Il était plus de minuit, et les bureaux étaient déserts. Le conseiller s’approcha du samovar et distribua de petites tasses de café. Trois de ses adjoints étaient debout autour d’une table sur laquelle étaient posés des écrans manuels.
— Les macrotomes de deutérium et d’hélium sont donc frappés, les uns après les autres, par la batterie de lasers, dit le conseiller. Ils implosent, déclenchant la fusion. La température au moment de l’allumage est de sept cents millions de degrés kelvin, mais c’est sans problème, car la réaction est très localisée, et très brève.
— Une question de nanosecondes.
— Parfait. Je trouve ça réconfortant. Bon, l’énergie résultante est donc libérée entièrement sous forme de particules chargées, qui peuvent être contenues par des champs électromagnétiques – pas de neutrons susceptibles de s’échapper et de rôtir les passagers. Les champs font office d’écran, de bouclier poussoir, ainsi que de système de récupération d’énergie afin d’alimenter les lasers. Toutes les particules chargées sont dirigées vers l’arrière, traversent le système de miroirs orientés qui concentrent les rayons, et assurent également la collimation des produits de la fusion.
— Exactement. Et c’est le plus beau de l’affaire, confirma l’ingénieur.
— Très bien. Quelle est la consommation ?
— Pour obtenir une accélération équivalente à la gravité martienne, c’est-à-dire 3,73 mètres-seconde au carré, la consommation d’un vaisseau de mille tonnes – trois cent cinquante tonnes pour les passagers et le vaisseau, six cent cinquante pour le système de propulsion et le combustible – sera de trois cent soixante-treize grammes à la seconde.
— Ka ! C’est énorme, non ?
— Ça fait près de trente tonnes par jour, mais l’accélération est énorme, aussi. Les voyages sont brefs.
— Et ces macrotomes font quelle dimension ?
— Un centimètre de rayon, répondit le physicien. Masse, vingt-neuf grammes. Nous en brûlerons mille deux cent quatre-vingt-dix à la seconde. Les passagers devraient avoir une impression d’accélération continue.
— J’imagine. Mais l’hélium est assez rare, non ?
— Un collectif de Galilée a commencé à en recueillir dans la stratosphère de Jupiter, répondit l’ingénieur. On pourrait faire de même au voisinage de la Lune, mais ça ne se passe pas très bien. Et puis Jupiter en a plus qu’il ne nous en faudra jamais.
— Les vaisseaux transporteraient cinq cents passagers ?
— C’est une hypothèse de calcul. Elle pourra toujours être ajustée, évidemment.
— Alors, le vaisseau accélère jusqu’à mi-chemin, fait demi-tour et décélère pendant toute la seconde moitié du trajet.
— Pour les trajets les plus courts, oui, acquiesça le physicien. Pour les plus longs, il suffira d’accélérer pendant quelques jours pour atteindre la vitesse voulue et la partie médiane du trajet s’effectuera à la vitesse de croisière afin d’économiser le combustible.
Le conseiller hocha la tête et ravitailla les autres en café. Ceux-ci dégustèrent le breuvage.
— La durée des voyages va changer radicalement, poursuivit la mathématicienne. Trois semaines de Mars à Uranus. Dix jours de Mars à Jupiter. Trois jours de Mars à la Terre. Trois jours ! (Elle regarda les autres en fronçant le sourcil.) Le système solaire va ressembler à l’Europe au XIXe siècle. Les voyages en train. Les paquebots qui traversent l’océan.
Tout le monde opina du chef.
— Nous sommes maintenant voisins des habitants de Mercure, d’Uranus et de Pluton, fit l’ingénieur.
Le conseiller haussa les épaules.
— Et d’Alpha du Centaure, si vous allez par là. Pas de problème. Le contact est une bonne chose. Contentez-vous d’établir le contact, dit le poète[3]. Eh bien, établissons le contact. Maintenant, nous avons rendez-vous avec une vengeance, fit-il en levant sa tasse. À votre santé !
Nirgal prenait le rythme et le gardait toute la journée. Lung-gom-pa. La religion de la course, la course en tant que méditation ou prière. Zazen, ka zen. Une partie de l’aréophanie, comme la gravité martienne. L’effort que le corps humain était capable de fournir aux deux cinquièmes de la pesanteur pour laquelle l’évolution l’avait prévu était une euphorie de tous les instants. Courir comme un pèlerin, mi-adorateur, mi-dieu.
Cette religion comptait pas mal d’adhérents, ces temps-ci, des solitaires qui couraient en tous sens. Ils organisaient parfois des courses, des compétitions : Dévaler le Dédale, le Cross-Chaos, la Trans-Marineris, le Mar(s)athon. Et entre deux, la discipline quotidienne. L’activité sans but ; pour la beauté du geste. Pour Nirgal, c’était une adoration, une méditation, l’oubli. Son esprit vagabondait, se focalisait sur son corps, ou sur la piste. Ou se vidait de tout. À ce moment-là, il courait en musique, sur Bach, sur Bruckner ou sur Bonnie Tyndall, une néoclassique d’Elysium dont la musique coulait comme les jours, d’amples chœurs décrivant une modulation interne régulière, un peu à la façon de Bach ou Bruckner, mais plus lente, plus régulière, plus inexorable et grandiose. Une bonne musique pour courir, même s’il ne l’entendait pas consciemment pendant des heures d’affilée. Il courait, c’est tout.
Le moment approchait du Mar(s)athon, qui avait lieu un périhélie sur deux. Les concurrents partaient de Sheffield et faisaient le tour de Mars sans bloc-poignet ni aucun autre système de navigation, en se fiant à leurs seuls sens, avec, pour tout bagage, un petit sac contenant de quoi boire, manger et assurer le couchage. Ils pouvaient choisir leur trajet, partir vers l’est ou vers l’ouest, pourvu qu’ils ne s’écartent pas de plus de vingt degrés de l’équateur (ils étaient suivis par satellite, et disqualifiés s’ils s’en éloignaient davantage). Ils avaient le droit de prendre tous les ponts, y compris celui de Ganges Catena, qui rendait compétitives les routes tant vers le nord que vers le sud de Marineris, de sorte qu’il y avait presque autant d’itinéraires possibles que de concurrents. Nirgal avait gagné cinq des neuf Mar(s)athons précédents, grâce à son sens de l’orientation plus qu’à la qualité de sa course. Beaucoup de concurrents malheureux considéraient le « Nirgalweg » comme une sorte d’aboutissement mystique, une chose surnaturelle, extravagante, qui allait contre toute logique. Les deux dernières fois, des coureurs l’avaient suivi dans l’espoir de le dépasser dans la dernière ligne droite. Mais chaque année il empruntait un chemin différent, prenant souvent des directions qui paraissaient tellement aberrantes que certains de ses poursuivants renonçaient pour se rabattre sur des voies plus prometteuses. D’autres ne pouvaient tenir le rythme pendant les deux cents jours et les vingt et un mille kilomètres de la course. Il fallait toute l’endurance d’un coureur de fond, être capable de subvenir à ses propres besoins, et de courir tous les jours.
Nirgal adorait ça. Il voulait gagner le prochain Mar(s)athon, pour pouvoir dire qu’il avait remporté plus de la moitié des dix premiers. Il étudiait le parcours, les nouvelles pistes. Il s’en construisait beaucoup, tous les ans. La mode était, depuis peu, d’aménager des pistes en escalier dans les parois des canyons, des dorsae et des escarpements qui couturaient l’outback. La piste qu’il suivait n’existait pas lors de son dernier passage dans la région. Elle descendait le long de la falaise abrupte d’une dépression du chaos d’Aromatum, et il y en avait une autre, symétrique, sur la paroi opposée. Traverser Aromatum ajouterait un segment vertical au parcours, mais tous les chemins plus horizontaux passaient loin au nord ou au sud, et Nirgal pensait que l’escalade pouvait se révéler payante.
La nouvelle piste suivait les anfractuosités de la falaise. Les marches étaient ajustées comme les pièces d’un puzzle, et si régulières qu’il avait l’impression de dévaler l’escalier ménagé dans la muraille du château en ruines d’un géant. Dresser des pistes à flanc de paroi était un art, un travail élégant auquel Nirgal avait parfois participé, aidant à déplacer les blocs de roche taillée avec une grue afin de les encastrer les uns au-dessus des autres. Il avait passé des heures, suspendu dans le vide, à tirer sur des filins verts de ses mains gantées, afin de positionner d’énormes polygones de basalte. Le premier constructeur de pistes que Nirgal avait rencontré était une femme qui traçait une route sur l’aileron dorsal de Geryon Montes, la longue crête qui se dressait au fond d’Ius Chasma. Il l’avait aidée tout un été. Elle était encore quelque part dans Marineris, à sculpter des pistes avec ses outils : des scies manuelles ultra-puissantes, des systèmes de poulies aux filins super-résistants et des rivets adhésifs plus durs que les pierres qu’ils assemblaient. Elle était encore là-bas, à exhumer de la roche une passerelle ou un escalier, des routes ressemblant à des voies romaines ou à des reliefs naturels placés là comme par miracle, des ponts d’une majesté pharaonique ou précolombienne, faits d’énormes blocs ajustés avec une précision millimétrique, enjambant des gouffres ou des étendues chaotiques.
Trois cents marches plus bas – il les avait comptées –, il arriva au fond du canyon dans l’heure précédant le coucher du soleil. Le ciel était réduit à une bande de velours violet, tout là-haut, entre les parois sombres. Il n’y avait pas de piste sur le sable plongé dans l’ombre, et il dut bien regarder où il mettait les pieds entre les pierres et les plantes, sans se laisser distraire par les fleurs éclatantes perchées sur les cactées en forme de tonneau, aussi brillantes que le ciel. Son corps brillait lui aussi dans la fin de cette journée passée à courir, il allait enfin assouvir la faim qui le rongeait de l’intérieur, l’affaiblissait plus désagréablement à chaque instant.
Il s’engagea dans l’escalier de la paroi ouest et le gravit en rétrogradant quelque peu, mais de la même allure régulière, tournant tantôt à gauche, tantôt à droite, au gré de la route en épingle à cheveux, admirant l’élégance avec laquelle la piste était intégrée au réseau de failles de la falaise, abritée du côté du vide par un muret de roche qui lui arrivait à la taille, sauf pendant l’ascension d’un passage dénudé, lisse comme le dos de la main, qui avait obligé les bâtisseurs à river à coups de boulons une échelle de magnésium massif. Il la gravit à toute allure, à croire que ses quadriceps s’étaient mués en élastiques géants. Il était fatigué.
Sur une plinthe, à gauche de l’escalier, était ménagée une étendue plate d’où on avait une vue en enfilade sur le long et étroit canyon en dessous. Il s’assit sur une pierre aussi accueillante qu’un fauteuil. Il y avait du vent. Il déploya le champignon transparent de sa petite tente dans le crépuscule et chercha de quoi manger dans son paquetage. Il en tira un sac de couchage, une lampe et un lutrin patinés par des années de bons et loyaux services et aussi légers qu’une plume. Tout compris, son nécessaire de survie pesait moins de trois kilos. Et chaque chose était là, à sa place – le réchaud, la nourriture et la gourde.
Le crépuscule passa avec une majesté himalayenne tandis qu’il se préparait une soupe lyophilisée, assis sur son sac de couchage, adossé à la paroi transparente de la tente, tout à la volupté de reposer ses muscles las. Encore une belle journée.
Il dormit mal cette nuit-là, se leva en frissonnant dans le vent froid qui précédait l’aurore, remballa ses affaires en vitesse et repartit en courant vers l’ouest. Il sortit du chaos d’Aromatum et arriva à la baie de Ganges. Il continua à courir, l’étendue bleu sombre de la mer sur sa gauche. Les longues plages étaient adossées à de larges dunes de sable, couvertes par une herbe courte sur laquelle il était facile de courir. Nirgal suivait son rythme en regardant tantôt la mer, tantôt les forêts de la taïga à sa droite. Des millions d’arbres avaient été plantés le long de cette côte afin de stabiliser le sol et d’éviter les tempêtes de sable. La grande forêt d’Ophir était l’une des régions les moins peuplées de Mars. Rares étaient ceux qui y étaient allés au cours des premières années de son existence, et personne n’y avait jamais implanté de ville. Les épais dépôts de poussières et de fines ne facilitaient pas les voyages. Maintenant, ces dépôts étaient un peu fixés par la forêt, mais les cours d’eau étaient bordés par des marécages et des sables mouvants, et les bancs de lœss non stabilisé provoquaient des ruptures dans les frondaisons. Nirgal restait à la lisière de la forêt et de la mer, sur les dunes ou entre les plus petits arbres. Il franchit l’embouchure de plusieurs rivières. Il passa la nuit sur la plage et s’endormit bercé par le bruit du ressac.
Le lendemain, à l’aube, il suivit la piste sous le dais de feuilles vertes, la côte s’étant arrêtée au barrage de Ganges Chasma. La lumière était crépusculaire et fraîche. À cette heure du jour, toute chose ressemblait à l’ombre d’elle-même. Des pistes à peine esquissées gravissaient les collines, sur sa gauche. La forêt, à cet endroit, était surtout composée d’arbres à feuilles persistantes : de grands séquoias, des pins et des genévriers. Le sol était couvert d’aiguilles sèches. Dans les endroits humides, des fougères crevaient le tapis brun, ponctuant de leurs fractales archaïques le sol tavelé de soleil. Un torrent serpentait entre des îles étroites, couvertes d’herbe. On n’y voyait pas à plus de cent mètres. Les couleurs dominantes étaient le vert et le brun, parfois tachés de rouge par l’écorce velue des séquoias. Des puits de lumière dansaient sur le sol de la forêt, pareils à des êtres vivants filiformes. Nirgal courait comme en état d’hypnose, coupant ces pinceaux de lumière. Il traversa, en sautant de pierre en pierre, un ruisseau peu profond qui murmurait dans une clairière couverte de fougères. Il eut l’impression de traverser une pièce d’où seraient partis des couloirs menant à des pièces similaires en amont et en aval. Une petite cascade gargouillait à sa gauche.
Il s’arrêta pour boire et, en se redressant, il vit une marmotte qui se dandinait sur la mousse, sous la chute d’eau. Il eut un pincement au cœur. La marmotte but, se lava les pattes et le museau. Elle ne vit pas Nirgal.
Puis les feuilles s’agitèrent. La marmotte tenta de fuir, mais il y eut un frémissement de fourrure tachetée et de dents blanches. Un gros lynx lui avait enserré la gorge entre ses puissantes mâchoires. Il la secoua impitoyablement et l’écrasa sous une de ses grosses pattes.
Nirgal avait sursauté à l’instant de l’attaque, et le lynx regarda dans sa direction comme s’il venait seulement de prendre conscience de son mouvement. Les yeux de l’animal étincelaient dans la pénombre, il avait du sang sur les babines. Nirgal frémit. Le félin le repéra, croisa son regard. Nirgal le vit courir, bondir sur lui, ses dents acérées brillant dans la maigre lumière…
Et puis non. Il disparut avec sa proie, ne laissant derrière lui qu’une fougère frémissante.
Nirgal maintint l’allure. Il régnait sous les arbres une pénombre que les nuages seuls ne pouvaient expliquer. Une pénombre maligne. Il devait se concentrer pour ne pas perdre la piste. Des éclairs de lumière trouaient l’obscurité, le blanc perçant le vert. Le chasseur et le chassé. Des mares bordées de glace dans l’ombre. La mousse sur l’écorce. Du coin de l’œil, il voyait là le dessin des fougères, ici un tas de pommes de pin, ou une plaque de sables mouvants. La journée était fraîche, la nuit serait glaciale.
Il courut toute la journée, son paquetage tressautant dans son dos. Il n’avait presque plus rien à manger. Il avait hâte d’atteindre sa cachette suivante. Il lui arrivait, quand il courait, de ne prendre que quelques poignées de céréales et de se nourrir de ce qu’il trouvait en chemin, ramassant des pignons de pin, péchant. Il consacrait alors la moitié de son temps à chercher sa pitance, et on ne trouvait pas grand-chose. Quand les poissons mordaient, un lac était une providence. Les gens des lacs… Mais pour cette course, il avait prévu d’aller ventre à terre d’une cache à l’autre. Il ingérait sept ou huit mille calories par jour, et il mourait encore de faim tous les soirs. Aussi lorsqu’il découvrit, en arrivant au petit arroyo où il avait constitué une réserve, qu’il y avait eu un glissement de terrain, que la paroi s’était effondrée sur ses provisions, il poussa un cri de désespoir et de colère. Il fouilla un moment dans les roches éboulées. Ce n’était pas un effondrement très important, mais il avait déplacé plusieurs tonnes de terrain. Rien à faire. Il devrait courir de toutes ses forces jusqu’à sa cache suivante, et le ventre vide. Il repartit sans perdre de temps.
Tout en courant, il scrutait les environs à la recherche de la moindre chose comestible : des pignons, des oignons sauvages, n’importe quoi. Il mangea lentement ce qui restait dans son paquetage, en mâchant le plus longtemps possible. Il savoura chaque bouchée en essayant d’imaginer qu’elle avait une valeur nutritive bien supérieure à la réalité. La faim le tenait éveillé la majeure partie de la nuit, et il ne dormait vraiment qu’au cours des dernières heures qui précèdent l’aube.
Le troisième jour de ce jeûne inattendu, il ressortit de la forêt juste au sud de Juventa Chasma, dans une zone ravagée par l’inondation de l’ancien aquifère. Ce n’était pas une mince affaire que de courir en ligne droite sur ce sol chaotique, et il ne se rappelait pas avoir jamais eu aussi faim de sa vie, or la prochaine cache se trouvait encore à deux jours de là. Il avait l’impression que son corps avait dévoré toutes ses réserves de graisse et se nourrissait maintenant de sa substance musculaire. Cet autocannibalisme donnait à chaque objet une acuité surnaturelle, l’auréolait de gloire, une lueur blanche irradiait les choses comme si la réalité elle-même devenait translucide. Bientôt – il en avait déjà fait l’expérience –, le lung-gom-pa laisserait place à des hallucinations. Dans son champ de vision grouillaient déjà des vers, des papillons noirs, de petits cercles de champignons bleus, des choses vertes, sous la forme de lézard, qui fuyaient dans le sable, juste devant les taches floues de ses pieds, et cela pendant des heures d’affilée.
Il devait consacrer toute son énergie à choisir son chemin sur le sol inégal. Il observait à la fois les pierres sur lesquelles il mettait les pieds et le terrain qui s’étendait devant lui dans un mouvement de va-et-vient qui n’avait pas grand-chose à voir avec la pensée consciente, son regard allant du proche au lointain selon un rythme qui lui était propre. Le chaos de Juventa, en contrebas, sur sa droite, était une dépression peu profonde, erratique, au-dessus de laquelle il voyait l’horizon lointain comme à travers une immense boule de cristal brisée. Devant, le sol était accidenté et inégal, blocs de pierre et bancs de sable alternant dans les creux et les bosses, les ombres trop noires, la clarté trop vive. Sombre, et en même temps aveuglant. Le coucher du soleil approchait, et la lumière lui blessait les yeux. En haut, en bas, en haut, en bas. Il arriva à une ancienne dune de sable et la descendit comme dans un rêve, gauche, droite, gauche, se calant les pieds dans le sable, sur des pierres placées selon un angle défiant les lois de la gravité, chaque pas lui faisant dévaler plusieurs mètres. Mais c’était trop facile. Lorsqu’il se retrouva en terrain plat, il eut grand mal à reprendre un rythme normal, et la colline suivante, pourtant modeste, eut un effet dévastateur. Il fallait qu’il trouve un endroit où bivouaquer, peut-être dans le creux suivant, ou sur la prochaine étendue sablonneuse, près d’un banc de pierre. Il mourait de faim, il était affaibli par le manque de nourriture et son paquetage ne contenait plus que quelques oignons sauvages trouvés en chemin. Enfin, il n’allait pas se plaindre d’être fatigué ; il aurait moins de mal à s’endormir. L’épuisement l’emportait toujours sur la faim.
Il gravissait une butte entre deux rochers grands comme une maison lorsque, dans un éclair blanc, une femme nue se dressa devant lui, agitant une écharpe verte. Il s’arrêta net, tituba, abasourdi, puis inquiet de voir ses hallucinations lui échapper à ce point. Mais elle était bien là, aussi vive qu’une flamme, des rigoles de sang maculant ses seins et ses jambes, agitant silencieusement son écharpe verte. D’autres personnages passèrent en courant devant elle, suivant la direction qu’elle leur indiquait, à ce qu’il lui sembla, du moins. Elle regarda Nirgal, tendit le bras vers le sud comme pour lui dire de les suivre et se remit à courir, son corps blanc, mince, volant tel un objet visible dans une infinité de dimensions, le dos robuste, les jambes longues, les fesses rondes, déjà loin, l’écharpe verte volant de-ci, de-là, leur montrant la voie.
Soudain, trois antilopes bondirent sur une colline à l’ouest, se découpant en ombre chinoise sur l’horizon où se couchait le soleil. Ah, des chasseurs ! Ils étaient déployés en arc de cercle et repoussaient les antilopes vers l’ouest en agitant des écharpes du haut des rochers. Tout cela en silence, comme si le bruit avait déserté le monde : pas un souffle de vent, pas un cri. Les antilopes s’arrêtèrent sur la colline, et l’espace d’un instant tout le monde, chasseurs et chassés, cessa de bouger, en éveil mais immobile, figé en un tableau qui pétrifia Nirgal. Il retint son souffle, de crainte que la scène entière ne disparaisse à la faveur d’un battement de cils.
Le mâle du troupeau bougea, rompant la stase. Il s’avança prudemment, pas à pas. La femme à l’écharpe verte le suivit, toute droite, bien en vue. Les autres chasseurs reparurent, puis disparurent à nouveau, se déplaçant comme des pinsons d’un point à un autre. Ils étaient pieds nus et portaient des pagnes ou des cache-sexe. Certains avaient le visage ou le dos peint en rouge, en noir ou en ocre.
Nirgal leur emboîta le pas. Ils obliquèrent vers l’ouest, de sorte qu’il se retrouva sur leur gauche. Le hasard voulut que le chef du troupeau d’antilopes tente une percée de son côté, et Nirgal put lui barrer la route en agitant les bras. Les trois antilopes filèrent à nouveau vers l’ouest, d’un seul mouvement. Les chasseurs les pistèrent en courant plus vite que Nirgal au mieux de sa forme, conservant leur formation en arc de cercle. Nirgal pressa l’allure pour ne pas se laisser distancer. Pieds nus ou non, ils allaient incroyablement vite. Ils se perdaient dans les longues ombres et ne faisaient aucun bruit. Sur l’autre aile de l’arc, quelqu’un poussa un jappement. Ce fut le seul bruit audible en dehors du crissement du sable et du gravier, du souffle rauque dans leurs gorges. Ils couraient, disparaissaient, reparaissaient, les antilopes gardant leur avance par petits bonds coulés. Nul être humain ne les rattraperait jamais. Nirgal suivait la chasse quand même, en haletant. Il repéra à nouveau les bêtes vers l’avant. Ah, elles s’étaient arrêtées au bord d’une falaise, en haut d’un canyon. Il vit le gouffre, la paroi opposée. Une fosse peu profonde, le haut des pins dépassant du bord. Les antilopes en connaissaient-elles l’existence ? Étaient-elles de la région ? Le canyon n’était pas visible à plus de quelques mètres…
Elles n’eurent pas l’air prises au dépourvu. Avec une grâce fluide, animale, elles longèrent la falaise vers le sud à petites foulées élastiques, sautèrent sur une corniche qui dominait un ravin abrupt et s’engouffrèrent dedans. Tous les chasseurs se précipitèrent vers le bord et les regardèrent dévaler le ravin en une succession de bonds d’une puissance et d’un équilibre stupéfiants, leurs sabots claquant de pierre en pierre. L’un des chasseurs hurla : « Aouuuuuh ! » et tous les autres se jetèrent dans le ravin en jappant et en grommelant. Nirgal les suivit, se ruant par-dessus le bord, et tous s’absorbèrent dans la folle descente. Nirgal avait beau être épuisé après ces interminables journées de lung-gom, ses jambes ne le trahirent pas, car il en dépassa plus de la moitié en sautant d’un rocher sur une coulée de gravier, dérapant, bondissant, reprenant son équilibre, se rattrapant avec les mains, se démenant comme tous les autres, et comme eux intensément absorbé dans l’effort consistant à descendre le plus vite possible en évitant la chute.
Lorsqu’il fut en sûreté au fond du ravin, il leva les yeux sur la forêt qu’il avait à peine vue d’en haut : de grands pins et des épicéas dressés sur un tapis de neige jonché d’aiguilles et, en amont, vers le sud, les troncs formidables, à nuls autres pareils, de séquoias géants, si gigantesques que le ravin semblait soudain peu profond, bien que la descente lui ait pris un long moment. C’étaient ces arbres qui dépassaient du canyon : des séquoias de deux cents mètres de haut, œuvres du génie génétique, dressés comme de grands saints silencieux, chacun embrassant dans ses branches ses enfants, les pins et les épicéas, les plaques de neige et les flaques d’aiguilles brunes.
Les antilopes avaient trotté vers le sud du canyon, dans cette forêt primitive. Avec de joyeux ululements, les chasseurs les suivirent entre les troncs immenses. À côté des cylindres massifs d’écorce rouge, lacérée, tout le reste paraissait minuscule. Ils couraient, pareils à de petits animaux, des souris, sur le sol neigeux, dans la lumière déclinante. Nirgal haletait, la tête vide. La peau de son dos, de ses flancs, le picotait, il se ressentait encore de la décharge d’adrénaline consécutive à la descente du ravin. Il était évident qu’ils ne rattraperaient jamais les antilopes, il ne comprenait pas ce qu’ils faisaient. Il suivait pourtant les chasseurs entre les arbres stupéfiants. Les suivre, il n’en demandait pas plus.
Puis les séquoias s’espacèrent, comme à la limite d’un îlot de gratte-ciel, et il n’en resta plus que quelques-uns. Nirgal s’arrêta net : entre les troncs de ces derniers monstres, après une étroite clairière, le canyon était fermé par un mur d’eau. Un mur impalpable, cristallin, occupait tout le fond du canyon, masse lisse, transparente, dressée au-dessus d’eux.
Le bassin de retenue. On construisait depuis peu des barrages de feuilles transparentes, des résilles de diamant scellées dans des fondations de béton. Nirgal voyait l’épais socle blanc courant sur le fond du canyon, entre les deux falaises.
La masse d’eau les dominait majestueusement, pareille à la paroi d’un gigantesque aquarium. Des algues flottaient dans la boue claire du fond. Des poissons d’argent aussi gros que les antilopes voletaient d’une paroi à l’autre, puis repartaient dans les profondeurs obscures, mouvantes.
Les trois antilopes allaient et venaient nerveusement devant cette barrière, la biche et le faon suivant les évolutions du mâle. Comme les chasseurs se refermaient sur eux, l’étalon fit soudain un bond en avant et, d’une poussée de tout le corps, donna un violent coup de tête sur le barrage – thwack ! firent ses cornes, comme des couteaux en os. Nirgal et les chasseurs se figèrent, horrifiés par cette manœuvre farouche, désespérée, presque humaine. L’étalon rebondit, étourdi, se retourna et fonça sur eux. Des bolas tournoyèrent. La corde s’enroula autour de ses pattes, juste au-dessus du genou. Il bascula vers l’avant, s’écrasa au sol. Certains des chasseurs se précipitèrent sur lui, d’autres abattirent la biche et le faon sous une volée de pierres et de lances. Un cri strident retentit, aussitôt interrompu. Nirgal vit une dague d’obsidienne trancher la gorge du faon, le sang jaillir sur le sable, devant le barrage. Les gros poissons filaient comme l’éclair, au-dessus d’eux, les regardaient.
La femme à l’écharpe verte était invisible. Un chasseur vêtu en tout et pour tout de colliers lança la tête en arrière et poussa un hurlement, rompant l’étrange silence dans lequel s’effectuait cette tâche. Il se mit à danser sur place, puis courut vers le mur transparent du barrage et y jeta sa lance. Le javelot rebondit. Le chasseur exultant courut vers la dure membrane transparente et y flanqua un coup de poing.
Une femme aux mains ensanglantées tourna la tête et lui jeta un coup d’œil méprisant.
— Cesse de faire l’idiot, lança-t-elle.
— Ne t’inquiète pas, répliqua l’homme en riant. Ces barrages sont cent fois plus solides que nécessaire.
La femme secoua la tête d’un air écœuré.
— Je trouve stupide de défier le sort, dit-elle.
— C’est stupéfiant de voir le genre de superstitions qui peuvent survivre dans certains esprits timorés.
— Tu n’es qu’un imbécile, rétorqua la femme. La chance est aussi réelle que n’importe quoi.
— La chance ! Le sort ! Ka !
L’homme récupéra sa lance, courut vers le barrage et la lança à nouveau. Elle ricocha, manquant le heurter, et il éclata d’un rire dément.
— Quel coup de bol ! La chance sourit aux audacieux, pas vrai ?
— Un peu de respect, espèce de trou du cul !
— Du respect pour ce mâle, alors. Se jeter sur le mur comme ça…
L’homme partit d’un rire rauque.
Les autres dépeçaient les animaux sans prendre garde à leur conversation.
— Merci beaucoup, ô frère. Merci beaucoup, ô sœur.
Nirgal les regardait, les mains tremblantes. L’odeur du sang le faisait saliver. Les viscères fumaient dans l’air froid. Des perches de magnésium télescopiques sortirent des sacs de ceinture et les antilopes décapitées y furent attachées par les pattes. Les chasseurs prirent les tiges par les bouts et les soulevèrent.
— Tu ferais bien de nous aider à les porter si tu veux en manger ! cria la femme aux mains ensanglantées à l’intention du lanceur de javelot.
— Va te faire foutre !
Mais il se mit néanmoins en tête de ceux qui transportaient le mâle.
— Viens, fit la femme à Nirgal.
Et ils repartirent à vive allure vers l’ouest, sur le fond du canyon, entre le grand mur d’eau et les derniers séquoias. Nirgal les suivit, affamé.
La paroi ouest du canyon était ornée de pétroglyphes à peine visibles dans le crépuscule : des animaux, des lingams, des yonis, des empreintes de main, des comètes et des vaisseaux spatiaux, des dessins géométriques, Kokopelli, le joueur de flûte bossu. Un escalier était taillé dans la paroi, une piste en épingle à cheveux qui épousait les anfractuosités de la roche. Nirgal retrouva le rythme de l’escalade, son estomac le dévorant de l’intérieur. Il avait la tête qui tournait. Une antilope noire apparut sur la roche à côté de lui.
Quelques séquoias géants isolés se dressaient au bord du canyon, tout en haut. Quand ils arrivèrent au sommet, dans les derniers rayons du soleil, il vit que ces arbres formaient un cercle, neuf arbres pareils à de gigantesques monolithes de bois entourant une immense fosse à feu.
Le groupe entra dans le cercle, alluma le feu et débita les antilopes, coupant de grosses tranches dans les cuissots. Nirgal les regarda en salivant, les jambes tremblantes. Il déglutissait en humant les effluves qui s’élevaient dans la fumée, vers les premières étoiles. Les flammes dansaient dans l’obscure clarté du crépuscule, changeant le cercle d’arbres en une nef vacillante, à ciel ouvert. La lumière qui palpitait sur les aiguilles des séquoias rappelait la circulation du sang dans les capillaires. Des escaliers de bois montaient en spirale autour du tronc de certains arbres, se perdaient dans les branches. Tout en haut, des lampes s’allumèrent, des voix se firent entendre, alouettes dans les étoiles.
Trois ou quatre chasseurs lui offrirent des galettes d’avoine, puis une liqueur forte dans des jarres en argile. Ils lui dirent qu’ils avaient trouvé ce Stonehenge de bois quelques années auparavant.
— Qu’est-il arrivé à la… la femme qui menait la chasse ? demanda Nirgal en la cherchant du regard.
— Oh, la diane ne peut dormir avec nous ce soir.
— D’ailleurs, elle a tout foutu en l’air. Elle n’a pas le cœur à ça.
— Sûr que non. Vous connaissez Zo, elle a toujours un prétexte.
Ils rirent, se rapprochèrent du feu. Une femme tira un steak charbonneux des braises, l’agita au bout de son bâton pour le refroidir.
— Je vais te manger, petite sœur, dit-elle avant de mordre dans la viande.
Nirgal s’engloutit dans la chaleur humide de la chair, dévorant à belles dents, la tête vide, le corps vibrant. Manger ! Manger !
Le second morceau, il le savoura davantage, en regardant les autres. Il commençait à être rassasié. Il se rappela comment ils avaient dévalé le ravin, s’émerveilla de ce que le corps était capable de faire dans certaines situations. C’était une expérience de désincarnation, ou plutôt une expérience si profonde qu’elle était proche de l’inconscience, une plongée dans le cervelet, sans doute, dans ce cerveau reptilien qui savait comment faire les choses. Un état de grâce.
Une branche résineuse cracha une gerbe d’étincelles. Sa vue ne s’était pas encore accoutumée, les choses floues bondissaient, pleines d’images résiduelles. Le lanceur de javelot et un autre homme s’approchèrent de lui en riant, lui pressèrent une outre de peau contre les lèvres.
— Tiens, frère, bois ça, dirent-ils, et une boisson laiteuse, amère, lui coula dans la bouche. Prends un peu de frère blanc.
Un groupe ramassa des pierres et commença à les heurter selon des rythmes différents unissant les graves et les aigus. Les autres se mirent à danser autour du feu, en hurlant, en chantant ou en fredonnant : « Auqakuh, Quahira, Harmakhis, Kasei. Auqakuh, Mangala, Ma’adim, Bahram. » Nirgal dansa avec eux, toute fatigue évanouie. La nuit était froide, mais on pouvait s’approcher ou s’éloigner du feu, le sentir rayonner sur sa peau nue, glacée, retourner dans le froid. Quand tout le monde fut en sueur, ils repartirent en titubant dans la nuit vers le canyon, le long de la falaise, au sud. Une main se referma sur le bras de Nirgal, et il eut l’impression que la diane était revenue, qu’elle était là, à côté de lui, claire dans l’obscurité, mais il faisait trop noir, il n’y voyait rien. Puis ils se précipitèrent dans l’eau glaciale du réservoir, s’enfoncèrent dans le sable et la vase qui leur arrivaient à la taille, d’un froid à figer le sang. Il se releva, regagna la berge en s’ébrouant, tous les sens frémissants, hoquetant, riant, mais une main lui prit la cheville et il retomba à plat ventre dans l’eau, hilare. Dans l’eau noire, glacée, des orteils se heurtèrent : « Aïe ! aïe ! » Ils regagnèrent le cercle des grands arbres, se remirent à danser, ruisselants, les bras tendus vers la chaleur du feu, étreignant son rayonnement, leurs corps rougeoyant à la lueur des flammes, bondissant au rythme des percussions, les aiguilles des séquoias jetant des éclairs entre les étoiles tournoyantes.
Quand ils se furent réchauffés et que le feu mourut, ils le menèrent vers un escalier qui grimpait dans l’un des séquoias. Dans les grosses branches du haut étaient nichées de petites plates-formes à ciel ouvert, entourées de parois basses. Le plancher oscillait légèrement sous ses pas, au gré d’une brise fraîche qui éveilla un chœur de voix aériennes, profondes, dans les frondaisons. Nirgal resta seul sur ce qui lui parut être l’une des plus hautes plates-formes. Il déroula son sac de couchage, s’allongea et s’endormit rapidement, bercé par le chant du vent dans les aiguilles des séquoias.
Il se réveilla en sursaut, peu avant l’aube. Il s’adossa au muret de sa plate-forme, surpris que toute la soirée n’eût point été qu’un rêve, et regarda par-dessus le bord. Le sol était très, très loin en bas. Il eut d’abord l’impression d’être dans le nid-de-pie d’un gigantesque bateau, puis dans sa chambre de bambou, à Zygote, mais tout, ici, était infiniment plus vaste : le dôme étoilé du ciel, l’horizon distant, déchiqueté. Le sol, en bas, était une couverture noire, froissée, sur laquelle était brodé un filigrane d’argent : l’eau du réservoir.
Il descendit l’escalier. Quatre cents marches. L’arbre faisait peut-être cent cinquante mètres de hauteur, et se dressait au bord d’un canyon tout aussi profond. Il alla regarder le ravin dans lequel ils avaient essayé de précipiter l’antilope, vit la paroi qu’ils avaient dévalée, le barrage de cristal, l’énorme retenue d’eau.
Il retourna au cercle d’arbres. Quelques-uns des chasseurs étaient levés et ranimaient le feu en frissonnant dans le petit jour glacial. Nirgal leur demanda s’ils se rendaient quelque part aujourd’hui. En effet. Ils allaient vers le golfe de Chryse, au nord, en traversant le chaos de Juventa. Après, ils ne savaient pas.
Nirgal demanda s’il pouvait les accompagner un moment. Ils eurent l’air surpris. Le regardèrent, se regardèrent, parlèrent entre eux dans une langue qu’il ne reconnut pas. Nirgal se demanda pourquoi il leur avait posé cette question. Il voulait revoir la diane, oui. Mais il y avait autre chose. Jamais son lung-gom-pa n’avait ressemblé à cette dernière demi-heure de chasse. Évidemment, l’expérience s’était déroulée dans un contexte particulier, il y avait la faim, l’épuisement, mais ce n’était pas tout. Le sol enneigé de la forêt, la poursuite entre les arbres primitifs, la descente dans le ravin, la scène sous le barrage…
Les hommes le regardèrent à nouveau en hochant la tête. Il pouvait venir avec eux.
Toute la journée ils remontèrent vers le nord, en suivant un itinéraire compliqué à travers le chaos de Juventa. Le soir, ils arrivèrent, par une route de montagne, à une petite mesa au sommet couvert de pommiers. Les arbres avaient été taillés en forme de verre à cocktail, et de nouvelles pousses droites montaient des branches anciennes, convulsées. Ils passèrent l’après-midi à dresser des échelles sur les arbres, à supprimer les pousses et à cueillir de petites pommes lisses, dures, aigrelettes.
Au centre du verger se trouvait une structure ronde, ouverte à tous les vents : une maison-disque, lui dirent-ils. Nirgal en admira la conception. Elle était posée sur une dalle ronde de ciment, poli comme du marbre. Le toit rond reposait sur deux cloisons intérieures en forme de T : un diamètre et un rayon. Le demi-cercle servait d’espace à vivre et de cuisine. Les quartiers étaient réservés aux chambres et à la salle de bains. La maison, à présent ouverte, pouvait être fermée lorsqu’il faisait mauvais, en tirant tout autour une bâche transparente.
Il y avait des maisons-disques partout sur Lunae, dit à Nirgal la femme qui avait dépecé l’antilope. Plusieurs groupes utilisaient les mêmes, s’occupant du verger quand ils passaient par là. Ils faisaient partie d’une coop assez souple, qui menait une vie nomade, vivant de chasse, de cueillette, cultivant le sol. Ils préparaient à présent de la compote avec les petites pommes afin de les conserver. D’autres rôtissaient des tranches d’antilope sur le feu, au-dehors, ou travaillaient dans un fumoir.
Ils se levèrent à l’aube et s’attardèrent un moment autour du feu à bavarder en buvant du café et du kava, en reprisant des vêtements et en s’affairant dans la maison-disque. Puis, ils réunirent leurs maigres biens, éteignirent le feu et repartirent. Tout le monde portait un paquetage sur le dos ou à la taille, mais la plupart voyageaient aussi léger que Nirgal sinon plus, avec pour tout bagage un mince sac de couchage et un peu de nourriture. Quelques-uns avaient une lance, un arc ou un carquois passé sur une épaule. Ils marchèrent à vive allure pendant toute la matinée, se divisant en petits groupes pour ramasser des pignes, des glands, des oignons et du maïs sauvage, ou pour chasser la marmotte, le lapin, la grenouille, parfois une plus grosse bête. C’étaient des gens minces, aux côtes et aux pommettes saillantes. Une femme lui dit qu’ils aimaient ne jamais manger tout à fait à leur faim. Les mets n’en paraissaient que meilleurs. Et, de fait, chaque soir de cette marche forcée, Nirgal engloutissait sa nourriture comme lorsqu’il courait, tremblant et affamé ; et tout avait un goût d’ambroisie. Ils parcouraient d’énormes distances tous les jours, pendant leurs grandes chasses ils traversaient souvent des zones où courir eût été désastreux tant elles étaient accidentées, et il leur fallait parfois cinq ou six jours pour se retrouver à la maison-disque suivante. Comme Nirgal ignorait leur emplacement, il devait rester près de l’un ou l’autre des chasseurs. Un jour, ils lui demandèrent d’aider les quatre enfants du groupe à traverser le sol piqueté de cratères de Lunae Planum. Chaque fois qu’ils eurent un choix à faire, ce furent les enfants qui lui dirent quel chemin prendre, et ils arrivèrent les premiers à la maison-disque. Les enfants adorèrent ça. Le groupe les consultait souvent sur le moment où ils devaient repartir.
— Alors, les enfants, on y va ?
Ils répondaient oui ou non avec aplomb, en quelques secondes, et d’une seule voix. Un jour, deux adultes qui s’étaient bagarrés leur exposèrent le problème, et les enfants prirent parti pour l’un, contre l’autre.
— Nous leur enseignons, et ils nous jugent, lui expliqua la dépeceuse. Ils sont sévères, mais justes.
Ils cueillaient une partie des fruits des vergers : des pêches, des poires, des abricots, des pommes. Si la récolte était trop mûre, ils cueillaient tout, faisaient de la compote ou du chutney, et laissaient les bocaux dans de grands celliers sous la maison-disque, pour le jour où ils repasseraient par là, ou pour d’autres groupes. Puis ils repartaient, toujours vers le nord. Enfin, ils arrivèrent au Grand Escarpement, extrêmement spectaculaire en ce lieu précis : le haut plateau de Lunae tombait dans le golfe de Chryse, cinq mille mètres plus bas, sur quelque cent kilomètres à peine.
L’avance était on ne peut plus périlleuse sur le sol incliné, plissé et ondulé par un million de petits accidents. Aucune piste n’avait été construite à cet endroit, et le chemin montait, redescendait, tournait, remontait et repartait, en bas, en haut. Il n’y avait guère de gibier, pas de maison-disque à proximité et peu de chose à manger. L’un des jeunes glissa en traversant une rangée de cactus-corail qui couturait le sol comme une barrière de fil de fer barbelé, et mit le genou sur une boule de piquants. Les perches de magnésium servirent alors à confectionner un brancard, et ils poursuivirent vers le nord en portant l’enfant éploré. Les meilleurs chasseurs entouraient le groupe avec leur arc et leurs flèches, dans l’espoir de tuer un animal effrayé par leur passage. Ils en ratèrent plusieurs, puis une longue flèche atteignit un lièvre en pleine course. Un tir magnifique, qui leur arracha des hurlements de joie. Ils brûlèrent plus de calories à fêter cet exploit que ne leur en procura le petit lambeau de chair constituant la ration de chacun.
— Le cannibalisme rituel de notre frère rongeur. Quand on me dit que la chance n’existe pas… ironisa la dépeceuse en mangeant sa part, mais le lanceur de javelot la regarda un riant, et les autres semblèrent réjouis par leur bouchée de viande.
Plus tard le même jour, ils tombèrent sur un jeune caribou isolé. S’ils parvenaient à l’attraper, leur problème de nourriture était résolu, mais il était méfiant, malgré son air égaré. Il resta hors de portée même des arcs les plus puissants et sema le groupe en descendant le Grand Escarpement, tous les chasseurs bien visibles sur la pente, au-dessus.
Pour finir, tout le monde se retrouva à quatre pattes, en train de ramper laborieusement sur la pierre brûlante du plein midi, dans l’espoir d’encercler le caribou. Mais ils avaient le vent dans le dos, et le caribou descendait la pente en se jouant, ou se déplaçait transversalement en paissant et en se retournant pour regarder ses poursuivants d’un air de plus en plus étonné, comme s’il se demandait à quel jeu ils se livraient. Nirgal commença à se poser des questions, lui aussi. Et apparemment, il n’était pas le seul. Le scepticisme du caribou semblait être contagieux. Une variété de sifflements plus ou moins subtils retentirent : sans doute une controverse sur la stratégie à suivre. Nirgal comprit alors que la chasse était difficile, que ça ne marchait pas toujours. Que le groupe n’était peut-être pas très doué. Tout le monde cuisait au soleil sur ces pierres, et ils n’avaient pas mangé convenablement depuis des jours. C’était la vie, pour ces gens. Mais aujourd’hui, elle était trop dure pour être drôle.
Au bout d’un moment, l’horizon, à l’est, sembla se dédoubler : l’étendue bleue, étincelante, du golfe de Chryse apparut très loin en bas. Au fur et à mesure qu’ils descendaient la pente à la poursuite du caribou, la mer envahit le paysage. Le Grand Escarpement était tellement abrupt, à cet endroit, que même la forte courbure de Mars ne pouvait interrompre la longue perspective, et la vue portait à des kilomètres sur le golfe. La mer, la mer bleue !
Ils pourraient peut-être acculer le caribou sur le rivage. Mais voilà qu’il se dirigeait vers le nord, coupant la pente par le travers. Ils le suivirent en rampant sur une petite crête lorsque, tout à coup, ils aperçurent la côte, en bas : une frange de forêt verte, de petits bâtiments blanchis à la chaux entre les arbres et l’eau. Un phare blanc sur une butte.
Ils poursuivaient l’animal vers le nord lorsqu’une courbure de la côte leur dissimula l’horizon. Juste derrière, une ville côtière était enroulée autour d’une baie en demi-lune au sud de ce qui leur apparaissait maintenant comme un détroit, ou plus précisément un fjord, car de l’autre côté d’un étroit goulet se dressait une muraille encore plus abrupte que la pente sur laquelle ils se trouvaient : trois mille mètres de roche rouge arc-boutée au-dessus de la mer, une immense paroi abrupte qui ressemblait au bord d’un continent, faite de bandes horizontales profondément entaillées par les vents durant un milliard d’années. Nirgal comprit soudain où ils se trouvaient : cette énorme falaise était la péninsule de Sharanov, ils étaient devant le fjord Kasei, et la ville était Nilokeras. Ils avaient fait un sacré bout de chemin.
Les sifflements qu’échangeaient les chasseurs devinrent particulièrement bruyants et expressifs. La moitié d’entre eux s’assirent sur la pente, forêt de crânes plantés sur un champ de pierres, se regardèrent comme si la même idée leur était passée par la tête, puis ils se relevèrent et, laissant tranquillement ruminer le caribou, descendirent la pente menant à la ville. Au bout d’un moment, ils se mirent à gambader, à faire des cabrioles et à pousser de grands cris de joie, abandonnant le garçon blessé et les brancardiers derrière eux.
Ils s’arrêtèrent plus bas, sous de grands pins de Hokkaido, à la périphérie de la ville, et les attendirent pour s’engager sous les pins, traverser quelques vergers et emprunter les rues du haut de la ville. Une bande de chahuteurs, passant devant de jolies maisons aux baies vitrées donnant sur le port. Ils mirent le cap sur une clinique, comme s’ils savaient où ils allaient. Ils y laissèrent le petit éclopé et se rendirent aux bains publics, après quoi ils se dirigèrent vers la rue commerçante qui jouxtait les docks et prirent d’assaut trois ou quatre restaurants adjacents avec des parasols en terrasse et des guirlandes d’ampoules multicolores. Nirgal s’attabla avec les jeunes, dans un restaurant de fruits de mer. Le petit blessé les rejoignit bientôt, le genou et le mollet bandés, et ils burent et mangèrent comme quatre : des crevettes, des palourdes, des moules, des truites, du pain frais, du fromage, des salades composées, le tout arrosé de litres d’eau, de vin et d’ouzo, si bien que, leurs agapes terminées, ils s’éloignèrent en titubant, l’estomac tendu comme un tambour.
Certains filèrent droit vers ce que la dépeceuse appelait leur hôtel habituel, pour dormir ou vomir. Les autres s’affalèrent sur l’herbe d’un parc où on donnait Phyllis Boyle, un opéra de Tyndall. Après la représentation, on danserait.
Nirgal, qui avait opté pour le parc et l’opéra, fut fasciné – comment ne pas l’être ? – par la virtuosité des chanteurs, la beauté sublime de l’orchestration que Tyndall était seule à manier de la sorte. Après la représentation, certains avaient suffisamment digéré leur festin pour danser, et Nirgal se joignit à eux. Au bout d’une heure, il se mêla à l’orchestre, ainsi que plusieurs membres de l’assistance, et il joua des percussions jusqu’à ce que tout son corps vibre comme le magnésium des timbales.
Il avait tout de même trop mangé, et quand certains membres du groupe regagnèrent leur hôtel, il les suivit. En les voyant, des gens dirent : « Regarde les farouches », ou quelque chose dans ce goût-là. Le lanceur de javelot poussa un hurlement et se jeta sur eux, aussitôt imité par quelques-uns des jeunes chasseurs. Ils bousculèrent les passants, les collèrent contre un mur et les injurièrent copieusement.
— Tenez votre langue ou on vous la fait bouffer, sacs à merde ! beugla joyeusement le lanceur de javelot. Espèces de rats d’égouts, bande de camés, somnambules, putains de vers de terre ! Vous croyez pouvoir comprendre ce qu’on vit en vous shootant ? On va vous botter le cul, vous allez voir si ça vous fait des sensations ! Vous allez voir !
— Allons, allons, du calme ! fit Nirgal en l’entraînant.
Les passants rendirent alors coup pour coup en gueulant, et ils n’avaient pas trop bu, eux, et ils ne faisaient pas ça pour rire. Les jeunes chasseurs durent battre en retraite, puis se laissèrent entraîner par Nirgal quand les gens s’estimèrent satisfaits de les avoir mis en fuite. Ils s’éloignèrent en chancelant sans cesser de proférer des invectives, en massant leurs plaies et leurs bosses, riant et reniflant, gonflés à bloc.
— Bougre d’endormis, empaquetés de première ! On va vous botter le cul, vous allez voir ! On va vous faire sortir de vos maisons de poupées à coups de pompe dans le train et vous jeter à la baille ! Foutus connards de moutons, va !
Nirgal les fit avancer à grand renfort de taloches, en gloussant malgré lui. Ils étaient ivres, ils déliraient, et il ne valait pas beaucoup mieux lui-même. En arrivant à leur hôtel, il repéra la dépeceuse dans le bar, de l’autre côté de la rue, et la rejoignit avec sa bande de durs. Il resta un long moment assis à les regarder, en faisant rouler son cognac sur sa langue. Les passants les avaient appelés farouches. La dépeceuse le lorgnait, l’air de se demander ce qu’il pensait. Beaucoup plus tard, il se leva péniblement et suivit les autres en titubant. Ils traversèrent la rue en chantant à tue-tête Swing Low, Sweet Chariot. Les étoiles montaient et descendaient sur l’eau d’obsidienne du fjord Kasei. L’esprit et le corps comblés de sensations. Une douce fatigue, un état de grâce.
Le lendemain matin, ils se levèrent tard, avec une gueule de bois carabinée. Ils traînèrent un moment dans leur dortoir, à boire du kavajava à petites lampées. Puis ils descendirent et, tout en déclarant haut et fort ne rien pouvoir avaler, ils engloutirent un petit déjeuner monumental. Entre deux bouchées, ils décidèrent d’aller voler. Les vents qui soufflaient dans le fjord Kasei étaient parmi les plus puissants de la planète, et les adeptes des sports aériens venaient à Nilokeras pour en profiter. Bien entendu, un hurlevent pouvait se mettre subitement à souffler et priver tout le monde d’amusement, hormis les amateurs d’émotions fortes, mais les vents étaient en général d’une force idéale.
Le camp de base des hommes-oiseaux était une île-cratère appelée Santorini. Après le petit déjeuner, le groupe descendit sur les quais et prit un ferry. Une demi-heure plus tard, ils débarquaient sur la petite île en forme de croissant et suivaient les autres passagers vers l’aire de vol.
Nirgal n’avait pas volé depuis des années, et c’est avec une joie immense qu’il se sangla dans la nacelle d’une bulle volante, monta le long du mât, se laissa éjecter et emporter par les courants ascendants qui soufflaient le long de la paroi intérieure, abrupte, de Santorini. En s’élevant, il constata que la plupart des hommes volants portaient des combinaisons munies de larges ailes dans lesquelles ils ressemblaient à des renards volants ou à des hybrides mythiques, sortes de pégases ou de griffons. Il y avait des hommes-oiseaux de toutes les espèces : des albatros, des aigles, des martinets, des vautours. L’individu était gainé dans un exosquelette qui répondait à ses sollicitations, conservait les positions qu’il lui imprimait et effectuait certains mouvements en les amplifiant, de sorte que des muscles humains suffisaient à faire battre les grandes ailes, ou à leur permettre de résister aux torsions des vents les plus violents tout en maintenant casque et plumes caudales en position correcte. Les IA intégrées à la tenue aidaient les hommes volants en cas de besoin, et pouvaient même faire office de pilote automatique, mais la plupart des hommes-oiseaux préféraient se débrouiller grâce à leurs propres ressources et contrôlaient l’exosquelette comme des bras mécaniques, qui décuplaient leurs forces.
Assis dans sa bulle volante, Nirgal regardait avec plaisir et excitation ces hommes-oiseaux le frôler à toute vitesse, plonger vers la mer et redresser au dernier moment, déployer leurs ailes, tourner, virer et remonter en profitant d’un courant ascendant. Nirgal eut l’impression qu’évoluer ainsi n’était pas donné à tout le monde. Les bulles volantes comme la sienne paraissaient infiniment plus faciles à manœuvrer. Quelques-unes s’élevaient au-dessus de l’île et décrivaient des courbes beaucoup plus douces afin de profiter du spectacle comme d’agiles aéronautes.
Soudain, Nirgal reconnut, montant à côté de lui en spirale, le visage de la diane, la femme qui avait mené la chasse des farouches. Elle l’avait repéré elle aussi. Elle leva le menton, esquissa un rapide sourire, puis replia ses ailes et se laissa tomber, la tête la première, dans un bruit déchirant. Nirgal la regarda avec une excitation proche de la terreur, puis une franche épouvante alors qu’elle plongeait juste au bord de la falaise de Santorini. L’espace d’un instant, il crut qu’elle allait s’y écraser, mais elle remonta en vrille sur le courant ascendant. Ses évolutions étaient si gracieuses qu’il eut envie d’apprendre à voler ainsi, même si son cœur qui s’était emballé en la voyant plonger n’avait pas encore retrouvé son rythme normal. Plonger et reprendre son essor. Aucune bulle volante ne permettait de telles évolutions. La chasseresse volait comme un oiseau. En plus de tout le reste, voilà que les gens étaient devenus des oiseaux.
Elle s’approcha de lui, s’éloigna, lui tourna autour comme si elle exécutait une de ces danses nuptiales auxquelles s’adonnent certaines espèces pour séduire leur partenaire. Au bout d’une heure environ, elle lui dédia un dernier sourire, s’éloigna à petits battements d’ailes et dériva en cercles paresseux vers la piste de Phira. Nirgal descendit à sa suite et, une demi-heure plus tard, il négociait une élégante courbe dans le vent et se posait juste auprès d’elle. Elle l’attendait, les ailes étendues sur le sol.
Elle décrivit, à pied, un cercle autour de lui, poursuivant sa cour. Elle s’approcha de lui, ôta son capuchon, et ses cheveux noirs brillèrent au soleil comme l’aile d’un corbeau. La chasseresse. Elle se dressa sur la pointe des pieds, l’embrassa sur la bouche et recula pour le regarder gravement. Il la revit en train de courir nue devant les chasseurs, une écharpe verte à la main.
— Petit déjeuner ? demanda-t-elle.
On était en plein après-midi, et il mourait de faim.
— Et comment !
Ils mangèrent au restaurant de l’aire de vol en regardant la petite baie de l’île, les immenses falaises de Sharanov et les acrobaties des hommes-oiseaux. Ils parlèrent des joies du vol et de la course sur la terre ferme, de la poursuite des trois antilopes, des îles de la mer du Nord et du grand fjord Kasei qui déversait ses vents sur eux. Ils flirtèrent. Nirgal éprouva par anticipation le plaisir voluptueux de ce qu’ils allaient faire. Il y avait si longtemps. Ça aussi, ça faisait partie du retour à la ville, à la civilisation. Le flirt, la séduction… Qu’il était doux, quand on était intéressé, de voir que l’autre l’était aussi ! Il se dit qu’elle devait être assez jeune, mais elle avait le visage brûlé par le soleil, la peau ridée autour des yeux, ce n’était plus une enfant. Elle était allée sur les lunes de Jupiter, dit-elle, elle avait enseigné à la nouvelle université de Nilokeras, et pour le moment elle courait avec les farouches. Vingt années martiennes, peut-être plus, c’était devenu difficile à dire. Une adulte, en tout cas. Pendant ces vingt premières années, les gens acquéraient la majeure partie de ce que l’expérience leur apporterait jamais ; après ça, l’histoire se répétait. Ils étaient tous les deux adultes, contemporains. Et ils étaient là, dans l’expérience partagée du présent.
Nirgal la dévisageait en parlant. Insouciante, intelligente, confiante. Une Minoenne : la peau sombre, les yeux noirs, le nez aquilin, une lèvre inférieure impressionnante. Une hérédité méditerranéenne, peut-être, grecque, arabe, indienne. Impossible à dire, comme chez la plupart de ces yonsei. Une Martienne, tout simplement, qui parlait l’anglais de Dorsa Brevia. Et cette lueur dans le regard quand elle l’observait… Combien de fois dans ses errances était-ce arrivé, une conversation qui déviait à un moment donné, et tout à coup il décrivait avec une femme les longues envolées de la séduction, la danse nuptiale menant à un lit ou à un creux caché dans les collines…
— Hé, Zo ! appela la dépeceuse en passant. Tu viens avec nous voir l’ancêtre ?
— Non, répondit Zo.
— L’ancêtre ? releva Nirgal.
— Boone’s Neck, répondit Zo. Sur la péninsule polaire.
— Mais pourquoi l’ancêtre ?
— C’est l’arrière-petite-fille de Boone, expliqua la dépeceuse.
— Comment ça ? demanda Nirgal en regardant Zo.
— Je suis la fille de Jackie Boone, répondit-elle.
— Ah, parvint à articuler Nirgal.
Il s’appuya au dossier de son fauteuil. Le bébé à qui Jackie donnait le sein, au Caire. La ressemblance aurait dû lui sauter aux yeux. Il en avait la chair de poule. Il se frictionna les bras en frissonnant.
— Je dois me faire vieux, dit-il.
Elle eut un sourire, et il comprit tout à coup qu’elle savait qui il était. Elle avait joué avec lui comme le chat avec la souris, lui tendant un petit piège. Pour voir, peut-être, pour faire bisquer sa mère, ou pour une autre raison qu’il ne pouvait imaginer. Pour s’amuser.
Elle le regardait à présent en fronçant les sourcils.
— Ça n’a aucune importance, dit-elle d’un air qu’elle espérait sérieux.
— Non, acquiesça-t-il.
Après tout, ce n’étaient pas les farouches qui manquaient dans le coin.