ONZIÈME PARTIE Viriditas

1

C’était une époque troublée. La pression démographique gouvernait tout. Le plan visant à surmonter le problème était clair et ne se déroulait pas si mal ; chaque génération était moins nombreuse que la précédente. En attendant, il y avait maintenant dix-huit milliards d’hommes sur Terre, il en naissait tous les jours, il en partait toujours plus pour Mars, où ils étaient à présent dix-huit millions. Et sur les deux mondes les gens criaient : « Ça suffit ! ça suffit ! »

Quand les Martiens élevaient suffisamment la voix et que les Terriens les entendaient, certains se fâchaient. Le concept de capacité ne voulait rien dire au regard des nombres et des images qui s’inscrivaient sur les écrans. Le gouvernement global martien s’efforçait de gérer cette colère au mieux. Il expliquait que Mars, avec sa biosphère fragile, ne pouvait nourrir autant de gens que la bonne grosse Terre. Il orienta aussi l’industrie aérospatiale martienne vers la fabrication des navettes et accéléra le processus de transformation des astéroïdes en cités flottantes. Cette mesure était une conséquence inattendue d’une partie du programme carcéral martien. Pendant des années, les crimes de sang commis sur Mars avaient été sanctionnés par le bannissement à perpétuité qui débutait par quelques années de travaux forcés sur une nouvelle colonie astéroïde. Tant que les exilés ne revenaient pas sur Mars après avoir payé leur dette à la société, le gouvernement martien se fichait de savoir où ils allaient échouer. C’est ainsi qu’un flux régulier de gens arrivaient sur Hébé, faisaient leur temps et retournaient dans le système intérieur ou partaient pour les satellites extérieurs encore peu peuplés et souvent s’installaient dans les astéroïdes évidés. Da Vinci ainsi que d’autres coops ou organisations fabriquaient et distribuaient le matériel nécessaire au lancement de ces colonies. Le programme était assez simple en réalité. Les équipes d’audit avaient trouvé dans la ceinture des astéroïdes des milliers de planétoïdes qui se prêtaient à la transformation et laissé sur les meilleurs l’équipement adéquat. Une équipe de robots fouisseurs autoreproductibles creusaient l’astéroïde, rejetant la majeure partie des gravats dans l’espace et utilisant le reste pour fabriquer et alimenter en énergie d’autres fouisseurs. Quand le planétoïde était évidé, l’ouverture était fermée par une porte et on lui imprimait une rotation afin que la force centrifuge recrée à l’intérieur une gravité artificielle. De puissantes lampes étaient allumées au centre de ces cylindres évidés, afin de fournir un niveau de luminosité équivalent au jour martien ou terrestre, la pesanteur étant généralement ajustée en conséquence, de sorte qu’il y avait des cités calquées sur le modèle des petites villes martiennes ou terrestres et toute la gamme entre les deux ou au-delà, au moins du côté éclairé. Beaucoup de petits mondes procédaient à des expériences à faible gravité.

Ces nouvelles petites cités-États concluaient des alliances entre elles, et parfois avec les organisations fondatrices sur leur monde d’origine, mais il n’y avait pas de structure générale à l’ensemble. Les astéroïdes indépendants, surtout ceux qui étaient occupés par les exilés martiens, avaient d’abord manifesté un comportement très hostile, tentant d’imposer aux vaisseaux spatiaux des droits de péage exorbitants. Mais les navettes se déplaçaient très vite, à présent, et légèrement au-dessus ou au-dessous du plan de l’écliptique afin d’éviter les poussières et les gravats qui devenaient de plus en plus denses avec l’évidement des planétoïdes. Il était difficile d’exiger un péage de ces bâtiments sans risquer de les détruire, ce qui aurait donné lieu à des mesures de rétorsion, aussi les pirates avaient-ils vite renoncé à cette pratique.

Face à la pression démographique de plus en plus intense tant sur Terre que sur Mars, les coops martiennes s’efforçaient d’encourager le développement de ces nouvelles cités astéroïdes. Elles construisaient aussi de grandes colonies sous tente sur les lunes de Jupiter, de Saturne et plus récemment d’Uranus. Neptune et peut-être Pluton devaient bientôt suivre. Les gros satellites des géantes gazeuses étaient de véritables petites planètes, et tous étaient maintenant peuplés de gens qui projetaient de les terraformer à plus ou moins long terme, en fonction des données locales. Le terraforming prendrait du temps, mais il paraissait possible partout, à un degré ou à un autre, et offrait dans certains cas la perspective tentante de mondes complètement nouveaux. Titan, par exemple, commençait à sortir de son brouillard d’azote, alors que les colons vivant sous tente sur les petites lunes voisines aspiraient l’oxygène qui l’entourait et le réchauffaient. Titan disposait des gaz nécessaires au terraforming, et son éloignement du soleil – il ne recevait que le centième de l’ensoleillement de la Terre – était compensé par une importante série de miroirs. On étudiait surplace la possibilité de placer en orbite des lanternes à fusion au deutérium, les Saturniens étant hostiles à la solution de la lanterne à gaz. Des lanternes de ce genre flottaient maintenant dans la stratosphère de Jupiter et d’Uranus, collectant et brûlant l’hélium et d’autres gaz dont la lumière était réfléchie vers l’extérieur par des disques électromagnétiques. Les Saturniens avaient refusé cette possibilité pour ne pas modifier l’aspect de la planète aux anneaux.

Les coops martiennes se démenaient donc pour aider Martiens et Terriens à émigrer vers ces nouveaux petits mondes. Le processus marcha si bien qu’une centaine puis un millier d’astéroïdes et de petites lunes reçurent des colons et un nom, puis il s’emballa, devenant ce que d’aucuns appelèrent la diaspora explosive, d’autres l’accelerando. L’idée faisait son chemin dans la tête des gens, les projets se multipliaient, dégageant une énergie qu’on ressentait partout, exprimant le pouvoir créatif croissant de l’humanité, sa vitalité, sa diversité. L’accelerando devait être la réponse de l’humanité à la crise démographique suprême, une crise si grave qu’à côté l’inondation terrienne de 2129 ressemblait à une grande marée. C’était une crise qui aurait pu provoquer un désastre final, une plongée dans le chaos et la barbarie, et voilà qu’à la place elle donnait lieu à la plus grande efflorescence de la civilisation dans l’histoire, une nouvelle Renaissance.

Beaucoup d’historiens, de sociologues et autres analystes tentèrent d’expliquer la nature vibrante de cette période qui se cherchait. Pour une école d’historiens appelée le Groupe du Déluge, la nouvelle Renaissance était due à la grande inondation terrienne, qui avait imposé un saut à un niveau plus élevé. Une autre école de pensée avança une prétendue Explication Technique : l’humanité avait accédé à un nouveau palier de compétence technologique, comme tous les demi-siècles ou à peu près depuis la première révolution industrielle. Le Groupe du Déluge utilisait de préférence le terme diaspora, les Techniciens préférant celui d’accelerando. Puis, dans les années 2170, l’historienne martienne Charlotte Dorsa Brevia publia une métahistoire analytique – selon son propre terme – très dense, en plusieurs volumes. Pour elle, la grande inondation n’avait été qu’un déclencheur et le progrès technique un simple mécanisme. Le caractère spécifique de la nouvelle Renaissance était dû à un événement beaucoup plus fondamental : le passage d’un système socio-économique global à un autre. Elle décrivait ce qu’elle appelait un « complexe résiduel/émergent de paradigmes superposés », dans lequel chaque grande ère socio-économique était constituée à parts égales du système précédent et du système suivant. Cela dit, les périodes concernées n’étaient pas seules en cause. Elles formaient un système aux composantes contradictoires, comportant des éléments importants issus de systèmes plus archaïques particulièrement tenaces, et aussi des notions balbutiantes d’évolutions qui ne s’épanouiraient que beaucoup plus tard.

Pour elle, le féodalisme, par exemple, était la résultante d’un conflit entre la monarchie religieuse absolue résiduelle et le système émergent du capitalisme, auquel s’ajoutaient des échos importants d’un système de caste tribal plus archaïque et de discrètes préfigurations d’un humanisme individualiste plus tardif. Ces forces s’étaient diversement heurtées dans le temps, jusqu’à ce que la Renaissance, au XVI e siècle, donne naissance à l’ère capitaliste. Le capitalisme d’alors était composé d’éléments conflictuels du féodalisme résiduel et d’un ordre futur émergent qu’on venait seulement de définir comme étant la démocratie. Selon Charlotte, ils étaient à présent, au moins sur Mars, dans l’ère démocratique proprement dite. Le capitalisme était donc, comme toutes les autres époques, la résultante de deux systèmes violemment opposés. L’incompatibilité de ses composantes était soulignée par l’expérience malheureuse de l’ombre critique du capitalisme, le socialisme, qui avait théorisé la vraie démocratie et s’en était réclamé, mais avait utilisé, pour la mettre en pratique, les méthodes en vigueur à l’époque, des méthodes féodales qui prévalaient dans le capitalisme lui-même, si bien que les deux versions du mélange s’étaient révélées à peu près aussi destructrices et injustes que leur parent résiduel commun. Les hiérarchies féodales du capitalisme s’étaient reflétées dans les expériences socialistes vécues, et toute l’époque était restée un combat chaotique démontrant plusieurs versions différentes de la lutte dynamique entre le féodalisme et la démocratie.

Enfin, sur Mars, l’ère démocratique avait fini par émerger de l’ère capitaliste. Or, suivant la logique du paradigme de Charlotte, cette ère était elle-même la résultante d’un conflit entre le résiduel et l’émergent, de la lutte entre les résidus antagonistes, compétitifs, du système capitaliste et certains aspects émergents d’un ordre situé au-delà de la démocratie, qui ne pouvait pas être encore plus précisément défini, car il n’avait jamais existé, mais que Charlotte s’aventurait à appeler Harmonie ou Bonne Volonté Générale. Elle se fondait, pour formuler cette hypothèse, sur l’observation des divergences entre l’économie coopérative et le capitalisme. Ainsi que sur une perspective métahistorique plus large, en identifiant un vaste mouvement que les analystes avaient appelé le Grand Balancier, et qui oscillait entre des pulsions résiduelles profondes remontant au système hiérarchique des primates de la savane et l’émergence très lente, incertaine, pénible, encore indéterminée, de l’harmonie et de l’égalité pures qui caractériseraient la vraie démocratie. Ces deux éléments conflictuels à long terme avaient toujours existé, affirmait Charlotte. L’équilibre entre les deux se déplaçait lentement, par à-coups, depuis le début de l’histoire de l’humanité jusqu’à l’époque actuelle. Tous les systèmes avaient été sous-tendus par une hiérarchie de domination, mais en même temps les valeurs démocratiques avaient toujours été un espoir et un but, de même que l’individu, si primitif soit-il, avait toujours éprouvé du ressentiment envers la hiérarchie qui s’était imposée par la force. Et tandis que le balancier de cette métahistoire oscillait au fil des siècles, les tentatives manifestement imparfaites pour instituer la démocratie avaient lentement gagné en force. Un très petit pourcentage d’êtres humains avaient donc pu se considérer comme vraiment égaux dans les sociétés qui pratiquaient l’esclavage, telles la Grèce antique ou l’Amérique révolutionnaire, et le cercle des vrais égaux n’avait fait que s’élargir davantage dans les « démocraties capitalistes » plus récentes. Au fur et à mesure que les systèmes se succédaient, le cercle des citoyens égaux s’était agrandi jusqu’à l’époque actuelle où non seulement tous les humains (en théorie, du moins) étaient égaux, mais où l’on envisageait encore d’étendre cette égalité à certains animaux, aux plantes, aux écosystèmes et même aux éléments. Charlotte considérait ces dernières extensions de la « citoyenneté » comme préfigurant le système émergent susceptible de succéder à la démocratie perse, la période qu’elle imaginait comme « l’Harmonie » utopique, mais ce n’était encore qu’une vague hypothèse. Sax Russell dévora son œuvre jusqu’à la dernière ligne, à la recherche d’un paradigme général apte à clarifier l’histoire au moins pour lui, et se demanda si cette ère putative d’harmonie universelle et de bonne volonté verrait jamais le jour. Il croyait volontiers que l’histoire humaine tendait vers une sorte d’asymptote – le lest du corps, peut-être – qui empêcherait la civilisation de s’élever au-dessus de l’ère de la démocratie. Elle retomberait toujours dedans. Il lui semblait malgré tout que cet état suffirait à jeter les bases d’une civilisation plutôt réussie. Assez valait aussi bien que trop, dans le fond.

Quoi qu’il en soit, la métahistoire de Charlotte joua un rôle considérable en fournissant à la diaspora une sorte de récit étalon, à partir duquel les gens pouvaient s’orienter, et elle ajouta son nom à la brève liste des historiens dont les travaux avaient influencé leur propre époque, comme Platon, Plutarque, Bacon, Gibbon, Chamfort, Carlyle, Emerson, Marx, Spengler – et sur Mars, avant elle, Michel Duval. Il était maintenant clair pour tous que le capitalisme avait été le choc du féodalisme et de la démocratie, que le présent, l’ère démocratique, était le choc du capitalisme et de l’harmonie, mais aussi que l’époque actuelle pouvait devenir autre chose, car pour Charlotte il n’y avait pas de déterminisme historique, seuls existaient les efforts répétés des gens pour réaliser leurs aspirations ; c’était la reconnaissance rétroactive de ces espoirs concrétisés qui créait l’illusion du déterminisme. Tout était possible ; ils auraient pu sombrer dans l’anarchie générale, succomber à la tentation de la dictature pour « contrôler » les années de crise. Mais les métanationales terriennes s’étaient transformées en coopératives détenues, sur le modèle de Praxis, par des membres responsables de leur propre travail. C’était donc la démocratie, jusque-là. Ils avaient réalisé cet espoir.

Et voilà que leur civilisation démocratique réussissait une chose dont le système précédent n’aurait jamais été capable : survivre à une crise démographique majeure. Il apparaissait maintenant que ce changement fondamental de systèmes était en train de s’accomplir au XXII e siècle. Ils modifiaient l’équilibre afin de survivre aux nouvelles conditions. Dans l’économie démocratique coopérative, tout le monde voyait que les enjeux étaient élevés. Tout le monde se sentait responsable du destin collectif ; et tout le monde bénéficiait de l’explosion frénétique de construction coordonnée que l’on constatait partout dans le système solaire.

Cette civilisation en plein épanouissement ne comprenait pas seulement le système solaire au-delà de Mars mais aussi les planètes intérieures. Dans ce jaillissement d’énergie et de confiance, l’humanité retournait vers des zones jusque-là considérées comme inhabitables. Vénus attirait dorénavant une foule de nouveaux terraformeurs qui, suivant l’exemple donné par Sax Russell lors du repositionnement des grands miroirs de Mars, avaient en tête une vision gigantesque pour cette planète, la sœur de la Terre en bon nombre de choses, et prévoyaient même son peuplement.

Même Mercure avait sa colonie. Évidemment, à bien des égards, Mercure était trop près du soleil. Sa journée durait cinquante-neuf jours terrestres, son année, quatre-vingt-huit jours terrestres, de sorte que son année équivalait à un jour et demi. Ce schéma n’était pas une coïncidence mais un point nodal qui gouvernait ses mouvements comme ceux de la Lune autour de la Terre. La combinaison de ces deux mouvements giratoires procurait à Mercure un lent balancement quotidien, au cours duquel l’hémisphère éclairé devenait brûlant et celui plongé dans l’obscurité glacial. L’unique cité de la planète était donc une sorte de train gigantesque qui circulait sur des rails fixés le long du quarante-cinquième parallèle. Ces rails étaient faits d’un alliage métallocéramique qui supportait les huit cents degrés kelvin du plein midi (c’était la première d’une longue série de trouvailles alchimiques des physiciens de Mercure). La cité, appelée Terminator, parcourait ces rails à la vitesse de trois kilomètres-heure environ. La zone d’ombre qui précédait la nuit faisait en moyenne une vingtaine de kilomètres de largeur. La légère dilatation des rails exposés au soleil matinal, à l’est, poussait la cité vers l’ouest car elle reposait sur des manchons à frottement doux qui glissaient devant la zone en expansion. Ce mouvement était tellement inexorable que la résistance provoquée sur certains segments générait une énergie électrique considérable, comparable à celle des capteurs solaires qui suivaient la cité ou qui, placés au sommet du Mur de l’Aube, recevaient les premiers rayons du soleil aveuglant. Même dans une civilisation où l’énergie était bon marché, Mercure était particulièrement gâtée. C’est ainsi qu’elle permit à l’humanité d’aller toujours plus loin, et devint l’un de ses plus brillants fleurons. Une centaine de nouveaux mondes se créaient tous les ans, des cités volantes, de petites cités-États, chacun avec son mélange de colons, sa charte particulière, son paysage, son style.

Pourtant, en dépit de ce foisonnement d’efforts humains et de confiance dans l’accelerando, la tension, la menace étaient palpables. Malgré toutes les constructions, l’émigration, les colonies de peuplement, il y avait toujours dix-huit milliards d’hommes sur Terre et dix-huit millions sur Mars. Et la membrane semi-perméable entre les deux planètes était rudement malmenée par la pression osmotique du déséquilibre démographique. Les relations entre les deux mondes étaient tendues, et beaucoup craignaient que la rupture de cette membrane ne fasse tout voler en éclats. Dans cette situation critique, l’histoire offrait un médiocre réconfort. Ils s’en étaient bien sortis jusque-là, mais jamais l’humanité n’avait répondu avec sagesse à une crise vitale durable. On avait déjà observé des phénomènes de folie collective. Les animaux humains étaient exactement les mêmes qu’aux siècles précédents. Confrontés à des problèmes de subsistance et de survie, ils s’étaient entre-tués sans discrimination. Ce qui pourrait très bien se reproduire. Alors les gens bâtissaient, se disputaient, regardaient les enfants d’un œil noir et s’énervaient en attendant, mal à l’aise, de voir mourir les super-vieillards. Une renaissance crispée, et très vite, à la marge, un âge d’or frénétique. L’Accelerando. Et personne ne pouvait dire ce qui allait arriver ensuite.

2

Zo était assise au fond d’une pièce bourrée de diplomates et regardait par la fenêtre. Terminator, la cité ovale, roulait majestueusement sur le désert de Mercure. L’espace semi-ellipsoïdal formé par le dôme de cristal de la ville aurait été idéal pour les hommes-oiseaux, mais les autorités locales avaient décrété que c’était trop dangereux. Ce décret était l’une des nombreuses règles fascistes qui régissaient la vie dans cet endroit. L’État-nounou. La mentalité d’esclave que Nietzsche avait si justement définie était encore bien vivante à la fin du XXIIe siècle, plus vivante que jamais, en fait. La hiérarchie rétablissait sa structure réconfortante dans toutes les nouvelles colonies provinciales, Mercure, les astéroïdes, les systèmes extérieurs. Partout, sauf sur la noble Mars.

C’était particulièrement pénible ici, à Terminator. Il y avait des semaines que les délégués de Mars et de Mercure palabraient, et Zo en avait par-dessus la tête. Surtout des représentants de Mercure, des mollahs oligarchiques imbus de leur personne, hautains et cependant falots, qui n’avaient rien compris au nouvel ordre des choses dans le système solaire. Elle aurait voulu les oublier, leur petit monde et eux, rentrer chez elle et voler.

D’un autre côté, elle avait réussi, en se faisant passer pour une sous-fifre, à ne prendre aucune part aux négociations, et maintenant qu’elles étaient au point mort, bloquées par l’incompréhension obstinée de ces esclaves heureux, c’était à elle de jouer. Alors que les participants se dispersaient, elle prit à part l’assistant du plus haut dignitaire de Terminator, qui portait le nom pittoresque de Lion de Mercure, et lui demanda un entretien particulier. Le jeune homme, un ex-Terrien, accepta – Zo savait qu’elle ne lui était pas indifférente – et ils se retirèrent sur une terrasse, hors des bureaux de la cité.

Zo lui mit une main sur le bras et dit doucement :

— Nous craignons que, si Mercure et Mars ne parviennent pas à établir un partenariat étroit, la Terre ne sème la zizanie entre nous. Nous sommes les deux derniers gisements importants de métaux lourds du système solaire, et plus la civilisation s’étend, plus nos ressources prennent de la valeur. Or, avec l’Accelerando, la civilisation n’a pas fini de s’étendre. Les métaux sont précieux.

Si les ressources naturelles de Mercure étaient difficiles à extraire, elles étaient stupéfiantes : la planète n’était guère plus grosse que la Lune mais sa gravité, presque égale à celle de Mars, témoignait de la présence d’un cœur de fer et d’un large éventail de métaux plus précieux, disséminés sur toute la surface criblée d’impacts météoriques.

— Oui… ? fit le jeune homme.

— Nous pensons qu’il serait bon d’établir des liens plus explicites…

— Un cartel ?

— Un partenariat.

— Nous ne craignons pas de nous retrouver aux prises avec Mars, répondit le jeune homme en souriant.

— Cela semble manifeste. Mais nous, ça nous inquiète.

Au début de sa colonisation, Mercure était apparue comme un véritable Eldorado. Non seulement la planète regorgeait de métaux, mais, avec la proximité du soleil, l’énergie y abondait. La seule friction des manchons sur les rails dilatés en créait d’énormes quantités, et le potentiel était illimité. Les capteurs en orbite autour de Mercure avaient commencé à projeter un peu de cette lumière vers les nouvelles colonies du système solaire extérieur. De la première flotte de voitures poseuses de rails, en 2142, à la construction de Terminator, vers 2150, et jusque dans les années 70, les Mercuriens s’étaient crus riches.

Mais en 2181, avec la vulgarisation des centrales à fusion, l’énergie était bon marché, et la lumière ne manquait pas. On construisait dans tout le système extérieur des lampes-satellites et des lanternes à gaz comme celles qui brûlaient dans la stratosphère des géantes gazeuses, si bien que les énormes ressources énergétiques de Mercure avaient perdu tout intérêt. Mercure était, encore une fois, un endroit riche en métaux mais terriblement froid et chaud, une véritable colonie pénitentiaire. Et impossible à terraformer, pour tout arranger.

C’était un sacré revers de fortune, ainsi que Zo le rappelait sans aucune subtilité au jeune homme. Cela voulait dire qu’ils avaient intérêt à coopérer avec leurs alliés les plus commodément situés dans le système.

— Sans cela, la Terre risque fort d’établir à nouveau sa domination.

— La Terre est trop obnubilée par ses propres problèmes pour menacer qui que ce soit, rétorqua le jeune homme.

Zo secoua doucement la tête.

— Plus la Terre aura d’ennuis, plus grand sera le danger pour nous tous. C’est un réel souci. Enfin, si vous ne voulez pas traiter avec nous, nous n’aurons qu’à construire une autre cité et un autre réseau de rails sur Mercure, dans l’hémisphère Sud, où se trouvent les plus importants gisements de métaux.

Le jeune homme parut un peu ébranlé.

— Vous ne pourriez pas faire ça sans notre autorisation.

— Ah bon ?

— Aucune cité ne pourrait exister sur Mercure si nous y étions opposés.

— Vraiment ? Et que feriez-vous ?

Le jeune homme ne répondit pas.

— N’importe qui peut faire ce qu’il veut, hein ? reprit Zo. C’est vrai pour tout individu qui a jamais vu le jour.

Le jeune homme réfléchit à la question.

— Il n’y a pas assez d’eau.

— Non.

Les réserves d’eau de Mercure se bornaient à de petits champs de glace localisés dans les cratères, aux deux pôles, qui restaient perpétuellement dans l’ombre. Ils contenaient assez d’eau pour Terminator, mais guère plus.

— Quelques comètes dirigées vers les pôles régleraient la question.

— À moins que leur impact n’éjecte toute l’eau des pôles dans l’espace ! Non, ça ne marcherait pas. La glace de ces cratères polaires n’est qu’une infime fraction de l’eau des comètes qui ont heurté la planète pendant des milliards d’années. La majeure partie s’est perdue dans l’espace ou vaporisée au moment de l’impact. Il n’y a pas de raison que les choses se passent différemment aujourd’hui. C’est l’échec assuré.

— Les IA ont modélisé toutes sortes de possibilités. Nous pourrions toujours les essayer, nous verrions bien.

Le jeune homme eut un mouvement de recul, choqué. Non sans raison. La menace était explicite. Mais, dans la morale des esclaves, bon voulait souvent dire bête, et la subtilité n’était pas de mise. Zo s’efforça à l’impassibilité, bien que l’indignation très théâtrale du jeune homme fût en fin de compte assez amusante. Elle se rapprocha pour bien lui faire sentir leur différence de taille. Elle mesurait un bon demi-mètre de plus que lui.

— Je transmettrai votre message au Lion, dit-il entre ses dents.

— Merci, répondit Zo en se penchant pour lui planter un baiser sur la joue.

Ces esclaves s’étaient inventé une caste dirigeante de prêtres physiciens qui paraissaient incompréhensibles à ceux du dehors, mais dont les interventions extérieures étaient fortes et prévisibles, comme dans toute oligarchie qui se respecte. Ils comprendraient et ils agiraient en conséquence. Une alliance serait conclue. Zo quitta donc les bureaux et marcha avec entrain dans les rues en escalier du Mur de l’Aube. Elle avait fait son travail. La délégation repartirait bientôt pour Mars.

Elle envoya un message à Jackie depuis le consulat martien pour lui faire savoir qu’elle avait poussé son pion, puis elle sortit sur le balcon fumer une cigarette.

Sous l’effet des visions colorées induites par les chromotropiques, la petite ville devint stupéfiante, une fantaisie cubiste. Contre le Mur de l’Aube, les terrasses s’élevaient en bandes de plus en plus étroites jusqu’aux niveaux supérieurs (occupés par les bureaux des huiles de la cité, évidemment), qui étaient réduits à une simple rangée de fenêtres sous les Grandes Portes et le dôme de cristal, tout en haut. En dessous d’elle, des toits de tuile, des balcons garnis de mosaïques étaient nichés sous de vertes frondaisons. Tout en bas, dans le plat ovale qui contenait la majeure partie de la ville, les toits étaient plus grands et plus rapprochés, des touffes de verdure brillaient dans la lumière renvoyée par les miroirs filtrants du dôme. On se serait cru dans un grand œuf de Fabergé, compliqué, coloré, joli comme l’étaient toutes les villes. Mais être prisonnier où que ce soit, comme ça… Enfin, elle avait intérêt à passer le temps aussi agréablement que possible, jusqu’à ce qu’elle reçoive l’ordre de rentrer. Après tout, le sens du devoir était une forme de noblesse.

Elle descendit les degrés menant au Dôme pour faire la fête avec Miguel, Arlene, Xerxes et le groupe de compositeurs, de musiciens, d’écrivains, d’artistes et autres esthètes qui ne décoinçaient pas du café. Une bande de dingues. Les cratères de Mercure avaient tous reçu, des siècles auparavant, les noms des plus célèbres artistes de l’histoire de la Terre, et tout en roulant, Terminator passait devant Dürer, Mozart, Phidias, Purcell, Tourgueniev et Van Dyck. Ailleurs, on trouvait Beethoven, Imhotep, Mahler, Matisse, Murasaki, Milton et Mark Twain. Homère et Holbein étaient voisins. Ovide étoilait le bord du gigantesque Pouchkine, dans un bel exemple de renversement d’importance. Goya empiétait sur Sophocle, Van Gogh était à l’intérieur de Cervantès, Chao Meng-fu était plein de glace, et ainsi de suite, de façon aléatoire, comme si le comité de parrainage de l’Union astronomique internationale s’était monstrueusement soûlé un soir et s’était mis à lancer des fléchettes portant des noms sur une carte. Ils avaient d’ailleurs conservé un indice commémoratif de cette soirée, un énorme escarpement baptisé Pourquoi Pas.

Zo approuvait cette méthode sans réserve. Mais elle avait, sur les artistes qui vivaient alors sur Mercure, un effet absolument désastreux. La confrontation perpétuelle avec le canon culturel inégalable de la Terre les paralysait : l’angoisse de se laisser influencer, n’est-ce pas. Mais leurs fêtes étaient d’une qualité inversement proportionnelle à celle de leur œuvre, et Zo les appréciait beaucoup.

Ce soir-là, après avoir bu comme des trous au Dôme pendant que la cité roulait de Stravinski à Vyasa, le groupe partit à l’aventure et à la recherche d’histoires dans les ruelles de Terminator. Ils tombèrent sur une cérémonie de Mithriaques ou de Zoroastriens, des adorateurs du soleil, en tout cas, qui avaient une certaine influence sur le gouvernement local, s’ils n’en étaient pas les opérateurs. Leurs cris d’animaux mirent rapidement fin à la réunion et déclenchèrent une bataille rangée. Ils durent prendre la poudre d’escampette pour ne pas être arrêtés par la maréchaussée locale, la spasspolizei, comme l’appelaient les habitués du Dôme.

Ils allèrent ensuite à l’Odéon, mais se firent éjecter pour conduite tapageuse. Alors ils hantèrent les allées du quartier des plaisirs et dansèrent devant un bar où on jouait une musique industrielle nulle, qui cassait les oreilles. Ce n’était pas ça. La gaieté forcée avait quelque chose de pathétique, se disait Zo en regardant leurs visages luisants de sueur.

— Sortons, suggéra-t-elle. Allons à la surface jouer de la cornemuse aux portes de l’aube.

Seul Miguel exprima un quelconque intérêt. Des vers dans une bouteille ; voilà ce qu’ils étaient. Ils avaient oublié l’existence du sol. Mais Miguel lui avait promis plusieurs fois de l’emmener dehors, elle ne resterait plus très longtemps sur Mercure, et il s’ennuyait finalement assez pour accepter d’y aller.


Terminator roulait sur d’innombrables rails, des cylindres gris qui s’élevaient à plusieurs mètres au-dessus du sol, soutenus par de gros pylônes. Dans sa majestueuse avance vers l’ouest, la cité passait sur de petites plates-formes stationnaires menant à des salles d’échange souterraines, des pistes de navettes spatiales ballardiennes et des refuges ménagés dans les bords des cratères. On ne quittait pas la cité comme ça (ce qui n’avait rien d’étonnant), mais Miguel avait un passe qui ouvrait la porte sud. Ils entrèrent dans un sas, traversèrent une station souterraine appelée Hammersmith où ils revêtirent un scaphandre énorme mais flexible, sortirent par un autre sas menant à un tunnel et prirent pied sur la surface calcinée de Mercure.

Rien n’aurait pu être plus nu, plus net que cette étendue noire et grise. Dans un tel contexte, les gloussements avinés de Miguel ennuyèrent Zo plus que d’ordinaire, et elle baissa l’intercom de son casque, les réduisant à un murmure.

Il était dangereux de marcher à l’est de la cité, et même de se tenir immobile, mais c’était le seul moyen si on voulait voir le bord du soleil. Ils marchaient vers le sud-ouest, pour voir la cité sous un certain angle. Zo flanquait des coups de pied dans les cailloux. Elle aurait voulu voler sur ce monde noir. C’était sans doute possible en ULM, mais personne ne s’était donné la peine d’en mettre un au point. Ils continuèrent à avancer tout en regardant vers l’est. Très bientôt le soleil se lèverait sur cet horizon. Au-dessus d’eux, dans l’atmosphère impalpable néon-argon, l’impact du soleil changeait en un léger brouillard blanc la fine poussière soulevée par le bombardement d’électrons. Derrière eux, le sommet du Mur de l’Aube était un éclair de pure blancheur, impossible à regarder même à travers l’épais filtre différentiel de leur visière.

Puis, à l’est, près du cratère Stravinski, l’horizon plat, rocheux, se changea en une image en négatif de lui-même. Zo regarda, fascinée, cette ligne dansante, d’une phosphorescence explosive, et la couronne solaire pareille à une forêt d’argent incendiée juste au-dessus de l’horizon. Elle avait l’esprit pareillement embrasé. Elle aurait volé comme Icare dans le soleil si elle avait pu. Il lui semblait être un papillon attiré par la flamme, en proie à une sorte de faim sexuelle, spirituelle. Et, de fait, elle laissait échapper des cris de jouissance. Tout ce feu, une telle beauté. L’ivresse solaire, comme on disait dans la cité, et à juste raison. Miguel l’éprouvait aussi ; il bondissait d’un rocher à l’autre, les bras largement étendus, comme Icare s’essayant à décoller.

Puis il retomba lourdement dans la poussière. Zo entendit son cri alors que son intercom était presque coupé. Elle se précipita, vit l’angle impossible que faisait son genou gauche, se mit à crier elle-même et s’agenouilla à ses côtés. À travers le scaphandre, le sol était glacé. Elle l’aida à se relever et remonta le volume de son intercom. Il geignait comme un perdu.

— Tais-toi, lui dit-elle. Concentre-toi sur ce que tu fais.

Ils prirent le rythme, progressant par petits bonds vers l’ouest et le Mur de l’Aube. Le sommet de son immense dôme encore incandescent reculait devant eux. Il n’y avait pas de temps à perdre. Mais ils tombaient à chaque instant. La troisième fois, étalé dans la poussière, le paysage changé en un mélange aveuglant de blanc pur et de noir absolu, Miguel poussa un cri de douleur et hoqueta, à bout de souffle :

— Vas-y, Zo, sauve-toi ! Il n’y a pas de raison que nous soyons deux à mourir ici !

— Épargne-moi ces conneries ! fit Zo en se relevant.

— Va-t’en !

— Pas question ! Maintenant, ferme-la, je vais te porter.

Il pesait à peu près le même poids que sur Mars, soixante-dix kilos avec le scaphandre, estima-t-elle. C’était plus une question d’équilibre qu’autre chose. Tandis qu’il bredouillait hystériquement : « Laisse-moi, Zo, la vérité est la beauté, la beauté vraie, c’est tout ce que tu sauras jamais et tout ce que tu auras jamais besoin de savoir », elle se pencha, passa ses bras sous son dos et ses genoux, lui arrachant un hurlement.

— Boucle-la ! cria-t-elle. En ce moment précis, la vérité c’est ça, donc c’est beau.

Elle éclata de rire et se mit à courir en le portant dans ses bras.

Du fait de son fardeau, elle ne pouvait voir où elle mettait les pieds, de sorte qu’elle devait regarder plus loin dans le mélange de ténèbres et de lumière aveuglante, la sueur lui coulant dans les yeux. Ce n’était pas une mince affaire, et elle tomba encore deux fois, mais elle avançait rapidement vers la cité.

Puis le soleil lui picota le dos, malgré la paroi isolante du scaphandre. Une décharge massive d’adrénaline. Un éblouissement. Une sorte de vallée alignée avec l’aube. De nouveau la zone de lumière tachetée, ombres trouées de clarté, un chiaroscuro de fou. Puis le lent retour à Terminator, où tout était obscur et crépusculaire à l’exception du mur farouche de la cité, éclatant loin au-dessus d’eux. Elle hoquetait, à bout de souffle, suant à grosses gouttes, brûlante de l’effort fourni plus qu’à cause du soleil. Pourtant, la vue de l’arc incandescent au sommet de la ville aurait suffi à convertir n’importe qui au culte de Mithra.

Ils se retrouvèrent juste au-dessous de la cité – et ne purent évidemment y rentrer. Elle dut poursuivre jusqu’à la prochaine station souterraine. Se concentrer complètement sur la course, pendant plusieurs minutes d’affilée. La douleur de l’acide lactique. Mais elle était là, droit devant, sur l’horizon, une porte dans une butte, à côté des rails. Et pan et pan sur le régolite lisse.

À force de frapper, elle réussit à les faire admettre tous les deux dans le sas, puis à l’intérieur, où on les arrêta. Zo rit au nez de la spasspolizei, enleva son casque, celui de Miguel qui sanglotait, l’embrassa plusieurs fois pour sa peine. Il souffrait tant qu’il ne s’en aperçut même pas. Il était cramponné à elle comme un noyé à son sauveteur. Elle dut flanquer une tape sur son genou blessé pour lui faire lâcher prise. Il poussa un cri de douleur et elle éclata de rire, une pulsion lui parcourant tout le corps. Tant d’adrénaline, c’était de loin plus beau, plus rare, que n’importe quel orgasme, donc plus précieux. Alors elle couvrit Miguel de baisers qu’il ne remarqua pas, et fonça sur la spasspolizei, faisant valoir son statut diplomatique pour exiger que l’on fasse vite.

— Donnez-lui quelque chose pour calmer la douleur, bande de cons ! dit-elle. La navette pour Mars repart demain. Il faut que je la prenne.

— Merci, Zo ! s’écria Miguel. Merci ! Tu m’as sauvé la vie !

— Je vais réussir à repartir, dit-elle, hilare, en voyant la tête qu’il faisait, et elle l’embrassa à nouveau. C’est moi qui devrais te remercier ! Merci pour le spectacle. Merci, merci.

— C’est moi qui te remercie.

— Non, c’est moi !

Et malgré la douleur, il ajouta en riant :

— Je t’aime, Zo !

— Moi aussi, je t’aime.

Mais elle devait se presser, sinon elle raterait la navette.

3

La fusée était propulsée par un moteur à fusion puisée. Ils arriveraient sur Terre le surlendemain, et tout le trajet se ferait sous une gravité correcte, sauf pendant le retournement.

Le soudain rétrécissement du système solaire avait toutes sortes de conséquences. D’abord, Vénus n’était plus un tremplin gravifique pour le voyage interplanétaire. C’est donc par hasard que la navette, le Nike de Samothrace, passait assez près de la planète plongée dans l’ombre. Zo rejoignit les autres dans la grande salle de bal pour la regarder. Les nuages de l’atmosphère surchauffée étaient sombres. La planète apparaissait comme un vaste disque gris sur le fond noir de l’espace. Le terraforming de Vénus suivait son cours. Elle tournait à l’ombre d’un parasol : les miroirs de l’ancienne soletta avaient été repositionnés afin de renvoyer la lumière dans l’espace, contrairement à ce qu’ils faisaient pour Mars. Vénus tournait dans le crépuscule.

C’était la première étape d’un projet de terraforming que bien des gens considéraient comme insensé. Vénus n’avait pas d’eau, l’atmosphère surchauffée, d’une densité phénoménale (95 bars à la surface !), était composée de dioxyde de carbone, son jour était plus long que son année et la température au sol aurait fait fondre le plomb et le zinc. Ce n’étaient pas des conditions préliminaires très prometteuses, certes, mais il en aurait fallu davantage pour arrêter l’humanité. L’homme cherchait à saisir plus de choses encore qu’il ne le pouvait, même si ses pouvoirs étaient devenus équivalents à ceux d’un dieu. Zo trouvait ça merveilleux. Les initiateurs du projet prétendaient le mener à bien plus vite que le terraforming de Mars. À vrai dire, depuis cinquante ans qu’elle était abritée de la lumière solaire, la température de l’atmosphère diminuait de cinq degrés kelvin par an. Bientôt, la Grande Pluie commencerait à tomber, et d’ici quelques siècles à peine le dioxyde de carbone recouvrirait entièrement les parties les plus basses de la planète, sous forme de glace sèche qui serait alors scellée sous une couverture de diamant ou de pierre ponce. Après cela, on introduirait des océans en amenant de l’eau d’ailleurs, car celle dont disposait Vénus n’aurait guère suffi à submerger la planète de plus d’un centimètre. Les terraformeurs vénusiens, des mystiques d’une nouvelle viriditas, négociaient actuellement avec la Ligue saturnienne le droit d’amener Enceledus, la lune de glace, en orbite autour de Vénus et de la rompre en plusieurs passages successifs à travers l’atmosphère. L’eau de cette lune créerait des océans peu profonds sur près de soixante-dix pour cent de la surface de la planète, couvrant entièrement les glaciers de dioxyde de carbone. Une atmosphère d’oxygène et d’hydrogène serait préservée, on laisserait filtrer un peu de lumière à travers le parasol, et à ce stade il deviendrait possible d’implanter des colonies humaines sur les deux continents, Ishtar et Aphrodite. Puis, ils seraient confrontés aux mêmes problèmes de terraforming que sur Mars, mais aussi à des projets à très long terme, spécifiquement vénusiens, comme la suppression des plaques de glace sèche de la planète et la façon de lui imprimer une rotation suffisante pour la doter d’un cycle diurne raisonnable. On pouvait simuler des jours et des nuits à court terme en utilisant le parasol comme un gigantesque store vénitien circulaire, mais à long terme ils ne voulaient pas dépendre de quelque chose de si fragile. Zo comprenait ça. Elle imaginait, d’ici quelques siècles, une Vénus avec sa biosphère et sa civilisation, des milliards d’hommes et d’animaux sur ses deux continents ; un jour, le parasol avait une défaillance, et ssss, un monde entier rôtissait. Ce n’était pas une perspective réjouissante. Ils essayaient donc, sans attendre la mise en eau et le ravinement de la Grande Pluie, d’installer autour de la planète des armatures métalliques matérialisant les parallèles. Une flotte de générateurs alimentés par le soleil serait ensuite placée en orbite fluctuante autour de la planète, tel un gigantesque moteur électrique créant un champ magnétique qui accélérerait sa rotation. Pour les concepteurs du dispositif, le temps qu’ils dotent Vénus d’une atmosphère et d’un océan, la vitesse acquise par ce moteur Dyson aurait suffisamment accru sa rotation pour que son jour ne dure plus qu’une semaine. Ils obtiendraient donc d’ici trois cents ans peut-être un monde transfiguré, cultivable. La surface serait extrêmement érodée, bien sûr, et encore très volcanique, une masse phénoménale de C02 serait emprisonnée sous les mers, prête à exploser et à les empoisonner, ils auraient tout le temps de geler ou de rôtir pendant la journée d’une semaine, mais ils auraient au moins obtenu ce résultat-là, sur un monde dépouillé, tout cru, tout neuf.

C’était vraiment un projet insensé. C’était sublime. Zo regardait le globe gris, bossu, en sautant d’un pied sur l’autre tant elle était excitée, horrifiée, admirative, avide d’entrevoir à travers le dôme de la salle de bal les petits points des nouveaux astéroïdes où vivaient les mystiques du terraforming, ou peut-être la couronne du miroir annulaire qui était jadis celui de Mars. Mais il n’y avait que le disque gris de l’étoile du soir plongée dans l’ombre, le sceau de ces gens engagés dans une tâche qui reconfigurait l’humanité comme une sorte de bactérie divine, dévorant les mondes, préparant le terrain pour la vie future, grandiosement nanifiée dans un schème cosmique, un héroïsme/masochisme presque calviniste. Un rhabillage parodique du projet martien, et pourtant tout aussi magnifique. Ils étaient des têtes d’épingle dans cet univers, mais quelles idées ils avaient ! Les gens feraient n’importe quoi pour une idée, n’importe quoi.


Même aller sur Terre. Fumante, grumeleuse, sanieuse, une fourmilière humaine dans laquelle on aurait enfoncé un bâton. La pullulation panique continuant dans le terrible hachoir de l’histoire. Le cauchemar de Malthus en pire. Chaud, humide et lourd. Et malgré tout ça, ou à cause de tout ça, un endroit fabuleux à visiter. Jackie voulait qu’elle rencontre certaines personnes en Inde. Zo avait donc pris le Nike. Elle retournerait ensuite sur Mars.

Mais avant d’aller en Inde, elle fit son pèlerinage rituel en Crète, pour voir les ruines qu’on appelait encore minoennes sur place. À Dorsa Brevia, on préférait dire arianéennes, Ariane étant la fille de Minos, qui avait mis à bas l’antique matriarcat. Encore une déviation de l’histoire : pourquoi les civilisations disparues portaient-elles toujours le nom de leur destructeur ? Enfin, on pouvait toujours les rebaptiser.

Elle portait un exosquelette de location, conçu pour les visiteurs des autres mondes oppressés par la gravité. Si la gravité était la destinée, comme elle l’avait entendu dire, la Terre en avait à revendre. Le costume ressemblait à une tenue d’homme-oiseau sans ailes. C’était une combinaison qui suivait les mouvements du corps en lui fournissant un support invisible, comme un soutien-gorge. Il ne supprimait pas tous les effets de la gravité : respirer était toujours une épreuve, on pesait des tonnes, le tissu du costume gainait désagréablement les membres. Zo s’était habituée à marcher ainsi affublée lors de ses voyages précédents. C’était un exercice intéressant au début, comme l’haltérophilie, mais on en avait vite fait le tour. Enfin, elle avait essayé de s’en passer, et c’était pire. On ne pensait qu’à ça, on ne se sentait pas vraiment là.

Elle parcourut donc le site antique de Gournia avec l’impression de planer sous l’eau avec son costume. Gournia était de toutes les ruines arianéennes celle qu’elle préférait. Le seul village ordinaire de cette civilisation qui ait été exhumé. Les autres sites étaient tous des palais. Ce village était probablement un satellite du palais de Malia ; c’était aujourd’hui un dédale de murets de pierre qui lui arrivaient à la taille, érigés en haut d’une colline surplombant la mer Égée. Les pièces étaient petites, souvent d’un mètre sur deux, et des ruelles couraient entre les murs mitoyens. De petits labyrinthes assez semblables aux villages blanchis à la chaux encore disséminés dans la campagne. Les gens disaient que la Crète avait durement souffert de l’inondation, tout comme les Arianéens après l’explosion de Thera. Les jolis petits ports de pêche étaient plus ou moins inondés, en effet, et les ruines arianéennes de Zakros et de Malia étaient totalement submergées. Mais ce que Zo voyait en Crète, c’était une inaltérable vitalité. Aucun autre endroit de la Terre n’avait aussi bien encaissé le choc démographique. Partout les villages entourés de champs et de vergers s’accrochaient au sol comme des essaims, comblant les vallées, couvrant les collines qui formaient l’épine dorsale de l’île. Il y avait plus de quarante millions d’habitants sur l’île, et pourtant elle n’avait pour ainsi dire pas changé. Il y avait plus de villages, c’est tout, construits pour se fondre non seulement dans ceux qui existaient, mais aussi dans les anciens comme Gournia et Itanos. Un urbanisme planifié sur cinq mille ans, en continuité avec ce premier pic de civilisation ou ce dernier pic de la préhistoire, d’une telle immensité que même la Grèce classique l’avait entrevu, mille ans plus tard. La transmission orale en avait assuré la survivance dans le mythe de l’Atlantide ainsi que dans la vie de tous ceux qui leur avaient succédé – jusque sur Mars, dans les noms utilisés à Dorsa Brevia. Parce que cette culture valorisait le matriarcat arianéen, un lien s’était établi entre Mars et la Crète. Beaucoup de Martiens se rendaient en Crète pour visiter les sites antiques, et de nouveaux hôtels avaient été construits à une échelle légèrement supérieure, afin d’accueillir les jeunes pèlerins de haute taille qui faisaient le tour des lieux saints : Phaïstos, Gournia, Itanos, Malia, Zakros, maintenant sous l’eau, et même la ridicule « restauration » de Knossos. Ils venaient voir comment tout avait commencé, au matin du monde. Comme Zo, plantée dans la lumière égéenne d’un bleu éblouissant sur une allée de pierre de cinq mille ans, les échos de cette grandeur entrant en elle, dans les pierres rouges, spongieuses, sous ses pieds, dans son propre cœur. Cette noblesse ne finirait jamais.


Mais le reste de la Terre, c’était Calcutta. Enfin, pas tout à fait. Seule Calcutta était vraiment Calcutta. Une humanité fétide, dense au dernier degré. Où qu’elle aille, dès qu’elle sortait, Zo avait au moins cinq cents personnes dans son champ de vision, souvent des milliers. La vue de ces rues grouillantes avait quelque chose de terriblement exaltant. Un monde de nains qui se collaient contre elle comme de petits oiseaux se précipitant vers le parent qui allait les nourrir. Zo admettait toutefois que la ruée était généralement plus amicale que ça, née de la curiosité plus que de la faim – en fait ils semblaient plus intéressés par son exosquelette que par elle-même. Et ils avaient l’air assez heureux, maigres sans être émaciés, même s’il était évident qu’ils vivaient dans les rues. Lesquelles étaient des coops, maintenant : les gens en avaient la jouissance, les balayaient, régulaient les millions de petits marchés, cultivaient les places et dormaient au milieu. Telle était la vie sur Terre à la fin de l’Holocène. Depuis Ariane, ils n’avaient fait que descendre la pente.

Zo monta à Prahapore, une enclave dans les collines au nord de la ville. C’est là qu’habitait l’un des espions terriens de Jackie, dans un dortoir bourré de fonctionnaires harassés qui vivaient devant leur écran et dormaient sous leur bureau. Le contact de Jackie était programmatrice d’IA de traduction et elle parlait le mandarin, l’ourdou, le dravidien et le vietnamien, en plus de ses langues maternelles, l’hindi et l’anglais. C’était quelqu’un d’important parce qu’elle avait la possibilité d’écouter à une multitude de portes et pouvait tenir Jackie au courant de ce que l’Inde et la Chine se disaient au sujet de Mars.

— Elles vont continuer, l’une comme l’autre, à envoyer toujours plus de gens vers Mars, dit-elle à Zo dans le petit jardin de simples du complexe. C’est évident. Mais les deux gouvernements donnent l’impression de tenir la solution à long terme du problème de surpopulation. Personne ne s’attend à avoir plus d’un enfant. Ce n’est pas seulement la loi, c’est la tradition.

— La loi utérine, fit Zo.

— Possible, fit la femme en haussant les épaules. Une tradition fortement ancrée, en tout cas. Les gens voient bien ce qui se passe, ils comprennent le problème. Ils savent qu’on leur administrera un implant de stérilité lors du traitement de longévité. En Inde, ils peuvent s’estimer heureux de recevoir l’autorisation d’avoir un enfant, et quand ils l’ont, ils savent qu’ils seront stérilisés pour de bon. Même les fondamentalistes hindous ont évolué sur la question. La pression sociale était trop forte. Quant aux Chinois, il y a des siècles qu’ils en sont là. Le traitement de longévité n’a fait que renforcer leur comportement normal.

— Mars a donc moins à craindre d’eux que Jackie ne le pense.

— Ils vont tout de même envoyer des émigrants là-haut. Ça fait partie de la stratégie globale. Et la résistance à la règle de l’enfant unique est plus forte dans les pays catholiques et musulmans. Plusieurs de ces nations voudraient encore coloniser Mars comme si elle était vide. La menace bascule donc de l’Inde et de la Chine aux Philippines, au Brésil et au Pakistan.

— Hum, fit Zo.

Elle se sentait toujours mal à l’aise en matière d’immigration. Elle avait l’impression d’être cernée par des lemmings.

— Et les ex-métas ?

— Le vieux Groupe des Onze se reforme pour soutenir les plus fortes. Elles vont chercher des endroits où se développer. Elles sont beaucoup moins puissantes qu’avant l’inondation, mais elles ont toujours une énorme influence en Amérique du Nord, en Russie, en Europe et en Amérique du Sud. Dis à Jackie de surveiller le Japon au cours des prochains mois, elle comprendra.

Elles connectèrent leurs blocs-poignet et la femme effectua un transfert de données détaillées pour Jackie.

— Bon, fit Zo.

Elle se sentait tout à coup épuisée comme si une sorte de bibendum s’était insinué dans son exosquelette avec elle et la tirait vers le bas. Quel fardeau, la Terre ! Certaines personnes disaient aimer ça, à croire qu’elles avaient besoin de ce poids pour se sentir exister. Zo n’était pas comme ça. La Terre était d’un exotisme forcené. C’était bien joli, mais elle aurait donné n’importe quoi pour se retrouver chez elle. Elle débrancha son bloc-poignet en pensant à cette voie médiane parfaite, le test idéal de la volonté et de la chair : l’exquise gravité de Mars.

4

Il y eut la descente par l’ascenseur spatial de Clarke, trajet qui prenait plus de temps que le vol depuis la Terre, et elle regagna le monde, le seul monde réel, Mars la magnifique.

— Il n’y a que chez soi qu’on est bien, disait Zo à la foule massée dans la gare de Sheffield, et elle s’assit avec soulagement dans le train qui descendait de Tharsis, puis montait vers le nord et le Belvédère d’Echus.

La petite ville avait peu changé depuis qu’elle avait été désignée comme quartier général du terraforming. Elle était loin de tout, et construite dans la paroi est, abrupte, d’Echus Chasma, de sorte qu’on n’en voyait pas grand-chose : le sommet de la falaise était séparé du fond par trois kilomètres d’à-pic, et ils n’étaient pas visibles l’un de l’autre. C’étaient deux villages séparés, reliés par un métro vertical. En fait, sans les hommes-oiseaux, le Belvédère d’Echus serait sans doute devenu un monument historique endormi, comme Underhill, Senzeni Na ou les cachettes glacées du Sud. Mais la paroi est d’Echus Chasma se dressait toute droite sur le chemin des vents d’ouest dominants qui se déversaient de la bosse de Tharsis, et les faisait rebondir selon de stupéfiants courants ascendants. Ce qui en faisait un paradis pour les hommes-oiseaux.

Zo devait rendre compte à Jackie et à ses apparatchiks de Mars Libre, mais avant de se retrouver embringuée dans ces corvées, elle voulait voler. Alors elle retira de la consigne de l’aire de vol la vieille tenue de faucon qu’elle avait à Santorini, se changea dans le vestiaire et retrouva avec soulagement la texture lisse, nerveuse, de l’exosquelette flexible. Elle suivit le sentier en traînant les plumes de sa queue derrière elle, jusqu’au Plongeoir, un surplomb naturel qui avait été artificiellement prolongé par une dalle de ciment. Elle s’approcha du bord et regarda, trois mille mètres plus bas, le sol d’ambre d’Echus Chasma. Elle se pencha en avant, envahie par la vague habituelle d’adrénaline, et fondit, la tête la première, vers le pied de la falaise. Elle atteignait la vitesse limite lorsque le vent la cueillit avec un whoosh familier sur son casque. Alors elle étendit les bras et sentit le costume se raidir pour aider ses muscles à maintenir ses ailes écartées. Soulevée par une bourrasque irrésistible, elle partit à l’assaut du soleil, tourna la tête, cambra le dos, tendit les pointes des pieds, étala les plumes de sa queue, gauche droite gauche, et le vent l’emporta toujours plus haut, plus haut, plus haut. Elle bougea les bras et les jambes à l’unisson, tomba en feuille morte, vit les falaises puis le sol de la faille tourner, tourner, tourner… et remonter. Zo le faucon, sauvage et libre. Elle riait de bonheur, et des larmes maculaient ses lunettes, chassées par la vitesse.

Il n’y avait presque personne au-dessus d’Echus, ce matin-là. Après avoir surfé sur les courants ascendants, la plupart des hommes-oiseaux s’égaillaient vers le nord, montant ou plongeant dans l’une des anfractuosités de la paroi, où l’air était moins chaud, le courant ascendant moins fort et où l’on pouvait décrire des plongeons et des virages d’une grande vélocité. Zo en fit autant. En arrivant à près de cinq mille mètres au-dessus du Belvédère, respirant alors l’oxygène pur du circuit fermé de son casque, elle tourna la tête vers la droite, vira sur l’aile et se cambra dans l’exaltation d’une course contre le vent, le sentant gémir sur son corps en une rapide caresse. Il n’y avait aucun bruit, hormis le rugissement du vent dans ses ailes. La pression somatique du vent sur tout son corps était un massage subtil, sensuel. Elle le sentait à travers le costume moulant comme si elle était nue, ce qu’elle aurait tant voulu. Cette impression était renforcée par la qualité de la tenue. Il y avait trois ans qu’elle avait celle-ci, et elle lui allait comme un gant. C’était merveilleux de la retrouver.

Elle monta à la façon d’un cerf-volant et replongea, effectuant une figure appelée la Chute de Jésus. Mille mètres de chute libre, écarter les ailes et donner des coups de queue, comme un dauphin, pour accélérer le redressement dans le vent gémissant, hurlant. Elle franchit le niveau du plateau à une vitesse vertigineuse. Le bord de la falaise marquait la limite du plongeon et le moment d’amorcer le rétablissement, parce que, si haute que soit la falaise, à cette allure le fond de la faille vous arrivait comme un coup mortel en plein visage, et il fallait un moment pour redresser, malgré toute sa force, son habileté, son sang-froid – et l’aide du costume. Elle cambra le dos, étendit les ailes et sentit la tension dans ses pectoraux et ses biceps, une pression terrible alors même que sa tenue amplifiait ses mouvements en raison logarithmique de l’effort fourni. Les plumes de la queue pointées vers le bas – piquer –, quatre grands coups d’aile et elle esquiva le sol sablonneux du gouffre de si peu qu’elle aurait pu y ramasser une souris.

Elle vira et remonta en spirale dans les nuages en formation. Le vent était erratique aujourd’hui, et c’était un plaisir enivrant que d’y évoluer. C’était le sens de la vie, le but de l’univers : la joie pure, l’oubli de soi, l’esprit réduit à l’état de miroir du vent. L’exubérance. Elle volait comme un ange, selon leur expression. On volait parfois comme un bourdon, parfois comme un oiseau. Et puis, exceptionnellement, on volait comme un ange. Ça faisait si longtemps…

Elle se ressaisit et redescendit doucement le long de la paroi vers le Belvédère. Elle en avait plein les bras. Soudain, elle repéra un faucon. Comme beaucoup d’hommes-oiseaux, lorsqu’il y avait un volatile en vue, elle le suivait, l’observait avec une attention dont aucun ornithologiste n’eût fait preuve, copiant le moindre de ses battements d’aile dans l’espoir d’apprendre le génial secret du vol. Parfois, un faucon tournait innocemment au-dessus de la falaise à la recherche d’une proie, et toute une escadrille d’hommes-oiseaux se lançait à sa poursuite, étudiant chacun de ses mouvements, essayant de les reproduire. C’était amusant.

Elle faisait à présent de l’ombre au faucon. Tournant quand il tournait, imitant la position de ses ailes et de sa queue. Sa maîtrise des airs était un don qu’elle mourait d’envie d’avoir et n’aurait jamais. Mais elle pouvait toujours essayer : le soleil brillant dans les nuages qui filaient dans le ciel indigo, le vent sur son corps, les petits orgasmes ventraux de l’apesanteur quand elle stoppait net sa descente… Des moments éternels sans une pensée. Le meilleur, le plus pur usage du temps humain.

Mais le soleil descendait à l’ouest et elle commençait à avoir soif, alors elle laissa le faucon vivre sa vie et retourna en décrivant de grandes arabesques paresseuses vers le Belvédère, ponctua son atterrissage d’un coup d’aile, d’un pas, en plein sur Kokopelli, comme si elle n’était jamais partie.


Derrière l’aire de vol se trouvait un quartier appelé Topside, un entassement de dortoirs et de restaurants bon marché, essentiellement fréquentés par les hommes-oiseaux et les touristes qui venaient les regarder, et tout ce monde-là mangeait, buvait, faisait la fête, parlait, dansait et cherchait quelqu’un avec qui passer la soirée. Ses compagnons de vol, Rose, Imhotep, Ella et Estavan, étaient à l’Adler Hofbrauhaus, déjà bien éméchés et ravis de la revoir. Ils prirent un verre pour fêter leurs retrouvailles, puis ils allèrent au Belvédère et s’assirent sur la rambarde pour bavarder, échanger les dernières nouvelles, se passer un énorme pétard à la pandorphe, faire des commentaires égrillards sur les gens qui passaient sous la rambarde et appeler les amis repérés dans la foule.

Pour finir, ils quittèrent le Belvédère et descendirent se mêler à la foule de Topside. Ils firent lentement la tournée des bars et entrèrent dans une maison de bains. Ils s’entassèrent dans le vestiaire pour se déshabiller et s’aventurèrent tout nus dans le sombre dédale humide et chaud, de l’eau jusqu’à la taille, les chevilles, la poitrine – chaude, froide, tiède –, se séparant, se retrouvant, faisant l’amour avec des étrangers à peine entrevus, Zo passant lentement d’un partenaire à un autre, jouissant, ronronnant avec volupté lorsque son corps se nouait sur lui-même et que son esprit l’abandonnait. Le sexe, le sexe, il n’y avait rien de meilleur, sauf voler, ce qui y ressemblait beaucoup : une ivresse de tout le corps, tel un écho du big bang, ce premier orgasme. La joie de voir les étoiles dans le ciel, au-dessus de sa tête, de sentir l’eau chaude, et ce garçon entrer en elle, y rester, presque dur, se raidir trois minutes plus tard et se cambrer à nouveau en riant à l’approche d’un orgasme éblouissant. Après ça, elle pataugea jusqu’à la pénombre du bar où elle retrouva les autres, Estavan déclarant que le troisième orgasme de la nuit était généralement le meilleur, avec son exquise approche vers le moment crucial, et encore assez de sperme à éjaculer.

— Après, ça reste pas mal, mais ça demande plus d’effort. Y a du retard à l’allumage, et puis c’est plus comme le troisième, de toute façon.

Zo, Rose et les autres femmes approuvèrent et dirent que dans ce domaine comme dans bien d’autres les femmes étaient avantagées. En une nuit aux bains elles avaient généralement plusieurs orgasmes merveilleux, et encore, ce n’était rien à côté du status orgasmus, une sorte d’orgasme continu qui pouvait durer une demi-heure avec un peu de chance et un bon partenaire. C’était toute une technique qu’elles étudiaient assidûment, mais ça restait plus un art qu’une science, ils étaient tous d’accord là-dessus : il fallait planer, mais pas trop, en groupe mais pas trop nombreux… Ils étaient devenus assez bons à cet exercice, dirent-ils à Zo, et Zo demanda allègrement à en avoir la preuve.

— Allez, faites-moi la table.

Estavan poussa un hurlement, et ils allèrent tous ensemble dans une pièce où une grande table était entourée d’eau. Imhotep s’allongea dessus, afin de servir de matelas humain à Zo. Les autres la soulevèrent, l’allongèrent sur lui, et tout le groupe s’occupa d’elle, une langue dans chaque oreille et dans sa bouche, des mains, des lèvres et des organes génitaux partout. Ce ne fut bientôt plus qu’une masse indifférenciée de sensations érotiques, un environnement sexuel total. Zo ronronnait tout haut. Puis, quand elle commença à jouir, s’arquant comme sous la violence d’une crampe, rompant le contact avec Imhotep, ils continuèrent, mais plus subtilement, à l’exciter, pour ne pas la laisser retomber. Elle était au septième ciel, elle volait, le contact d’un petit doigt la faisait repartir, tant et si bien qu’elle s’écria : « Arrêtez, je n’en peux plus ! » Ils éclatèrent de rire, répondirent : « Mais si, mais si ! » et son orgasme se poursuivit jusqu’à ce que les muscles de son estomac finissent par se nouer pour de bon. Elle se laissa alors brutalement rouler à bas d’Imhotep. Rose et Estavan durent la rattraper. Elle ne tenait plus debout. Quelqu’un dit qu’elle avait joui pendant vingt minutes. Il lui avait semblé que ça durait deux minutes, ou l’éternité. Elle avait mal à tous les muscles du ventre, des fesses et des cuisses.

— Bain froid, balbutia-t-elle, et elle se traîna dans la pièce voisine.

Après la table, peu de choses avaient encore un attrait aux bains. Tout orgasme supplémentaire était une souffrance. Elle aida à tabler Estavan et Xerxes, puis une femme mince qu’elle ne connaissait pas. Bon, c’était amusant au début, mais ça finissait par devenir lassant. La chair, la chair, la chair. Parfois, après la table, on en réclamait encore. Toujours plus. Ou bien on ne voyait plus que de la peau, des poils, de la chair, des choses qui rentraient, des choses dans lesquelles on entrait. Quel intérêt ?

Elle alla au vestiaire, se rhabilla, sortit. C’était le matin. Le soleil brillait sur les plaines dénudées de Lunae. Elle plana à travers les rues vides vers son hôtel, elle se sentait détendue, propre, somnolente. Un gigantesque petit déjeuner, se jeter sur son lit, dormir voluptueusement.

Mais Jackie était au restaurant de l’hôtel.

— Hé, mais c’est notre Zoya !

Elle avait toujours détesté le nom que Zo s’était choisi.

— Tu m’as suivie ? demanda Zo, surprise.

— C’est aussi ma coop, je te rappelle, répondit Jackie d’un air écœuré. Pourquoi n’es-tu pas venue me voir en arrivant ?

— J’avais envie de voler.

— Ce n’est pas une excuse.

— Je ne cherche pas d’excuse.

Zo s’approcha du buffet, remplit une assiette d’œufs brouillés et de muffins. Elle retourna à la table de Jackie, lui planta un baiser sur le sommet du crâne.

— Tu as l’air en forme.

En fait, elle avait l’air plus jeune que Zo, avec sa peau boucanée par le soleil. Elle avait l’air plus jeune, mais comme momifiée. On aurait dit une sœur jumelle de Zo qui aurait passé des années dans un bocal. Zo ignorait combien de fois elle avait subi le traitement de longévité – elle ne voulait pas le lui dire –, mais d’après Rachel elle essayait toutes les nouvelles variantes, il en sortait deux ou trois par an, et elle se faisait administrer le régime de base tous les trois ans au moins. Résultat, bien qu’elle soit dans sa cinquième décennie martienne, on l’aurait prise pour une fille de la génération de Zo, en dehors de ce côté embaumé, qui était moins physique que mental – une lueur dans le regard, une certaine dureté, une raideur, une méfiance ou une lassitude. C’était dur d’être la femelle alpha, plus dur d’année en année, un combat héroïque. Sa condition avait laissé des traces visibles, sa peau pouvait être lisse comme celle d’un bébé, elle pouvait être toujours aussi belle – ça, il n’y avait pas à dire –, elle commençait à vieillir. Bientôt, les jeunes gens qu’elle menait par le bout du nez lui tourneraient le dos et s’éloigneraient.

En attendant, elle avait encore une sacrée présence, et en ce moment précis, elle semblait d’assez mauvaise humeur. Les gens donnaient l’impression de craindre qu’elle les foudroie du regard, ce qui faisait rigoler Zo. Ce n’était peut-être pas la façon la plus courtoise de fêter les retrouvailles avec sa mère bien-aimée, mais que voulez-vous ? Elle était trop bien dans sa peau pour s’énerver. Enfin, rire au nez de sa mère n’était peut-être pas la meilleure chose à faire quand même.

Jackie la regarda avec froideur jusqu’à ce qu’elle reprenne son sérieux.

— Raconte-moi comment ça s’est passé sur Mercure.

Zo haussa les épaules.

— Je te l’ai dit. Ils se croient investis de la mission de donner le soleil au système solaire extérieur ; ça leur a monté à la tête.

— J’imagine qu’ils auraient bien besoin d’énergie solaire, là-bas.

— L’énergie peut toujours être utile, mais les satellites extérieurs devraient pouvoir en générer autant que nécessaire, maintenant.

— Les Mercuriens restent donc avec leurs métaux.

— Exactement.

— Et que souhaitent-ils en échange ?

— Tout le monde désire la liberté. Aucun de ces nouveaux petits mondes n’est assez grand pour se suffire à lui-même, alors s’ils veulent rester libres il faut bien qu’ils aient une monnaie d’échange. Mercure a l’énergie solaire et les métaux, les astéroïdes ont les métaux, les satellites extérieurs ont des gazéifiables à défaut d’autre chose. Chacun conditionne ce qu’il a de plus précieux et tente de le monnayer contre une alliance pour éviter la domination par Mars ou la Terre.

— Il ne s’agit pas de domination.

— Bien sûr que non, fit Zo, parfaitement impassible. Mais les grands mondes, tu sais ce que c’est…

— Certes, acquiesça Jackie. Sauf que, additionnés, tous ces petits mondes seraient grands, eux aussi.

— Qui s’en chargerait ? rétorqua Zo.

Jackie ignora la question. La réponse était évidente : Jackie. Elle était engagée dans une partie de bras de fer dont l’enjeu pouvait se résumer au contrôle de Mars. Elle s’efforçait de préserver leur planète de l’invasion terrestre. Et tandis que l’humanité continuait à se répandre dans le système solaire, Jackie considérait les nouvelles petites colonies comme des atouts dans son jeu. S’ils n’étaient pas assez nombreux, l’issue de la partie risquait de s’en trouver modifiée.

— Il n’y a vraiment pas de quoi s’en faire pour Mercure, la rassura Zo. C’est un trou perdu dirigé par un culte. Il ne s’y installera jamais beaucoup de gens. Même si nous réussissons à les embrigader, ils ne pèseront pas lourd.

Jackie arbora une expression d’infinie lassitude, comme si l’analyse de Zo était puérile, comme s’il y avait sur Mercure des sources de pouvoir occulte. C’était irritant, mais Zo se garda bien de trahir son agacement.

Antar arriva. Il eut un sourire en les repérant, s’approcha et donna un rapide baiser à Jackie, un plus long à Zo. Ils firent des messes basses, Jackie et lui, pendant un moment, puis Jackie lui signifia son congé.

Zo y vit une nouvelle preuve de l’autoritarisme de Jackie. Faire venir Antar pour rien ; c’était un abus de pouvoir fréquent chez de nombreuses femmes nisei, des femmes qui avaient grandi dans des familles patriarcales et en voulaient aux hommes. Elles n’avaient toujours pas compris que le patriarcat n’était plus rien et n’avait peut-être jamais eu d’importance, qu’il avait toujours été soumis à l’étau de la loi utérine, dont la puissance biologique agissait hors du patriarcat, que la simple politique ne pouvait contrôler. L’emprise féminine sur le plaisir sexuel masculin, sur la vie tout court, était aussi réelle pour les patriarches que pour n’importe qui, malgré toutes leurs répressions, leur peur de la femme qui s’était traduite de tant de façons, le purdah, l’excision, le bandage des pieds, etc. C’était en fait une réaction défensive brutale, un combat d’arrière-garde, perdu d’avance. Cela avait fonctionné un certain temps, sans doute, mais c’était irrémédiablement terminé. Les malheureux hommes devaient se battre tout seuls, maintenant, et c’était un combat ardu. Les femmes comme Jackie leur menaient la vie dure. Les femmes comme Jackie aimaient ça.

— Je veux que tu ailles dans le système uranien, disait Jackie. Ils commencent juste à s’installer là-bas, et je veux les tenir dès le début. Tu pourras dire deux mots aux Galiléens aussi. Ils sortent du rang.

— Il faudrait que je travaille un peu pour la coop, fit Zo, ou il va devenir évident que ce n’est qu’une façade.

Après des années passées à courir avec une coop de farouches basée sur Lunae, elle avait rejoint une coop qui servait en partie de couverture à Mars Libre, lui permettant, à elle ainsi qu’aux autres opérationnels, de réserver leur activité principale au parti sans que ça se voie. La coop de Zo construisait et installait des écrans de cratères, mais elle n’avait pas accompli une seule vraie mission pour eux depuis plus d’un an.

Jackie acquiesça.

— Consacre-leur un peu de temps et pose un congé. D’ici un mois, par là.

— Okay.

Zo s’intéressait aux satellites extérieurs, aussi ce projet lui convenait-il. Mais Jackie eut un simple hochement de tête, comme s’il était impensable que Zo puisse ne pas être d’accord. Sa mère n’était pas une personne très imaginative, au bout du compte. Aucun doute que Zo devait cette qualité à son père, Ka le bénisse. Zo ne voulait pas savoir qui c’était ; à ce stade, ça n’aurait été qu’une hypothèque sur sa liberté, mais elle éprouvait une vague de gratitude envers lui pour ses gènes, pour lui avoir épargné d’être en tout point identique à Jackie.

Zo se leva, trop épuisée pour supporter sa mère plus longtemps.

— Tu as l’air fatiguée, et je suis crevée, dit-elle. Je t’aime. Tu devrais peut-être te refaire administrer le traitement, ajouta-t-elle en l’embrassant sur la joue.


Sa coop était basée dans le cratère Moreux, dans les Protonilus Mensae, entre Mangala et Bradbury Point. C’était un vaste cratère qui ponctuait la longue pente du Grand Escarpement à l’endroit où il descendait vers la péninsule de Boone’s Neck. La coop se consacrait au développement de nouvelles fibres moléculaires destinées à remplacer les bâches des anciennes tentes. Celle qu’ils avaient installée sur Moreux était le dernier cri du génie génétique. Sa matière – du polyhydroxybutyrate – était extraite d’une variété de soja modifiée afin de produire le PHB dans ses chloroplastes. Sa structure retenait l’équivalent de la couche osmotique quotidienne, ce qui avait pour effet d’accroître de près de trente pour cent la densité de l’air dans le cratère et d’en élever sensiblement la température. Les bâches de ce genre permettaient aux biomes de supporter le passage brutal de la tente à l’air libre, et créaient, quand elles étaient installées de façon permanente, des mésoclimats agréables à des altitudes ou des latitudes élevées. Moreux était situé sur le quarante-troisième parallèle, et les hivers hors du cratère seraient toujours rigoureux. Grâce à la bâche, ils cultivaient une forêt tropicale constituée de plantes exotiques obtenues par génie génétique à partir de spécimens recueillis sur les pentes des volcans d’Afrique de l’Est, de Nouvelle-Guinée et de l’Himalaya. Les journées étaient très chaudes, l’été, au fond du cratère, et les arbres en fleurs, hérissés de redoutables épines, répandaient un parfum suave.

Les habitants du cratère vivaient dans des appartements spacieux forés dans l’arc nord du bord, sur quatre niveaux de balcons en terrasses, dont les baies vitrées surplombaient les vertes frondaisons de la forêt du Kilimandjaro située en dessous. Les balcons étaient baignés par le soleil en hiver, et ombragés par des treillis couverts de vigne vierge en été, quand la température diurne montait jusqu’à 305 degrés kelvin et que les gens parlaient vaguement de troquer la bâche contre une autre, moins isolante, afin de permettre à la chaleur de s’échapper, ou de trouver le moyen de la rouler comme une bâche de piscine en été.

Zo passait le plus clair de son temps sur le tablier extérieur ou dessous, expédiant le maximum de travail avant de repartir pour les satellites extérieurs. Sa mission était intéressante, cette fois. Elle l’amenait à faire de longs voyages souterrains dans des galeries minières, à suivre les veines et les filons. L’impact avait créé toutes sortes de roches métamorphiques utiles, et le tablier du cratère regorgeait de minéraux utilisables dans les usines de gaz à effet de serre. La coop travaillait sur de nouvelles méthodes de forage qui n’altéreraient en rien la surface alors que l’on exploiterait intensivement le régolite du sous-sol. Tout en s’efforçant de réaliser des améliorations commercialisables, elle extrayait certaines matières premières utilisées pour la fabrication des bâches. La majeure partie du travail était évidemment effectuée par des robots, mais il y aurait toujours dans les activités minières des tâches que les hommes feraient mieux. Zo adorait fouiller dans les profondeurs obscures de Mars, passer toute la journée dans les boyaux de la planète, entre de grandes plaques de roche noire, rugueuse, piquetée de cristaux que les puissantes lampes faisaient étinceler. Examiner des échantillons, explorer de nouvelles galeries, se faufiler entre les colonnes de magnésium placées par les excavateurs robots. Travailler comme une troglodyte, chercher des trésors rares sous terre. Puis émerger de la cabine de l’ascenseur, cligner des yeux comme une chouette dans la lumière aveuglante de la fin de l’après-midi, l’air couleur de bronze, saumon, ambré. Le soleil qui brillait dans le ciel violacé comme un vieil ami les réchauffait alors qu’ils gravissaient la pente du tablier vers la porte donnant sur le bord, la forêt ronde de Moreux s’étendant à leurs pieds, un monde perdu, peuplé de jaguars et de vautours. Une fois sous la bâche, un téléphérique les emportait vers les habitations, mais Zo préférait généralement aller à la loge de garde, ôter sa tenue d’homme-oiseau de son casier, l’enfiler, tirer le zip et courir au bout d’une plate-forme d’envol, étendre les ailes et voler en spirales paresseuses vers la ville basse du bord nord. Puis dîner sur l’une des terrasses en regardant les perroquets et les cacatoès filer en tous sens dans l’espoir de chiper quelque chose à manger. Il y avait des vies plus désagréables. Et elle dormait comme un bébé.

Un jour, un groupe de spécialistes de l’atmosphère vinrent voir combien d’air filtrait de la bâche de Moreux dans la chaleur du plein midi, en été. Il y avait un certain nombre de vieux dans le groupe, des gens aux yeux rouges et aux manières diffuses des aréologistes qui avaient passé beaucoup de temps sur le terrain. L’un de ces issei, un petit homme chauve au nez crochu et à la peau ridée comme les tortues qui rampaient sur le fond du cratère, était Sax Russell, l’un des personnages les plus célèbres de l’histoire de Mars. Zo le regarda en ouvrant de grands yeux. Elle n’en revenait pas. C’était comme s’il était sorti d’un livre d’histoire pour lui dire bonjour, comme si George Washington ou Archimède lui était tombé dessus, fantôme du passé vivant toujours parmi eux, en permanence confondu par tous les nouveaux développements.

Pour être confondu, Russell était confondu. Il assista à la réunion d’orientation dans un total ébahissement, laissa les questions sur l’atmosphère à ses collègues et passa son temps à regarder la forêt sous la ville. Quand quelqu’un, au dîner, lui présenta Zo, il la regarda en clignant des yeux avec la vague intelligence d’une tortue.

— J’ai eu votre mère comme élève, dans le temps.

— Oui, répondit Zo.

— Vous voulez bien me faire visiter le fond du cratère ? demanda-t-il.

— Généralement, je vole au-dessus, répondit Zo, surprise.

— J’espérais faire ça à pied, fit-il en clignant des yeux de plus belle.

C’était tellement nouveau qu’elle accepta de le guider.


Ils partirent à la fraîche, en suivant l’ombre du bord est. Des ochromes et des halimodendrons se rejoignaient au-dessus de leur tête, formant un dais élevé dans lequel des lémuriens bondissaient en poussant des cris. Le vieil homme marchait lentement tout en regardant les créatures insouciantes de la forêt. Il parlait peu, sauf pour demander à Zo le nom des arbres et des fougères. Elle ne put lui dire que celui des oiseaux.

— Le nom des plantes m’entre par une oreille et me ressort par l’autre, admit-elle sans complexe. Mais je pense que ça m’aide à mieux les voir, ajouta-t-elle en voyant son front se plisser à cette idée.

— Vraiment. (Il regarda autour de lui comme pour expérimenter cette technique.) Vous voulez dire que vous ne voyez pas les oiseaux aussi bien que les plantes ?

— Ils sont différents. Ce sont mes frères et mes sœurs, ils doivent avoir un nom. Ça fait partie d’eux-mêmes. Mais toutes ces choses-là… fit-elle en englobant d’un geste les frondes vertes qui les entouraient, les fougères géantes sous les arbres en fleurs. Elles n’ont pas vraiment de nom. On leur en invente, mais ça ne sert à rien.

Il médita sa réponse.

— Où volez-vous ? demanda-t-il, un kilomètre plus loin dans la piste envahie par la végétation.

— Partout.

— Vous avez des endroits favoris ?

— J’aime bien le Belvédère d’Echus.

— Les courants ascendants sont bons ?

— Excellents. C’est là que j’étais quand Jackie m’est tombée dessus et m’a remise au travail.

— Ce n’est pas votre travail ?

— Oh si, si, mais ma coop est en pointe pour l’application du temps partiel.

— Ah ! Alors vous allez rester là un moment ?

— Seulement jusqu’au départ de la navette pour Galilée.

— Vous comptez émigrer ?

— Non, non. Juste faire un tour. Pour Jackie. En mission diplomatique.

— Ah ! Vous irez voir Uranus ?

— Oui.

— Je voudrais bien voir Miranda.

— Moi aussi. C’est un peu pour ça que je vais là-bas.

— Ah !

Ils traversèrent un ruisseau en posant les pieds sur des pierres plates émergées. Les oiseaux s’appelaient, les insectes bourdonnaient. Le soleil baignait tout le bol intérieur du cratère, maintenant, mais, sous le dais de la forêt, il faisait encore frais. L’air était troué par des colonnes et des câbles de lumière jaune, inclinés. Russell s’accroupit pour regarder au fond de la rivière qu’ils venaient de traverser.

— Comment était ma mère quand elle était petite ? demanda Zo.

— Jackie ?

Il réfléchit. Ça faisait si longtemps… Au moment où Zo concluait avec exaspération qu’il avait oublié sa question, il répondit :

— Elle courait vite. Elle posait sans arrêt des questions. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? J’aimais bien ça. C’était l’aînée de cette génération d’ectogènes, je crois. Leur chef, en tout cas.

— Elle était amoureuse de Nirgal ?

— Je ne sais pas. Pourquoi, vous avez rencontré Nirgal ?

— Il me semble. Avec les farouches, une fois. Et Peter Clayborne, elle était amoureuse de lui ?

— Amoureuse ? Après, plus tard, peut-être. Quand ils étaient plus vieux. À Zygote, je ne pense pas.

— Vous ne m’aidez pas beaucoup.

— Non.

— Vous avez tout oublié ?

— Pas tout. Mais ce dont je me souviens est… difficile à exprimer. Je me rappelle que Jackie m’avait posé des questions sur John Boone, un jour, exactement comme vous m’en posez sur elle. Elle m’interrogeait souvent. Elle était contente d’être sa petite-fille. Elle était fière de lui.

— Elle l’est encore. Et je suis fière d’elle.

— Et… je l’ai vue pleurer, une fois.

— Pourquoi ? Et ne me répondez pas que vous ne savez pas !

Il en resta abasourdi. Pour finir, il leva les yeux vers elle et la regarda avec un sourire presque humain.

— Elle était triste.

— Quel scoop !

— Parce que sa mère était partie. Esther ?

— C’est ça.

— Kasei et Esther avaient rompu. Esther était partie pour… je ne me rappelle plus. Mais Kasei et Jackie étaient restés à Zygote, et un jour où je faisais cours, elle est arrivée à l’école en avance. Elle demandait toujours pourquoi. Ce jour-là aussi elle m’a demandé pourquoi. Au sujet de Kasei et d’Esther. C’est là qu’elle s’est mise à pleurer.

— Que lui avez-vous dit ?

— Je ne… rien, j’imagine. Je ne savais pas quoi lui dire. Hum… Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu qu’elle suive Esther. Le lien avec la mère est crucial.

— Bah !

— Vous n’êtes pas d’accord ? Je pensais que toutes les jeunes indigènes comme vous étaient sociobiologistes.

— C’est quoi, ça ?

— Euh… ce sont des gens qui croient que la plupart des données culturelles ont une explication biologique.

— Oh non ! Sûrement pas. Nous sommes beaucoup plus libres que ça. La maternité peut revêtir toutes sortes d’aspects. Certaines mères ne sont que des incubatrices.

— C’est bien possible.

— Vous pouvez me croire sur parole.

— … en tout cas, Jackie pleurait.

Ils poursuivirent leur promenade en silence. Comme dans bon nombre de grands cratères, il y avait à Moreux plusieurs bassins hydrographiques en forme de part de tarte qui convergeaient vers un marais et un lac centraux. Le lac était petit, en forme de rognon, incurvé autour des buttes rugueuses, basses, d’un complexe de monticules centraux. Zo et Russell sortirent de l’abri des arbres et suivirent une piste mal tracée qui s’engageait dans d’immenses herbes. Ils se seraient vite perdus sans le cours d’eau, qui serpentait d’abord dans une prairie puis vers le lac boueux. Même la prairie disparaissait sous les herbes, de grandes touffes rondes bien plus hautes qu’eux, de sorte qu’ils ne voyaient souvent rien d’autre, en dehors du ciel. Les longues herbes luisaient dans la lumière éclatante, lilas, de la mi-journée. Russell emboîtait le pas à Zo, ses lunettes rondes faisant comme des miroirs dans son visage, si bien que lorsqu’il tournait la tête, les touffes d’herbe se reflétaient dedans. Il avait l’air complètement ahuri, sidéré par ce qui l’entourait, et il marmonnait dans un vieux bloc-poignet qui pendait au bout de son bras comme une menotte.

Une dernière boucle avant le lac avait donné naissance à une jolie plage de sable et de gravier. Après s’être assurée, du bout d’un bâton, que ce n’était pas une zone de sables mouvants, Zo enleva son maillot trempé de sueur et s’engagea dans l’eau, qui était d’une fraîcheur agréable à quelques mètres du rivage. Elle plongea, nagea sous l’eau, se cogna la tête. Il y avait un rocher au fond. Elle l’escalada et plongea de là trois ou quatre fois, se redressant juste après être entrée dans l’eau. Ce plongeon difficile et gracieux lui procurait au creux de l’estomac une agréable sensation d’apesanteur. Elle n’avait jamais éprouvé une sensation non orgasmique aussi proche de l’orgasme. Elle plongea ainsi plusieurs fois, jusqu’à ce que l’impression disparaisse, et qu’elle soit rafraîchie. Puis elle ressortit du lac, s’allongea sur le sable, sentit sa chaleur et le rayonnement solaire la cuire sur les deux faces. Un vrai orgasme aurait été parfait, mais elle avait beau être étalée devant lui comme un atlas du sexe, Russell était assis en tailleur au bord de l’eau, apparemment absorbé par la boue. Il était tout nu à part ses lunettes et son bloc-poignet, petit primate ratatiné, tanné comme un paysan, chauve, comme l’image qu’elle se faisait de Gandhi ou de l’Homo habilis. Il était tellement différent, si antique et petit, qu’il réussissait à être un peu excitant à sa façon : le mâle d’une espèce de tortue sans carapace. Elle écarta l’un de ses genoux, fit basculer son bassin dans une posture d’offrande. Impossible de s’y méprendre. Le soleil était chaud sur sa vulve exposée.

— Quelle boue stupéfiante, dit-il. Je n’ai jamais vu un biome pareil.

— Ah bon.

— Ça vous plaît ?

— Le biome ? J’imagine. Il fait un peu chaud, il y a un peu trop de plantes, mais c’est intéressant. Ça change.

— Alors vous n’êtes pas contre. Vous n’êtes pas Rouge.

— Rouge ? dit-elle en riant. Moi, je suis une libérale.

Il réfléchit à sa réponse.

— Vous voulez dire que les Verts et les Rouges ne sont plus une division politique contemporaine ?

Elle eut un geste de la main englobant l’herbe de la pampa et les halimodendrons qui bordaient la prairie.

— Comment pourraient-ils l’être ?

— Très intéressant, fit-il en s’éclaircissant la gorge. Quand vous irez sur Uranus, vous pourriez emmener une amie ?

— Peut-être, fit Zo en reculant un peu les hanches.

Il saisit l’allusion et, au bout d’un moment, se pencha et commença à caresser la cuisse qui se trouvait le plus près de lui. Ça faisait la même impression que de petites pattes de singe, intelligent, avisé. Sa main disparaissait complètement dans sa toison pubienne, phénomène qu’il parut apprécier, car il le répéta plusieurs fois et entra en érection. Elle serra fortement son pénis dans sa main tout en jouissant. C’était loin de valoir la table, évidemment, mais un orgasme était toujours bon à prendre, surtout dans la pluie chaude du soleil. Et bien qu’il la prenne d’une façon basique, il ne manifesta pas ce penchant pour la jouissance simultanée que tant de vieux affectaient, sentimentalisme qui interférait avec le plaisir beaucoup plus intense que l’on pouvait éprouver l’un après l’autre. Quand elle eut cessé de vibrer, elle roula sur le côté et prit son sexe dans sa bouche – comme un index, elle pouvait l’entourer complètement avec sa langue – tout en lui procurant une bonne vue de son corps. Elle s’arrêta une fois pour se regarder : grande, riche, des courbes pleines, et constata qu’elle avait les hanches presque aussi larges que ses épaules à lui. Puis elle se remit à la tâche, vagina dentata, quelle connerie que ces mythes patriarcaux terrifiants, les dents étaient complètement superflues, un python, un pilon avaient-ils besoin de dents ? Vous prenez ces pauvres créatures par le zizi et vous serrez jusqu’à ce qu’ils se mettent à pleurnicher, que voulez-vous qu’ils fassent ? Ils pouvaient tenter de rester hors d’atteinte, mais comme c’était l’endroit où ils avaient le plus envie d’être, ils erraient dans la confusion pathétique et le déni de ce double lien. Et se plaçaient à portée des dents, de toute façon, à la première occasion. Elle le mordilla, pour lui rappeler la situation, puis le laissa jouir. Les hommes avaient de la chance de ne pas être télépathes.

Après ça, ils plongèrent à nouveau dans le lac, et se rassirent sur le sable où il tira un pain de son paquetage. Ils rompirent la miche en deux et mangèrent.

— Vous ronronniez, tout à l’heure ? demanda-t-il entre deux bouchées.

— Mm hmm.

— Vous vous êtes fait insérer ce caractère génétique ?

Elle hocha la tête, avala.

— La dernière fois que j’ai subi le traitement.

— Ce sont des gènes de chat ?

— De tigre.

— Ah !

— Ça se traduit par une petite modification du larynx et des cordes vocales. Vous devriez essayer, c’est vraiment agréable.

Il clignait des yeux. Il ne répondit pas.

— Qui est l’amie que vous voudriez que j’emmène sur Uranus ?

— Ann Clayborne.

— Ah ! Votre vieille Némésis.

— Quelque chose dans ce goût-là.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle viendra ?

— Il se peut qu’elle refuse. Mais il est possible aussi qu’elle accepte. Michel dit qu’elle essaie des nouvelles choses, et Miranda devrait l’intéresser. Une lune fendue par un impact, puis ressoudée, la lune et le projectile solidarisés. C’est une image que je… je voudrais qu’elle voie ça. Toute cette roche, vous comprenez. Elle adore les pierres.

— Il paraît, oui.

Russell et Clayborne, le Vert et la Rouge, deux des plus célèbres antagonistes des premières années de la colonisation. Les premières années… Une situation claustrophobique dont la seule idée faisait frémir Zo. L’expérience avait manifestement fragmenté l’esprit de tous ceux qui l’avaient endurée. Puis Russell avait été encore plus ébranlé par la suite, si elle se souvenait bien. Mais elle mélangeait un peu les détails de la saga mélodramatique des Cent Premiers : la Grande Tempête, la colonie perdue, les trahisons de Maya. Cette longue séquelle de conflits, d’aventures, de meurtres et de révoltes. Des histoires sordides, entrecoupées de rares moments de joie, pour ce qu’elle en savait. Comme si les vieux avaient été des bactéries anaérobies, vivant dans le poison, excrétant lentement les conditions nécessaires à l’émergence d’une vie totalement oxygénée.

Sauf peut-être pour Ann Clayborne qui paraissait, d’après ce qu’elle avait entendu dire, avoir compris que pour vivre heureux dans un monde rocheux, il fallait aimer les pierres. Zo aimait cette attitude.

— Je lui en parlerai, bien sûr, dit-elle. À moins que vous ne préfériez le faire ? Ça vaudrait peut-être mieux. Dites-lui que je suis d’accord. On lui trouvera toujours de la place dans le groupe diplomatique.

— C’est un groupe de Mars Libre ?

— Oui.

— Hum, hum.

Il lui posa des questions sur l’ambition politique de Jackie, et elle répondit comme elle put, en regardant son corps et ses courbes, les muscles durs lissés par la graisse sous la peau – les hanches encadrant le ventre, le nombril, la toison pubienne, noire, bouclée (elle en chassa quelques miettes d’un revers de main), les longues cuisses puissantes. Le corps des femmes était beaucoup plus harmonieusement proportionné que celui des hommes. Michel-Ange s’était trompé sur toute la ligne, encore que son David plaidât assez bien pour sa cause. Un corps d’homme-oiseau s’il y en avait jamais eu un.

— Dommage que nous ne puissions rentrer en volant, dit-elle.

— Je ne sais pas voler avec une tenue d’homme-oiseau.

— Je vous aurais pris sur mon dos.

— Vraiment ?

Elle lui jeta un rapide coup d’œil. Trente ou trente-cinq kilos tout au plus…

— Vraiment. Ça dépend de la tenue.

— Ces tenues sont capables de choses stupéfiantes.

— Elles ne sont pas seules en jeu.

— Non. Mais nous n’avons pas été conçus pour voler. Avec nos os lourds et tout ça, vous voyez ce que je veux dire.

— Oh oui, je vois. Il est vrai qu’elles nous sont indispensables. Mais elles ne suffisent pas.

— Oui. C’est intéressant de voir la taille que les gens peuvent atteindre, dit-il en la regardant.

— Surtout leurs organes génitaux.

— Vous croyez ?

Elle s’esclaffa.

— Je disais ça pour vous taquiner.

— Ah !

— Cela dit, il serait logique de voir grandir les organes soumis à une utilisation accrue, non ?

— Oui. J’ai lu que la capacité thoracique avait augmenté.

— La faible densité de l’air, hein ? dit-elle en riant.

— Sans doute. C’est vrai dans les Andes, en tout cas. La distance séparant la colonne vertébrale du sternum est presque deux fois plus importante chez les indigènes des Andes que chez ceux qui vivent au niveau de la mer.

— Vraiment ! Ils auraient une cage thoracique d’oiseau, alors ?

— Quelque chose comme ça.

— Ajoutez-y de gros pectoraux, de gros seins…

Il ne répondit pas.

— Nous évoluons donc vers une espèce voisine des oiseaux.

Il secoua la tête.

— C’est phénotypique. Si vous éleviez vos enfants sur la Terre, leur poitrine reprendrait son volume normal.

— Je doute d’avoir jamais des enfants.

— Ah… À cause du problème de surpopulation ?

— Oui. Il faudrait que les issei comme vous commencent à mourir. Tous ces nouveaux petits mondes ne nous servent pas à grand-chose. La Terre et Mars deviennent des fourmilières. Vous nous avez pris notre monde. Vous êtes des kleptoparasites.

— C’est un terme redondant.

— Non. Il désigne les animaux qui volent la nourriture de leurs jeunes pendant les hivers exceptionnellement durs.

— C’est bien trouvé.

— Nous devrions vous tuer quand vous atteignez cent ans.

— Ou dès que nous avons des enfants.

Elle eut un grand sourire. Il était tellement imperturbable !

— Au choix.

Il acquiesça comme si c’était une suggestion sensée. Elle rit, bien que ce soit en même temps vexant.

— Évidemment, nous ne le ferons jamais.

— Ce ne sera pas nécessaire.

— Ah bon ? Vous prévoyez de vous jeter du haut d’une falaise, comme les lemmings ?

— Non. On voit apparaître des maladies résistantes au traitement. Les plus vieux commencent à mourir. Ça devait arriver.

— Vraiment ?

— Je crois, oui.

— On trouvera bien le moyen de soigner ces nouvelles maladies, d’aller toujours plus loin, vous ne pensez pas ?

— Dans certains cas. Mais la sénescence est un phénomène complexe, et tôt ou tard…

Il haussa les épaules.

— C’est une idée sinistre, fit Zo.

Elle se leva, enfila son maillot. Il se rhabilla à son tour.

— Vous avez déjà rencontré Bao Shuyo ? demanda-t-il.

— Non. C’est qui ?

— Une mathématicienne de Da Vinci.

— Non. Pourquoi cette question ?

— Je me demandais, c’est tout.

Ils retraversèrent la forêt, s’arrêtant de temps à autre pour suivre des yeux un animal furtif. Un gros volatile sauvage, une sorte de hyène solitaire qui les regardait, plantée sur un éboulis… Zo s’aperçut qu’elle s’amusait bien. L’issei était imperméable aux taquineries, inébranlable, et son avis était imprévisible, ce qui n’était pas fréquent chez les vieux. Chez personne, en vérité. La plupart des anciens que Zo avait rencontrés semblaient particulièrement coincés dans le carcan de leurs valeurs. Et comme ils les respectaient en proportion inverse de la rigueur qui gouvernait leur existence, tous ces vieux devenaient fatalement des espèces de tartufes, des hypocrites qui l’agaçaient. Elle méprisait les vieux et leurs sacro-saintes valeurs. Mais celui-ci ne semblait pas en avoir. Il lui donnait envie de parler plus longtemps avec lui.

Quand ils regagnèrent le village, elle lui tapota le crâne.

— C’était rigolo. Je parlerai à votre amie.

— Merci.

Quelques jours plus tard, elle appela Ann Clayborne. Le visage qui apparut sur l’écran était aussi aimable qu’une tête de mort.

— Salut. Zoya Boone.

— Oui ?

— C’est mon nom, reprit Zo. C’est comme ça que je m’appelle.

— Boone ?

— La fille de Jackie.

— Ah.

Il était clair qu’elle n’aimait pas Jackie. Classique. Jackie était tellement merveilleuse que des tas de gens ne pouvaient pas la supporter.

— Je suis aussi une amie de Sax Russell.

— Ah.

Impossible de décrypter ses sentiments sur la base de cette seule syllabe.

— Quand il a su que je m’apprêtais à partir pour le système uranien, il m’a dit que ça pourrait vous intéresser de venir avec moi.

— Il a dit ça ?

— Oui. Alors je vous ai appelée. Je vais sur Jupiter et Uranus, et je compte passer deux semaines sur Miranda.

— Miranda ! s’exclama-t-elle. Qui êtes-vous, déjà ?

— Zo Boone ! Qu’est-ce que vous avez, vous êtes sénile ?

— Vous avez dit Miranda ?

— Oui. Deux semaines. Peut-être plus si ça me plaît.

— Si ça vous plaît ?

— Oui. Je ne reste pas dans les endroits moches.

Clayborne hocha la tête comme si tout cela était parfaitement logique, et Zo ajouta d’un ton à la fois solennel et moqueur, comme si elle parlait à une gamine :

— Il y a beaucoup de pierres, là-bas.

— Oui. Oh oui.

Un long silence. Zo étudia le visage sur l’écran. Décharné, ridé, comme celui de Russell, sauf que chez elle tous les plis ou presque étaient verticaux. Une tête taillée dans un tronc d’arbre.

— Je vais réfléchir, dit-elle enfin.

— Il paraît que vous essayez de nouvelles choses, lui rappela Zo.

— Comment ?

— Vous m’avez très bien entendue.

— C’est Sax qui vous a dit ça ?

— Non. J’ai parlé de vous avec Jackie.

— Je vais réfléchir, répéta-t-elle, et elle coupa la communication.

Eh bien, voilà, se dit Zo. Enfin, elle avait fait ce qu’elle pouvait, et elle se sentait l’âme vertueuse, sensation qu’elle trouvait désagréable. Ces issei avaient le chic pour vous attirer dans leur réalité. Et ils étaient tous dingues.

Et imprévisibles, pour couronner le tout. Le lendemain, Clayborne la rappela. Elle avait décidé de venir.

5

Dans la réalité, Ann Clayborne se révéla aussi ratatinée et boucanée que Russell, mais plus silencieuse et plus bizarre encore : acerbe, laconique, soupe au lait. Elle se présenta au dernier moment avec, pour tout bagage, un sac à dos et un bloc-poignet noir, extraplat, dernier modèle. Sa peau acajou était pleine de kystes, de verrues et de cicatrices aux endroits où elle s’en était déjà fait enlever. Une longue vie passée en plein air, au début surtout, quand le bombardement d’UV était intense. Bref, elle était archicuite. Carbonisée, comme ils disaient à Echus. Elle avait les yeux gris, une bouche de lézard, réduite à une fente, et les rides qui reliaient ses narines aux commissures de ses lèvres semblaient taillées à la machette. Aucun visage n’aurait pu être plus sévère que celui-ci.

Elle passa toute la semaine que dura le voyage vers Jupiter dans le petit parc du vaisseau, à marcher entre les arbres. Zo préférait la salle à manger et le grand dôme panoramique où un petit groupe se réunissait le soir pour avaler des cachets de pandorphe, jouer au go ou fumer de l’opium en regardant les étoiles. Elle vit donc très peu Ann à l’aller.

Ils survolèrent la ceinture des astéroïdes, légèrement hors du plan de l’écliptique, et il est probable qu’ils passèrent sans les voir au-dessus de plusieurs petits mondes évidés. Les patatoïdes rocheux qui traversaient les écrans du vaisseau pouvaient receler de somptueuses villes paysagées ou des coquilles vides s’il s’agissait de mines épuisées ; des sociétés anarchiques et dangereuses, d’autres peuplées par des groupes religieux ou des communautés utopiques, plus ou moins pacifiques. L’existence d’une telle variété de systèmes, coexistant dans un état semi-anarchique, amenait Zo à douter que Jackie réussisse jamais à rallier les satellites extérieurs sous la bannière martienne. Elle avait plutôt l’impression que la ceinture des astéroïdes préfigurait l’organisation politique de tout le système solaire. Mais Jackie n’était pas d’accord. La ceinture des astéroïdes était comme elle était, disait-elle, à cause de sa nature particulière, dispersée sur une large bande tout autour du soleil. Les satellites extérieurs, quant à eux, étaient regroupés autour de leurs géantes gazeuses. Il fallait s’attendre à les voir se liguer entre eux. Et il y avait des mondes si vastes, par rapport aux astéroïdes, que bien des choses dépendraient des alliances qu’ils concluraient dans le système intérieur.

Zo n’était pas convaincue. Mais elle aurait l’occasion de mettre les théories de Jackie à l’épreuve dans le système jovien, où ils commençaient à décélérer. Le vaisseau traversa l’espace galiléen, ce qui le ralentit encore et leur permit de voir les quatre grosses lunes de près. Elles faisaient toutes les quatre l’objet de projets de terraforming ambitieux, en cours d’application. Les conditions de départ étaient similaires sur les trois plus lointaines, Callisto, Ganymède et Europe, qui étaient couvertes de couches d’eau glacée, Callisto et Ganymède sur mille kilomètres de profondeur, Europe sur cent kilomètres. L’eau n’était pas rare dans le système solaire extérieur, mais elle n’était pas très fréquente non plus, de sorte que ces petits mondes avaient quelque chose à monnayer. De grandes quantités de roche étaient éparpillées à la surface glacée des trois lunes, des restes d’impact météorique pour l’essentiel, un gravier de chondrite carbonée qui constituait un matériau de construction très utile. Lors de leur arrivée, une trentaine d’années martiennes auparavant, les colons des trois lunes avaient fondu les chondrites et construit des armatures de tente en nanotube de carbone – le matériau dont était fait le câble de l’ascenseur spatial martien –, et tendu dessus des bâches multicouches de vingt ou trente kilomètres de diamètre. Sous ces tentes, ils avaient répandu de la roche broyée pour créer une mince couche d’humus – le dernier cri du permafrost – entourant en certains endroits des lacs de glace fondue.

La ville-tente construite selon ce modèle sur Callisto s’appelait Lake Geneva. C’est là que les délégués martiens devaient rencontrer les chefs et groupes politiques de la Ligue jupitérienne. Comme d’habitude, Zo faisait de la figuration en guettant l’occasion de transmettre le message de Jackie aux gens susceptibles de servir ses fins.

Cette rencontre entrait dans le cadre des réunions semestrielles au cours desquelles les Jupitériens discutaient du terraforming des galiléennes. Le contexte se prêtait donc particulièrement à l’expression des intérêts de Jackie. Zo se posta au fond de la pièce, à côté d’Ann, qui avait décidé d’assister aux entretiens. Les problèmes techniques posés par le terraforming de ces lunes étaient considérables par le volume, mais simples dans leur principe. Callisto, Ganymède et Europe recevraient au départ le même traitement : des réacteurs à fusion mobiles circulaient à la surface, réchauffant la glace et renvoyant les gaz dans l’atmosphère primitive d’hydrogène et d’oxygène. Ils espéraient créer ainsi des ceintures équatoriales constituées de roches broyées afin de créer un sol sur la glace. La température atmosphérique resterait proche de la glaciation, afin que les écologies de toundra puissent être établies autour d’une chaîne de lacs équatoriaux, dans une atmosphère respirable composée d’oxygène et d’hydrogène.

Io, la plus proche des galiléennes, posait un problème plus complexe, mais plus intéressant. Des lanceurs y projetaient d’énormes missiles de glace et de chaldates depuis les trois autres grosses lunes. Très proche de Jupiter, elle n’avait que très peu d’eau, sa surface était constituée de couches de basalte entrelardé de soufre, lequel jaillissait à la surface en volutes volcaniques spectaculaires, chassées par l’attraction de Jupiter et des autres galiléennes. Le terraforming d’Io prendrait plus de temps que la moyenne, et reposait en partie sur l’infusion de bactéries mangeuses de soufre dans les sources sulfureuses bouillantes qui entouraient les volcans.

Tous ces projets étant freinés par le manque de lumière, on construisait des miroirs spatiaux d’une taille phénoménale aux points de Lagrange de Jupiter, où les champs gravitationnels du système jovien étaient moins complexes. Ces miroirs dirigeraient la lumière solaire vers l’équateur des quatre lunes. Elles présentaient toujours la même face à Jupiter, en raison du freinage exercé par les forces de marée de la planète. Leur rotation sur elles-mêmes avait une durée identique à celle de leur révolution autour de Jupiter, de sorte que la durée de leur jour dépendait de la longueur de leur orbite autour de Jupiter, qui allait de quarante-deux heures pour Io à quinze jours pour Callisto. Quelle que soit la longueur de leur journée, elles ne recevaient que quatre pour cent de l’ensoleillement de la Terre, mais la quantité de soleil qui frappait la Terre était excessive. Quatre pour cent faisait en fait beaucoup de lumière, en terme de visibilité – c’était dix-sept mille fois plus que la pleine lune sur Terre –, mais peu de chaleur pour le terraforming. Ils s’ingéniaient donc à capturer l’énergie solaire par tous les moyens possibles. Lake Geneva et toutes les colonies des autres lunes étaient situées face à Jupiter, pour profiter de la lumière réfléchie par ce globe géant, et des lanternes à gaz avaient été placées dans la stratosphère de Jupiter. Elles brûlaient un peu de l’hélium de la planète. Après ces brûleurs, des disques réfléchissants électromagnétiques furent positionnés de façon à renvoyer la lumière dans le plan de l’écliptique de la planète. La vision de la monstrueuse balle rayée était plus spectaculaire que jamais avec la vingtaine de points lumineux qui parcouraient sa surface, trop intenses pour qu’on les regarde plus d’une seconde.

Malgré les miroirs spatiaux et les lanternes à gaz, les colonies recevraient moitié moins de lumière solaire que Mars, mais on n’y pouvait rien. C’était la vie dans le système solaire extérieur, une affaire plutôt ténébreuse, tout bien considéré, se disait Zo. Encore ce piètre résultat exigerait-il la mise en place d’une impressionnante infrastructure. C’est là que la délégation martienne entrait en jeu. Jackie était prête à leur proposer beaucoup d’aide : des réacteurs à fusion, des lanternes à gaz et l’expérience martienne dans le domaine des miroirs spatiaux et du terraforming, celle-ci devant être fournie par une association de coops aérospatiales désireuses d’entreprendre de nouveaux projets, maintenant que la situation dans l’espace martien était à peu près stabilisée. Elles devaient apporter des capitaux et leur technique en échange d’accords commerciaux préférentiels, de fourniture d’hélium recueilli dans la stratosphère de Jupiter, et de l’autorisation d’explorer et d’exploiter les dix-huit petites lunes de Jupiter, voire de participer aux efforts de terraforming sur ces lunes.

Des capitaux, de l’expérience, des échanges ; c’était la carotte, et elle était grosse. Il était clair qu’en mordant à l’appât les Galiléens acceptaient le principe d’une association, que Jackie pourrait ensuite faire suivre d’alliances politiques de tout poil, pour attirer les lunes de Jupiter dans sa sphère d’influence. Cela dit, c’était clair aussi pour les Jupitériens, et ils s’efforçaient d’obtenir le maximum en donnant le minimum en échange. On pouvait être sûr qu’ils feraient bientôt de la surenchère avec les ex-métas et autres organisations terriennes.

C’est là que Zo intervenait. Elle était le bâton. La carotte publique, le bâton privé. Telle avait toujours été la méthode de Jackie, en toutes circonstances.

Zo distilla les menaces de Jackie au compte-gouttes (elles n’en paraissaient que plus redoutables). Elle eut un bref entretien avec les délégués d’Io. Le projet écopoétique, lâcha-t-elle incidemment, était beaucoup trop lent. Les bactéries mettraient des milliers d’années à changer le soufre en gaz utiles, et d’ici là le champ radio intense de Jupiter, qui enveloppait Io et décuplait ses problèmes, les ferait si bien muter qu’elles deviendraient méconnaissables. Ils avaient besoin d’eau, d’une ionosphère, peut-être même de placer la lune sur une orbite plus haute autour de leur grand dieu de gaz. Mars, la capitale du terraforming, la civilisation la plus saine, la plus riche du système solaire, pouvait les aider dans tous ces domaines, leur apporter un appui spécifique. Ou même proposer aux autres galiléennes d’être les maîtres d’œuvre du projet afin de lui faire prendre de la vitesse.

Après ça, elle eut des conversations informelles avec différents délégués des lunes de glace : dans les cocktails qui suivaient les réunions, dans les bars après les cocktails, et à la sortie des bars, quand les délégués flânaient par petits groupes le long de l’illustre promenade de Lake Geneva, sous les lampadaires sono-luminescents accrochés à l’armature de la tente. Les délégués d’Io, leur dit-elle, cherchaient à conclure un accord séparé. Tout bien considéré, leur situation était la plus prometteuse : ils avaient un sol sur lequel se tenir debout, de la chaleur, des métaux lourds, un fort potentiel touristique. Zo insinua qu’ils semblaient prêts à utiliser ces avantages pour jouer leur carte et faire éclater la Ligue jupitérienne.

Zo laissa Ann assister à quelques-unes de ces conversations, curieuse de voir ce qu’elle en tirerait. Ann les accompagna donc sur la promenade du lac, qui longeait le bord du cratère météorique inférieur contenant le lac. Les cratères d’éclaboussement de cet endroit surpassaient tous ceux de Mars, et de loin. Le bord glacé de celui-ci n’était qu’à quelques mètres au-dessus du niveau moyen de la lune. De sa lèvre ronde on pouvait contempler l’eau du lac, les rues plantées d’herbe de la ville, ou, au-delà de la tente, la plaine de glace accidentée qui s’incurvait vers l’horizon tout proche. L’extrême platitude du paysage hors de la tente donnait une indication de sa nature : un glacier couvrant un monde entier, sur mille kilomètres de profondeur, de la glace qui dévorait les impacts météoriques et lissait les fentes causées par les forces de marée.

De petites vagues noires formaient des schémas d’interférence à la surface plane du lac. L’eau était blanche comme la glace du fond, mais teintée de jaune par Jupiter qui les dominait tel un gros ballon aplati d’un côté. Des tourbillons étaient visibles à la limite entre les bandes orange ou d’un jaune crémeux, de même qu’autour des points brillants des lanternes.

Ils passèrent devant une rangée de bâtiments en bois. Le bois venait des forêts plantées sur les îles qui flottaient, pareilles à des radeaux, de l’autre côté du lac. L’herbe des rues était vert émeraude. Derrière les bâtiments, de véritables jardins poussaient dans d’immenses bacs, sous de longues lampes éblouissantes. Tout en marchant, Zo montra un bout du bâton à leurs compagnons, des fonctionnaires troublés de Ganymède ; elle fit allusion à la puissance militaire de Mars, insinua à nouveau qu’Io envisageait de se désolidariser de la Ligue.

Les Ganymédiens allèrent dîner, l’air un peu abattus.

— Que de subtilité, commenta Ann quand ils furent hors de portée de voix.

— Vous êtes bien sarcastique, ironisa Zo.

— Et vous, vous n’êtes qu’une tueuse à gages.

— Je devrais peut-être m’inspirer de la subtile diplomatie Rouge. Ou mieux, demander qu’on m’envoie du monde pour faire sauter deux ou trois trucs ici.

Ann fit entendre un bruit obscène. Elle poursuivit son chemin, et Zo lui emboîta le pas.

— Ça me fait drôle que la Grande Tache Rouge ne soit plus là, nota Zo alors qu’elles arrivaient à un pont enjambant un canal au fond blanc. On dirait une sorte de signe. Je m’attends toujours à la voir reparaître.

L’air était froid et humide. La population était surtout d’origine terrienne, une partie de la diaspora. Des hommes-oiseaux décrivaient des spirales langoureuses dans le ciel, près de l’armature de la tente. Zo les regarda traverser le disque de la grande planète. Ann s’arrêtait tous les trois pas pour examiner les parois de roche taillée, ignorant la ville posée sur la glace et sa population, la grâce aérienne et les vêtements aux couleurs de l’arc-en-ciel d’une bande de jeunes indigènes qui passaient auprès d’elles en courant comme des lévriers.

— Vous vous intéressez vraiment plus aux pierres qu’aux gens, remarqua Zo avec un mélange d’admiration et d’irritation.

Ann la regarda. De vrais yeux de basilic ! Mais Zo haussa les épaules, la prit par le bras et l’entraîna.

— Ces jeunes indigènes ont moins de quinze années martiennes. Toute leur vie ils ont vécu sous une gravité de 0,10 g. Ils se fichent pas mal de Mars ou de la Terre. Ils croient aux lunes de Jupiter, à l’eau, ils croient au fait de nager et de voler. Leur vue s’est adaptée à la faible luminosité. Certains commencent à avoir des branchies. Ils ont pour ces lunes un projet de terraforming qui leur prendra cinq mille ans. C’est la prochaine étape de l’évolution, et vous, pour l’amour de Ka ! vous êtes là, à regarder des cailloux qui sont exactement pareils que partout ailleurs dans la galaxie. Vous êtes vraiment dingue !

Cela ricocha sur Ann comme un galet sur l’eau.

— J’ai l’impression de m’entendre parler quand j’essayais d’arracher Nadia à Underhill, dit-elle.

Zo haussa les épaules.

— Venez. J’ai une autre réunion.

— La mafia ne se repose jamais, hein ?

Mais elle la suivit en regardant autour d’elle. Une naine dans une drôle de combinaison. Ou un bouffon de cour ratatiné.

Quelques membres du conseil de Lake Geneva les saluèrent avec un soupçon de nervosité, près des quais. Ils prirent un petit ferry, qui louvoya entre les bateaux à voile. Le vent soufflait fort sur le lac. De grands tecks, des ochromes, se dressaient sur le paillasson marécageux qu’était le sol chauffé de l’île flottante. Sur le rivage, les bûcherons s’activaient devant une petite scierie. Malgré l’isolation phonique, le gémissement assourdi des scies accompagnait toutes les conversations. Flottant sur un lac, sur une lune de Jupiter, l’éloignement du soleil imprimant une sorte de grisaille à toutes les couleurs : Zo éprouvait de petites vagues d’ivresse comme lorsqu’on volait, et elle le dit aux indigènes.

— C’est vraiment magnifique ! Je comprends que des gens pensent à faire d’Europe un monde marin, avec de l’eau partout. Ils pourraient même en envoyer vers Vénus. En s’abaissant, le niveau de l’eau découvrirait des îles. Je ne sais pas s’ils vous en ont parlé. Ce ne sont peut-être que des idées en l’air comme celle qui consisterait à créer un petit trou noir et à le laisser tomber dans la stratosphère de Jupiter. Stellariser Jupiter ! Vous auriez toute la lumière que vous voudriez, du coup !

— Mais Jupiter ne serait pas consumée ? demanda l’un des autochtones.

— Bah, ça prendrait un moment. On parle de plusieurs millions d’années.

— Et ça finirait dans une nova, souligna Ann.

— C’est vrai. Tout disparaîtrait, sauf Pluton. Enfin, d’ici là, c’est nous qui aurons disparu depuis longtemps. Et puis, ils trouveront bien quelque chose.

Ann eut un rire rauque. Les autres, plongés dans leurs pensées, ne semblèrent pas l’entendre.

Ann et Zo regagnèrent la rive du lac et poursuivirent leur promenade.

— On vous voit venir, avec vos gros sabots.

— C’est très malin, au contraire. Ils ne savent pas si je parle pour moi, pour Jackie ou pour Mars. Ou pour ne rien dire. Mais ça leur rappelle le contexte général. Il leur serait trop facile de se laisser emporter par la situation de Jupiter et d’oublier tout le reste. Le système solaire dans son ensemble, en tant qu’organisme politique unique. Les gens n’arrivent pas à conceptualiser ça ; il faut les aider à s’en souvenir.

— C’est vous qui auriez bien besoin d’aide. Ce n’est pas l’Italie de la Renaissance, vous savez.

— Machiavel est toujours d’actualité, si c’est ce que vous voulez dire. Et ils ont besoin qu’on le leur rappelle ici.

— Vous me rappelez Frank.

— Frank ?

— Frank Chalmers.

— Voilà un issei que j’admire, convint Zo. Ce que j’ai lu sur lui, en tout cas. C’était le seul de vous tous qui n’était pas hypocrite. Et c’est lui qui a fait le plus de choses.

— Vous n’y connaissez rien, lâcha Ann.

Zo haussa les épaules.

— Le passé est le même pour nous tous. J’en sais aussi long que vous sur la question.

Un groupe de Jupitériens passa. Des hommes pâles, aux yeux immenses, absorbés dans leur conversation. Zo fit un geste :

— Regardez comme ils sont concentrés. Je les admire, vraiment. Se jeter à corps perdu dans un projet qui n’aboutira que longtemps après leur mort… C’est une attitude absurde, un geste de défi et de liberté, une divine folie. On dirait des spermatozoïdes se tortillant follement vers un but inconnu.

— Comme nous tous, fit Ann. C’est l’évolution. Bon, et Miranda, quand est-ce qu’on y va ?

6

Uranus était quatre fois plus éloigné du soleil que Jupiter, et son ensoleillement était quatre cents fois inférieur à celui de la Terre, ce qui posait un problème d’énergie pour les projets de terraforming majeurs. Zo découvrit néanmoins en entrant dans le système uranien que le soleil fournissait encore assez de lumière pour qu’on y voie. Il était treize cents fois plus brillant que la pleine lune sur Terre, c’était un petit point aveuglant sur la voûte noire, étoilée, et si les objets étaient un peu flous et décolorés, on les voyait quand même. Le grand pouvoir de discernement de l’œil et de l’esprit humain fonctionnait encore très bien aussi loin de chez lui.

Mais il n’y avait pas de grosses lunes autour d’Uranus pour justifier un effort majeur de terraforming. Le système uranien comportait quinze très petites lunes. Les deux plus grandes, Titania et Obéron, faisaient six cents kilomètres de diamètre, et les autres étaient bien moins vastes. Il s’agissait, en fait, de minuscules astéroïdes qui portaient presque tous des noms d’héroïnes féminines de Shakespeare et gravitaient autour de la plus débonnaire des géantes gazeuses, Uranus la bleu-vert, tournant sur ses pôles dans le plan de l’écliptique, ses onze étroits anneaux de graphite à peine visibles. Ce n’était pas un système très prometteur pour la colonisation.

Et pourtant, des gens étaient venus s’y installer. Zo n’en était pas étonnée. Il s’était bien trouvé des gens pour explorer Triton, Pluton et Charon, et pour y ériger des constructions. Si on découvrait une dixième planète, la première chose sur laquelle tomberaient les explorateurs en débarquant serait une ville-tente dont les habitants se chamailleraient et qui s’efforceraient déjà de parer à toute tentative d’ingérence dans leurs affaires. Telle était la vie dans la diaspora.


La principale ville-tente du système uranien se trouvait sur Obéron, la plus grande et la plus éloignée des quinze lunes. Zo, Ann et les autres émissaires martiens entrèrent en orbite planétaire juste au-dessus d’Obéron et prirent une navette afin de rendre une brève visite à la colonie.

Cette ville, Hippolyta, était construite sur l’une des grandes vallées cannelées caractéristiques de toutes les grosses lunes uraniennes. La gravité étant encore plus faible que la lumière, la ville était conçue comme un espace à trois dimensions, avec des rampes, des cordes de rappel, des monte-charge en forme de cloche, munis de contrepoids, des balcons à flanc de paroi et des ascenseurs, des toboggans et des échelles, des plongeoirs et des trampolines, des restaurants suspendus et des pavillons en corniche, illuminés par des globes flottants, d’un blanc éblouissant. Zo comprit aussitôt qu’avec tous ces obstacles il était impossible de voler sous la tente, mais que la mini-gravité devait faire ressembler la vie quotidienne à une sorte de vol, et alors qu’elle bondissait en l’air d’une simple flexion du pied, elle décida de faire comme les autochtones et se mit à danser. Rares étaient, en fait, ceux qui tentaient de marcher comme sur la Terre. Ici, les mouvements humains étaient naturellement planants et sinueux, pleins de sauts compliqués, de plongeons en vrille et de longues envolées dignes de Tarzan. Le niveau inférieur de la cité était couvert d’un filet.

Les gens qui vivaient là venaient de tous les coins du système, avec une majorité de Martiens et de Terriens. Personne n’était encore né sur Uranus, mais il y avait une crèche pour les enfants dont la mère avait contribué à la construction de la colonie. Six lunes étaient maintenant peuplées, et ils avaient récemment lâché dans la stratosphère d’Uranus un certain nombre de lanternes à gaz, qui tournaient autour de son équateur. Elles brûlaient maintenant dans le bleu-vert de la planète comme de petits soleils pas plus gros que des têtes d’épingle, formant une rivière de diamants autour de la taille de la géante. Ces lanternes avaient suffisamment augmenté la luminosité dans le système pour que tout le monde sur Obéron s’émerveille des couleurs des choses, mais il en aurait fallu davantage pour impressionner Zo.

— Je me félicite de ne pas avoir vu comment c’était avant, dit-elle à l’un de ces enthousiastes. C’est Monochromomundos, ici.

En réalité, tous les bâtiments de la ville étaient peints de couleurs bariolées, mais Zo aurait été incapable de les montrer sur un nuancier. Il lui aurait fallu un dilatateur de pupille.

En tout cas, les gens avaient l’air ravis. Évidemment, quand les villes uraniennes seraient terminées, certains parlaient d’aller sur Triton – « le grand problème suivant » –, sur Pluton ou sur Charon. C’étaient des bâtisseurs. Mais d’autres s’installaient pour de bon, s’administrant des drogues et des transcriptions géniques afin de s’adapter à la faible gravité, d’accroître leur acuité visuelle et tout ce qui s’ensuit. On parlait d’amener des comètes du nuage d’Oort pour apporter de l’eau, et peut-être de provoquer une collision entre deux ou trois des plus petites lunes inhabitées afin de créer des masses plus importantes, et plus chaudes, sur lesquelles travailler. « Des Miranda artificielles », comme dit un jour quelqu’un.

Ann quitta la réunion en s’accrochant à une rampe, car elle n’arrivait pas à s’adapter à la mini-gravité. Au bout d’un moment, Zo la suivit sur l’herbe verte des rues. Elle leva les yeux. De vagues anneaux géants, minces, couleur d’aigue-marine ; une vision froide, de mauvais augure, qui n’avait rien d’attirant selon les critères humains, et qui pouvait s’avérer insupportable à long terme du fait de la gravité de la petite lune. Mais au cours de la réunion, des Uraniens avaient glorifié les subtiles beautés de la planète, inventant une esthétique pour les apprécier, alors même qu’ils prévoyaient de modifier tout ce qu’ils pouvaient. Ils faisaient le panégyrique des ombres subtiles, de la fraîcheur de l’air sous la tente, des mouvements si semblables au vol, à un rêve de danse… Certains s’en étaient même entichés au point de s’élever contre la transformation radicale. Ils voulaient préserver cet endroit inhospitalier au-delà de toute raison.

Et voilà que quelques-uns de ces conservateurs étaient tombés sur Ann. Ils vinrent la trouver en délégation, se bousculèrent pour lui serrer la main, la serrer contre leur cœur, lui effleurer le sommet du crâne de leurs lèvres. L’un alla jusqu’à se mettre à genoux pour lui baiser les pieds. Zo éclata de rire en voyant la tête qu’elle faisait. « Allons, allons », dit-elle au groupe, à qui était apparemment dévolu une sorte de statut de gardien de la lune Miranda. Une version locale des Rouges qui avait vu le jour ici, longtemps après qu’ils eurent cessé de jouer un rôle sur Mars. Ça n’avait aucun sens. Puis ils planèrent ou se halèrent vers une table dressée sur une mince colonne, et mangèrent tandis que la discussion s’étendait à tout le système. La table était une oasis dans l’air peu dense de la tente, la rivière de diamants dans son écrin rond, couleur de jade, projetant des ombres sur eux. Ça paraissait être le centre de la ville, mais Zo vit, suspendues dans le vide, d’autres oasis identiques, qui semblaient aussi en être le cœur. Obéron pourrait supporter des quantités de petites villes comme Hippolyta, de même que Titania, Ariel et Miranda. Si petits qu’ils soient, ces satellites avaient tous une surface de plusieurs centaines de kilomètres carrés. Et ces lunes désertées par le soleil offraient l’attrait d’un espace vierge, d’un nouveau monde, d’une frontière, l’impossible rêve de fonder une société en repartant de zéro. Pour les Uraniens, cette liberté avait plus de prix que la lumière ou la gravité. Ils avaient donc réuni les programmes et les robots nécessaires pour tout démarrer et mis le cap vers cette nouvelle frontière avec le projet d’établir une tente, une Constitution, et d’être leurs Cent Premiers à eux.

C’était exactement le genre de gens que les projets d’alliance à l’échelle du système ne pouvaient pas intéresser. D’autant qu’ils étaient en proie, localement, à des dissensions relativement importantes. Les émissaires de Jackie avaient de sérieux ennemis parmi leurs interlocuteurs, Zo le voyait bien. Elle les regarda attentivement alors que le chef de la délégation martienne, Marie, exposait leur proposition en termes généraux : une coalition visant à traiter le problème posé par l’énorme centre de gravité historique, économique et numérique qu’était la Terre, la Terre immense, dominatrice, submergée par les eaux, embourbée dans son passé comme un cochon dans sa bauge, mais aussi, malgré tout, la force dominante de la diaspora. Toutes les colonies avaient intérêt à faire bloc avec Mars, à se serrer les coudes pour contrôler leur propre immigration, leur commerce, leur croissance – pour contrôler leur destinée.

Sauf que les Uraniens, en dépit de leurs désaccords internes, avaient l’air unanimement sceptiques. Une femme d’un certain âge, la mairesse d’Hippolyta, prit la parole et même les « Rouges » de Miranda acquiescèrent : la Terre, ils s’en occuperaient eux-mêmes. La Terre et Mars étaient tout aussi dangereuses pour leur liberté. Ils entendaient traiter sans conditions les problèmes d’alliances potentielles ou de confrontations, en collusion ou en opposition temporaire avec des égaux, selon les circonstances. Ils n’estimaient tout simplement pas utile de conclure des arrangements plus formels.

— Toutes ces histoires de coalition puent l’ingérence, conclut la femme. Vous n’en voulez pas sur Mars, pourquoi voudriez-vous que nous l’acceptions ici ?

— C’est ce que nous faisons sur Mars, objecta Marie. Ce niveau d’intervention est dû à la petitesse des systèmes émergents. Il est bien utile pour régler les problèmes au niveau holistique, et maintenant interplanétaire. Vous confondez la totalisation avec le totalitarisme, c’est une grave erreur.

Ils n’avaient pas l’air convaincu. La raison devait être forcée à l’aide d’un levier, Zo était là pour ça. Et le levier était d’autant plus facile à actionner que le raisonnement avait déjà été exposé.

Ann n’ouvrit pas la bouche de tout le dîner, jusqu’à ce que le groupe de Miranda commence à lui poser des questions. Alors ce fut comme si on avait tourné un bouton, elle s’anima et les interrogea à son tour sur la planétologie locale : la classification des différentes régions de Miranda en tant que résultantes de la collision de deux planétésimaux, la théorie selon laquelle les petites lunes, Ophélie, Desdémone, Bianca et Puck, étaient des fragments éjectés lors de la collision, et ainsi de suite. Ses questions étaient détaillées et documentées ; les Gardiens, aux anges, ouvraient de grands yeux de lémuriens. Les autres Uraniens étaient tout aussi ravis de l’intérêt qu’elle portait à leur système. C’était Ann, la Rouge ; Zo voyait maintenant ce que ça signifiait. Elle était l’une des figures les plus célèbres de l’histoire. Et il semblait qu’en tout Uranien sommeillait un petit Rouge. Contrairement aux colons des systèmes jovien et saturnien, ils n’avaient pas de projet de terraforming à grande échelle, ils envisageaient de vivre sous tente, sur la roche primitive, jusqu’à la fin de leurs jours. Pour eux, pour le groupe des Gardiens, du moins, Miranda était si extraordinaire qu’elle devait être préservée telle quelle. C’était une idée Rouge, évidemment. Tout ce que les humains pourraient faire là-bas, disait l’un des Rouges uraniens, ne servirait qu’à en amoindrir la valeur. Miranda avait une valeur intrinsèque qui transcendait celle du spécimen planétologique. Elle avait une dignité. À la façon dont elle les regardait, Zo comprit qu’Ann n’était pas d’accord, qu’elle ne comprenait même pas ce qu’ils racontaient. Pour elle, c’était un problème scientifique alors qu’ils lui parlaient morale. Zo se sentait plus proche de la vision des indigènes que de celle d’Ann, avec sa crispation sur l’objet. Mais le résultat était le même, ils exprimaient tous l’éthique Rouge sous sa forme la plus pure : pas de terraforming de Miranda, évidemment, pas de dômes non plus, et ni tentes ni miroirs. Juste une station pour les visiteurs et un terrain pour les fusées (ce qui était déjà sujet à controverse pour le groupe des Gardiens). Tout était interdit sauf les trajets à pied qui ne pouvaient nuire à l’environnement et le passage des fusées assez haut dans l’atmosphère pour éviter de soulever la poussière. Les Gardiens concevaient Miranda comme une réserve. On pouvait la traverser mais pas y vivre, et on ne devait rien y changer. Un monde d’alpinistes ; mieux : d’hommes-oiseaux. On pouvait regarder mais pas toucher. Une œuvre d’art naturelle.

Ann les approuvait. C’était donc ça, se dit Zo, ce n’était pas une peur paralysante mais de la passion. Une passion pour la pierre, pour ce monde de pierre. Tout pouvait donner lieu à un culte fétichiste. Et ces gens partageaient manifestement le même. Zo se sentait étrangère. Mais ils l’intriguaient. En tout cas, son point d’appui devenait évident. Le groupe des Gardiens avait prévu d’emmener Ann sur Miranda, afin de la lui montrer. Et rien qu’à elle. Une visite privée de la plus étrange de toutes les lunes, pour la plus étrange de toutes les Rouges. Zo ne put s’empêcher de rire.

— Je voudrais vous accompagner, dit-elle sérieusement.


Et le Grand Non dit oui : Ann sur Miranda.

C’était la plus petite des cinq grosses lunes d’Uranus. Son diamètre n’était que de 470 kilomètres. Au cours de sa genèse, 3,5 milliards d’années auparavant, son précurseur, de petite taille, était entré dans une autre lune d’à peu près la même taille, ils s’étaient fracassés, les morceaux s’étaient amalgamés et, dans la chaleur de la collision, fondus en une seule boule. Mais la nouvelle lune s’était refroidie avant que la fusion soit tout à fait achevée.

Le résultat était un paysage onirique, violemment disloqué et désorganisé. Il y avait des régions aussi lisses que la peau d’un enfant, d’autres ridées comme une vieille pomme. On reconnaissait à certains endroits la surface métamorphosée des deux protolunes, à travers la matière intérieure mise à nu. Et puis il y avait des zones profondément crevassées, où les fragments se rencontraient anarchiquement. Dans ces zones, des systèmes extensifs de stries parallèles se heurtaient selon des angles aigus, des chevrons dramatiques qui témoignaient des distorsions phénoménales impliquées par la collision. Les grandes failles étaient si larges qu’elles étaient visibles de l’espace comme des coups de hache, des indentations de plusieurs kilomètres de profondeur à la surface de la sphère grise.


Ils se posèrent sur un plateau, près de la plus vaste de ces hachures, appelée la faille de Prospero. Ils revêtirent leur combinaison, quittèrent le vaisseau et s’approchèrent du bord. Un sombre abysse, si profond que le fond semblait être sur un autre monde. Alliée à la microgravité, cette vision donna à Zo l’impression de voler, mais comme elle le faisait parfois en rêve, toutes les conditions martiennes abolies en faveur d’un ciel de l’esprit. Au-dessus de sa tête planait Uranus, ronde et verte, baignant Miranda dans une lueur de jade. Zo dansa le long du bord. Une pression des orteils et elle flottait, planait, redescendait, les genoux fléchis, ivre de beauté. Qu’elles étaient bizarres, ces lanternes à gaz. On aurait dit des diamants étincelants surfant sur la stratosphère d’Uranus, d’un vert fantastique. Une guirlande de lumières accrochées sur une lanterne de papier. On ne pouvait que deviner les profondeurs de l’abîme. Chaque détail irradiait d’une lueur verte, interne, la viriditas surgissant de toute part – et pourtant tout était immobile, à jamais inerte, en dehors d’eux, les intrus, les observateurs. Et Zo dansait.

Ann se déplaçait beaucoup plus aisément que sur Hippolyta, avec la grâce inconsciente de ceux qui ont longtemps marché sur la roche. Un ballet de roche. Elle tenait un long marteau angulaire dans sa main gantée, et ses poches étaient pleines d’échantillons. Elle ne répondait ni aux exclamations de Zo ni à celles du groupe des Gardiens. Elle les ignorait complètement. On aurait dit une actrice jouant le rôle d’Ann Clayborne. Zo eut un petit rire. Cette image pourrait devenir un tel cliché !

— Si on mettait un dôme sur ce recul obscur et caverneux du temps[4], ça ferait un bel endroit où vivre, dit-elle. Une surface énorme pour la quantité de bâche employée, non ? Et la vue… Ce serait une merveille.

Personne ne réagit à cette vulgaire provocation, bien sûr. Mais ça les fit réfléchir. Zo suivait le groupe des Gardiens comme un albatros. Ils descendirent un escalier taillé dans la pierre, le long d’une lèvre étroite, qui s’étendait très loin à partir de la paroi de la faille, comme un pli de tissu drapé sur une statue de marbre. Ce pli s’achevait en une sorte de bouillonné, à plusieurs kilomètres du mur et un kilomètre environ en dessous du bord, après quoi il tombait en chute libre vers le fond de la faille, vingt kilomètres plus bas. Vingt kilomètres ! Vingt mille mètres, soixante-dix mille pieds ! La grande Mars elle-même ne pouvait s’enorgueillir d’une telle muraille.

La déformation qu’ils suivaient n’était pas la seule de la paroi. Il y avait des plis de serviette, des draperies, comme dans une caverne de calcaire, mais ceux-ci étaient nés dans la violence. La paroi avait fondu, la roche en fusion était tombée dans l’abîme jusqu’à ce que le froid glacial de l’espace la fige à jamais. Au bord de la lèvre avait été scellée une rampe, à laquelle ils étaient tous accrochés par des cordes elles-mêmes reliées au harnais de leur combinaison spatiale. C’était une précaution utile, car le bord de la lèvre était étroit, et au moindre faux pas les promeneurs auraient pu tomber dans le gouffre. Le petit vaisseau aux pattes d’araignée qui les avait amenés reviendrait les chercher au pied de l’escalier, sur le méplat qui y était aménagé. Ils pouvaient descendre sans s’inquiéter de la remontée. Ils descendirent donc, dans un silence qui n’avait rien de complice. Zo ne put retenir un sourire. Elle entendait grincer les rouages de leur cerveau, devinait les noires pensées qu’elle leur inspirait. Ann mise à part, qui s’arrêtait tous les dix pas pour inspecter les fissures entre les marches abruptes.

— Cette obsession pour les pierres est vraiment pathétique, lui dit Zo sur une longueur d’ondes privée. Être si vieille et en même temps si petite. Vous limiter au monde de la matière inerte, un monde qui ne vous surprendra jamais, ne fera jamais rien. Évidemment, il ne risque pas de vous faire du mal. L’aréologie est une sorte de lâcheté. C’est vraiment triste.

Un bruit sur l’intercom : de l’air sifflant entre des dents. Du dégoût.

Zo éclata de rire.

— Vous êtes bien impertinente, lança Ann.

— Pour ça, oui.

— Impertinente et stupide.

— Ça, sûrement pas !

Zo s’étonna de sa propre véhémence. Puis elle vit que le visage d’Ann était convulsé de colère derrière sa visière. Sa voix grinçait dans l’intercom, en courtes et âpres rafales.

— Ne gâchez pas cette promenade, lança-t-elle.

— J’en avais marre d’être ignorée.

— Tiens donc, c’est vous qui avez peur, maintenant !

— Peur de m’ennuyer.

Un autre sifflement de dégoût.

— Petite mal élevée !

— À qui la faute ?

— Oh, la vôtre ! La vôtre. Mais c’est nous qui en pâtissons.

— Eh bien, pâtissez donc. C’est moi qui vous ai amenée ici, vous vous rappelez ?

— C’est Sax qui m’a fait venir, béni soit ce petit cœur.

— Tout est petit, avec vous.

— Comparé à ça…

Sa tête casquée se tourna vers l’abîme.

— Cette immobilité muette dans laquelle vous êtes tellement en sûreté.

— C’est le cataclysme résultant d’une collision très similaire au heurt d’autres corps planétésimaux dans le système solaire primitif. Mars en a connu, la Terre aussi. C’est la vie matricielle dévoilée au grand jour. Une fenêtre sur le passé, vous comprenez ?

— Je comprends, mais je m’en fous.

— Vous ne trouvez pas ça important.

— Rien n’a d’importance. Pas comme vous l’entendez. Rien de tout ça n’a de signification. Ce n’est qu’un incident du big bang.

— Je vous en prie, fit Ann. Ce nihilisme est tellement ridicule !

— Ça vous va bien de dire ça ! C’est vous la nihiliste. Rien n’a de signification ou de valeur pour la vie ou pour vos sens. C’est un nihilisme mou, le nihilisme des lâches, si tant est qu’on puisse imaginer une chose pareille.

— Brave petite nihiliste.

— Oui, je suis lucide. Et puis je profite de tout ce qui se présente.

— C’est-à-dire ?

— Le plaisir. Les sens, leur input. Je suis une sensuelle, en fait. Je crois qu’il faut du courage pour affronter la souffrance, pour risquer la mort afin de faire vraiment vibrer les sens…

— Vous croyez avoir affronté la souffrance ?

Zo se rappela un atterrissage raté au Belvédère, la douleur au-delà de la douleur que lui causaient ses jambes et ses côtes brisées.

— Oh ! oui.

Silence radio. Les parasites du champ magnétique uranien. Peut-être Ann lui reconnaissait-elle l’expérience de la douleur, ce qui, étant donné son omniprésence, n’était pas d’une grande générosité. En fait, ça mettait Zo hors d’elle.

— Vous croyez vraiment qu’il faut des siècles pour devenir humain, que personne n’était humain avant votre arrivée à vous, les gériatres ? Keats est mort à vingt-cinq ans. Avez-vous jamais lu Hypérion ? Vous pensez que ce trou dans la pierre est aussi sublime qu’une seule phrase d’Hypérion ? Les issei de votre espèce me font vraiment horreur. Surtout vous. Quand je pense que vous osez me juger alors que vous n’avez pas changé d’un iota depuis que vous avez mis les pieds sur Mars…

— Une sacrée réussite, hein !

— Un enterrement de première classe, oui. Ann Clayborne, la plus grande morte qui ait jamais vécu.

— Trêve d’impertinence. Regardez plutôt le grain de cette roche, tordue comme un bretzel.

— Que les roches aillent se faire foutre !

— Je mets cette réplique sur le compte de votre sensualité débordante. Non, regardez cette roche. Elle n’a pas changé pendant trois milliards et demi d’années. Mais quand elle s’y est mise, Seigneur, quel bouleversement !

Zo regarda la roche de jade sous ses pieds. Un peu vitreuse. Rien d’extraordinaire en dehors de ça.

— Vous êtes une obsédée, conclut-elle.

— Peut-être. Mais j’aime mes obsessions.


Elles poursuivirent la descente en silence. La journée était bien avancée quand ils arrivèrent au terrain d’atterrissage du fond, à un kilomètre sous le bord du plateau. Le ciel était une bande étoilée au-dessus de leur tête. Uranus trônait, énorme, au milieu, et le soleil brillait, tel un joyau éclatant, sur le côté. Sous ce déploiement de splendeurs, la profondeur du gouffre était sublime, stupéfiante. Zo eut à nouveau envie de voler.

— Vous avez placé une valeur intrinsèque au mauvais endroit, dit-elle sur la bande commune. C’est comme un arc-en-ciel. Si aucun observateur n’est placé à un angle de 23 degrés par rapport à la lumière qui se reflète sur un nuage de gouttelettes sphériques, il n’y a pas d’arc-en-ciel. Tout l’univers est comme ça. Notre esprit fait un angle de 23 degrés avec l’univers. De nouvelles choses se créent au contact du photon et de la rétine, un espace créé entre la roche et l’esprit. Sans esprit, il n’y a pas de valeur intrinsèque.

— Ça revient à dire qu’il n’y a pas de valeur intrinsèque, répondit l’un des gardiens. C’est de l’utilitarisme. Mais l’intervention humaine n’a rien à voir là-dedans. Ces endroits existaient avant nous, ils existeraient encore sans nous, c’est leur valeur propre. Lorsque nous arrivons, nous devons honorer leur préséance si nous voulons adopter une attitude positive envers l’univers, si nous voulons le voir en réalité.

— Mais je le vois, répondit allègrement Zo. Ou du moins, je le vois presque. Quant à vous, vous serez obligés de sensibiliser vos yeux grâce à un ajout au traitement génétique. En attendant, c’est une vision fabuleuse, vraiment. Mais ce qu’elle a de fabuleux est dans notre esprit.

Ils ne répondirent pas. Au bout d’un moment, Zo poursuivit :

— Toutes ces questions se sont déjà posées, sur Mars. Le problème de l’éthique environnementale a été élevé à un niveau supérieur par l’expérience martienne. Il est maintenant au cœur même de nos actions. Bon, vous voulez protéger cet endroit, en faire une sorte de réserve, et je comprends ça. Mais je suis martienne, c’est pour ça que je comprends. Beaucoup d’entre vous sont martiens, ou vos parents l’étaient. Vous avez cette éthique, car, en fin de compte, la vie sauvage est une éthique. Les Terriens ne vous comprendront pas comme moi. Ils viendront ici, et ils construiront un immense casino sur ce promontoire. Ils couvriront ce gouffre d’un bord à l’autre, et ils tenteront de le terraformer comme partout ailleurs. Les Chinois sont serrés comme des sardines chez eux, et ils se foutent pas mal de la valeur intrinsèque de la Chine, alors une petite lune dénudée aux confins du système solaire… Ils ont besoin d’espace, et il y en a ici. Ils viendront, ils noieront la surface sous des bâtiments et que pourrez-vous faire pour vous y opposer ? Recourir au sabotage, comme les Rouges sur Mars ? Allons, ils vous éjecteraient comme vous le feriez vous-mêmes si les rôles étaient inversés, sauf qu’ils ont un million de colons à envoyer pour remplacer ceux qui pourraient laisser leur peau dans la bagarre. C’est de ça qu’il est question quand on parle de la Terre. Nous sommes des Lilliputiens face à Gulliver. Nous devons faire cause commune pour le ligoter avec toutes les petites lignes que nous pourrons trouver.

Silence de mort.

— Enfin, reprit Zo en soupirant, c’est peut-être aussi bien. Que les gens se répandent ici, ce sera toujours ça de moins sur Mars. Il devrait être possible de conclure avec les Chinois des accords leur laissant toute liberté de s’installer ici moyennant quoi nous réduirions l’immigration sur Mars. Ce n’est pas une mauvaise idée.

Les autres restèrent cois.

— Fermez-la, dit enfin Ann. Laissez-nous regarder tout ça tranquillement.

— Oh, mais bien sûr.

Ils arrivèrent au bout de la lèvre, sur un promontoire jeté au-dessus d’un vide inexprimable. Ils levaient la tête vers le disque de jade incrusté de pierreries et le petit solitaire de diamant brillant en dessous, ces objets célestes réalisant la triangulation du système solaire tout entier, révélant la vraie taille des choses, lorsque des étoiles mouvantes apparurent au-dessus de leur tête. Les tuyères de leur vaisseau spatial.

— Vous voyez, fit Zo. Les Chinois, qui viennent jeter un coup d’œil.

Soudain, l’un des Gardiens se jeta sur elle avec fureur et lui flanqua un coup en plein sur la visière. Zo éclata de rire. Mais elle avait oublié qu’elle ne pesait rien sur Miranda, et eut la surprise de se sentir soulevée du sol par ce choc ridicule qui lui fit perdre l’équilibre. Elle heurta la rampe avec l’arrière de ses genoux, bascula cul par-dessus tête, se débattit pour se rattraper et prit un bon coup sur le crâne. Son casque la protégeait, heureusement, et elle ne perdit pas conscience, mais elle dévala la pente au bout du promontoire. Au-delà, c’était le néant. Elle éprouva une peur panique, telle une décharge électrique. Elle tenta frénétiquement de retrouver son équilibre, mais elle continua à tomber, incapable de se retenir. Il y eut une secousse – ah oui, son harnais ! Mais elle eut aussitôt la sensation nauséeuse de continuer à glisser. Le mousqueton avait dû lâcher. Une seconde décharge de peur à l’état pur. Elle se tourna vers l’intérieur et se cramponna de toutes ses forces à la roche qui glissait devant elle. La même gravité ultralégère qui l’avait envoyée valdinguer lui permit de se rattraper du bout des doigts, d’interrompre brutalement, miraculeusement, sa chute.

Elle était juste au bord d’une longue paroi abrupte. Des lumières étincelantes dans les yeux, le cœur chaviré, les ténèbres autour. Elle ne voyait pas le fond de la faille, c’était un puits insondable, une image de rêve, une chute dans le néant…

— Ne bougez pas, fit la voix d’Ann à ses oreilles. Tenez bon. Surtout ne bougez pas.

Au-dessus d’elle, un pied, puis des jambes. Très lentement, Zo leva la tête pour voir. Une main agrippa son poignet droit, fermement.

— Là. C’est bon. Il y a une prise à cinquante centimètres au-dessus de votre main gauche. Plus haut. Là. Très bien. Grimpez. Vous, là-haut, remontez-nous !

On les tira de là, comme des poissons au bout d’une ligne.

Zo s’assit par terre. Le petit ferry de l’espace se posa sans un bruit, sur une plaque, de l’autre côté de la zone aplanie. Le bref éclair de lumière de ses fusées. Le regard inquiet des Gardiens penchés sur elle.

— Votre plaisanterie n’était pas très drôle, dit Ann.

— Non, convint Zo en réfléchissant au parti qu’elle pouvait tirer de l’incident. Merci de m’avoir aidée.

Elle n’en revenait pas de la rapidité avec laquelle Ann avait bondi à son secours. Elle n’était pas surprise qu’elle l’ait fait, c’était une sorte de code d’honneur, on avait des obligations envers ses pareils, et les ennemis comptaient autant que les amis, ils étaient nécessaires ; c’était ce qui permettait aux amis d’être des amis. Non, c’était l’exploit physique qui l’impressionnait.

— Vous avez de sacrés réflexes.

Lors du vol de retour vers Obéron, personne ne souffla mot, jusqu’à ce que l’un des employés du ferry se tourne vers Ann et lui dise qu’Hiroko et certains membres de son groupe avaient été récemment signalés dans le système uranien, sur Puck.

— Foutaises ! s’exclama Ann.

— Pourquoi dites-vous ça ? demanda Zo. Elle a peut-être décidé de s’éloigner autant que possible de la Terre et de Mars. On ne peut pas lui en vouloir.

— Ce n’est pas un endroit pour elle.

— Elle l’ignore peut-être. Elle n’a peut-être pas compris que c’était votre jardin de pierre privé.

Mais Ann écarta ses objections d’un geste de la main.

7

Mars, enfin, la planète rouge, le plus beau monde du système solaire. Le seul vrai monde.

Leur navette accéléra, se retourna, plana pendant quelques jours, décéléra, et deux semaines plus tard ils étaient à la verticale de Clarke, puis dans l’ascenseur. Qu’elle était lente, la descente finale ! Zo revit Echus, au nord-est, entre le rouge de Tharsis et le bleu de la mer du Nord. C’était si bon de le revoir. Elle avala plusieurs cachets de pandorphe alors que l’ascenseur approchait de Sheffield, si bien qu’elle quitta le Socle et s’engagea dans les rues bordées de façades luisantes en proie à un véritable délire aréophanique. Elle aimait chacun des visages qu’elle voyait, tous ses grands frères, ses grandes sœurs, leur beauté sculpturale, leur grâce phénoménale, et même les Terriens qui grouillaient sous ses pieds. Elle avait quelques heures devant elle avant le départ du train pour Echus, aussi elle arpenta inlassablement le parking du bord en scrutant les profondeurs de la caldeira de Pavonis Mons. Elle était aussi spectaculaire que Miranda tout entière même si elle était moins profonde que la faille de Prospero. Elle contempla l’infini avec ses rayures horizontales de toutes les nuances du rouge et du jaune – écarlate, rouille, ambre, marron, cuivre, brique, terre de Sienne, paprika, sang-de-bœuf, cannelle, vermillon –, toutes resplendissantes sous le ciel sombre, clouté d’étoiles, de l’après-midi. Son monde. Mais Sheffield était et serait toujours une ville sous tente. Et elle avait envie de se retrouver dans le vent.

Elle prit donc le train pour Echus. Elle le sentit voler le long de la piste, descendre l’immense cône de Pavonis vers le paysage désertique de Tharsis Est, puis Le Caire, avec un changement d’une précision suisse pour le train qui remontait vers le nord et le Belvédère d’Echus. Elle y arriva vers minuit, se présenta à la réception de l’hôtel de la coop et alla à pied jusqu’à l’Adler, les derniers effets de la pandorphe vibrant en elle telle une plume au chapeau de son bonheur. Toute la bande était là comme si elle n’était jamais partie. Ils poussèrent de grands cris de joie en la voyant, la serrèrent contre eux, un par un, puis tous ensemble, l’embrassèrent, la firent asseoir, lui donnèrent à boire, lui posèrent des questions sur son voyage, la mirent au courant des conditions éoliennes et la caressèrent tant et si bien que l’heure précédant l’aube arriva très vite. Tout le monde alla jusqu’à la crête, s’équipa et décolla dans le ciel noir, la poussée exaltante du vent. Tous les automatismes revinrent instantanément comme la respiration ou le sexe, la masse noire de l’escarpement d’Echus se dressant à l’est, tel le bord d’un continent, le fond indistinct d’Echus Chasma si loin en dessous – le paysage de son cœur, avec ses sombres lowlands, son haut plateau, la falaise vertigineuse entre les deux et, au-dessus de tout ça, les violets intenses du ciel, le lavande et le mauve à l’est, l’indigo presque noir à l’ouest, l’arc entier s’éclairant et prenant des couleurs à chaque seconde, les étoiles s’éteignant, de hauts nuages à l’ouest s’embrasant de rose. Plusieurs piqués l’ayant emmenée bien en dessous du niveau du Belvédère, elle se rapprocha de la paroi et profita d’un courant ascendant pour remonter et se laisser emporter en une vrille serrée, sans bouger et pourtant violemment agitée par le vent, jusqu’à ce qu’elle surgisse de l’ombre de la falaise, dans les jaunes crus du jour naissant, une alliance jubilatoire de sensations kinesthésiques et visuelles, des sens et du monde. Tout en montant dans les nuages, elle pensa : Maudite sois-tu, Ann Clayborne, tes pareils et toi-même, vous pouvez ruminer à jamais vos impératifs moraux, votre éthique issei, vos valeurs, vos buts, vos structures, vos responsabilités, vos vertus, vos grands buts dans la vie, vous pouvez déverser votre hypocrisie et votre peur jusqu’à la fin des temps, vous ne ressentirez jamais rien de pareil, la grâce de sentir le corps, l’esprit et le monde en parfaite harmonie. Vous pouvez débiter vos fadaises calvinistes jusqu’à plus soif, dire aux humains ce qu’ils devraient faire de leurs brèves vies, comme si vous pouviez le savoir, bande de sadiques, salauds ; tant que vous ne viendrez pas ici voler, planer, grimper, sauter, vous risquer d’une façon ou d’une autre dans le vide, dans la pure grâce du corps, vous ne comprendrez jamais rien. Vous feriez mieux de la boucler. Vous êtes esclaves de vos idées, de vos hiérarchies, vous ne voyez pas qu’il n’y a pas de plus noble but que celui-ci, le but ultime de l’existence, du cosmos lui-même : le jeu libre du vol.


Dans le printemps du Nord, les vents dominants soufflaient, chassant les alizés et humidifiant les courants ascendants d’Echus. Jackie était sur le Grand Canal, distraite de ses manœuvres interplanétaires par les aléas de la politique locale. Elle semblait à vrai dire agacée, tendue, et n’avait manifestement pas envie d’avoir Zo dans les pattes. Celle-ci alla donc travailler dans les mines de Moreux pendant un moment, puis elle rejoignit un groupe d’amis qui volaient sur la côte de la mer du Nord, au sud de Boone’s Neck, près de Blochs Hoffnung, où les vagues ébranlaient les falaises d’un kilomètre de haut. À la fin de l’après-midi, une petite harde d’hommes-oiseaux décrivait des arabesques sur la brise du large, effleurant les vagues qui montaient, descendaient, montaient, descendaient, tissant une tapisserie d’écume d’un blanc pur sur la mer sombre comme du vin.

Ce groupe d’hommes-oiseaux était mené par une jeune femme que Zo n’avait jamais rencontrée, une fille de neuf années martiennes seulement, appelée Melka. Zo n’avait jamais vu personne voler comme elle. Quand elle prenait l’air et menait leurs évolutions, on aurait dit qu’un ange était descendu parmi eux, filant à travers eux tel un oiseau prédateur plongeant sur des colombes, à d’autres moments leur faisant effectuer les manœuvres délicates qui rendaient si drôle le vol en groupe. Zo travaillait donc le jour à la filiale de sa coop et tous les soirs, elle venait voler, le cœur gonflé d’exaltation. Au point qu’une fois elle appela Ann Clayborne pour lui parler du vol, lui expliquer ce que c’était. Mais la vieille avait oublié qui elle était et ne parut pas intéressée même quand Zo réussit à lui rappeler où et comment elles s’étaient rencontrées.

Cet après-midi-là, elle vola en proie à une souffrance intérieure. Le passé était lettre morte, évidemment ; mais que les gens puissent devenir des fantômes à ce point…

Rien de tel contre ces moroses pensées que le soleil et l’air salé, le jaillissement toujours renouvelé de l’écume qui assaillait les falaises, retombait et recommençait. Soudain, Melka plongea. Zo la poursuivit, transportée d’affection pour toute cette beauté. Mais en l’apercevant Melka fit un brusque écart, heurta du bout de l’aile le sommet d’un écueil et tomba comme un oiseau abattu. Choquée par la brutalité de l’accident, Zo referma les ailes, fondit, le corps ondulant à la façon d’un dauphin, et cueillit la fille dans ses bras. Elle battit des ailes juste au-dessus des vagues bleues, tandis que Melka se débattait en dessous d’elle. Puis elle comprit qu’elles étaient bonnes pour le plongeon.

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