionalistes et espéraient sans doute conserver une certaine indépendance par rapport au gouvernement global. Et ils étaient eux aussi éloignés de leur approvisionnement en eau. Ce qui expliquait les raisons de ces tergiversations.
— Écoute, lui dit Nadia dans une petite pièce, de l’autre côté de la plaza. Tu devrais oublier Dorsa Brevia et penser à Mars.
— Que crois-tu que je fais d’autre ?
La seule idée de cette rencontre l’exaspérait. Elle se retenait pour ne pas mettre Nadia dehors. Le fond du dossier lui importait peu. C’était une question de principe. Ils n’avaient pas de leçon à recevoir des issei. Avec eux, tout se ramenait à des histoires de préséance et de hiérarchie, ils avaient oublié les vrais problèmes. Et dans cette foutue ville, encore ! Tout à coup, Nadia perdit patience et lui dit, un ton plus haut peut-être qu’elle n’aurait voulu :
— Eh bien, non, ce n’est pas ce que tu fais ! C’est la première fois qu’on défie la Constitution, et la seule question que tu te poses, c’est quel avantage tu pourrais en tirer ! Je te préviens : si tu ne votes pas l’application de la décision de la cour, la prochaine fois qu’on nous soumettra un dossier qui te tient vraiment à cœur, il y aura des représailles ! Tu as compris ? s’écria-t-elle en brandissant un doigt menaçant sous le nez d’une Ariadne sidérée.
Sa physionomie en disait plus long qu’un roman : le choc initial laissa place à une véritable terreur qui tourna à la colère.
— Je n’ai jamais dit que je ne voterais pas l’application de la décision de justice ! s’écria-t-elle. Pourquoi fais-tu donner l’artillerie lourde, maintenant ?
Nadia retrouva un mode d’expression plus conforme aux lois de la bienséance, sans pour autant céder d’un pouce. Pour finir, Ariadne leva les bras au ciel.
— C’est ce que veut la majorité du conseil de Dorsa Brevia. J’allais voter pour, de toute façon. Tu n’as pas besoin de devenir hystérique.
Et elle quitta la pièce, très contrariée.
D’abord, Nadia éprouva une vague de triomphe, mais elle ne pouvait oublier cette lueur de crainte dans les yeux de la jeune femme, et elle finit par se sentir légèrement mal à l’aise. « Le pouvoir corrompt », lui avait dit Coyote, sur Pavonis. Voilà ce qui la hantait. Elle venait de faire usage de son pouvoir, pour le meilleur ou pour le pire.
Beaucoup plus tard, ce soir-là, elle était encore malade de dégoût et au bord des larmes lorsqu’elle raconta l’incident à Art.
— C’était peut-être une erreur, commenta-t-il gravement. Tu vas avoir de nouveau affaire à elle. La prochaine fois, contente-toi de tirer l’oreille des gens.
— Je sais, je sais. Ka, je déteste ça ! dit-elle. Je donnerais n’importe quoi pour fiche le camp d’ici, pour faire quelque chose de concret.
Il hocha pesamment la tête et lui tapota l’épaule.
Avant la réunion du lendemain matin, Nadia glissa à Jackie qu’elle avait ce qu’il fallait de voix au conseil pour faire stopper la mise en eau du canyon, en faisant intervenir la police si besoin était. Puis, elle profita de la réunion pour rappeler à tout le monde, sans s’appesantir, que Nirgal serait bientôt de retour, ainsi que Maya, Sax et Michel. Plusieurs membres de Mars Libre prirent l’air songeur – sauf Jackie, bien sûr, qui n’eut aucune réaction. Tandis qu’ils reprenaient leurs chicaneries, Nadia se frotta machinalement le doigt. Elle s’en voulait encore de son attitude envers Ariadne.
Le lendemain, les Cairotes acceptèrent de se plier au jugement de la cour environnementale. Ils cesseraient de rejeter l’eau de leur réservoir et les colonies qui se trouvaient en aval dans le canyon se contenteraient de l’eau apportée par le pipe-line, ce qui, à n’en pas douter, limiterait leur croissance.
— Parfait, commenta Nadia, encore amère. Tout ce cirque pour finir par obéir à la loi.
— Ils vont faire appel, avança Art.
— Je m’en moque. Ils sont cuits. Et même s’ils ne le sont pas, ils ont cédé. Bon sang ! ils pourraient gagner, pour ce que j’en ai à faire. C’est le procédé qui compte, et quoi qu’il arrive, nous avons remporté la victoire.
À ces mots, Art eut un sourire. Allons, elle avait fait un pas vers la compréhension de la vie politique. Ce que lui-même et Charlotte semblaient avoir fait depuis longtemps. Ce qui comptait pour eux, ce n’était pas l’issue d’un conflit isolé, mais la façon dont les négociations se déroulaient. Si Mars Libre avait maintenant la majorité – ce qui paraissait être le cas, puisque presque tous les indigènes, ces jeunes imbéciles, leur prêtaient serment d’allégeance –, le fait qu’ils acceptent de se plier à la Constitution signifiait qu’ils ne pouvaient se contenter de déplacer des groupes minoritaires par le poids du nombre. Si Mars Libre remportait une cause, ce serait sur le fond du dossier, parce que les différentes cours, constituées de magistrats de toutes les obédiences, en auraient reconnu la validité. C’était assez satisfaisant, en fait. Comme de voir une paroi faite de matériaux délicats supporter plus de poids qu’elle n’avait l’air de pouvoir le faire, grâce à une construction intelligente.
Mais elle avait eu recours à la menace pour dresser une poutre maîtresse, et toute cette affaire lui laissait un goût d’amertume.
— Je veux faire quelque chose de réel et concret.
— De la plomberie, par exemple ?
Elle hocha la tête sans l’ombre d’un sourire.
— Oui. De l’hydrologie.
— Je peux venir avec toi ?
— Comme apprenti plombier ?
— Ce ne serait pas la première fois, répondit-il en riant.
Nadia le regarda. Avec lui, elle se sentait mieux. C’était étrange, démodé : se rendre quelque part pour la simple raison d’être avec quelqu’un. Ça ne se faisait plus. On allait où on éprouvait le besoin d’aller, on retrouvait des amis sur place ou on s’en faisait de nouveaux. C’était comme ça, sur Mars. Enfin, peut-être n’était-ce comme ça que pour les Cent Premiers. Ou pour elle.
Une chose était sûre, en tout cas, s’ils voyageaient ensemble, ce ne serait plus seulement de l’amitié, ni peut-être même une simple aventure. Mais ce n’était pas si mal, décida-t-elle. En fait, ce n’était pas mal du tout. Elle devrait s’y accoutumer, et alors ? Il fallait sans cesse s’habituer à de nouvelles choses.
Un nouveau doigt, par exemple. Art lui tenait la main et massait doucement son petit doigt tout neuf.
— Ça fait mal ? Tu peux le plier ?
C’était sensible, mais elle pouvait le plier légèrement. Ils lui avaient injecté des cellules de jointure. La peau était encore rose comme une peau de bébé, et aussi lisse. Et il grandissait un peu plus tous les jours.
Art appuya doucement sur le bout, pour palper l’os.
— Tu sens quelque chose ? demanda-t-il, les yeux ronds.
— Oh oui ! Comme les autres doigts. Peut-être un peu plus, c’est tout.
— Parce qu’il est tout neuf.
— Sans doute.
Son doigt fantôme, qui avait disparu au fil des ans par manque de stimulation, reparaissait maintenant que des signaux lui parvenaient. Le doigt qu’elle avait dans la tête, comme disait Art. Un amas cellulaire de son cerveau devait être consacré à ce doigt. Les explications que Vlad lui avait fournies étaient complexes. En tout cas, ces jours-ci, quand elle palpait son doigt, il lui paraissait parfois aussi gros que celui de l’autre main, même quand elle le regardait bien. Elle avait alors l’impression qu’il était entouré d’une coque invisible. D’autres fois, elle le sentait tel qu’il était, petit, osseux et faible. Elle pouvait le plier au niveau de la paume, et juste un peu au milieu. La dernière jointure, juste avant l’ongle, n’était pas encore apparue, mais ça n’allait pas tarder. Elle poussait. Nadia évoqua en plaisantant l’idée qu’il n’arrête pas de grandir, bien que ce soit une idée terrifiante.
— Ce serait génial, fit Art. Il faudrait que tu achètes un chien.
Mais elle avait confiance. Tout irait bien. Son doigt semblait savoir ce qu’il faisait. Il avait l’air normal. Art était fasciné. Et pas seulement par ça. Il lui massait la main, le bras, les épaules. Il lui masserait tout le corps, si elle le laissait faire. Et à en juger par le bien que ça faisait à son doigt, son bras et ses épaules, ce serait une bonne idée. Il était si détendu. La vie, pour lui, était encore une aventure que l’on découvrait au jour le jour, pleine de merveilles et de gaieté. Il ne se passait pas une journée que les gens ne le fassent rire. C’était un don prodigieux. Un grand gaillard au visage rond, au corps rond, un peu comme Nadia elle-même par certains aspects. Un grand gaillard tout simple à l’aise dans son corps, au crâne un peu dégarni. Son ami.
Elle l’aimait, évidemment. Depuis Dorsa Brevia au moins. Il lui inspirait un peu le même sentiment que Nirgal, son neveu bien-aimé, son élève, son filleul, son petit-fils ou son fils. Et Art était un ami de son fils. En fait, il était un peu plus vieux que Nirgal, mais ils étaient tout de même comme deux frères. C’était le problème. D’un autre côté, leur longévité croissante réduisait tous ces calculs à néant. Quand il ne serait plus que cinq pour cent plus jeune qu’elle, est-ce que ça compterait encore ? Quand ils auraient vécu trente ans d’expériences intenses ensemble, comme ils l’avaient déjà fait, en tant qu’égaux, collaborateurs, architectes d’une proclamation, d’une Constitution et d’un gouvernement, amis intimes, confidents, aides, partenaires de massage, la différence d’âge qui les séparait depuis leur jeunesse aurait-elle encore une importance ? Non. Elle n’en aurait plus aucune. C’était évident, il suffisait d’y réfléchir. Restait à le ressentir aussi.
Ils n’avaient plus besoin d’elle au Caire, ils n’avaient pas besoin d’elle à Sheffield sur-le-champ. Nirgal serait bientôt de retour. Il tiendrait Jackie à l’œil. Ce ne serait pas une partie de plaisir, mais c’était son problème, et il devrait se débrouiller seul, personne ne pouvait l’aider. C’était difficile quand on cristallisait tout son amour sur une seule personne. Comme elle avec Arkady, pendant tant d’années, alors même qu’il était mort pour la plupart d’entre eux. Ça n’avait pas de sens, mais il lui manquait. Et elle lui en voulait toujours. Il n’avait même pas vécu assez longtemps pour se rendre compte de ce qu’il avait raté. L’imbécile heureux. Art était heureux aussi, mais ce n’était pas un imbécile. Enfin, pas complètement. Pour Nadia, tous les gens heureux étaient un peu stupides par définition. Comment auraient-ils pu être heureux, sinon ? Mais elle les aimait bien quand même, elle avait besoin d’eux. Ils étaient comme la musique de son cher Satchmo. Et puis, quand on voyait comment marchait le monde, il fallait beaucoup de courage pour être heureux. Ce n’était pas un ensemble de circonstances mais d’aptitudes.
— Eh bien, c’est d’accord : viens faire de la plomberie avec moi, dit-elle, et elle le serra fort fort fort contre elle, comme si on pouvait retenir le bonheur en le serrant dans ses bras.
Elle fit un pas en arrière et vit qu’il ouvrait de grands yeux surpris, comme quand il lui tenait le petit doigt.
Mais elle était encore présidente du conseil exécutif, et, malgré sa résolution, ils la ligotaient chaque jour un peu plus étroitement à son fauteuil, avec des « faits nouveaux » de toute sorte. Des immigrants allemands voulaient construire une nouvelle ville portuaire appelée Blochs Hoffnung sur la péninsule qui coupait la mer du Nord en deux, puis creuser un large canal à travers la péninsule. Les écoteurs Rouges, qui étaient opposés à ce projet, firent sauter la piste qui menait à la péninsule. Ils firent aussi sauter celle qui menait en haut de Biblis Patera, pour marquer leur opposition à ce projet aussi. Les écopoètes d’Amazonis menaçaient de provoquer de gigantesques feux de forêt. D’autres voulaient supprimer la forêt pyrophile que Sax avait plantée dans la grande courbe de Kasei (cette pétition était la première à recevoir l’approbation unanime de la CEG). Les Rouges qui vivaient autour de White Rock, une mesa d’un blanc pur, de dix-huit kilomètres de large, voulaient qu’on la déclare « kami », c’est-à-dire la faire radicalement interdire d’accès. Une équipe de design de Sabishii préconisait la construction d’une nouvelle capitale sur la côte de la mer du Nord, par zéro degré de longitude, au bord d’une baie profonde. New Clarke commençait à grouiller d’équipes qui ressemblaient de façon troublante aux fouineurs des services de sécurité des métanats. Les technos de Da Vinci suggéraient que l’on confie le contrôle de l’espace martien à une agence gouvernementale qui n’existait pas. Senzeni Na projetait de combler le mohole. Les Chinois demandaient l’autorisation de construire un nouvel ascenseur spatial près du cratère Schiaparelli afin d’accueillir leurs propres migrants et de le louer aux autres. L’immigration augmentait tous les mois.
Nadia traitait une affaire par demi-heure – l’ordre du jour était établi par Art –, et les journées passaient dans une sorte de tourbillon. Elle avait de plus en plus de mal à remettre les choses en perspective. Certains problèmes étaient pourtant beaucoup plus sérieux que d’autres. Par exemple, si on les laissait faire, les Chinois finiraient par envahir Mars, et les écoteurs Rouges avaient vraiment passé les bornes. Nadia avait même reçu des menaces de mort. Elle était maintenant accompagnée par des gardes du corps quand elle sortait de chez elle, et son appartement était discrètement surveillé. Elle continuait imperturbablement à examiner les dossiers et à travailler le conseil au corps lorsqu’ils devaient statuer sur des questions qui lui tenaient à cœur. Elle établit de bonnes relations de travail avec Zeyk et Mikhail, et même avec Marion. Les choses ne s’arrangèrent jamais vraiment avec Ariadne, mais elle avait appris la leçon, et on ne l’y reprendrait pas de sitôt.
Elle faisait donc son travail tout en regrettant de ne pas être à mille lieues de Pavonis. Art guettait le moment où elle allait tout envoyer promener. Elle savait, rien qu’à son expression, qu’elle devenait hargneuse, irascible, tyrannique, mais elle n’y pouvait rien. Après une audience avec des gens futiles ou qui faisaient de l’obstruction, il lui arrivait souvent de lâcher, les dents serrées, un chapelet de jurons, ce qu’Art trouvait manifestement démoralisant. Des délégations venaient demander l’abolition de la peine de mort, le droit de construire dans la caldeira d’Olympus Mons, ou la nomination d’un huitième membre au conseil exécutif, et dès que la porte se refermait, Nadia ronchonnait :
— Mais quelle bande de cons ! Ils n’ont seulement jamais réfléchi qu’il faut un nombre impair de voix, que prendre la vie de quelqu’un d’autre abroge son propre droit à la vie, et je ne parle pas du reste !
Un jour, la police captura un groupe d’écoteurs Rouges qui avaient encore essayé de faire sauter le Socle et n’avaient réussi qu’à tuer un planton, et elle n’eut pas de mots assez durs pour les condamner.
— Qu’on les exécute ! s’exclama-t-elle. Écoute, quand on tue quelqu’un, on perd le droit de vivre. Qu’on les exécute ou qu’on les bannisse à vie, mais qu’on leur fasse payer leurs exactions d’une façon qui donnera à réfléchir aux autres Rouges.
— Mouais, fit Art, mal à l’aise. Mouais, évidemment.
Mais elle fulminait toujours. Elle ne s’arrêterait qu’une fois calmée. Et cela prenait de plus en plus de temps.
Un peu ébranlé, il lui conseilla de mettre sur pied une autre conférence comme celle de Sabishii, qu’elle avait manquée, et de se débrouiller pour y assister. Planifier le travail de différents organismes pour une bonne cause. Ce n’était pas vraiment construire, se disait Nadia, mais ce serait toujours mieux que rien.
La crise du Caire l’avait amenée à réfléchir au cycle hydrologique et à ce qui se passerait quand la glace commencerait à fondre. S’ils pouvaient jeter les bases d’un projet de cycle hydrologique, ne serait-ce que théorique, alors les conflits en matière d’eau se résorberaient d’eux-mêmes. Elle décida d’étudier la question.
Comme bien souvent ces derniers temps, lorsqu’elle s’intéressait à un problème général, elle éprouva l’envie d’en parler à Sax. Les ambassadeurs de retour de la Terre étaient si près, à présent, que le délai de transmission était insignifiant. Leurs conversations ressemblaient à celles qu’ils auraient pu avoir par bloc-poignet interposé. Nadia passait donc ses soirées à s’entretenir avec Sax du terraforming. Plus d’une fois il la prit à contre-pied. Il la surprenait par ses prises de position, il était plus imprévisible que jamais.
— Je voudrais que les choses restent sauvages, dit-il un soir.
— Que veux-tu dire ? lui demanda-t-elle.
Son visage adopta l’expression perplexe qu’il prenait souvent quand il réfléchissait. Sa réponse lui parvint bien au-delà du délai normal de transmission :
— Beaucoup de choses. C’est un mot compliqué. Enfin… je veux dire… je voudrais conserver le paysage dans un état aussi primitif que possible.
Nadia parvint à retenir un gros rire, mais Sax ajouta :
— Qu’est-ce qui t’amuse comme ça ?
— Oh ! rien. C’est juste que tu me rappelles, je ne sais pas, certains Rouges. Ou les gens de Christianopolis. Ils m’ont dit à peu près la même chose pas plus tard que la semaine dernière. Ils voulaient conserver le paysage du grand Sud dans son état primitif. Je les ai aidés à monter une conférence pour parler des problèmes hydrologiques de l’hémisphère Sud.
— Je pensais que tu travaillais sur l’effet de serre ?
— On ne veut pas me laisser travailler. On veut que je fasse la présidente. Mais je vais participer à cette conférence.
— Bonne idée.
Les colons japonais de Messhi Hoko (ce qui voulait dire « Autosacrifice pour le bien du groupe ») vinrent demander au conseil d’accorder davantage de terre et d’eau à leur tente, qui se trouvait dans les hauteurs de Tharsis Sud. Après les avoir envoyés sur les roses, Nadia prit l’avion avec Art pour Christianopolis, tout au sud.
La petite ville (elle paraissait vraiment très petite après Sheffield et Le Caire) était située dans le quatrième cratère de l’anneau de Phillips, par 67 degrés de latitude sud. Pendant l’Année Sans Été, le grand Sud avait essuyé beaucoup de tempêtes. Il était tombé jusqu’à quatre mètres de neige, ce qui était sans précédent. Le record était jusque-là de moins d’un mètre. En ce Ls 281, juste après le périhélie, c’était le plein été dans le Sud. Les différentes stratégies destinées à éviter une nouvelle glaciation semblaient fonctionner. Le printemps avait été chaud et la majeure partie de la nouvelle neige avait fondu. Il y avait maintenant des lacs ronds au fond de tous les cratères. Celui de Christianopolis faisait près de trois mètres de profondeur et trois cents mètres de diamètre. Les habitants de la ville étaient ravis ; c’était un beau lac. Mais si la même chose se renouvelait tous les hivers – et les météorologues étaient d’avis qu’il tomberait encore plus de neige dans l’avenir –, lors de la fonte, le quatrième cratère de Phillips déborderait et la ville serait inondée. Et ça valait pour tous les cratères de Mars.
La conférence de Christianopolis avait pour but d’envisager les stratégies possibles pour remédier à cette situation. Nadia s’était efforcée d’y faire participer les gens les plus compétents dans les domaines de la météorologie, de l’hydrologie et de l’ingénierie. Et peut-être Sax, dont le retour était imminent. La question du débordement des cratères n’était que le point de départ des discussions qui devaient englober le problème général des bassins hydrographiques et du cycle hydrologique de la planète tout entière.
Le problème spécifique des cratères serait résolu comme Nadia l’avait prédit : par la plomberie. Les cratères seraient traités comme des baignoires ; on creuserait un trou sur le côté pour les vider. La cuvette de brèche qui se trouvait sous le fond poussiéreux était extrêmement dure, mais les robots pourraient y forer des tunnels puis y installer des pompes, des filtres et aspirer l’eau soit pour conserver un lac ou un étang central, soit pour l’assécher complètement.
Mais que faire de l’eau ainsi pompée ? Les highlands du Sud étaient bosselées, fendillées, taraudées, crevassées, ondulées, accidentées, affaissées, fissurées et fracturées. En tant que bassins hydrographiques, elles étaient inutilisables. Rien ne menait nulle part. Il n’y avait pas de longues pentes. Tout le Sud était un plateau situé trois ou quatre kilomètres au-dessus du niveau moyen, avec juste des creux et des bosses localisés. Jamais Nadia n’avait plus clairement vu la différence entre ces highlands et n’importe quel continent terrien. Sur Terre, les mouvements tectoniques espacés de plusieurs millions d’années avaient soulevé des montagnes que l’eau dévalait en suivant la ligne de plus forte pente, retournant à la mer, sculptant des veines fractales qui devenaient des bassins hydrographiques. Même les régions les plus sèches de la Terre étaient couturées d’arroyos et semées de playas. Dans le sud de Mars, le bombardement météorique du Noachien avait férocement martelé le sol, abandonnant partout des cratères et des ejecta. Le désert anarchique, dévasté, avait ensuite subi deux milliards d’années d’abrasion sous l’action inlassable des vents chargés de poussière qui s’acharnaient sur le moindre relief. Déverser de l’eau sur ce sol ravagé ne formerait qu’un maillage insensé de petites rivières qui dévaleraient les pentes locales jusqu’au premier cratère sans rebord. Aucun fleuve, pratiquement, ne rejoindrait la mer du Nord, ni même les bassins d’Hellas ou d’Argyre, qui étaient tous les deux entourés de montagnes formées par leurs propres ejecta.
Il y avait tout de même quelques exceptions à cette règle : le Noachien avait été suivi par une brève période dite « chaude et humide », à la fin de l’Hespérien, une période de cent millions d’années à peine au cours de laquelle une atmosphère chaude et dense, chargée en gaz carbonique, avait amené un peu d’eau à courir sur la surface, creusant le lit de quelques rivières dans les pentes douces du plateau, entre les tabliers des cratères qui les repoussaient d’un côté et de l’autre. Ces chenaux avaient évidemment perduré quand l’atmosphère avait gelé, vidant les arroyos progressivement élargis par le vent. Les lits de ces fleuves fossiles, comme Nirgal Vallis, Warrego Vallès, Protva Vallès, Patana Vallès ou Oltis Vallis, étaient des canyons étroits, sinueux, de vrais canyons de rivière et non des grabens ou des fossae. Certains d’entre eux disposaient même d’une amorce de système tributaire. Aussi les projets de macro-bassins hydrographiques pour le Sud utilisaient-ils naturellement ces canyons comme cours d’eau primaires, alimentés avec de l’eau pompée au départ de chaque tributaire. Ensuite, un certain nombre de vieux canaux de lave pourraient aisément devenir des rivières, la lave et l’eau ayant l’une comme l’autre tendance à suivre la ligne de plus forte pente. Enfin, il y avait, comme au pied d’Eridania Scopulus, un certain nombre de fractures, de failles et de grabens inclinés qui pourraient aussi être exploités.
Tout au long de la conférence, de grands globes martiens furent inlassablement redessinés en fonction des différents régimes hydrologiques envisagés. Il y avait aussi des pièces pleines de cartes topologiques en relief, autour desquelles des groupes réfléchissaient aux différents systèmes de bassins hydrographiques, débattaient de leurs avantages et de leurs inconvénients, se contentaient de les observer ou tapotaient frénétiquement sur des claviers afin d’en modifier le tracé. Nadia passait d’une salle à l’autre en regardant ces schémas hydrographiques, apprenant plus de choses sur l’hémisphère Sud qu’elle n’en avait jamais su. Il y avait une montagne de six kilomètres de haut près du cratère Richardson, tout au sud. La calotte polaire Sud elle-même était assez haute. Alors que Dorsa Brevia franchissait une dépression qui évoquait un rayon emprunté à l’impact d’Hellas, une vallée si profonde qu’elle serait inévitablement immergée, idée qui déplaisait évidemment aux gens de Dorsa Brevia. D’un autre côté, la zone pourrait sûrement être asséchée si tel était leur bon plaisir. Il y avait des dizaines et des dizaines de variantes à chacun des projets, et chaque système isolé paraissait très étrange aux yeux de Nadia. Elle n’avait jamais vu avec une telle clarté à quel point une fractale provoquée par la gravité était différente d’un impact dû au hasard. Dans le paysage météorique informe, presque tout était possible parce que rien ne s’imposait – rien, si ce n’est que, quel que soit le système retenu, il faudrait creuser des canaux et construire des réseaux de galeries. Son nouveau petit doigt la démangeait de mettre la main à la pâte et de piloter un bulldozer ou un tunnelier.
Peu à peu, les plans les plus performants, les plus logiques ou les plus esthétiquement séduisants commencèrent à émerger des propositions, les meilleurs pour chaque région étant ensuite rassemblés en une sorte de mosaïque. Dans le quart est du Sud profond, les cours d’eau suivaient une direction générale qui les menait vers le bassin d’Hellas puis, à travers quelques gorges, dans la mer d’Hellas, ce qui était parfait. Dorsa Brevia accepta que la crête de leur tunnel de lave devienne une sorte de barrage qui traverserait un bassin hydrographique de sorte qu’il y ait un lac en dessus et un fleuve en dessous, qui se jetterait dans la mer d’Hellas. Autour de la calotte polaire Sud, la neige ne fondrait pas, mais la plupart des météorologues prévoyaient que lorsque la situation se serait stabilisée il ne neigerait plus beaucoup sur le pôle, et ça deviendrait un désert glacé comparable à l’Antarctique. Ils se retrouveraient donc, en fin de compte, avec une vaste calotte polaire, dont une partie tomberait dans l’immense dépression de Promethei Rupes, autre vieux bassin d’impact partiellement effacé. S’ils ne voulaient pas que la calotte polaire soit trop importante, ils n’auraient qu’à la faire fondre et à pomper l’eau vers le nord, dans la mer d’Hellas, peut-être. Il suffirait d’effectuer un pompage similaire dans le bassin d’Argyre s’ils décidaient de le laisser à sec. Un groupe de juristes rouges modérés défendait précisément ce dossier devant la CEG, avançant que l’un des deux grands bassins d’impact de la planète devait être préservé avec ses dîmes et ses ondulations. Cette demande semblait assurée de recevoir un avis favorable de la cour, et les bassins hydrographiques du périmètre d’Argyre devraient prendre ce fait en compte.
Sax avait conçu des schémas hydrologiques pour le Sud, qu’il fit parvenir à la conférence depuis la fusée qui entrait en approche orbitale, afin qu’ils soient étudiés avec les autres. Il réduisait la surface de l’eau, vidait la plupart des cratères, faisait une utilisation extensive des tunnels et canalisait presque toute l’eau drainée dans les canyons des fleuves fossiles. Dans son plan, de vastes zones du Sud demeuraient des déserts arides, offrant un hémisphère de plateaux secs, dénudés, profondément coupés par quelques canyons étroits au fond desquels couraient des fleuves.
— L’eau est renvoyée vers le nord, expliqua-t-il à Nadia lors d’une de leurs conversations. Depuis les plateaux, on devrait avoir l’impression qu’il en a toujours été ainsi ou presque.
Autrement dit : Et ça plairait à Ann.
— Bonne idée, approuva Nadia.
En fait, le plan de Sax n’était pas très différent du consensus auquel ils étaient arrivés à l’issue de la conférence. Un Nord humide, un Sud aride, encore un dualisme à ajouter à la grande dichotomie. Et l’idée de refaire courir de l’eau dans les vieux canaux avait quelque chose de satisfaisant pour l’esprit. Le projet avait bonne allure, compte tenu du terrain.
Mais les temps étaient depuis longtemps révolus où Sax – ou qui que ce soit – pouvait opter pour un projet de terraforming et passer à son application. Nadia voyait bien que Sax n’avait pas tout à fait compris cela. Depuis le début, lorsqu’il avait dispersé des éoliennes dans la nature sans prévenir quiconque en dehors de ses complices et sans demander l’avis de personne, il travaillait tout seul dans son coin. C’était une habitude mentale profondément inscrite en lui, et maintenant il semblait oublier le processus de révision que devrait subir tout projet avant d’être soumis aux cours environnementales. Or ce processus existait bel et bien, à présent, et il n’y couperait pas. Et à cause du Grand Geste, la moitié des cinquante magistrats de la CEG étaient des Rouges plus ou moins modérés. Tout projet hydrologique né d’une conférence à laquelle Sax Russell avait participé, même à distance, serait observé à la loupe.
Mais Nadia avait l’impression que si les Rouges examinaient attentivement sa proposition, ils seraient stupéfiés par son approche. C’était, en fait, une sorte de chemin de Damas, inexplicable si on songeait à l’histoire de Sax. Sauf quand on la connaissait dans sa globalité. Et Nadia comprenait : il s’efforçait de plaire à Ann. Nadia doutait qu’il y arrive, mais elle était contente de le voir essayer.
— C’est un homme plein de surprises, dit-elle un jour à Art.
— Sans doute une conséquence du traumatisme cérébral.
Quoi qu’il en soit, à l’issue de la conférence, ils avaient conçu toute une hydrographie, dessiné tous les lacs, les rivières et les principaux fleuves de l’hémisphère Sud. Le projet serait ensuite intégré aux projets équivalents de l’hémisphère Nord, en comparaison très désordonnés du fait de l’incertitude qui planait quant à la taille définitive de la mer du Nord. L’eau n’était plus activement pompée du permafrost et des aquifères. Les écoteurs Rouges avaient fait sauter beaucoup de stations de pompage lors de l’année écoulée, mais le niveau de l’eau continuait à monter un peu, sous le poids ajouté au sol par l’eau déjà pompée. Et l’écoulement estival se déversait un peu plus chaque année dans Vastitas, à la fois de la calotte polaire Nord et du Grand Escarpement. Vastitas était le bassin de captage d’énormes bassins hydrographiques, et des quantités phénoménales d’eau continueraient à s’y déverser chaque été. D’autre part, les vents arides provoquaient l’évaporation d’une quantité importante d’eau qui finissait par induire des précipitations ailleurs. Or l’eau s’évaporait beaucoup plus vite que la glace ne se sublimait actuellement aux endroits où il y en avait. Le calcul des apports et des déficits d’eau était du ressort des concepteurs de modèles mathématiques. Et la carte était encore couverte d’estimations, au sens propre du terme, dans la mesure où les différentes prévisions entraînaient des lignes de côte putatives éloignées, dans certains cas, de plusieurs centaines de kilomètres.
Cette incertitude retardait tous les « cego » destinés au Sud, se disait Nadia. Fondamentalement, la cour devrait s’efforcer de mettre en corrélation toutes les données connues et d’évaluer les modèles, puis prescrire un niveau de la mer et statuer sur tous les bassins hydrographiques en fonction de ces décisions. Le destin du bassin d’Argyre, en particulier, semblait impossible à arrêter tant qu’il n’y aurait pas de projet équivalent pour le Nord. Certaines perspectives prévoyaient de déverser dans Argyre l’eau de la mer du Nord si celle-ci se remplissait trop, afin d’éviter de submerger Marineris, Fossa Sud et les villes portuaires en cours de construction. Les Rouges radicaux menaçaient déjà de construire des colonies de peuplement tout le long de la rive ouest d’Argyre afin d’empêcher de telles manœuvres.
La CEG avait donc un autre gros problème sur les bras. Il était clair qu’elle était en passe de devenir l’organisme politique le plus important de Mars. Elle réglementait presque tous les aspects de leur avenir sur la planète en se fondant sur la Constitution et sur ses précédents arrêtés. Nadia trouvait normal qu’il en soit ainsi : les décisions qui avaient des prolongements globaux devaient être étudiées au niveau global, il n’y avait pas à revenir sur ce point.
En attendant, quelle que puisse être la décision des différentes cours, un projet pour l’hémisphère Sud avait enfin été formulé. Et à la surprise générale, la CEG rendit un jugement préliminaire positif très peu de temps après qu’il lui eut été soumis – parce que, précisait l’arrêté, il pouvait être mené par étapes, au fur et à mesure que l’eau tomberait sur le Sud, et qu’il procédait sans trop de variantes tout au long des premières étapes, quel que soit le niveau définitif de la mer du Nord. Il n’y avait donc pas de raison de retarder le début des travaux.
Art revint, rayonnant, lui apporter la nouvelle.
— Nous pouvons commencer nos travaux de plomberie ! annonça-t-il.
Nadia ne devait jamais y arriver, bien sûr, avec toutes ces réunions, ces décisions à prendre, tous ces gens à convaincre ou à circonvenir. Elle faisait son devoir, obstinément, avec ténacité, bon gré mal gré. Et à mesure que le temps passait, elle le faisait de mieux en mieux. Elle manœuvrait les gens avec une habileté croissante. Elle avait compris comment les amener à ses vues. À force de prendre des décisions, elle avait acquis une vision percutante des problèmes. Elle avait découvert qu’il était plus facile d’apprécier les dossiers en fonction de principes politiques sciemment affichés qu’en se fiant à son instinct, de même qu’il valait mieux avoir des alliés politiques fiables, au conseil et ailleurs, plutôt que de s’ingénier à passer pour neutre et indépendante. C’est ainsi qu’elle se rapprocha peu à peu des Bogdanovistes qui, à sa grande surprise, étaient, de tous les groupes martiens, les plus proches de sa philosophie politique. Il est vrai qu’elle avait une vision simpliste du bogdanovisme : justice à tous les niveaux, insistait Arkady, et tout le monde devait être libre et égal. Le passé n’avait pas d’importance, ils devaient faire du nouveau chaque fois que l’ancien paraissait injuste ou impraticable, ce qui arrivait souvent. Mars était la seule réalité qui comptait, au moins pour eux. Ces principes de base permettaient à Nadia de se faire rapidement une opinion sur les choses, d’adopter une ligne de conduite qu’elle n’avait plus qu’à suivre.
Elle s’était bien endurcie. Il lui arrivait encore parfois de constater combien le pouvoir pouvait corrompre et d’en éprouver un léger malaise, mais elle commençait à s’y habituer. Elle heurtait souvent Ariadne de front, et quand elle songeait aux remords qu’elle avait éprouvés après sa première algarade avec la jeune Minoenne, elle se trouvait rétrospectivement bien pusillanime. Elle n’hésitait plus, maintenant, à montrer les dents quand on la contredisait, à mettre en scène de micro-explosions d’une violence calculée qui remettaient les gens à leur place. En fait, elle avait découvert que plus elle malmenait les gens et leur témoignait son mépris, plus elle avait de contrôle sur eux et en faisait ce qu’elle voulait. Elle incarnait un pouvoir, les gens le savaient. Or, quelle que soit la façon dont on l’abordait, le pouvoir, c’était la puissance. Et Nadia n’avait plus guère de scrupules de ce point de vue. La plupart du temps, ils méritaient son poing dans la figure. Ah, ils avaient cru mettre sur le trône une vieille babouchka gâteuse qui les laisserait s’amuser sans les déranger, mais le trône était le siège du pouvoir – elle voulait bien être pendue si elle faisait ce boulot de merde sans en profiter un peu pour obtenir ce qu’elle voulait.
La laideur de la chose la dérangeait de moins en moins. Quand il lui arrivait d’y songer, effondrée dans son fauteuil, après avoir passé la journée à taper sur des tas de gens, pour un peu elle se serait mise à pleurer de dégoût. Elle n’avait fait que sept mois des trois années martiennes de son mandat. Dans quel état serait-elle quand elle serait libérée de cette corvée ? Elle commençait déjà à s’habituer au pouvoir ; d’ici là, elle en serait peut-être venue à l’aimer.
Art l’écoutait avec inquiétude raconter ses problèmes lors de leurs sacro-saints petits déjeuners.
— Eh bien, répondit-il un matin, après mûre réflexion, le pouvoir est le pouvoir. Tu es la première présidente de Mars. Alors, dans une certaine mesure, la fonction sera ce que tu en feras. Tu pourrais peut-être décréter que tu ne vas travailler qu’un mois sur deux, et déléguer les pouvoirs à ton équipe. Ou quelque chose dans ce goût-là.
Elle cessa de mastiquer et le regarda avec des yeux ronds.
Dès la fin de la semaine, elle quitta Sheffield et partit vers le sud avec une caravane qui allait de cratère en cratère pour mettre en place des installations de drainage. Chaque cratère était différent, bien sûr, mais le travail consistait généralement à choisir l’angle de sortie du tablier du cratère et à mettre les robots au travail. Von Karman, Du Toit, Schmidt, Agassiz, Heaviside, Bianchini, Lau, Chamberlin, Stoney, Dokuchaev, Trumpler, Keeler, Charlier, Sues… Ils équipèrent tous ces cratères, et beaucoup d’autres qui n’avaient pas de nom, mais ça ne durerait pas car les cratères étaient baptisés plus vite qu’ils n’arrivaient à les forer : 85 Sud, Trop Noir, Espoir du Fou, Shanghai, Repos d’Hiroko, Fourier, Cole, Proudhon, Bellamy, Hudson, Kaif, 47 Ronin, Makoto, Kino Doku, Ka Ko, Mondragon. Le passage d’un cratère à l’autre rappelait à Nadia ses voyages autour de la calotte polaire Sud, dans les années de l’underground. Sauf que, maintenant, tout se passait au grand jour. Pendant les jours d’été où la nuit était presque inexistante, l’équipe se prélassait au soleil, dans la lumière crue reflétée par les lacs des cratères. Ils traversaient des fondrières dévastées, gelées, des flaques d’eau de fonte brillant au soleil, des prairies couvertes d’herbe, et toujours, bien sûr, le paysage rocailleux, rouille et noir sous le soleil éclatant, anneau après anneau, crête après crête. Ils équipaient les cratères de plomberie, déposaient des tuyaux de drainage et adaptaient des usines à gaz de serre aux excavateurs lorsque la roche contenait des réserves de gaz.
Mais ce n’était pas du travail au sens où Nadia l’entendait. Elle regrettait le bon vieux temps. Même si ce n’était pas un travail manuel que de conduire un bulldozer, le maniement de la lame était très physique, les changements de vitesse répétés étaient épuisants et on se sentait plus impliqué que lorsque le « travail » consistait à parler à des IA puis à aller se promener en laissant faire des équipes vrombissantes de robots fouisseurs guère plus hauts qu’un enfant, d’unités industrielles mobiles grandes comme un pâté de maisons, de tunneliers hérissés de dents de diamant pareilles à des dents de requin, tous faits d’alliages métalliques/biocéramiques plus durs que le câble de l’ascenseur, et qui se débrouillaient tout seuls. Ce n’était pas ce qu’elle espérait.
Elle ferait un autre essai. En attendant : Sheffield. S’immerger à nouveau dans les travaux du conseil, le dégoût se mêlant à un désespoir croissant. Guetter la moindre occasion d’en sortir. Sauter sur le premier projet vraisemblable. Foncer voir de quoi il retournait. Comme disait Art, elle avait le choix des armes. Le pouvoir, c’était aussi ça.
Pour sa seconde tentative, elle s’intéressa au sol.
— L’air, l’eau, la terre, disait Art. La prochaine fois, il s’agira de feux de forêt, c’est ça ?
Elle avait entendu dire que certains chercheurs de Vishniac Bogdanov essayaient de produire de l’humus, et cela l’intriguait. Aussi prit-elle l’avion pour Vishniac. Elle n’y avait pas mis les pieds depuis des années. Art l’accompagnait.
— Ce sera intéressant de voir comment ils s’adaptent, dans les vieilles cités underground, maintenant qu’ils n’ont plus besoin de se cacher.
— Si tu veux tout savoir, je ne comprends pas qu’on puisse vivre là-bas, fit Nadia alors qu’ils survolaient une vaste région disloquée. Ils sont si près du pôle Sud que leurs hivers n’en finissent pas. Six mois sans voir le soleil, qui pourrait supporter ça ?
— Des Sibériens.
— Les Sibériens ne sont pas assez bêtes pour aller s’installer dans un endroit pareil.
— Alors des Lapons. Des Inuits. Des gens qui aiment les régions polaires.
— Mouais. Il faut croire.
En réalité, l’hiver ne dérangeait pas les gens de Vishniac Bogdanov. Ils avaient remodelé le mont du mohole, formant un immense anneau circulaire, en gradins, tourné vers le trou. Cet amphithéâtre serait la Vishniac de la surface. L’été, ce serait une oasis de verdure et, dans la nuit hivernale, une oasis blanche. Ils prévoyaient de l’illuminer avec des centaines de lampadaires, offrant un jour de plateau de cinéma à cette cité qui se regardait le nombril par-delà un trou dans la planète ou contemplait, du haut des gradins, le chaos congelé des highlands polaires. Non, pour rien au monde ils n’iraient ailleurs. Ils étaient chez eux, ici.
Nadia fut accueillie à l’aéroport avec un tapis rouge, comme toujours quand elle allait chez les Bogdanovistes. Avant de rejoindre leur mouvement, elle avait toujours trouvé ça un peu ridicule, presque injurieux. Nadia, la petite amie du Fondateur ! Mais elle se laissa installer dans une suite réservée aux invités située juste au bord du mohole et dont les fenêtres en surplomb permettaient de plonger le regard jusqu’au fond, dix-huit kilomètres plus bas. Les lumières, tout en bas, ressemblaient à des étoiles vues à travers la planète.
Art était moins pétrifié par le spectacle que par l’idée même de ce qu’il voyait, et il refusait d’aller plus loin que le milieu de la chambre. Nadia se moqua de lui, mais quand elle se fut rassasiée de la vue, elle ferma les rideaux.
Le lendemain, elle alla voir les spécialistes du sol. Ils étaient ravis de l’intérêt qu’elle portait à leurs recherches. Ils voulaient pouvoir se nourrir par eux-mêmes, or un nombre sans cesse croissant de colons s’installaient dans le Sud, et ce serait impossible s’ils n’augmentaient pas la surface de sol cultivable. Mais c’était l’une des tâches les plus difficiles qu’ils aient jamais entreprises. Nadia fut stupéfaite. Allons donc, ils étaient les labos Vishniac, les leaders mondiaux dans le domaine des technoécologies, et la couche superficielle du sol n’était, eh bien, que de la terre. Avec des additifs, sans doute, mais les additifs, c’était fait pour être ajouté.
Les savants durent comprendre ce qu’elle pensait, car l’homme appelé Arne qui lui faisait visiter les installations lui apprit d’un air excédé que l’humus était en fait très complexe. Près de cinq pour cent de la masse étaient constitués de matières vivantes, et dans ces cinq pour cent critiques on trouvait des populations denses de nématodes, de vers, de mollusques, d’arthropodes, d’insectes, d’arachnides, de petits mammifères, de champignons, de protozoaires, d’algues et de bactéries. Il y avait plusieurs milliers d’espèces différentes rien que de bactéries ; on pouvait compter jusqu’à cent millions d’individus par gramme de sol et les autres membres de la micro-communauté étaient presque aussi nombreux, tant en individus qu’en variétés.
Des écologies aussi complexes ne pouvaient être fabriquées en faisant pousser les ingrédients séparément et en les mélangeant dans une trémie, comme un gâteau. Ils ne connaissaient pas tous les composants, il y en avait qu’on ne pouvait faire pousser, et certains de ceux qu’on pouvait obtenir ainsi mouraient lorsqu’on les mélangeait.
— Les vers, notamment, sont très fragiles. Les nématodes aussi posent toutes sortes de problèmes. Tout le système a tendance à s’effondrer, et nous nous retrouvons avec des minéraux et des matières organiques mortes. C’est ce qu’on appelle le terreau. Nous sommes très bons pour fabriquer du terreau. Mais l’humus, lui, doit croître.
— Comme dans la nature ?
— Exactement. Nous ne pouvons qu’essayer de gagner du temps. L’assemblage et la production de masse sont impossibles. Et beaucoup des composants vivants croissent mieux en milieu naturel, de sorte que notre problème consiste aussi à obtenir des organismes nutritifs plus vite que la nature ne les produirait naturellement.
— Je vois, marmonna Nadia.
Arne lui fit faire le tour des laboratoires et des serres, remplis de centaines de colonnes, espèces d’éprouvettes géantes rangées dans des râteliers, pleines de compost ou de divers composants. C’était de l’agronomie expérimentale, et Nadia avait appris, au contact d’Hiroko, à se résigner à ne pas y comprendre grand-chose. Il arrivait parfois qu’elle se sente dépassée par certains domaines scientifiques, mais elle comprenait qu’ils procédaient là à des essais factoriels, modifiant les conditions de développement dans chaque colonne et observant le résultat. Arne lui montra une formule simple qui décrivait la question dans ses grandes lignes :
dans laquelle n’importe quelle propriété du sol S était fonction (ƒ) de variables semi-indépendantes : le matériau parent (Mp), le climat (C), la topographie ou le relief (R), le biotope (B) et le temps (T). Le temps était évidemment le facteur qu’ils s’efforçaient de réduire, et le matériau parent de la plupart de leurs essais était l’argile, omniprésente à la surface hautement diversifiée de Mars. Ils faisaient varier le climat et la topographie dans une simulation des différentes conditions locales. Ce qui impliquait une micro-écologie extrêmement sophistiquée, et Nadia commençait à entrevoir la difficulté de leur tâche. C’était véritablement de l’alchimie. Beaucoup d’éléments devaient subir une transmutation dans le sol afin de devenir un milieu de croissance pour les plantes, or chacun avait son cycle particulier, initialisé par tout un ensemble d’agents. Il y avait les substances macronutritives – le carbone, l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, le phosphore, le soufre, le potassium, le calcium et le magnésium –, et les substances micronutritives comme le fer, le manganèse, le zinc, le cuivre, le molybdène, le bore et le chlore. Aucun de ces cycles nutritifs ne fonctionnait en circuit fermé, en raison des pertes dues au lessivage, à l’érosion, au moissonnage et au dégazage. Les apports étaient tout aussi nombreux et variés, qu’ils résultent de l’absorption, de la dégradation, de l’action microbienne ou de l’ajout d’engrais. Les conditions nécessaires à chacun de ces éléments pour achever son cycle étaient assez variées pour que chaque milieu soit plus ou moins favorable ou défavorable. Chaque type de sol avait un pH, une salinité, une compacité propres, et ainsi de suite. Il y avait donc des centaines de milieux de culture identifiés dans ce seul laboratoire, et des milliers d’autres sur Terre.
Évidemment, dans les laboratoires de Vishniac, le matériau parent martien servait de base à la plupart des expérimentations. Des millénaires de tempêtes de sable avaient dispersé ce matériau sur toute la planète, jusqu’à ce que sa composition soit à peu près la même partout : le sol martien typique était essentiellement composé de fines particules de fer et de silice. Au-dessus on trouvait souvent des particules libres. En dessous, différents degrés de cimentation interparticulaire avaient produit un matériau croûteux, qui se brisait en mottes et faisait bloc au fur et à mesure qu’on creusait.
En d’autres termes, de l’argile : des argiles de smectite, similaires à la montmorillonite et à la nontronite terriennes, additionnées de matériaux comme le talc, le quartz, l’hématite, l’anhydrite, la dieserite, la calcite, la beidellite, le rutile, le gypse, le maghémite et la magnétite. Le tout avait été recouvert d’oxyhydroxydes de fer amorphes et d’autres oxydes de fer plus cristallisés, auxquels le sol devait sa couleur rouge.
Tel était donc le matériau parent : une argile de smectite riche en fer. Sa structure peu compacte et poreuse supporterait des racines tout en leur laissant la place de se développer. Mais elle n’abritait aucun organisme vivant et était trop chargée en sels et pas suffisamment en azote. Aussi leur tâche fondamentale consistait-elle à réunir le matériau parent, à le laver de ses sels et de son alumine puis à y introduire de l’azote et la communauté biotique, ces opérations devant être effectuées le plus vite possible. C’était facile à dire, mais l’expression « communauté biotique » recouvrait une infinité de problèmes.
— Eh bien, ils ne sont pas sortis de l’auberge ! confia Nadia à Art, un soir. Autant essayer de faire marcher ce gouvernement !
Sur le terrain, les gens se contentaient d’introduire dans l’argile des bactéries, des algues et des lichens, des microorganismes et enfin des plantes halophytes. Puis ils attendaient que ces biocommunautés – ou plutôt la vie et la mort d’une infinité de générations de micro-organismes – transforment l’argile en un sol cultivable. Ça marchait, ça marchait même maintenant sur toute la planète ; mais très lentement. Un groupe de Sabishii avait estimé qu’il se formait en moyenne un centimètre environ de sol cultivable tous les siècles. Et encore, grâce à la mise au point de populations génétiquement sélectionnées pour la rapidité de leur cycle biologique.
Dans les serres, l’humus utilisé avait été lourdement amendé par des nutriments et des additifs de toute sorte. Le résultat pouvait être comparé à celui que ces savants tentaient d’obtenir, mais la quantité d’humus utilisée dans les serres était infime par rapport à celle qu’ils voulaient répandre à la surface. La production de masse posait un problème plus complexe qu’ils ne l’avaient prévu, Nadia s’en rendait bien compte. Ils avaient cet air vexé du chien qui ronge un os trop gros pour lui.
Les connaissances requises en biologie, en chimie, en biochimie et en écologie dépassaient de loin les siennes, et elle ne pouvait leur être d’aucune aide. En bien des cas, elle ne comprenait même pas les processus en cause. Ça n’avait rien à voir avec la construction.
Mais toute méthode de production implique une part de construction, et là au moins Nadia pouvait saisir les enjeux. Elle s’intéressa donc à cet aspect des choses, à la conception mécanique des colonnes et des éprouvettes contenant les différents constituants vivants du sol. Elle étudia aussi la structure moléculaire des argiles mères, et découvrit que les smectites martiennes étaient des silicates d’alumine : chaque particule d’argile était constituée d’un film d’octaèdres d’aluminium pris en sandwich entre deux films de tétraèdres de silicone. Le schéma général changeait selon les différentes sortes de smectite, et plus il y avait de variations, plus l’eau s’infiltrait facilement entre les couches intermédiaires. L’argile de smectite la plus répandue sur Mars, la montmorillonite, comportait un grand nombre de variétés hydrophiles. Elle gonflait quand elle était imbibée d’eau et se rétractait en séchant au point de se craqueler.
Nadia trouva ça intéressant et en parla à Arne.
— Et si vous fabriquiez des colonnes comportant des matrices de veines nourricières, grâce auxquelles le biotope pourrait s’infiltrer dans le matériau parent ?
Elle leur suggéra de prendre un échantillon de matériau parent, de le mouiller et de le laisser sécher. Il se formerait un réseau de craquelures. Ils n’auraient plus qu’à y introduire la matrice de veines nourricières, les bactéries importantes et les autres constituants susceptibles d’y croître. Les bactéries et autres organismes vivants devraient sortir des veines nourricières en les dévorant, digérer le matériau en émergeant, se retrouver tous ensemble dans l’argile et réagir les uns par rapport aux autres. Bon, ça ne marcherait sûrement pas tout seul, bien des essais seraient nécessaires pour calibrer la quantité initiale des différents biotopes afin d’éviter les croissances anarchiques et les effondrements, mais s’ils réussissaient à les faire cohabiter dans leurs communautés habituelles, ils tiendraient leur humus, leur sol vivant.
— On utilise des systèmes de veines nourricières de ce genre pour certains matériaux de construction à prise rapide, et j’ai entendu dire que les médecins injectaient de la même façon de la pâte d’apatite dans les os brisés. Les veines nourricières sont faites de gel de protéine identique à la substance qu’elles vont contenir, et moulées dans les structures tubulaires appropriées.
Une matrice de croissance. Ça valait la peine d’être étudié, conclut Arne. Ce qui fit sourire Nadia. Elle continua sa visite, cet après-midi-là, dans un état proche de l’euphorie, et le soir, quand elle retrouva Art, elle lui dit :
— Hé, je me suis rendue un peu utile, aujourd’hui !
— Eh bien, répondit Art. Sortons fêter ça !
Ce n’était pas difficile, à Vishniac Bogdanov. C’était bien une cité bogdanoviste, aussi pleine de vitalité qu’Arkady. Tous les soirs c’était la fête. Ils allaient souvent se promener. Nadia aimait longer la plus haute terrasse, sentir qu’Arkady était là, d’une certaine façon, qu’il avait en quelque sorte survécu. Jamais elle n’en avait eu davantage l’impression que ce soir-là, à fêter le travail accompli. Elle tenait Art par la main, se penchait sur la rambarde, regardait de l’autre côté et en contrebas les cultures, les vergers, les piscines, les terrains de sport, les rangées d’arbres, les terrasses de café bondées sur les places en forme de croissant, les bars, les pavillons sous lesquels on dansait, les orchestres rivalisant pour occuper l’espace sonore, les gens massés autour, certains dansant, la plupart se promenant, comme elle-même. Tout ça sous une tente, une tente dont ils espéraient se passer un jour. En attendant, il faisait chaud, et les jeunes indigènes portaient une variété insensée de pantalons, de coiffes, de ceintures, de vestes et de colliers qui rappelaient à Nadia une vidéo de la réception de Nirgal et de Maya à Trinidad. Était-ce une coïncidence, où s’agissait-il d’une culture supraplanétaire qui émergeait parmi les jeunes ? Cela voulait-il dire que leur Coyote, l’enfant de Trinidad, avait conquis les deux mondes sans qu’on s’en aperçoive ? Ou son Arkady, par une sorte d’humour posthume ? Arkady et Coyote, rois de la culture. Elle sourit à cette idée, prit la tasse d’Art, savoura deux gorgées de kavajava bouillant, la boisson qui s’imposait dans cette ville froide, et tous deux regardèrent les jeunes gens bouger comme des anges, dansant même lorsqu’ils ne dansaient pas, flottant en arcs gracieux de terrasse en terrasse.
— Quelle géniale petite ville, dit Art.
Puis ils tombèrent sur une vieille photo d’Arkady sur un mur, à côté d’une porte. Nadia s’arrêta et agrippa le bras d’Art.
— C’est lui ! C’est comme s’il était vivant !
Le photographe l’avait surpris en grande discussion devant la paroi d’une tente, ses cheveux et sa barbe formant comme une auréole, se fondant dans un paysage exactement de la même couleur que ses boucles désordonnées de sorte que son visage semblait sortir du flanc de la colline, les yeux bleus plissés dans la lumière rouge.
— C’est lui tout craché. S’il avait vu qu’on braquait un objectif sur lui, ça ne lui aurait pas plu et le cliché aurait été moins bon.
Elle regarda la photo avec une étrange exaltation. Quelle rencontre plus vraie que nature ! C’était comme de tomber sur quelqu’un qu’on n’avait pas vu depuis des années.
— Tu lui ressembles un peu, je trouve. En plus détendu.
— Je me demande comment on pourrait avoir l’air plus détendu que ça, nota Art en regardant attentivement la photo.
Nadia eut un sourire.
— Il y arrivait sans aucune difficulté. Il était toujours persuadé d’avoir raison.
— Ça, aucun de nous n’a ce problème-là.
— Tu es un bon vivant, comme lui, dit-elle en s’esclaffant.
— Et pourquoi pas ?
Ils poursuivirent leur promenade, Nadia pensant à son vieux compagnon, son image toujours présente à l’esprit. Elle avait tant de souvenirs, même si les sentiments qui leur étaient attachés s’estompaient. La douleur s’apaisait. Le fixateur n’avait pas tenu. La chair, le traumatisme n’étaient plus qu’un schéma parmi d’autres, une sorte de fossile. Rien à voir avec le moment présent, quand elle regardait autour d’elle, la main d’Art dans la sienne. Le présent était réel, éclatant, fugitif, en perpétuel mouvement – vivant. Tout pouvait arriver, tout était palpable.
— Si nous remontions dans notre chambre ?
Les quatre émissaires vers la Terre descendirent enfin du câble à Sheffield. Nirgal, Maya et Michel partirent chacun de son côté, mais Sax prit l’avion pour rejoindre Nadia et Art dans le Sud, attention qui combla Nadia de joie. Elle en était arrivée à se dire que, où que Sax se trouve, c’est là qu’était le cœur de l’action.
Il faisait la même tête qu’avant son départ pour la Terre, en plus silencieux et plus énigmatique encore, si c’était possible. Il voulait voir les laboratoires, dit-il. Ils les lui firent visiter.
— Intéressant. Oui. Mais je me demande, ajouta-t-il au bout d’un moment, ce que nous pourrions faire de plus.
— Pour le terraforming ? demanda Art.
— Eh bien…
Pour faire plaisir à Ann, se dit Nadia. C’était ce qu’il voulait dire. Sacré Sax Russell… Elle le serra rapidement sur son cœur, à son grand étonnement, et elle laissa sa main sur son épaule noueuse alors qu’ils parlaient. C’était si bon de le revoir en chair et en os ! Quand s’était-elle mise à tant l’apprécier, à tant compter sur lui ?
Art aussi avait compris ce qu’il voulait dire.
— Vous en avez déjà pas mal fait, je trouve, reprit-il. Après tout, vous avez démantelé les monstres mis en place par les métanats, les bombes à hydrogène sous le permafrost, la soletta, les miroirs spatiaux, les navettes d’azote de Titan…
— Il en vient toujours, objecta Sax. Je ne vois même pas comment nous pourrions empêcher ça. À moins de les abattre avec des missiles… Enfin, nous avons bien besoin de cet azote. Je ne suis pas sûr que j’aimerais les voir s’arrêter.
— Mais Ann ? demanda Nadia. Qu’est-ce qui pourrait lui faire plaisir ?
Sax étrécit les paupières, retrouvant exactement la tête de rat qu’il avait dans le temps.
— Qu’aimeriez-vous, tous les deux ? reformula Art.
— Difficile à dire, répondit-il d’un ton vague, incertain.
— Vous voudriez que la nature reste à l’état sauvage, avança Art.
— Sauvage, oui, c’est une idée. Ou une position éthique. Pas partout, ce n’est pas le but. Mais…
Il agita la main, se replongea dans ses pensées. Nadia, qui le connaissait depuis cent ans, eut pour la première fois l’impression qu’il ne savait pas sur quel pied danser. Il régla le problème en s’asseyant devant un écran et en tapotant des instructions comme s’il avait oublié leur présence.
Nadia pressa le bras d’Art. Il lui prit la main et appuya doucement sur son petit doigt. Il faisait près des trois quarts de sa taille définitive, et sa croissance était plus lente à présent. L’ongle avait commencé à apparaître, ainsi que, sur le bout charnu, le tracé délicat d’une empreinte digitale. Ça faisait l’effet normal quand on appuyait dessus. Elle croisa rapidement le regard d’Art, puis baissa les yeux. Il lui serra la main avant de la lâcher. Au bout d’un moment, quand il fut clair que Sax n’était plus avec eux, qu’il était retourné dans son monde pour un bon moment, ils repartirent sur la pointe des pieds vers leur chambre, leur lit.
Ils travaillaient le jour et sortaient la nuit. Sax leur faisait son numéro de rat de laboratoire aux yeux papillotants, comme autrefois. Il était inquiet parce qu’on n’avait aucune nouvelle d’Ann. Nadia et Art le réconfortaient de leur mieux, ce qui ne voulait pas dire grand-chose. Le soir, ils allaient se promener comme tout le monde. Il y avait un parc où les parents emmenaient leurs enfants, et les gens les regardaient en souriant comme s’il s’agissait de petits primates en train de jouer dans un enclos, au zoo. Sax passait des heures dans le parc à parler aux enfants et aux parents, puis il s’approchait des pistes de danse où il gambillait pendant des heures. Art et Nadia se tenaient par la main. Son petit doigt gagnait en force. Sa croissance était presque achevée, maintenant, et il fallait qu’elle le compare à celui de l’autre main pour voir la différence. Art le mordillait doucement parfois, quand ils faisaient l’amour, et la sensation qu’elle éprouvait alors la rendait folle.
— Mieux vaut ne pas parler aux gens de cet effet, marmonnait-il. Ça pourrait avoir des conséquences terrifiantes : des gens se trancheraient certaines parties du corps pour les faire repousser, en plus sensible, tu vois ce que je veux dire !
— Pervers !
— Tu sais comment sont les gens. Ils feraient n’importe quoi pour se procurer des sensations.
— Pas un mot sur la question, d’accord ?
— D’accord.
Mais il était temps de reprendre le collier. Sax partit, pour retrouver Ann ou se cacher d’elle, ils ne savaient pas trop. Ils retournèrent en avion à Sheffield et Nadia se replongea jusqu’au cou dans la routine du conseil, chaque journée découpée en tranches de trente minutes passées à régler des problèmes triviaux. À ceci près que certains étaient loin d’être triviaux. Les Chinois qui avaient demandé l’autorisation d’établir un nouvel ascenseur spatial près de Schiaparelli étaient prêts à passer aux actes, et ce n’était là qu’une des nombreuses mesures d’immigration auxquelles ils se trouvaient confrontés. Les accords Mars-Nations Unies signés à Berne prévoyaient que Mars devait accueillir au moins dix pour cent de sa population d’immigrants chaque année, peut-être plus, tant que la croissance démographique persisterait. Nirgal en avait fait une sorte de promesse, il avait parlé avec beaucoup d’enthousiasme (et d’irréalisme, se disait Nadia) de Mars venant à la rescousse de la Terre, la sauvant de la surpopulation en lui offrant son territoire. Mais combien d’immigrants Mars pourrait-elle réellement recevoir, alors qu’ils n’étaient même pas capables de produire un sol cultivable ? Quelle était la capacité d’accueil de Mars, de toute façon ?
Personne ne le savait, et il n’y avait aucun moyen de le calculer. Et combien d’hommes la Terre pouvait-elle contenir ? Les estimations allaient de cent millions à deux cents trillions, et même les plus timorés parlaient de deux à trente milliards. En vérité, la capacité d’accueil était un concept abstrait, très vague, dépendant d’une foule de critères complexes qui se recombinaient entre eux, comme la biochimie du sol, l’écologie et la culture humaine. Il était donc pratiquement impossible de chiffrer exactement le nombre d’individus dont Mars pouvait assurer la survie. En attendant, la population de la Terre dépassait les quinze milliards, alors que Mars, avec une surface habitable presque équivalente, était mille fois moins peuplée, avec ses quinze millions d’habitants environ. La disparité était manifeste. Il fallait faire quelque chose.
Le transfert de masse était une possibilité, évidemment, mais son rythme même était limité par la taille des moyens de transport et la faculté de Mars à absorber les nouveaux migrants. Les Chinois et, d’ailleurs, les Nations Unies en général commençaient à dire que pour accélérer l’immigration ils pouvaient accroître de manière significative les moyens de transport. Un second ascenseur spatial sur Mars serait la première étape de ce projet en plusieurs étapes.
Sur Mars, la réaction était presque unanimement négative. Les Rouges étaient opposés à tout accroissement de l’immigration, bien sûr, et, s’ils en reconnaissaient l’inéluctabilité, ils se dressaient contre le développement du système de transfert, espérant ainsi retarder l’échéance. Cette position était conforme à leur philosophie, et Nadia la comprenait. Mais le point de vue de Mars Libre, au rôle autrement important, n’était pas aussi clair. Nirgal, qui était issu de Mars libre, avait invité les Terriens à venir en masse. Qui plus est, historiquement parlant, Mars libre avait toujours prôné le maintien de liens étroits avec la Terre, adoptant l’attitude dite de la queue qui remue le chien, ce qui revenait à dire que c’était le monde à l’envers. Or les chefs actuels du parti ne semblaient plus aussi favorables à cette stratégie. Et Jackie était au centre de ce nouveau groupe. Ils avaient évolué vers l’isolationnisme au cours du congrès constitutionnel, se rappelait Nadia, exigeant toujours plus d’indépendance de la Terre. D’un autre côté, ils avaient apparemment conclu des accords privés avec certains pays de la Terre. Aussi la politique de Mars libre était-elle ambiguë, pour ne pas dire hypocrite. Elle semblait surtout conçue pour accroître sa propre emprise sur la scène politique martienne.
Pourtant, même en écartant Mars Libre et les Rouges, le sentiment isolationniste était très répandu : les anarchistes, les Bogdanovistes, les matriarches de Dorsa Brevia, les Mars-Unistes – tous avaient tendance à rejoindre les Rouges dans le débat. Si des millions et des millions de Terriens débarquaient sur Mars, disaient-ils, que deviendrait Mars ? Non seulement le paysage, mais la culture martienne, qui s’était formée au fil des années martiennes ? Ne serait-elle pas noyée sous les vieilles habitudes apportées par les nouveaux migrants qui submergeraient très vite la population indigène ? Le taux de natalité était en chute libre partout, et les familles sans enfants, ou avec un seul enfant, étaient aussi commîmes sur Mars que sur la Terre, aussi eût-il été vain d’espérer voir s’accroître rapidement la population indigène. Ils seraient vite engloutis.
Tels étaient du moins les arguments que Jackie avançait en public, de même que les gens de Dorsa Brevia et beaucoup d’autres. Nirgal, qui venait de rentrer de la Terre, ne semblait pas avoir beaucoup d’influence sur eux. Et si Nadia comprenait le point de vue de ses adversaires, elle avait aussi l’impression qu’étant donné la situation sur Terre il était irréaliste d’espérer fermer Mars à l’immigration. Mars ne sauverait pas la Terre, comme Nirgal semblait parfois l’avoir annoncé là-bas, mais un accord avec les Nations Unies avait été ratifié, et ils ne pouvaient faire autrement que de laisser venir au moins le quota de Terriens qu’ils s’étaient engagés à accepter. Le pont entre les mondes devait être élargi. S’ils ne respectaient pas leurs obligations, se disait Nadia, tout pouvait arriver.
C’est ainsi que, dans le débat sur l’autorisation de création d’un second câble, Nadia prit parti pour. Il accroissait, comme ils avaient promis de le faire, la capacité du système de transport, sinon directement du moins potentiellement. Et cela contribuerait à alléger la pression qui pesait sur la ville de Tharsis et ses environs. Sur les cartes de densité de population, Pavonis apparaissait comme l’œil toujours grandissant d’une cible dont les nouveaux arrivants avaient du mal à s’éloigner. Installer un câble de l’autre côté du monde rééquilibrerait un peu les choses.
Mais c’était un argument spécieux pour les adversaires du câble. Ils préféraient que la population reste localisée, contenue en un seul endroit, que sa dispersion soit ralentie. Ils se fichaient pas mal du traité. Aussi, quand le conseil fut consulté, seul Zeyk suivit Nadia dans son vote. C’était la plus grande victoire de Jackie à ce jour, et elle lui permit de conclure une alliance temporaire avec Irishka et les autres cours environnementales, en principe opposées à toutes les formes de développement rapide.
Nadia rentra chez elle, ce jour-là, découragée et soucieuse.
— Nous avons promis à la Terre de nous ouvrir à l’immigration, et nous avons relevé le pont-levis. Ça va nous attirer des ennuis.
Art acquiesça.
— Il faut que nous agissions.
— Agir ! cracha Nadia avec dégoût. Nous n’agissons pas, justement. Nous allons nous disputer, nous chamailler, nous bouffer le nez et nous étriper jusqu’à la fin des temps, soupira-t-elle. Je croyais que le retour de Nirgal nous aiderait, mais ça ne servira à rien s’il ne se joint pas à nous.
— Il n’a aucun rôle officiel, remarqua Art.
— Il pourrait en avoir un s’il le voulait.
— C’est vrai.
Nadia tourna et retourna le problème, le moral en berne.
— Tu sais, je n’ai effectué que dix mois de mon mandat. J’ai encore deux ans et demi à tirer. Des années martiennes.
— Je sais.
— Et les années martiennes sont interminables.
— C’est vrai. Mais les mois passent à toute vitesse.
Elle émit un bruit obscène et regarda, par la fenêtre de l’appartement, la caldeira de Pavonis.
— L’ennui, c’est que le travail n’est plus du travail. Tu sais bien que même si nous participons à n’importe quel projet, ce n’est plus du travail. Je veux dire, on ne sort plus pour faire les choses. Je me rappelle, quand j’étais jeune, en Sibérie. Ça, c’était vraiment du boulot !
— Tu idéalises peut-être un peu ces souvenirs.
— C’est sûr, mais même sur Mars… Je me rappelle avoir bâti Underhill de toutes pièces. Qu’est-ce qu’on s’amusait ! Un jour, nous sommes allés au pôle Nord, installer une galerie sous le permafrost… Je ne sais pas ce que je donnerais pour refaire un travail de ce genre, dit-elle en soupirant.
— Il y a encore beaucoup de chantiers de construction, objecta Art.
— Avec les robots.
— Tu pourrais peut-être entreprendre quelque chose de plus humain. Bâtir une maison à la campagne, n’importe quoi. Une de ces nouvelles villes portuaires, construites de main d’homme afin de mettre de nouvelles techniques à l’épreuve, des plans, des méthodes, ce que tu veux. Ça ralentirait le processus de construction, la CEG te suivrait.
— Peut-être. Après la fin de mon mandat, tu veux dire.
— Ou même avant. Pendant les interruptions entre les sessions, comme tu l’as déjà fait avec ces voyages. Tous étaient assez comparables à des travaux de construction, même si ça n’en était pas à proprement parler. Construire de vraies choses. Il faudrait que tu essaies, que tu ailles de l’un à l’autre.
— Il y aurait conflit d’intérêts.
— Pas s’il s’agissait de programmes d’intérêt public. Et le projet de construction d’une capitale administrative au niveau de la mer ?
— Hum, hum, fit Nadia.
Elle sortit une carte et ils l’étudièrent. Le long du méridien zéro, le littoral de la mer du Nord s’avançait dans l’eau, au sud, formant une petite péninsule ronde avec une baie de cratère au centre. Elle était à peu près à mi-chemin de Tharsis et d’Elysium.
— Nous devrions aller voir.
— Oui… Allez, viens te coucher. Nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, j’ai une autre idée.
Quelques mois plus tard, alors qu’ils retournaient en avion de Bradbury Point à Sheffield, Nadia se remémora sa conversation avec Art. Elle demanda au pilote de se poser près d’une petite station, au nord du cratère Sklodowska, sur la pente du cratère Zm, qu’on appelait Zoom. En amorçant la descente, ils virent à l’est une grande baie envahie par la glace. De l’autre côté s’étendait le paysage rocailleux de Mamers Vallis et des Deuteronilus Mensae. La baie était une incursion dans le Grand Escarpement, qui s’affaissait à cet endroit situé par zéro degré de longitude et quarante-six degrés de latitude nord, assez loin de l’équateur, donc, mais les hivers du Nord étaient doux comparés à ceux du Sud. La mer de glace occupait une grande partie du paysage, au large d’un vaste littoral. La péninsule arrondie entourant Zoom était haute et lisse. La petite station située sur la rive hébergeait cinq cents âmes, qui s’affairaient à des travaux de construction avec un bulldozer, des grues et des dragues. Nadia et Art passèrent près d’une semaine à parler de la colonie avec les gens de l’endroit. Ils avaient entendu dire qu’on projetait de construire une nouvelle capitale sur la baie. Cette idée plaisait à certains, mais pas à la majorité. Ils pensaient appeler leur base Greenwich à cause de sa longitude, mais ils avaient entendu dire que les Anglais ne prononçaient pas Green Witch mais Grenich, et n’aimaient pas trop l’idée de donner à leur ville un nom qui s’écrivait d’une façon et se prononçait d’une autre. Et pourquoi pas Londres ? hasardaient-ils. Enfin, ils trouveraient bien quelque chose. La baie, quant à elle, s’appelait depuis longtemps la baie de Chalmers.
— Vraiment ? s’exclama Nadia en riant. C’est inespéré !
Elle était déjà conquise par le paysage : le tablier conique, lisse, de Zoom, la courbe de la grande baie. La pierre rouge tranchant sur la glace blanche, et sans doute un jour sur la mer bleue. Tout le temps de leur séjour, des nuages courant dans le vent d’ouest projetèrent leurs ombres sur la terre et la glace : des cumulus blancs, renflés comme de petites boules de coton, parfois des galions ou des motifs au point de croix qui ornaient le dôme sombre du ciel au-dessus de leurs têtes, et le sol rocheux, incurvé, en dessous d’eux. Ça pourrait faire une belle petite ville enserrant une baie, une ville aussi belle que San Francisco ou Sydney, mais plus humaine, sur le modèle bogdanoviste, construite de la main de l’homme. Enfin, pas tout à la main, bien sûr, mais ils pouvaient la concevoir à l’échelle humaine. Essayer d’en faire une sorte d’œuvre d’art, disait Nadia en se promenant avec Art au bord de la baie de glace, avec un simple masque à dioxyde de carbone, tout en observant la parade des nuages qui défilaient dans le ciel.
— Ça marcherait sûrement, approuva Art. N’importe comment, il y aura une ville à cet endroit, et c’est le principal. C’est l’une des plus belles baies de cette partie de la côte ; tôt ou tard on y fera un port. Ce ne serait donc pas une capitale installée au milieu de nulle part comme Canberra, Brasilia ou Washington. Elle aurait une vie propre, une vie portuaire.
— C’est vrai. Ce serait formidable.
Nadia poursuivit son chemin, galvanisée par cette idée. Il y avait des mois qu’elle ne s’était sentie aussi bien. Presque tous les partis représentés à Sheffield étaient d’accord pour établir une capitale quelque part, et cette baie avait déjà été proposée par les Sabishiiens, ce n’était donc pas une idée nouvelle. Le peuple était prêt à la soutenir. Et elle pourrait s’impliquer à fond dans sa construction, puisqu’il s’agirait d’un dossier de travaux publics. Ça participait de l’économie de cadeau. Peut-être réussirait-elle à imprimer sa patte au projet. Plus elle y pensait, plus cette idée lui plaisait.
Ils étaient allés très loin le long du littoral, entre la courbe de roche rouge et la mer qu’elle semblait saluer. Ils firent demi-tour et repartirent vers la petite station. Le vent chassait les nuages dans le ciel. Juste au-dessous, un V déchiqueté d’oies trompetantes filait vers le nord.
Plus tard, ce jour-là, alors qu’ils retournaient vers Sheffield, Art lui prit la main et inspecta son nouveau petit doigt.
— Tu sais, fit-il lentement, fonder une famille, c’est aussi une façon de bâtir quelque chose de ses propres mains.
— Quoi ?
— Tous les problèmes liés à la procréation sont maintenant connus.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je veux dire, tant qu’une femme est en vie, elle peut parfaitement avoir des enfants, d’une façon ou d’une autre.
— Hein ?
— C’est ce qu’on dit. Si tu voulais, tu pourrais en avoir un.
— Non.
— Si, si, je t’assure.
— Non.
— C’est une bonne idée, pourtant.
— Non.
— Enfin, écoute, construire… C’est génial, bien sûr, mais on ne peut pas faire de la plomberie toute sa vie. De la plomberie, de la menuiserie, conduire un bulldozer… c’est très intéressant, je te l’accorde, mais quand même. Nous avons une longue vie à remplir. Et le seul travail vraiment assez intéressant pour être poursuivi sur le long terme, ce serait d’élever un enfant, tu ne penses pas ?
— Non, je ne pense pas !
— Mais tu n’as jamais eu d’enfant ?
— Non.
— Eh bien, voilà.
— Oh, mon Dieu…
Son doigt fantôme la picotait. Mais ce n’était plus un doigt fantôme, à présent. Il était là pour de bon.