NEUVIÈME PARTIE Histoire naturelle

1

À la suite de cette tempête, Nirgal suivit Sax à Da Vinci et s’installa chez son vieil ami. Coyote fit son apparition une nuit. Il n’y avait que lui pour débarquer chez les gens à des heures pareilles.

Nirgal lui raconta brièvement ce qui était arrivé à son bassin d’altitude.

— Ah ouais ? fit Coyote.

Nirgal détourna le regard.

Coyote alla dans la cuisine et se mit à fouiller dans le réfrigérateur.

— À quoi t’attendais-tu sur un flanc de colline battu par les vents comme ça ? beugla-t-il, la bouche pleine. Ce monde n’est pas un jardin, bonhomme. Chaque année, une partie se retrouve ensablée, ça ne fait pas un pli. Une autre tempête te le nettoiera, ton bassin, dans un an ou dans dix.

— Tout sera mort, à ce moment-là.

— C’est la vie. Maintenant, il faut passer à autre chose. Qu’est-ce que tu faisais avant de t’installer là-haut ?

— Je cherchais Hiroko.

— Merde. (Il apparut dans l’encadrement de la porte et pointa un grand couteau de cuisine vers Nirgal.) Pas toi, quand même.

— Ben si, tu vois.

— Enfin, vraiment ! Quand est-ce que tu grandiras ? Hiroko est morte. Tu devrais te faire une raison.

Sax sortit de son bureau en clignant des yeux comme une chouette.

— Hiroko est vivante, dit-il.

— Oh non, tu ne vas pas t’y mettre aussi ! s’écria Coyote. Deux gosses, je vous jure, voilà ce que vous êtes, tous les deux : des gosses.

— Je l’ai vue sur la paroi sud d’Arsia Mons, dans une tempête de neige.

— Bienvenue au club, bonhomme.

Sax le regarda en cillant.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Va te faire foutre.

Coyote retourna dans la cuisine.

— Tu n’es pas seul à l’avoir vue, fit Nirgal à Sax. Ce serait même assez fréquent.

— Je sais…

— Pas fréquent : quotidien ! hurla Coyote depuis la cuisine, puis il fonça dans le salon. C’est tous les jours que quelqu’un dit l’avoir vue ! Ses apparitions sont signalées par un point sur le bloc-poignet. La semaine dernière, elle est apparue, la même nuit, à Noachis et sur Olympus ! À deux endroits diamétralement opposés de cette planète !

— Ça ne prouve rien, fit obstinément Sax. On disait la même chose de toi, et tu es bien vivant.

Coyote secoua violemment la tête.

— Je suis l’exception qui confirme la règle. Quand on commence à voir les gens en deux endroits à la fois, ça veut dire qu’ils sont morts. Ça ne rate pas. Elle est morte ! gueula-t-il en levant une main pour prévenir la réplique de Sax. Quand verras-tu enfin la réalité en face ? Elle est morte dans l’attaque de Sabishii ! Les troupes d’assaut de l’ATONU l’ont coincée avec Iwao, Gene, Rya et tous les autres, ils ont appuyé sur la détente ou ils les ont emmenés dans une pièce et ils l’ont dépressurisée. C’est comme ça que ça s’est passé ! Qu’est-ce que tu crois ? Que la police secrète n’a jamais éliminé de dissidents et fait disparaître les corps de sorte que personne ne les retrouve ? Putain, bien sûr que si, c’est arrivé, ici même, sur ta chère Mars, et plutôt deux fois qu’une ! Tu sais que c’est vrai ! C’est comme ça que ça s’est passé. Tu connais les gens. Ils seraient capables de tout, même de tuer, sous prétexte de gagner leur vie, de nourrir leurs enfants et de leur donner un monde plus sûr. Voilà ce qui s’est passé. Ils ont tué Hiroko, et tous les autres avec elle.

Nirgal et Sax le dévisageaient, les yeux ronds. Coyote tremblait de tous ses membres. On aurait dit qu’il allait poignarder le mur. Sax s’éclaircit la gorge.

— Écoute, Desmond… Comment peux-tu en être aussi sûr ?

— Je le sais parce que je l’ai cherchée ! Je l’ai cherchée comme personne ne pouvait la chercher. Elle n’est dans aucune de ses caches. Elle n’est plus nulle part. Elle ne s’en est pas sortie. Personne ne l’a vraiment vue depuis Sabishii. C’est pour ça que tu n’as plus jamais eu de ses nouvelles. Elle n’est pas inhumaine au point de nous laisser si longtemps sans donner signe de vie.

— Mais je l’ai vue, insista Sax.

— Dans une tempête, tu dis ? J’imagine que tu étais en danger. Tu l’as vue un instant, juste le temps de te sortir de cette mauvaise passe. Et elle a disparu.

Sax cilla.

Coyote eut un rire rauque.

— C’est bien ce que je pensais. Écoute, c’est parfait. Rêve d’elle tant que tu voudras. Mais ne confonds pas le rêve et la réalité. Hiroko est morte.

Le regard de Nirgal passait de l’un à l’autre, mais les deux hommes étaient muets à présent.

— Moi aussi, je l’ai cherchée, reprit-il, et, remarquant l’air accablé de Sax, il ajouta : Enfin, tout est possible.

Coyote secoua la tête et retourna dans la cuisine en marmonnant entre ses dents. Sax regardait Nirgal. Il le regardait sans le voir.

— Je ferais peut-être aussi bien de repartir à sa recherche, dit Nirgal.

Sax hocha la tête.

— Ça ou le jardinage, après tout… commenta Coyote, depuis la cuisine.

2

Harry Whitebook avait trouvé le moyen d’accroître la tolérance des mammifères au gaz carbonique en leur greffant un gène qui encodait certaines caractéristiques de l’hémoglobine du crocodile. Le crocodile pouvait rester très longtemps sous l’eau car, au lieu de s’accumuler dans son sang, le dioxyde de carbone se dissociait en ions bicarbonate liés à des acides aminés de l’hémoglobine, complexe qui conduisait l’hémoglobine à émettre des molécules d’oxygène. La tolérance accrue au C02 était ainsi associée à une efficacité accrue de l’oxygénation. Une fois que Whitebook leur eut montré la voie, cette adaptation très élégante se révéla assez simple à introduire chez les mammifères grâce aux dernières découvertes du génie génétique : des brins de photolyase, l’enzyme de réparation de l’ADN, furent spécialement assemblés afin de greffer la description de ce segment de génome au cours du traitement gérontologique, modifiant légèrement les caractéristiques de l’hémoglobine du sujet.

Sax fut l’un des premiers à se faire greffer ce segment. Il aimait l’idée de pouvoir se promener sans masque facial. Il passait beaucoup de temps au-dehors. Le niveau de dioxyde de carbone dans l’atmosphère était encore de 40 millibars sur les 500 de la pression totale au niveau de la mer, le reste étant composé de 260 millibars d’azote, de 170 millibars d’oxygène et de 30 millibars de divers gaz rares. La proportion de C02 était donc trop importante encore pour que les hommes puissent respirer sans masque filtrant. Mais depuis qu’on lui avait greffé ce trait, il pouvait marcher librement en plein air et observer les animaux qui avaient déjà été génétiquement modifiés. Rien que des monstres, tous autant qu’ils étaient, des monstres blottis dans leur niche écologique, en un amas confus de pulsions, de morts, d’invasions et de retraites, tous cherchant en vain un équilibre impossible, étant donné le changement de climat. À peu près comme sur Terre, en d’autres termes, si ce n’est que tout se produisait à un rythme beaucoup plus rapide, accru par les variations, les modifications, les ajouts, les recodages et les recombinaisons entrepris et provoqués par les êtres humains, les interventions qui marchaient et celles qui faisaient long feu – les effets indésirables, non prévus, pas remarqués – au point que nombre de savants scrupuleux avaient renoncé à toute tentative de contrôle.



— Advienne que pourra, disait Spencer quand il en avait un coup dans le nez.

Ce qui offensait Michel, pour qui tout avait un sens. Il n’y pouvait rien ; il aurait fallu modifier ce qui, pour lui, avait un sens. Le flux de la vie était devenu contingent ; en un mot, c’était l’évolution. D’un mot latin qui signifiait « déroulement d’un livre ». Ce n’était pas non plus une évolution dirigée, loin de là. Une évolution influencée, peut-être, accélérée certainement (à certains points de vue, en tout cas). Mais ni maîtrisée, ni dirigée. Ils ne savaient plus ce qu’ils faisaient. D’aucuns avaient du mal à s’y faire.


C’est ainsi que Sax parcourut la péninsule de Da Vinci, un rectangle de terre entourant la lèvre ronde du cratère de Da Vinci, et mit le cap vers les fjords Simud, Shalbatana et Ravi qui se jetaient dans la partie sud du golfe de Chryse. Deux îles, Copernicus et Galileo, émergeaient à l’ouest, à l’embouchure des fjords Arès et Tiu. Un riche maillage de mer et de terre, idéal pour le foisonnement de la vie. Les techniciens de Da Vinci n’auraient pu choisir un meilleur site, même si Sax était persuadé qu’ils n’avaient pas pris la mesure de leur environnement quand ils avaient choisi le cratère pour y installer les labos aérospatiaux secrets de l’underground. Le cratère avait un bord large et était situé à une bonne distance de Burroughs et de Sabishii, c’est tout. Ils étaient tombés sur le paradis par hasard. Toute une vie d’observation possible, sans mettre le nez dehors.

L’hydrologie, la biologie invasive, l’aréologie, l’écologie, les sciences des matériaux, la physique des particules, la cosmologie : tous ces domaines intéressaient vivement Sax, mais, pendant toutes ces années, il s’était essentiellement consacré au temps. La péninsule de Da Vinci avait un climat dramatique : des orages de pluie balayaient le golfe vers le sud, des vents secs, catabatiques, descendaient des hauts plateaux du Sud et des canyons des fjords, soulevant de grandes vagues dirigées vers le nord. Comme ils étaient tout près de l’équateur, le cycle périhélie/aphélie les affectait beaucoup plus que les saisons normales. L’aphélie faisait chuter les températures de vingt degrés au moins au nord de l’équateur, alors qu’au périhélie l’équateur était aussi brûlant que le Sud. En janvier et février, l’air du Sud réchauffé par le soleil montait dans la stratosphère, tournait vers l’est à la tropopause et rejoignait le jet-stream qui faisait le tour de la planète. Ce jet-stream se divisait au niveau de la bosse de Tharsis ; le courant sud se chargeait en humidité au-dessus de la baie d’Amazonis, humidité qu’il déversait sur Daedalia et Icaria, parfois sur la paroi ouest des montagnes du bassin d’Argyre, où se formaient des glaciers. Le courant nord soufflait sur les hauts plateaux de Tempe Mareotis puis sur la mer du Nord, captant l’humidité des orages qui se succédaient. Au nord, sur la calotte polaire, l’air se refroidissait et retombait sur la planète en rotation, suscitant des vents de surface venant du nord-est. Ces vents froids, secs, couraient parfois sous les vents d’ouest tempérés, plus chauds, plus humides, donnant naissance à d’énormes fronts orageux de vingt kilomètres de hauteur qui montaient au-dessus de la mer du Nord.

L’hémisphère Sud étant plus uniforme que le Nord, ses vents obéissaient plus nettement encore aux lois gouvernant les flux aériens sur une sphère en rotation : de l’équateur à une latitude de trente degrés, les vents venaient du sud-est ; de trente à soixante degrés, les vents d’ouest étaient dominants, et de soixante degrés au pôle, le vent soufflait de l’est. Il y avait de vastes déserts dans le Sud, surtout entre le quinzième et le trentième parallèle, où l’air montant de l’équateur retombait, provoquant des zones de haute pression et d’air chaud chargé en vapeur d’eau qui ne parvenait pas à la condensation. Il ne pleuvait presque jamais dans cette bande qui comprenait les provinces hyperarides de Solis, Noachis et Hesperia. Dans ces régions, les vents soulevaient la poussière du sol desséché, et les tempêtes de sable, si elles étaient plus localisées qu’avant, étaient aussi plus denses, ainsi que Sax l’avait malheureusement observé sur Tyrrhena avec Nirgal.

Telles étaient les principales caractéristiques du climat martien : violent vers l’aphélie, doux au moment des équinoxes. Le Sud était l’hémisphère des extrêmes, le Nord celui de la modération. C’est du moins ce que suggéraient certains modèles. Sax aimait introduire dans ses réflexions les données d’où sortaient ces modèles, tout en sachant qu’ils avaient un rapport au mieux relatif avec la réalité. Chaque année était une exception en soi, les conditions changeant à chaque stade du terraforming. L’avenir de leur climat était impossible à prévoir, même si on figeait les variables en partant du principe que le terraforming s’était stabilisé, ce qui était loin d’être le cas. Sax regardait inlassablement défiler des millénaires climatiques radicalement différents chaque fois qu’il modifiait un paramètre. La faible gravité, la hauteur résultante de l’atmosphère, les immenses verticales de la surface, la présence de la mer du Nord qui pouvait ou non prendre en glace, l’air qui se densifiait, le cycle périhélie/aphélie, l’excentricité qui précédait lentement les saisons dues à l’inclinaison proprement dite ; toutes ces variables avaient des effets prévisibles, peut-être, mais leur combinaison rendait le temps martien très difficile à appréhender, et plus Sax l’étudiait, moins il avait l’impression de le comprendre. Mais c’était fascinant, et il pouvait passer ses journées à observer le jeu des interactions.


Ou bien il restait assis sur Simshal Point à regarder les nuages filer dans le ciel jacinthe. Dans le fjord Kasei, au nord-ouest, soufflaient les bourrasques catabatiques les plus fortes de la planète. Ces hurlevents, comme les appelaient les hommes-oiseaux du Belvédère d’Echus, se déversaient dans le golfe de Chryse à une vitesse qui atteignait parfois 500 kilomètres-heure. Sax voyait alors s’élever des nuages couleur cannelle sur la ligne d’horizon, au nord. Dix ou douze heures plus tard, de grosses vagues déferlaient du nord, s’enflaient et pilonnaient les falaises, des murailles d’eau de cinquante mètres se ruaient sur la roche jusqu’à ce que l’air autour de la péninsule deviennent blanc, épais. Il était dangereux d’être en mer par un temps pareil, ainsi qu’il l’avait constaté une fois, en longeant le littoral, au sud du golfe, dans un petit catamaran qu’il avait appris à manœuvrer.

Il était beaucoup plus agréable d’observer les tempêtes depuis les falaises. Pas de hurlevents, aujourd’hui ; rien qu’une brise forte, régulière ; le balai noir, distant, d’un grain sur l’eau au nord de Copernicus ; la chaleur du soleil sur sa peau. La température globale moyenne changeait tous les ans, à la hausse ou à la baisse, mais plutôt à la hausse. Si le temps était un axe horizontal, une chaîne de montagnes s’élevant. L’Année Sans Été était maintenant un vieil accident. En fait, elle avait duré trois ans, mais les gens n’allaient pas changer un si beau nom pour ça. Trois Années Inhabituellement Froides – non. Ça n’allait pas. Ce n’était pas assez synthétique pour laisser une empreinte forte dans la mémoire. La pensée symbolique. Les gens aimaient les rapprochements. Sax le savait. Il passait beaucoup de temps à Sabishii, avec Michel et Maya. Les gens aimaient les drames. Maya plus que les autres, sans doute, mais ils avaient une valeur d’exemple. Des cas limites. Il s’inquiétait de l’influence qu’elle avait sur Michel. Michel ne donnait pas l’impression d’aimer la vie. La nostalgie, des mots grecs nostos, « retour » et algos « douleur ». La douleur du retour. Une description très précise. Malgré leurs zones de flou, les mots pouvaient parfois être très précis. C’était un paradoxe apparent, mais quand on regardait comment fonctionnait le cerveau, cela en devenait moins surprenant. Un modèle de l’interaction de l’esprit avec la réalité physique, un peu flou sur les bords. La science devait l’admettre, même si ça n’interdisait pas d’essayer de comprendre les choses !

— Viens avec moi, procéder à des observations sur le terrain, disait-il à Michel.

— Bientôt.

— Concentre-toi sur le moment présent, suggérait Sax. Chaque instant a sa réalité propre. Son eccéité. On ne peut pas prévoir, mais on peut expliquer. Ou tout au moins essayer. Si on est observateur, et avec un peu de chance, on peut dire : c’est pour ça que ça arrive ! C’est très intéressant.

— Dis donc, Sax, je ne te savais pas poète !

Sax ne sut que répondre. Michel était encore plein de son immense nostalgie.

— Prends le temps de venir sur le terrain, dit-il enfin.


Quand l’hiver était doux et les vents cléments, Sax faisait du bateau dans le sud du golfe de Chryse. Le golfe d’or. Le reste de l’année, il ne quittait pas la péninsule. Il partait de Da Vinci à pied ou dans un petit véhicule où il pouvait passer la nuit. Il procédait surtout à des observations météorologiques, mais évidemment il ne pouvait s’empêcher de tout regarder. Sur l’eau, il demeurait assis tandis que le vent gonflait la voile et le poussait d’une anfractuosité de la côte à une autre. Sur terre, il conduisait le matin, cherchait un bon endroit, s’arrêtait et mettait pied à terre.

Un pantalon, une chemise, un coupe-vent, des bottes, son vieux chapeau, il ne lui en fallait pas plus par cette belle journée de M-65, et il ne cessait de s’en émerveiller. Il faisait dans les 280 degrés kelvin, plutôt frisquet, mais il trouvait ça revigorant. La moyenne globale tournait autour de 275 degrés. Une bonne moyenne, à son avis, au-dessus de la température de congélation. Une sacrée impulsion thermique pour le permafrost. À ce rythme-là, d’ici dix mille ans il aurait fondu. Et ce n’était bien entendu pas le seul facteur en cause.

Il se promenait sur la mousse et les salicornes de la toundra, l’herbe et les laîches. Drôle de chose que la vie sur Mars. Que la vie tout court, d’ailleurs. Pourquoi apparaissait-elle ? Ça ne tenait pas de l’évidence. C’était un sujet auquel Sax avait récemment réfléchi. Pourquoi constatait-on un ordre croissant dans toutes les parties du cosmos ? On se serait plutôt attendu à de l’entropie. Ce phénomène l’intriguait prodigieusement. Spencer avait improvisé une explication autour d’une chope de bière, un soir, sur la corniche d’Odessa : dans un univers en expansion, lui avait-il dit, l’ordre n’était pas vraiment l’ordre, mais seulement la différence entre l’entropie constatée et le maximum d’entropie possible. C’était cette différence que les humains considéraient comme l’ordre. Sax avait été surpris d’entendre une notion cosmologique aussi intéressante dans la bouche de Spencer, mais Spencer était un homme surprenant. Même s’il buvait trop.

Allongé sur l’herbe, à regarder les fleurs de la toundra, on ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la vie. Dans la lumière du soleil, les petites fleurs se dressaient sur leurs tiges brillant d’anthracène, aux couleurs saturées. Des idéogrammes de l’ordre. Elles n’avaient pas l’air d’une simple différence de niveau d’entropie. Les pétales avaient une si jolie texture. Ainsi inondée de lumière, elle paraissait presque visible molécule par molécule : là une molécule blanche, là une mauve, là une bleue. Ces taches pointillistes n’étaient évidemment pas des molécules, qui étaient bien en dessous de la limite de résolution. Et même si elles avaient été visibles, les particules constitutives du pétale étaient tellement infimes qu’on avait du mal à les imaginer. Elles étaient au-delà de la limite de résolution conceptuelle. Les théoriciens de Da Vinci s’étaient pourtant mis récemment à réfléchir intensément aux développements de la théorie des supercordes et de la gravité quantique. Ils en étaient au stade des prédictions vérifiables, qui, historiquement, étaient la grande faiblesse de la théorie des cordes. Intrigué par ce recoupement avec l’expérimentation, Sax s’était efforcé de comprendre ce qu’ils faisaient. Ce qui l’avait obligé à renoncer à la mer et aux falaises pour s’enfermer dans des salles de séminaire, mais il avait profité de la saison des pluies pour assister aux réunions de l’après-midi, suivre les conférences et les discussions, étudier les symboles mathématiques qui couvraient les écrans, et passer ses matinées à travailler sur les surfaces de Riemann, les groupes de Lie, les équations d’Euler, la topologie des espaces compacts à six dimensions, la géométrie différentielle, les variables de Grassmann, les opérateurs émergents de Vlad et tous les autres domaines mathématiques nécessaires pour parvenir à suivre les recherches actuelles.

Un de ces domaines concernait les supercordes auxquelles il avait déjà eu l’occasion de s’intéresser. La théorie avait près de deux siècles maintenant, mais elle avait été avancée de façon spéculative bien avant que les mathématiques ou les moyens expérimentaux ne permettent de procéder aux investigations correctes. Elle décrivait les plus petites particules de l’espace-temps non comme des points géométriques mais comme des objets mathématiques exotiques ayant les propriétés d’une corde. De même qu’une corde de violon possède plusieurs harmoniques, les supercordes avaient plusieurs états de vibration. Elles vibraient dans dix dimensions, dont six étaient localisées autour des cordes. Les théoriciens du XXIe siècle avaient formulé l’espace quantique dans lequel elles vibraient sous la forme de champs appelés réseaux de spin, dans lesquels les lignes de forces du champ gravitationnel agissaient un peu comme les lignes de forces magnétiques autour d’un aimant, permettant aux cordes de vibrer selon certaines harmoniques seulement. Ces cordes supersymétriques, vibrant en harmonie dans des réseaux de spin à dix dimensions, expliquaient très élégamment et de façon très plausible les diverses forces et particules observées au niveau subatomique, les bosons et les fermions, ainsi que leurs effets gravitationnels. La théorie élaborée à partir de là prétendait résoudre le problème de la gravitation quantique qui occupait les physiciens depuis plus de deux siècles.

Tout cela était bien joli. C’était même très excitant. Mais le problème pour Sax, et bien d’autres sceptiques, tenait à la difficulté de confirmer ces belles hypothèses mathématiques par l’expérimentation, en raison de l’extrême petitesse des cordes et des champs décrits par la théorie. Tout se passait à une échelle si petite, de l’ordre de 10-33 centimètre – la constante de Planck –, qu’elle était difficilement imaginable. Un noyau atomique faisait environ 10-13 centimètre de diamètre, soit un millionième de milliardième de centimètre. Sax avait vainement essayé de se représenter cette distance, ne serait-ce que pour entretenir un instant dans son esprit cette petitesse inconcevable. Et se rappeler ensuite qu’il était question, dans la théorie des cordes, de distances près de 1020 plus petites, des objets mille milliards de milliards de fois plus petits qu’un noyau atomique ! Sax essaya de trouver un ratio. Il faudrait aligner autant de cordes pour parvenir à la taille d’un atome que d’atomes pour atteindre la taille… du système solaire. Même ce ratio, la raison avait peine à l’appréhender.

L’ennui, surtout, c’est que tout cela était trop petit pour être détecté par les moyens expérimentaux, et pour Sax, c’était le nœud de la question. Les physiciens avaient procédé à des expériences dans des accélérateurs de particule à des niveaux d’énergie de l’ordre de 100 GeV, soit cent fois l’équivalent d’énergie de la masse d’un proton. Ces expériences leur avaient permis de mettre au point, après des années d’efforts, ce qu’on appelait un modèle standard révisé de la physique des particules. Ce modèle standard révisé constituait réellement une avancée spectaculaire : il expliquait beaucoup de choses et en prédisait d’autres qui pouvaient être démontrées ou infirmées par l’expérimentation en laboratoire ou des observations cosmologiques. Ces prédictions étaient si variées et avaient été si souvent confirmées que les physiciens pouvaient avancer avec confiance toutes sortes d’hypothèses sur l’histoire de l’univers depuis le big bang. Ils remontaient jusqu’au premier millionième de seconde.

Mais les théoriciens des cordes envisageaient de faire un bond fantastique au-delà du modèle standard révisé, à la constante de Planck qui était le plus petit royaume possible, le mouvement quantique minimal, au-dessous duquel on ne pouvait descendre sans entrer en contradiction avec le principe d’exclusion de Pauli. On pouvait raisonnablement se dire que c’était la dimension minimale des choses. Mais voir effectivement ce qui se passait à cette échelle exigerait des niveaux d’énergie expérimentale d’au moins 1019 GeV, et ils ne les obtiendraient jamais avec aucun accélérateur. Seul le cœur d’une supernova pourrait la leur procurer. Non. Un abîme infranchissable les séparait du royaume de Planck. Ils étaient condamnés à ignorer éternellement ce niveau de réalité.

C’est du moins ce que soutenaient les sceptiques. Mais ceux qui s’intéressaient à la théorie n’avaient jamais renoncé. Ils en cherchaient une confirmation indirecte tant au niveau cosmologique que subatomique, lequel, vu sous cet angle, paraissait également gigantesque. Les anomalies constatées dans les phénomènes que le standard révisé ne parvenait pas à expliquer pouvaient l’être dans le royaume de Planck, grâce à des prédictions faites par la théorie des cordes. Mais ces prédictions étaient rares, et les phénomènes annoncés difficiles à voir. On n’avait pas trouvé le vrai déclic. Pourtant, au fil des décennies, quelques fanatiques des cordes avaient continué à explorer les nouvelles structures mathématiques dans l’espoir de voir émerger d’autres ramifications de la théorie, ou qu’elles prédiraient des résultats indirects plus faciles à déceler. Ils ne pouvaient pas aller plus loin ; et Sax trouvait ce chemin très hasardeux pour la physique. Il croyait dur comme fer à la vérification expérimentale. Si on ne pouvait mettre les théories à l’épreuve, ça restait des mathématiques, belles mais intouchables. Il y avait des tas de domaines mathématiques exotiques, d’une beauté bizarre. Seulement, si elles ne permettaient pas d’établir un modèle du monde des phénomènes, ça ne l’intéressait pas.

Et voilà qu’après des dizaines d’années de travail ils commençaient à faire des progrès dans des domaines que Sax trouvait intéressants. Au nouveau superaccélérateur du cratère Rutherford, ils avaient découvert la seconde particule Z que la théorie des cordes avait depuis longtemps décrite. Et un détecteur de monopôle magnétique en orbite solaire hors du plan de l’écliptique avait capturé une trace de ce qui paraissait être une particule non confinée, porteuse d’une charge fractionnelle, d’une masse comparable à celle d’une bactérie – un aperçu très rare d’une particule lourde à interaction faible. La théorie des cordes prédisait l’existence de ces particules, alors que le standard révisé ne la prévoyait pas. C’était excitant pour l’esprit, parce que la forme des galaxies révélait qu’il y avait des masses gravitationnelles dix fois plus importantes que ne le montrait leur rayonnement visible. Si on parvenait à prouver que le corps noir était composé de particules lourdes à interaction faible, se disait Sax, la théorie qui parvenait à ce beau résultat méritait pour le moins d’être considérée comme intéressante.

Une autre information intéressante, quoique à un niveau différent, était que l’une des théoriciennes de pointe dans ce domaine travaillait ici même, à Da Vinci, et faisait partie, depuis un an, du groupe impressionnant dont Sax suivait les travaux. Elle s’appelait Bao Shuyo, et elle était originaire de Dorsa Brevia. Elle avait des ancêtres japonais et polynésiens. Elle était petite pour une indigène, bien que dépassant Sax de cinquante centimètres. Des cheveux noirs, la peau mate, des traits réguliers, un peu quelconques, typiques du Pacifique. Elle était timide avec Sax, timide avec tout le monde. Il lui arrivait même parfois de bégayer, ce que Sax trouvait irrésistible. Mais quand elle se levait pour procéder à une démonstration, elle retrouvait toute son assurance et couvrait l’écran d’équations aussi vite que si elle écrivait en sténo. Chacun, dans ces moments-là, l’écoutait avec attention, quasiment pétrifié, et tous ceux qui avaient assez de jugeote pour comprendre ce genre de chose voyaient bien que son nom resterait gravé au panthéon, et qu’ils assistaient au spectacle de l’histoire en train de se faire.

De jeunes turcs l’interrompaient pour lui poser des questions, évidemment – il y avait beaucoup de cervelles bien faites dans ce groupe – et, tout ego oublié, ils s’embarquaient dans des explications qui faisaient appel aux gravitons et aux gravitinos modélisés, au corps noir et au corps fantôme. C’étaient des sessions pleines de créativité, très excitantes. Et il était clair que Bao en était le pivot, la force agissante, celle sur qui tout reposait, celle avec qui ils devaient compter.

C’était un peu déconcertant. Sax avait déjà rencontré des femmes dans des départements de maths et de physique, mais c’était la seule mathématicienne de génie dont il ait jamais entendu parler dans l’histoire des mathématiques. Lesquelles, maintenant qu’il y réfléchissait, étaient une affaire d’hommes. Y avait-il, dans la vie, une chose plus monstrueusement mâle que les mathématiques ? Et pourquoi en était-il ainsi ?

Il y avait plus déconcertant encore : Bao avait fondé ses recherches sur les travaux non publiés d’un mathématicien thaï du siècle dernier, un jeune déséquilibré du nom de Samui qui avait vécu dans les bordels de Bangkok et s’était suicidé à vingt-trois ans, laissant derrière lui plusieurs problèmes dignes du théorème de Fermât, et affirmant jusqu’à la fin que tout lui avait été dicté par des extraterrestres télépathes. Bao avait ignoré le folklore pour ne s’intéresser qu’à l’essentiel, et elle avait expliqué certains des calculs les plus obscurs de Samui. Partant de là, elle avait défini un groupe d’expressions, appelées opérateurs avancés de Rovelli-Smolin, qui lui permettaient d’établir un système de réseaux de spin qui s’intégrait très harmonieusement avec les supercordes. C’était enfin la Grande Unification, la réconciliation de la mécanique quantique et de la gravité. Si c’était vrai. Et même si ça ne l’était pas, c’était assez puissant puisque ça avait permis à Bao de faire plusieurs prédictions spécifiques dans le domaine plus vaste de l’atome et du cosmos. Dont quelques-unes avaient reçu une confirmation depuis.

C’était donc la reine de la physique – la première reine de la physique. Les chercheurs du monde entier étaient en liaison avec Da Vinci, avides de recevoir d’autres suggestions de sa part. Une tension, une excitation palpables planaient sur les sessions de l’après-midi. Max Schnell lançait le débat et finissait, à un moment ou à un autre, par appeler Bao. Alors elle se levait et s’approchait de l’écran, sur le devant de la salle de séminaire. Simple, gracieuse, ferme et réservée. Son stylo volait sur l’écran alors qu’elle leur expliquait comment calculer avec précision la masse du neutrino ou leur décrivait avec un luxe de détails la façon dont les cordes vibraient pour former les différents quarks, les champs quantiques ou les trois familles de gravitinos, et Dieu sait quoi encore. Ses collègues et amis, une vingtaine d’hommes et une autre femme, intervenaient pour demander des précisions, ajouter des équations qui expliquaient des problèmes annexes ou exposer les dernières avancées de Genève, de Palo Alto ou de Rutherford. Et pendant cette heure, tous avaient conscience d’être au centre du monde.

Dans tous les labos de Mars, de la Terre et de la ceinture d’astéroïdes qui suivaient ses travaux, on remarquait des ondes inhabituelles de gravité dans des expériences très délicates ; des schémas géométriques particuliers apparaissaient dans les fluctuations infimes de la radiation du fond cosmique. Partout on traquait les particules lourdes à interaction faible du corps noir et les antiparticules à interaction faible du corps fantôme. On décrivait les diverses familles de leptons, de fermions et de leptoquarks. On résolvait provisoirement l’amas galactique de la première expansion, et bien d’autres choses encore. La physique semblait enfin sur le point de connaître sa Théorie Définitive. Ou, du moins, un grand pas en avant avait été fait.


Les travaux de Bao étaient d’une telle portée que Sax n’osait pas lui parler. Il craignait de lui faire perdre son temps avec des problèmes triviaux. Mais un après-midi, lors d’une pause kava sur l’un des balcons en arcade surplombant le lac du cratère de Da Vinci, c’est elle qui s’approcha, encore plus timide et balbutiante que lui, au point qu’il se retrouva dans le rôle très inhabituel pour lui consistant à mettre l’autre à l’aise, finissant ses phrases à sa place et ainsi de suite. Il s’évertua tant et si bien qu’ils finirent par se retrouver en train de bafouiller à qui mieux mieux sur le thème de ses anciens diagrammes de Russell décrivant les gravitinos, qu’il croyait maintenant caducs et dont elle lui dit qu’ils l’aidaient toujours à visualiser l’action gravitationnelle. Et puis, quand il lui posa une question sur le séminaire de la journée, elle se détendit. Il aurait dû y penser plus tôt. C’est ce qu’il préférait lui-même.

À la suite de cela, ils prirent l’habitude de se parler de temps en temps. C’était toujours un sacré boulot que de la faire sortir de sa coquille, mais c’était un boulot intéressant. Aussi, quand la saison sèche revint et qu’il recommença à faire du bateau dans le petit port Alpha, il lui demanda en bégayant un peu si elle aimerait l’accompagner, et ils se lancèrent dans un dialogue bredouillant d’où il ressortit que, la prochaine fois qu’il ferait beau, il l’emmènerait dans l’un des nombreux petits catamarans du labo.

Quand il passait la journée sur l’eau, Sax restait dans la petite baie appelée la Florentine, au sud-est de la péninsule, où le fjord Ravi s’élargissait avant de devenir la baie d’Hydroates. C’est là que Sax avait appris à faire du bateau et qu’il se sentait encore le plus à l’aise avec les vents et les courants. Lorsqu’il s’aventurait plus loin, c’était pour explorer l’éventail de fjords et de baies, au bout du système de Marineris, et à trois ou quatre reprises, il avait poussé jusqu’à l’extrémité est du golfe de Chryse, jusqu’au fjord Mawrth et à la péninsule du Sinaï.

Mais ce jour-là, il resta dans la Florentine. Le vent venant du sud, il réquisitionna l’aide de Bao pour tirer des bords. Ni l’un ni l’autre ne parla beaucoup. Pour dire quelque chose, Sax finit par mettre la physique sur le tapis. Ils discutèrent des cordes, qui étaient l’essence même de l’espace-temps et pas seulement des points dans une grille rigoureusement abstraite.

En réfléchissant, Sax dit :

— Vous ne craignez pas que ce domaine où l’expérimentation est impossible ne se révèle une sorte de château de cartes, qui pourrait être renversé par une simple erreur de calcul, ou par une théorie ultérieure, différente, qui ferait mieux l’affaire, ou trouverait plus facilement confirmation ?

— Non, répondit Bao. Une aussi belle chose est forcément vraie.

— Hum, fit Sax en lui jetant un coup d’œil. Je préférerais, personnellement, qu’un indice un peu plus solide pointe le bout de son nez. Quelque chose comme la planète Mercure d’Einstein : une invraisemblance de la théorie précédente que la nouvelle viendrait résoudre.

— Pour certaines personnes, le corps fantôme manquant répond à cette définition.

— Possible.

Elle éclata de rire.

— Je vois qu’il vous en faudrait davantage. Une chose faisable, peut-être.

— Pas forcément, rectifia Sax. Ce serait merveilleux, bien sûr. Plus convaincant, je veux dire. Mieux comprendre les choses permet de mieux les manipuler. Comme le plasma dans les réacteurs à fusion.

C’était le problème récurrent d’un autre laboratoire de Da Vinci.

— On comprendrait peut-être mieux les plasmas si on les modélisait selon des schémas imposés par les réseaux de spin.

— Vraiment ?

— Je pense.

Elle ferma les yeux, comme si tout pouvait être résolu derrière ses paupières. Comme si tous les problèmes du monde y trouvaient une solution. Sax éprouva un pincement au cœur. D’envie. Il aurait tout donné pour avoir une vision pénétrante de ce genre. Et voilà que quelqu’un l’avait, juste à côté de lui, dans le bateau. Le génie était vraiment une chose étrange à contempler.

— Vous pensez que cette théorie marquera l’aboutissement de la physique ? demanda-t-il.

— Oh non ! On pourra toujours s’interroger sur les grands principes. Les lois fondamentales. Et puis, toutes les avancées posent de nouveaux problèmes en amont. Les travaux de Taneiev ne font qu’effleurer la surface, dans ce domaine. C’est comme les échecs. On peut apprendre toutes les règles et ne pas être un très bon joueur à cause des propriétés émergentes. Vous voyez ce que je veux dire : certaines pièces sont plus fortes quand elles se trouvent au centre de l’échiquier ; ce n’est pas une règle, c’est un effet de l’accumulation des règles.

— C’est comme le temps.

— Oui. Nous comprenons mieux les atomes que le temps, en fait. L’interaction entre les éléments est trop complexe pour qu’on puisse la suivre.

— Il y a l’holonomie, l’étude des systèmes complexes.

— Ce n’est encore qu’un ensemble de spéculations. Les premiers balbutiements d’une science, si elle donne quelque chose un jour.

— Comme les plasmas, non ?

— Les plasmas sont très homogènes. Il n’y a que très peu de facteurs en jeu. On devrait donc pouvoir les aborder par l’analyse des réseaux de spin.

— Vous devriez en parler au groupe de fusion.

— Vraiment ? dit-elle, l’air surprise.

— Oui.

Puis une forte brise se leva, et ils passèrent quelques minutes à observer la réaction du bateau, le mât rétractant ses voiles avec un bourdonnement jusqu’à ce qu’elles soient rajustées comme il convenait pour négocier le coup de vent. Le soleil faisait briller les beaux cheveux noirs de Dao, sagement retenus sur sa nuque. Derrière, les falaises de Da Vinci. Des réseaux, frémissants sous le soleil. Non, qu’il ait les yeux ouverts ou fermés, il ne verrait jamais tout ça.

Il dit prudemment :

— Vous ne vous êtes jamais demandé… Je veux dire, ça doit faire drôle d’être l’une des premières grandes mathématiciennes, non ?

Elle sembla étonnée, puis détourna la tête. Il comprit qu’elle y avait déjà réfléchi.

— Les atomes du plasma se déplacent selon des schémas qui sont de grandes fractales du réseau de spin, dit-elle.

Sax hocha la tête et lui posa d’autres questions à ce sujet. Il la croyait en mesure d’aider le groupe de fusion de Da Vinci à résoudre certains problèmes que leur posait la mise au point d’un réacteur à fusion allégé.

— Vous ne vous êtes jamais intéressée aux travaux des ingénieurs ? Ou des physiciens ?

— Je suis physicienne, répliqua-t-elle, comme sur la défensive.

— Enfin, vous faites de la physique théorique. Je pensais à l’application pratique des choses.

— La physique, c’est de la physique.

— D’accord.

Il tenta de revenir sur la question, mais par la bande, cette fois.

— Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux mathématiques ?

— Ma mère m’a fourni mes premières équations du second degré et toutes sortes de jeux mathématiques quand j’avais quatre ans. Elle était statisticienne, très portée sur les maths.

— Et les écoles de Dorsa Brevia…

— Elles n’étaient pas mauvaises. Je faisais surtout des maths en lisant, et en correspondant avec le département de Sabishii.

— Je vois.

Ils en revinrent aux derniers résultats du CERN. Puis au temps, et à la façon dont le bateau à voile se dirigeait dans le vent, avec une précision presque parfaite. La semaine d’après, il l’emmena sur les falaises de la péninsule. Il prit un grand plaisir à lui montrer la toundra. Et avec le temps, le menant pas à pas, elle réussit à le convaincre qu’ils étaient peut-être sur le point de comprendre ce qui se passait au niveau de Planck. C’était vraiment stupéfiant, se dit-il, éprouver une intuition à ce niveau, puis faire les spéculations et les déductions nécessaires pour donner corps à cette intuition et comprendre ce qui se passait, bâtir une théorie physique puissante, infiniment complexe, pour décrire un domaine si petit, si éloigné de l’appréhension par les sens. C’était presque terrifiant, au fond. L’étoffe même de la réalité. Ils reconnaissaient tous les deux que, exactement comme dans les théories précédentes, nombre de questions fondamentales restaient sans réponse. C’était inévitable. Ils pouvaient donc s’allonger côte à côte dans l’herbe, au soleil, et regarder intensément une fleur d’un bleu étincelant ; quoi qu’il arrive au niveau de Planck, en cet instant et à cet endroit, le pouvoir qu’elle avait d’attirer le regard conservait tout son mystère.


Ce que le simple fait de s’allonger dans l’herbe permettait surtout d’apprécier, c’est à quel point le permafrost fondait. Mais il fondait au-dessus d’un socle encore gelé, de sorte que la surface saturée devenait boueuse. Quand Sax se releva, la brise soufflant sur son ventre qui avait été en contact avec le sol lui donna aussitôt une impression de froid. Il écarta les bras, les offrit au soleil. Une pluie de photons, vibrant dans les réseaux de spin. Dans quantité de régions, la chaleur émise par les centrales nucléaires était dirigée dans le permafrost par des galeries capillaires, dit-il à Bao alors qu’ils regagnaient le patrouilleur. Ce qui posait des problèmes dans certaines régions humides, qui avaient tendance à se saturer en surface. Le sol fondait, des marécages instantanés se formaient. Le biome était très actif. Au grand dam des Rouges. Mais la majeure partie du sol qui aurait été affecté par la fonte du permafrost était maintenant sous la mer du Nord, de toute façon. Le peu qui restait au-dessus devait être aussi soigneusement préservé que les marais et les étangs.

Le reste de l’hydrosphère subissait une mutation presque aussi importante. On n’y pouvait rien. L’eau était un grand sculpteur de pierre, si incroyable que cela semble quand on voyait un imperceptible filet d’eau goutter le long d’une falaise et se changer en buée avant même d’atteindre l’océan. Certes. Mais il y avait aussi les vagues géantes, hurlantes, qui s’abattaient si violemment sur les falaises que le sol tremblait sous leurs pieds. Quelques millions d’années de ces coups de boutoir et le profil de ces falaises serait méconnaissable.

— Vous avez vu les canyons fluviaux ? lui demanda-t-elle.

— Oui, j’ai vu Nirgal Vallis. C’est fou le bien que ça fait de voir de l’eau au fond. Cela lui va si bien.

— Je ne savais pas qu’il y avait autant de toundra par ici.

Il lui expliqua que la toundra était l’écologie dominante de la majeure partie des highlands du Sud. La toundra et le désert. Dans la toundra, les fines étaient très efficacement fixées au sol. Le vent ne pouvait pas soulever la boue ou les sables mouvants, relativement communs, de sorte qu’il était dangereux de traverser certaines régions. Mais dans le désert, les vents puissants soulevaient de grandes quantités de poussière, qui assombrissaient le ciel et rafraîchissaient la température, posant de graves problèmes. Nirgal en savait quelque chose. Soudain, il demanda avec curiosité :

— Vous avez déjà rencontré Nirgal ?

— Non.

Les tempêtes de poussière n’avaient plus rien à voir avec la Grande Tempête que tout le monde avait quasiment oubliée, mais c’était encore un facteur à prendre en considération. Le pavage du désert à l’aide de microbactéries était une solution très prometteuse, même si elle avait l’inconvénient de ne fixer que le centimètre supérieur de dépôts, de sorte que si le vent arrachait le bord du pavage, le dessous risquait d’être emporté. Le problème n’était pas simple. Ils subiraient des tempêtes de sable pendant des siècles encore.

Enfin, l’hydrosphère était très active. Ce qui impliquait la prolifération de la vie.


La mère de Bao mourut dans un accident d’avion de tourisme et Bao, qui était sa plus jeune fille, dut rentrer chez elle s’occuper de tout. Elle héritait de la maison de famille. La succession par ultimogéniture, selon le modèle du matriarcat hopi, lui dit-on. Bao ne savait pas quand elle reviendrait. Il se pouvait même que son départ soit définitif, dit-elle avec un naturel confondant. C’était comme ça, et voilà tout. Elle était déjà ailleurs, dans un monde intérieur. Sax ne put que lui faire au revoir de la main et regagna sa chambre en secouant la tête. Ils comprendraient les lois fondamentales de l’univers avant d’avoir la moindre prise sur la société. Un objet d’étude particulièrement récalcitrant. Il appela Michel sur son écran, lui fit part de cette idée, et Michel répondit :

— C’est parce que la culture progresse sans cesse.

Sax eut l’impression de voir ce que Michel voulait dire. Les attitudes changeaient rapidement dans bien des domaines. Bela appelait ça le Werteswandel, la mutation des valeurs. En attendant, ils vivaient dans une société en butte à des archaïsmes de toutes sortes. Des primates se groupant en tribus, gardant un territoire, implorant un dieu comme un parent de dessin animé.

— Il y a des moments où je me demande vraiment si nous allons dans le sens du progrès, répondit-il, se sentant étrangement mélancolique.

— Voyons, Sax, réfléchis, protesta Michel. Ici, sur Mars, nous avons vu et la fin du patriarcat et celle de la propriété. C’est l’un des plus grands progrès de l’histoire de l’humanité.

— Si c’est vrai.

— Tu ne crois pas que les femmes ont autant de pouvoir que les hommes, maintenant ?

— Pour ce que j’en vois, si.

— Peut-être même encore plus, si on pense à la reproduction.

— Ce qui serait logique.

— Et le sol est sous la gestion commune de la famille humaine. Nous possédons encore des objets personnels, mais le territoire n’a jamais appartenu à personne, ici. C’est une nouvelle réalité sociale, nous y sommes confrontés tous les jours.

C’était vrai. Sax songea à la dureté des conflits d’autrefois, quand la propriété et le capital étaient la norme. Michel avait peut-être raison. Le patriarcat et la propriété avaient vécu et n’étaient plus. Sur Mars, et pour le moment du moins. C’était peut-être comme la théorie des cordes, il faudrait du temps pour mettre de l’ordre dans tout ça. Au fond, Sax lui-même, qui était radicalement dépourvu de préjugés, n’en était pas revenu de voir une femme faire des maths. Ou, pour être tout à fait honnête, une femme géniale. Qui l’avait littéralement hypnotisé, à dire le vrai, de même que tous les autres hommes du séminaire, au point que son départ les avait laissés désemparés. Il dit, un peu mal à l’aise :

— Sur Terre, il paraît que ça se bagarre toujours autant.

— La pression démographique, convint Michel avec un geste du bras comme pour écarter le problème. Il y a trop de gens, là-bas, et il y en a de plus en plus. Tu as vu comment c’était, quand nous y sommes allés. Tant que la Terre sera dans cette situation, Mars sera menacée. Et ça se bagarre ici aussi.

Sax comprit son argument. D’un certain côté, c’était rassurant. Le comportement humain n’était ni irrémédiablement mauvais ni stupide, c’était une réponse semi-rationnelle à une situation historique, à un danger donné. Les gens faisaient ce qu’ils pouvaient, en se disant qu’il n’y en aurait pas assez pour tout le monde. Ils faisaient de leur mieux pour protéger leurs enfants. Au risque, évidemment, de mettre tous les enfants en danger par l’accumulation d’actions égoïstes individuelles. Mais au moins pouvait-on appeler cela une tentative de raisonnement, une première approche.

— Enfin, ça commence à s’arranger, reprit Michel. Même sur Terre, les gens ont beaucoup moins d’enfants. Et ils se réorganisent plutôt bien collectivement, par rapport à l’inondation et à tout ce qui l’a précédée. Il y a beaucoup de nouveaux mouvements sociaux là-bas, souvent inspirés par ce que nous faisons ici. Et par Nirgal. Ils le suivent toujours, ils l’écoutent, même quand il ne dit rien. Les propos qu’il a tenus pendant notre visite là-bas font encore leur effet.

— Ça, je veux bien le croire.

— Ah, tu vois ! Ça va mieux, tu ne peux pas faire autrement que de l’admettre. Et quand le traitement de longévité cessera d’agir, les décès équilibreront les naissances.

— Ça ne devrait pas tarder, prédit Sax d’un ton funèbre.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Les signes ont tendance à se multiplier. Des gens meurent d’une chose ou d’une autre. La sénescence n’est pas le seul problème. Rester en vie quand le vieillissement aurait dû faire son œuvre… Le résultat auquel nous sommes parvenus est déjà miraculeux. Il y a probablement une raison à la sénescence. Éviter la surpopulation, peut-être. Permettre à un nouveau matériel génétique de remplacer l’ancien.

— Ce n’est pas très rassurant pour nous.

— Nous avons déjà une espérance de vie deux fois plus longue que celle de nos parents.

— D’accord, mais quand même. Qui a envie que ça finisse ?

— Personne. Alors justement : concentrons-nous sur l’instant présent. Si tu m’accompagnais sur le terrain ? Je serai aussi optimiste que tu voudras. Et tu verras, c’est très intéressant.

— Je vais essayer de me libérer. J’ai beaucoup de clients.

— Tu as beaucoup de temps libre. Je t’assure.


Le soleil était haut dans le ciel où planaient des nuages ronds, dodus, qui ne reviendraient jamais, et qui pourtant, à ce moment précis, étaient aussi massifs que du marbre, et aussi sombres en dessous. Des cumulonimbus. Il était de nouveau perché sur la falaise ouest de la péninsule de Da Vinci, et regardait par-delà le fjord Shalbatana la falaise qui marquait le bord est de Lunae Planum. Derrière lui se dressait la colline au sommet aplati qui était le bord du cratère Da Vinci. Son camp de base. Il y avait longtemps qu’il vivait là, maintenant. Ces temps-ci, leur coop fabriquait des satellites et les lanceurs pour les mettre en orbite, en collaboration avec le laboratoire de Spencer à Odessa et bien d’autres encore. Une coopérative calquée sur le modèle Mondragon régissait les laboratoires et les maisons d’habitation entourant le cratère, de même que les champs et les lacs du fond. Certains se plaignaient des restrictions imposées par les cours à leurs projets, parmi lesquels figuraient de nouvelles centrales qui produiraient trop de chaleur. Depuis quelques années, la CEG distribuait ce que l’on appelait des « rations K », c’est-à-dire le droit d’ajouter une fraction de degré kelvin au réchauffement global. Quelques communautés Rouges s’efforçaient de se faire attribuer des rations K qu’elles n’utilisaient pas, et cette rétention, alliée aux conséquences de l’écotage, empêchait la température de s’élever très vite. C’était du moins ce que prétendaient les autres communautés. Mais les écocours étaient encore parcimonieuses avec les rations K. Les dossiers étaient jugés par les écocours régionales et le jugement était ensuite soumis à l’arbitrage de la CEG, la seule possibilité d’appel consistant à faire signer une pétition par cinquante autres communautés, et encore l’appel s’engluait-il alors dans les fondrières du gouvernement global, où son destin dépendait de la foule indisciplinée de la douma.

Le progrès était lent, mais Sax trouvait que ce n’était pas plus mal. La température moyenne se situait au-dessus du point de congélation, ce qui lui convenait parfaitement. Sans les contraintes imposées par la CEG, la chaleur aurait risqué de grimper trop vite. Non, il n’était pas si pressé que ça. Il était devenu un avocat de la stabilisation.

C’était une belle journée du périhélie. Il faisait une température revigorante de 281 degrés kelvin. Il se promenait sur le sentier du bord de la falaise de Da Vinci en regardant les fleurs des Alpes dans les failles des alluvions et, plus loin, le lustre quantique du fjord ensoleillé, quand une grande femme portant un masque facial, un survêtement et de grosses bottes vint vers lui. Ann. Il la reconnut aussitôt. Son pas, sa démarche ; aucun doute, c’était Ann Clayborne, en chair et en os.


La surprise fit fulgurer deux souvenirs : Hiroko surgissant de la neige pour le raccompagner à son patrouilleur, puis Ann venant à sa rencontre dans l’Antarctique. Mais pour quoi faire ?

Troublé, il essaya de suivre cette pensée. La double image, une seule image fugitive…

Puis Ann fut devant lui et les souvenirs disparurent, effacés comme un rêve.


Il ne l’avait pas revue depuis qu’il lui avait fait subir de force le traitement gérontologique à Tempe, et il se sentait extrêmement mal à l’aise. C’était peut-être une réaction de crainte. Même s’il était peu probable qu’elle l’agresse physiquement, bien que ça lui soit déjà arrivé. Ce n’était pas ce genre d’agression qui l’ennuyait. Cette fois-là, dans l’Antarctique… Il tenta de retrouver le souvenir qui lui échappait, en vain. On avait beau essayer, quand les choses vous échappaient, on n’arrivait jamais à remettre le doigt dessus. Quant à savoir pourquoi, mystère. Il ne savait que dire.

— Tu es immunisé contre le dioxyde de carbone, maintenant ? demanda-t-elle à travers son masque.

Il lui parla du nouveau traitement de l’hémoglobine en cherchant péniblement ses mots, comme après son attaque. Il n’était pas à la moitié de son explication qu’elle éclatait d’un grand rire.

— Du sang de crocodile, maintenant ! Et puis quoi encore ?

— Oui, fit-il, devinant ce qu’elle pensait. Du sang de crocodile, une cervelle de rat.

— D’une centaine de rats.

— Des rats spéciaux, ajouta-t-il dans un souci de précision.

Après tout, les mythes obéissaient à une logique propre, rigoureuse, comme l’avait montré Lévi-Strauss. Il aurait voulu lui dire que c’étaient des rats de génie, une centaine de rats géniaux, pas un de moins. Même ses misérables étudiants diplômés avaient dû l’admettre.

— Des cerveaux modifiés, dit-elle, suivant le cours de ses pensées.

— Oui.

— Donc doublement modifiés, après ton problème cérébral, remarqua-t-elle.

— C’est vrai. (Vu comme ça, c’était une pensée déprimante. Ces rats avaient fait du chemin, depuis.) Un traitement plastique. Tu as… ?

— Non, pas moi.

C’était toujours la même vieille Ann. Il espérait qu’elle aurait essayé les drogues en connaissance de cause, qu’elle aurait vu clair. Mais non. En réalité, la femme qui se trouvait devant lui n’était plus tout à fait la même Ann. Il y avait quelque chose. Une lueur dans le regard. Depuis leurs affrontements sur l’Arès, et peut-être même avant, il s’était fait à l’idée de lire une certaine haine dans ses yeux. Depuis le temps, il avait appris à la reconnaître.

Et maintenant, avec ce masque, cette expression différente autour des yeux, c’était presque un autre visage. Elle l’observait avec attention, mais la peau autour des yeux n’était plus aussi crispée. Ridés, ils ne pouvaient pas l’être plus tous les deux, mais le réseau de rides était celui d’une physionomie détendue. Peut-être même le masque dissimulait-il un petit sourire. Il ne savait qu’en penser.

— Tu m’as fait subir le traitement gérontologique, dit-elle.

— Oui.

Devait-il dire qu’il était navré alors que ce n’était pas vrai ? La langue paralysée, la mâchoire serrée, il la regardait comme un oiseau hypnotisé par un serpent, espérant un indice montrant que tout allait bien, qu’il avait bien fait.

Elle esquissa tout à coup un geste englobant le paysage.

— Qu’essaies-tu de faire maintenant ?

Il s’efforça de comprendre ce qu’elle voulait dire. Sa question lui semblait aussi gnomique qu’un koan[2].

— Je regarde, dit-il, à court de réponse.

Le langage, tous ces beaux mots précieux, s’étaient soudain évanouis, envolés, comme une volée d’oiseaux effrayés. Hors d’atteinte. Toute signification abolie. Juste deux animaux, debout là au soleil. Regarder, regarder, regarder !

Elle ne souriait plus – si tant est qu’elle ait jamais souri. Elle n’avait pas l’air hostile non plus. Elle semblait plutôt le soupeser du regard, comme s’il était un caillou. Un caillou. Venant d’Ann, c’était sûrement signe de progrès.

Puis elle se détourna et repartit le long de la falaise, vers le petit port de Zed.

3

Sax retourna à Da Vinci un peu sonné. Dans le cratère, ils tenaient ce qu’ils appelaient leur partie de Roulette Russe annuelle, c’est-à-dire qu’ils désignaient ceux qui allaient les représenter dans les coops et les diverses instances gouvernementales. Le rituel consistait à tirer les noms d’un chapeau, à remercier ceux qui avaient effectué ces corvées l’an passé, à consoler ceux que le sort avait frappés cette année et, pour la plupart, à se réjouir d’y avoir coupé une fois de plus.

Le tirage au sort était le seul moyen qu’ils avaient trouvé pour obliger les gens à effectuer les tâches administratives de Da Vinci. Ce qui était pour le moins paradoxal. Après le mal qu’ils s’étaient donné pour apprendre aux citoyens à s’assumer, les chercheurs de Da Vinci s’étaient révélés allergiques à tout travail administratif. Ils n’étaient bons qu’à une chose : chercher.

— Nous devrions laisser l’administration aux IA, disait Konta Araï, comme chaque année, en vidant une énorme chope de bière.

Et Aonia, la représentante de l’année passée à la douma, prévenait les heureux élus de cette année :

— À Mangala, on ne fait que s’engueuler à longueur de réunion pendant que des collaborateurs se tapent tout le boulot. De toute façon, la plupart des dossiers sont soumis au conseil, aux cours ou aux partis. Ce sont les apparatchiks de Mars Libre qui mènent la planète, en réalité. Mais c’est une très jolie ville, et c’est bien agréable de faire de la voile dans la baie en été et du bateau à glace en hiver.

Sax s’éloigna. Quelqu’un se plaignait du nombre de ports qui surgissaient du néant dans le golfe du Sud, trop proches à leur goût. La politique sous sa forme la plus répandue : les jérémiades. Personne ne voulait s’occuper de rien, mais quand il s’agissait de râler, tout le monde disait présent. Ce concert de lamentations se poursuivrait pendant près d’une demi-heure, puis ils se remettraient à parler boutique. Un groupe en était déjà à ce stade, Sax pouvait l’affirmer rien qu’à leur ton. En s’approchant, il découvrit qu’ils parlaient fusion. Il s’arrêta. Ils avaient l’air tout excités par leurs récents progrès dans le domaine du moteur à fusion puisée. La fusion nucléaire avait été mise au point des décennies plus tôt, mais elle exigeait des tokamaks d’un volume monstrueux, des installations d’un poids et d’un coût trop importants pour être utilisables dans la plupart des cas. Alors que ce laboratoire s’efforçait de faire imploser des granules de combustible en rafale afin d’utiliser l’énergie résultante pour propulser des engins.

— Vous en avez discuté avec Bao ? demanda Sax.

— Eh bien, oui, avant de partir, elle est venue nous parler des schémas de plasma. Ça ne nous a pas été immédiatement utile, nous faisons vraiment de la macro par rapport à ses travaux, mais elle est tellement intelligente, et l’une des choses qu’elle a dites a donné à Yananda une idée de la façon de confiner l’implosion sans empêcher l’échappement consécutif.

Ils bombardaient les granules de toute part avec des rayons laser, mais il fallait aussi laisser une ventilation pour que les particules chargées puissent s’échapper. Bao avait apparemment été intéressée par le problème. Bref, une discussion animée s’engagea sur la question, qu’ils pensaient avoir enfin résolue. Si bien que, lorsque quelqu’un entra dans le cercle et évoqua les résultats du tirage au sort, ils l’envoyèrent promener :

— Ka, pas de politique, par pitié !

Sax poursuivit son petit tour en écoutant distraitement les conversations au passage et fut à nouveau frappé par l’apolitisme de la plupart des savants et des techniciens. Ils étaient vraiment allergiques à la politique, et il devait bien avouer qu’il partageait ce sentiment. La politique avait quelque chose d’intrinsèquement subjectif et impliquait beaucoup de compromis, ce qui était radicalement contraire à la méthode scientifique. Mais était-ce bien vrai ? Cette impression, ce préjugé étaient eux-mêmes subjectifs. Et si on considérait la politique comme une sorte de science, disons une longue série d’expériences de vie communautaire dont toutes les données seraient contaminées en permanence ? Les gens faisaient des hypothèses sur le système de gouvernement, l’essayaient, étudiaient l’effet qu’il produisait, en changeaient et renouvelaient l’expérience. Certaines constantes, certains principes semblaient avoir émergé au fil des siècles, au fur et à mesure des expérimentations et des paradigmes, alors que s’affinait l’approche des systèmes qui privilégiaient, par exemple, le bien-être physique, la liberté individuelle, l’égalité, la gestion du sol, les marches régulés, la force de la loi, la compassion envers autrui. Après des expériences répétées, il était devenu clair – sur Mars au moins – que toutes ces finalités, parfois contradictoires, étaient mieux servies par la polyarchie, système complexe qui répartissait le pouvoir entre le plus grand nombre possible d’institutions. En théorie, ce système à la fois centralisé et décentralisé était le meilleur garant des libertés individuelles et le plus producteur de richesse collective.

D’où la notion de science politique. C’était bien joli, en théorie. Mais, dans la pratique, les gens devaient consacrer une certaine partie de leur temps à l’exercice du pouvoir. C’était l’autogouvernement, par tautologie ; ils s’autogouvernaient. Et ça prenait du temps. « Ceux qui accordent un prix à la liberté doivent faire l’effort nécessaire pour la défendre », disait Tom Paine. Sax avait lu cela dans le couloir où Bela avait pris la mauvaise habitude d’afficher des professions de foi d’une haute élévation. « La Science est de la Politique par d’Autres Moyens », disait, assez énigmatiquement, une autre inscription.

Mais à Da Vinci, peu de gens avaient envie de passer du temps à ça. « Le socialisme ne marchera jamais », avait dit Oscar Wilde (message calligraphié sur un autre panneau), « Ça prend trop de soirées. » Et comment ! La solution était de faire en sorte que vos amis y passent leurs soirées à votre place. D’où l’idée du tirage au sort, un risque calculé, parce qu’on pouvait se faire soi-même piéger un jour. Mais le risque se révélait généralement payant, ce qui expliquait la gaieté de cette fête annuelle. Les gens entraient et sortaient par les portes qui donnaient sur les terrasses ouvertes surplombant le lac du cratère, parlant avec animation. Même ceux qui avaient été enrôlés commençaient à retrouver le moral, grâce au kavajava, à l’alcool, et peut-être à la pensée qu’après tout le pouvoir c’était le pouvoir. D’accord, il était imposé, mais les « volontaires » jouiraient de certains privilèges auxquels ils songeaient sans doute à ce moment même : chercher des poux dans la tête à leurs adversaires ou faire des fleurs aux gens qu’ils voulaient impressionner. Le système marcherait donc encore une fois. Des organismes vivants empliraient l’arène polyarchique, les conseils régionaux, agricoles et hydrologiques, l’ordre des architectes, le conseil de surveillance des projets, le groupe de coordination économique, le conseil du cratère qui définissait les tâches de chaque bureau, le groupe d’experts des délégués globaux, tout ce réseau politico-administratif que des théoriciens progressistes avaient imaginé au fil des siècles, empruntant certains aspects à l’antique socialisme associatif britannique, aux conseils ouvriers yougoslaves, au collectivisme tel qu’il était pratiqué à Mondragon, au régime foncier du Kerala, etc. Une expérience de synthèse. Jusque-là, cela semblait relativement bien fonctionner. Les techniciens de Da Vinci paraissaient presque aussi déterminés et heureux que pendant les années de l’underground où tout se faisait (ou semblait se faire) d’instinct ou, plus exactement, sur la base du consensus (mais la population de Da Vinci était beaucoup moins importante à l’époque).

Ils avaient l’air contents, en tout cas. Dehors, sur les terrasses, ils faisaient la queue devant les grands pots de kavajava et d’Irish coffee, ou les tonnelets de bière, formaient des groupes bavards, et leurs voix faisaient un bruit stupéfiant, comme dans n’importe quel cocktail. Un brouhaha pareil au ressac des vagues. Un chœur de conversations. Une musique que Sax était seul à écouter consciemment, à ce qu’il lui semblait, puis il se dit que ce fond sonore contribuait inconsciemment au plaisir – le plaisir d’être ensemble ? – des gens qui assistaient à ces fêtes. Réunissez deux cents individus qui parlent fort de sorte que chacun puisse suivre les paroles échangées par son petit groupe, et ils feront une musique incroyable.

Da Vinci constituait donc une expérience de gouvernement réussie, même si les citoyens ne se bousculaient guère pour assumer ledit gouvernement. D’ailleurs, auraient-ils été plus heureux si ça les avait intéressés ? Peut-être le fait d’ignorer le gouvernement était-il une bonne stratégie. Et si le meilleur gouvernement était justement celui qu’on pouvait tranquillement ignorer « pour retourner enfin à son travail ! » comme le disait allègrement, à l’instant même, un ex-chef du conseil hydrologique ? Participer au gouvernement n’était pas considéré comme faisant partie de son travail !

Il y avait des gens à qui ça plaisait, bien sûr, qui aimaient l’interaction entre la théorie et la pratique, qui aimaient les arguties, résoudre des problèmes, le travail de groupe, se rendre utiles, les discussions interminables et le pouvoir. Ces gens-là effectuaient deux années de service, trois si on les y autorisait, puis ils s’investissaient dans une autre mission, toujours sur la base du volontariat. En fait, la plupart d’entre eux exerçaient plusieurs métiers à la fois. Bela, par exemple, qui déclarait hautement en avoir par-dessus la tête de présider le labo des labos, venait d’entrer au groupe d’experts, qui avait du mal à pourvoir certains postes. Sax s’approcha de lui :

— Penses-tu, comme Aonia, que Mars Libre domine la politique globale ? lui demanda-t-il.

— Ça ne fait pas un pli. Ils sont si nombreux, aussi… Ils sont chez eux dans les cours, et ils se sont fabriqué des règles sur mesure. Je pense qu’ils veulent s’assurer le contrôle de tous les astéroïdes nouvellement colonisés. Et de la Terre, par la même occasion. Tous les jeunes indigènes ambitieux se jettent là-dedans comme un phoque sur un poisson.

— Essayer de dominer d’autres colonies…

— Oui ?

— Ça veut dire des ennuis en perspective.

— C’est le moins qu’on puisse dire.

— Tu as entendu parler du moteur à fusion léger dont il est question ?

— Oui, un peu.

— Tu devrais essayer de pousser un peu ce projet. Si on pouvait équiper des vaisseaux spatiaux de moteurs pareils…

— Oui, Sax ?

— L’accélération des transports risquerait de faire voler en éclats l’hégémonie d’un parti unique.

— Tu crois vraiment ?

— En tout cas, ça lui compliquerait les choses.

— C’est vrai. Hum, il va falloir que je voie ça de plus près.

— Oui. La science est la politique par d’autres moyens, tu te souviens ?

— C’est vrai, ça ! C’est bien vrai !

Et Bela mit le cap sur les tonnelets de bière en marmonnant, puis salua un groupe qui s’approchait de lui.

La caste de bureaucrates qui avait été la terreur de tant de théoriciens de la politique émergeait donc spontanément ici : les experts qui prenaient le contrôle de la politique et ne lâchaient plus jamais prise. Mais au profit de qui l’auraient-ils lâchée ? Il ne voyait pas qui cela aurait pu intéresser. Bela pouvait rester au bureau des experts jusqu’à la fin des temps si ça lui chantait. Expert, du mot latin experiri, expérience. Un gouvernement d’expérimentateurs. Le gouvernement par ceux que ça intéressait. En réalité, une autre sorte d’oligarchie. Mais quelle solution de remplacement avaient-ils ? À partir du moment où ils étaient obligés de désigner des volontaires pour participer au gouvernement, la notion d’autogestion comme garante de la liberté individuelle devenait un peu paradoxale.

Hector et Sylvia, deux participants au séminaire de Bao, arrachèrent Sax à ses réflexions et l’invitèrent à écouter leur groupe de musique interpréter des airs tirés de Maria de Buenos Aires. Sax les suivit de bonne grâce.

Devant le petit amphithéâtre, il s’arrêta à un éventaire de boissons et prit une tasse de kava. La liesse était générale. Hector et Sylvia filèrent se préparer, jubilant à l’avance. En les regardant, Sax pensa à Ann, à leur récente rencontre. Il s’en voulait de n’avoir rien trouvé à lui dire. Il s’était comporté comme un parfait imbécile. Si seulement il avait pensé à redevenir Stephen Lindholm, ça l’aurait peut-être aidé. Où était Ann, maintenant, que pensait-elle ? Que faisait-elle ? Se contentait-elle d’errer sur Mars comme un fantôme, allant d’une station rouge à une autre ? D’ailleurs, que faisaient les Rouges, à présent, comment vivaient-ils ? S’apprêtaient-ils à bombarder Da Vinci, cette rencontre due au hasard avait-elle signé la fin d’un raid ? Sûrement pas. Il y avait toujours des écoteurs dans le coin, qui sabotaient les projets, mais avec les limites légales imposées au terraforming, la plupart des Rouges avaient plus ou moins réintégré la société. C’était un courant politique comme les autres, vigilant, procédurier, beaucoup plus intéressé par le jeu politique que les gens moins idéologiquement engagés, certes, mais par là même normalisé. Comment Ann s’inscrivait-elle là-dedans ? Avec qui s’était-elle associée ?

Bah, il pouvait toujours l’appeler et le lui demander.

Mais il avait peur de la joindre, peur de lui poser la question. Peur de lui parler ! Par bloc-poignet interposé, en tout cas. Et, apparemment, aussi de vive voix. Elle ne lui avait pas dit si elle était contente ou non qu’il lui ait administré le traitement contre son gré. Pas de remerciements, pas d’imprécations ; rien. Que pensait-elle ? Que pouvait-elle bien penser ?

Il poussa un soupir, dégusta son kava. En bas, les autres commençaient. Hector déclamait un récitatif en espagnol, d’une voix si musicale, d’un ton si expressif que Sax avait l’impression d’en comprendre les paroles.

Ann, Ann, Ann. Cet intérêt obsessionnel pour des pensées autres que les siennes était on ne peut plus inconfortable… Il était tellement plus facile de se concentrer sur la planète, les pierres, l’air, la biologie. Cela, Ann elle-même l’aurait compris. Et il y avait dans l’écopoésis quelque chose de fondamentalement mystérieux. La naissance d’un monde. Hors de tout contrôle. N’empêche qu’il se demandait encore ce qu’elle en faisait. Peut-être la rencontrerait-il à nouveau.


En attendant, le monde. Il retourna sur le terrain. Le sol ravagé sous le dôme bleu du ciel. À l’équateur, le ciel printanier changeait de couleur tous les jours, il lui aurait fallu un nuancier pour identifier les différents tons. Certains jours, il était d’un bleu violet profond – clématite, jacinthe, lapis-lazuli, ou indigo.

Ou bleu de Prusse, un pigment fabriqué à partir de ferrocyanide ferrique – chose intéressante, car il y avait sûrement beaucoup d’ions ferriques dans la région. Bleu fer. Légèrement plus violacé que le ciel qu’on voyait au-dessus de l’Himalaya sur les photos, mais identique au ciel de la Terre vu d’une certaine altitude. Tout s’alliait au paysage rocailleux, déchiqueté, pour donner une impression de hauteur : la couleur du ciel, les aspérités de la pierre, l’air froid, si pur, si léger. Tout était si haut. Il marcha dans le vent, sous le vent, en travers du vent, et chaque fois l’impression était différente. Le vent faisait à ses narines l’effet d’une drogue douce qui envahissait son cerveau. Il marchait sur les roches incrustées de lichens, de pierre en pierre, comme sur l’allée d’un jardin qui aurait magiquement surgi de ce monde chaotique, en haut, en bas, pas après pas, attentif à l’eccéité de l’instant. D’instant en instant, chacun discret, comme les cordes spatio-temporelles de Bao, comme les positions successives de la tête d’un pinson, d’un petit oiseau passant d’une pose quantique à l’autre. Il était évident, quand on faisait attention, que les instants n’étaient pas des imités d’égale durée mais de longueur variable en fonction des événements. Le vent tomba. Pas un oiseau n’était en vue. Le silence se fit soudain, un silence parfait, seulement troublé par un bourdonnement d’insectes. Ces moments pouvaient durer plusieurs secondes. Au contraire, quand des hirondelles harcelaient un corbeau, ils étaient presque simultanés. Il fallait être très attentif. Parfois, c’était un courant, parfois le ploc-ploc-ploc du calme individuel.

Savoir. Il y avait toutes sortes de connaissances, mais aucune n’était aussi satisfaisante, décida Sax, que la connaissance directe par les sens. Là, dans la lumière brillante du printemps et le vent glacial, il parvint au bord d’une falaise et plongea le regard vers le fjord Simud, étendue outremer qu’argentaient mille millions d’éclats de lumière ricochant sur l’eau. Les falaises de l’autre côté étaient rayées par des lignes de stratification. Certaines étaient devenues des crêtes vertes et soulignaient le basalte. Des mouettes, des macareux, des sternes, des guillemots, des orfraies tournaient et viraient dans les golfes d’air, sous ses pieds.


En apprenant à connaître les différents fjords, il s’aperçut qu’il avait ses préférés. La baie de la Florentine, juste au sud de Da Vinci, était un joli ovale bleu cerné d’une sorte de marche sur laquelle on pouvait se promener, et le spectacle était fabuleux tout du long. Une herbe épaisse comme un tapis poussait sur cet épaulement. C’était un peu l’image que Sax se faisait de la côte irlandaise. Les aspérités du paysage s’adoucissaient alors que la terre et la flore commençaient à envahir les interstices, se cramponnant aux reliefs d’une façon qui défiait la gravité, de sorte qu’on mettait les pieds sur des coussinets de terre qui faisaient des bourrelets entre les dents acérées des roches encore dénudées.

Des nuages venaient de la mer, au nord, et des pluies diluviennes se déversaient sur l’intérieur des terres, détrempant tout. Le lendemain, l’air fumait, le sol gargouillait et ruisselait, et chaque pas hors de la rocaille soulevait une gerbe de magma visqueux. Boue, marécages et fondrières. De petites forêts convulsées dans les grabens, en contrebas. Un renard brun, furtif, aperçu du coin de l’œil alors qu’il filait se tapir derrière un genévrier. Le fuyant ? Pourchassant quelque chose ? Sax ne le saurait jamais. Ça ne le concernait pas. Des vagues se ruaient sur les falaises, rebondissaient vers le large, créant des schémas d’interférence avec celles qui arrivaient. On les aurait crues sorties d’une machine à vagues de labo de physique. Si belles. Et qu’il était étrange de voir le monde se conformer avec une telle précision à la formulation mathématique. L’efficacité des mathématiques était déraisonnée. Elles étaient au cœur du Grand Inexplicable.

Chaque coucher de soleil était différent, à cause des fines en suspension dans la troposphère. Elles planaient si haut qu’elles étaient souvent illuminées par le soleil bien après que tout le reste fut plongé dans l’obscurité. Sax restait assis sur la falaise, fasciné, jusqu’à ce que le ciel soit complètement noir, et il était parfois récompensé par l’apparition de nuages noctiluques, de larges traînées nacrées comme des coquilles d’abalones, trente kilomètres au-dessus de la planète.

Le ciel d’étain fondu d’une journée brumeuse. Le coucher de soleil fulgurant, comme un coup de poignard. La chaleur du soleil sur sa peau, dans le calme d’une fin d’après-midi. Le dessin des vagues sur la mer, en dessous. Le contact du vent, son spectacle.

Mais une fois, dans un crépuscule indigo, sous le déploiement étincelant de grosses étoiles floues, il éprouva une sorte de malaise. « Les pôles neigeux de Mars sans lune », avait écrit Tennyson. Mars sans lune. C’était à cette heure-ci que Phobos apparaissait normalement à l’horizon comme un étendard flamboyant. Un moment fort de l’aréophanie s’il y en avait jamais eu un. La peur et la menace. Et il avait achevé la désatellisation lui-même. Ils auraient pu se contenter de faire sauter les bases militaires de Deimos, qu’avait-il en tête ce jour-là ? Il ne savait plus. Une sorte de désir de symétrie. En haut, en bas. Les mathématiciens appréciaient peut-être plus la symétrie que les autres. En haut. Deimos était encore en orbite autour du soleil, quelque part. « Hum… » Il consulta son bloc-poignet. Beaucoup de nouvelles colonies s’installaient là-bas. Des gens évidaient des astéroïdes, les faisaient tourner pour créer un effet gravitationnel et s’y installaient. De nouveaux mondes.

Un mot retint son regard : Pseudophobos. Il revint en arrière. C’était le nom populaire d’un astéroïde qui ressemblait un peu, par la taille et la forme, à la lune disparue. « Hum-hum… » Sax tapota les touches de son bloc-poignet et une image apparut. La ressemblance était superficielle : un ellipsoïde triaxial… Bon, ils l’étaient tous. Un patatoïde de la même taille, qui aurait pris un bon coup à un bout, un cratère comme celui de Stickney. Stickney… Il y avait une belle petite colonie blottie au fond. Que recouvrait un nom ? Mettons qu’on laisse tomber le pseudo. Des moteurs-fusées, des IA, quelques propulseurs… Le moment inoubliable où Phobos avait jailli au-dessus de l’horizon, à l’ouest.

— Hum-hum-hum, fit Sax.


Les jours passaient, les saisons passaient. Il étudiait la météorologie – les effets de la pression atmosphérique sur la formation des nuages –, et procédait à des observations sur le terrain, ce qui l’amenait à faire le tour de la péninsule pour lancer des ballons et des cerfs-volants. Les ballons-sondes de cette époque étaient très élégants : dix grammes d’instruments à peine, qu’une enveloppe de huit mètres de long pouvait emporter jusque dans l’exosphère.

Sax adorait disposer l’enveloppe sur une étendue plane de sable ou d’herbe, le dos au vent, puis s’asseoir et, tout en maintenant le ballon, actionner le détendeur de la bouteille d’hydrogène, le regarder se gonfler et monter droit dans le ciel. Il avait appris à lâcher le câble de guidage rapidement pour ne pas être soulevé de terre, et à mettre des gants pour ne pas avoir la paume des mains arrachée. Il lâchait donc prise, reprenait son équilibre et regardait le point rond et rouge filer dans le vent jusqu’à n’être plus qu’une tête d’épingle qu’il perdait bientôt de vue. Ce qui arrivait en règle générale vers 1 000 mètres, tout dépendait de la qualité de l’air. Une fois, il avait disparu dès 479 mètres, une autre fois il l’avait suivi jusqu’à 1 352 mètres, mais la journée était vraiment exceptionnellement claire. Une fois la sonde lancée, il déchiffrait une partie des données sur son bloc-poignet en se prélassant au soleil avec l’impression qu’un petit bout de lui-même montait dans l’espace. C’était fou le genre de chose dont le bonheur était fait.

Les cerfs-volants étaient tout aussi jolis. Un peu plus compliqués à manier que les ballons, mais ils lui procuraient un plaisir particulier en automne, quand les vents dominants soufflaient avec force et régularité. Il montait sur la falaise, à l’ouest, et courait dans le vent pour faire décoller un grand cerf-volant cellulaire orange, agité de mouvements saccadés. Le cerf-volant parvenu à une certaine altitude, les courants aériens étaient plus réguliers et l’engin se stabilisait. Sax dévidait alors le câble et percevait les sautes du vent comme de subtils frémissements dans ses bras. Ou bien il enfonçait un bâton avec un dérouleur dans une faille, définissait la tension et regardait le cerf-volant monter, monter, monter puis disparaître. Le câble était presque invisible. Il s’échappait du dévidoir avec un vrombissement, et s’il le tenait à ce moment-là, les fluctuations du vent se communiquaient à lui comme une sorte de musique. Le cerf-volant pouvait rester en l’air des semaines d’affilée, hors de vue, ou, s’il était assez bas, à peine visible dans le ciel comme un point minuscule qui transmettait continuellement des données. Un objet carré était visible de plus loin qu’un objet rond de même dimension. L’esprit était un drôle d’animal.


Michel appela pour parler de tout et de rien. C’était le genre de conversation qui posait le plus de problèmes à Sax. Michel regardait vers le bas et à droite, et il pensait manifestement à autre chose en parlant. Il n’avait pas l’air heureux. Sax devait prendre l’initiative d’une façon ou d’une autre.

— Viens faire un tour avec moi, répéta Sax. Tu devrais vraiment venir, je t’assure. (Comment pouvait-on dire ça de façon plus convaincante ?) Je pense vraiment que tu devrais venir. (Effectuer des rapprochements.) Da Vinci ressemble à la côte ouest de l’Irlande. Le bout de l’Europe. Une grande falaise verte dressée sur une immensité d’eau.

Michel hocha la tête d’un air indécis.

Mais, quelques semaines plus tard, il était là, dans un couloir de Da Vinci.

— J’ai eu envie de voir le bout de l’Europe.

— Brave bonhomme.

Ils partirent donc pour une promenade qui prendrait la journée. Sax l’emmena vers les falaises de Shalbatana, à l’ouest, puis ils continuèrent à pied vers Simshal Point, au nord. C’était un tel plaisir d’être en compagnie de son vieil ami dans cet endroit magnifique. Revoir n’importe lequel des Cent Premiers rompait agréablement la routine. C’était un événement rare et précieux. Les semaines passaient dans leur ronde confortable, puis tout à coup l’un des membres de la vieille famille apparaissait, et c’était comme de rentrer chez soi sans pour autant avoir de chez-soi. Il devrait peut-être s’installer à Sabishii ou Odessa, un jour, afin de pouvoir éprouver plus souvent ce merveilleux sentiment.

Aucune compagnie ne lui était plus agréable que celle de Michel. Mais ce jour-là il restait à la traîne, l’air ailleurs, perturbé. Sax se demanda ce qu’il pouvait faire pour lui. Michel l’avait tellement aidé au cours des longs mois où il avait redécouvert la parole. Il lui avait réappris à penser, à tout voir différemment. Il aurait aimé pouvoir lui rendre ce cadeau, même en partie seulement.

Mais pour ça, il fallait qu’il lui dise quelque chose. Aussi, quand ils s’arrêtèrent pour préparer le cerf-volant, Sax tendit le dévidoir à Michel.

— Tiens, dit-il. Je vais arranger le cerf-volant. Tu vas le lancer. Comme ça, dans le vent.

Il tint le grand cerf-volant à caissons pendant que Michel s’éloignait sur les monticules couverts d’herbe puis, quand le câble fut tendu, Sax lâcha le cerf-volant tandis que Michel commençait à courir. Le cerf-volant prit le vent et monta, monta, monta toujours plus haut.

Michel revint avec un grand sourire.

— Tiens, touche le câble. On sent le vent.

— C’est vrai, fit Sax. On le sent.

La ligne presque invisible vibrait entre ses doigts.

Ils s’assirent, ouvrirent le panier d’osier de Sax et en sortirent le pique-nique qu’il avait apporté. Michel redevint silencieux.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? risqua Sax pendant qu’ils mangeaient.

Michel agita un bout de pain, avala ce qu’il avait dans la bouche.

— Je voudrais retourner en Provence.

— Pour toujours ? demanda Sax, choqué.

— Pas forcément, répondit Michel en fronçant les sourcils. Pour voir. Je commençais juste à me sentir bien quand nous avons dû repartir, la dernière fois.

— Il fait lourd, sur Terre.

— C’est vrai. Mais je m’y suis très bien fait.

— Hum.

Sax n’avait pas apprécié le retour à la gravité terrestre. L’évolution avait adapté leur corps à une certaine pesanteur, et il était vrai que de vivre par 0,38 g posait toutes sortes de problèmes médicaux. Mais il était tellement habitué à la gravité martienne, maintenant, qu’il n’y faisait même plus attention. Et quand il y pensait, c’était pour se dire qu’il trouvait ça bien agréable.

— Sans Maya ? demanda-t-il.

— Bien obligé. Elle ne veut pas y retourner. Elle dit qu’elle ira un jour, mais elle remet toujours ça à plus tard. Elle travaille pour la banque de crédit coop de Sabishii, et elle se croit indispensable. Non, je ne suis pas juste. C’est plutôt qu’elle ne veut rien rater ici.

— Tu ne pourrais pas transformer l’endroit où tu vis en une sorte de Provence ? Planter une oliveraie ?

— Ce ne serait pas pareil.

— Non, mais…

Sax ne savait que dire. La Terre ne lui manquait absolument pas. Quant à la vie avec Maya, il avait autant de mal à l’envisager que l’existence dans un tambour de machine à laver. Ça devait faire à peu près le même effet. D’où peut-être le besoin de solidité qu’éprouvait Michel, son désir de sentir la Terre sous ses pieds.

— Alors il faut y aller, répondit Sax. Attends quand même un tout petit peu. S’ils mettent au point ces moteurs à fusion puisée et s’ils en équipent les vaisseaux spatiaux, tu y seras en moins de deux.

— Ça risque de poser des problèmes avec la gravité terrestre. Je pense que tous ces mois de voyage ne sont pas de trop pour s’y préparer.

Sax acquiesça.

— Ce qu’il te faudrait, c’est une sorte d’exosquelette dans lequel tu te sentirais soutenu, comme sous une faible gravité. Ces nouvelles tenues d’homme-oiseau dont on parle doivent ressembler un peu à ça, sinon on ne pourrait pas maintenir les ailes en position.

— Une carapace articulée en fibre de carbone, répondit Michel avec un sourire. Une carapace flottante.

— Oui. Marcher avec une chose de ce genre ne devrait pas être trop contraignant.

— Alors, si je te suis bien, nous commençons par nous installer sur Mars où nous devons porter des scaphandres pendant cent ans, puis quand nous avons assez évolué pour pouvoir rester assis ici, en plein air, et n’éprouver qu’une agréable impression de fraîcheur, nous retournons sur Terre où nous devons de nouveau porter des scaphandres pendant un siècle.

— Ou pour toujours, fit Sax. Exactement.

Michel éclata de rire.

— Eh bien, si c’est comme ça, je vais peut-être y aller. Un jour, ajouta-t-il en secouant la tête, nous pourrons vivre comme nous voulons, hein ?

Le soleil se trouvait au-dessus d’eux. Le vent caressait la pointe des herbes, et chacune était un éclair éblouissant. Michel parla de Maya pendant un moment, d’abord pour râler, puis pour lui trouver des excuses, enfin pour énumérer les qualités qui la rendaient irremplaçable et faisaient d’elle la lumière de sa vie. Sax hochait dûment la tête à chaque déclaration, quand bien même elle contredisait chacune des précédentes. Il avait l’impression d’écouter un drogué. Enfin, les gens étaient comme ça ; et il n’était pas à l’abri de ce genre de contradictions.

Un ange passa.

— Comment crois-tu qu’Ann voit ce genre de paysage, maintenant ? demanda enfin Sax.

Michel haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Il y a des années que je ne l’ai vue.

— Elle n’a pas suivi le traitement de plasticité du cerveau.

— Non. Elle a la tête dure, hein ? Elle veut rester elle-même. Mais dans ce monde, j’ai bien peur que…

Sax opina du chef. Si on considérait tous les signes de vie du paysage comme une contamination, comme une horrible moisissure qui infectait la pure beauté du monde minéral, alors même le bleu de l’oxygène du ciel passerait pour une souillure. Il y avait de quoi devenir fou. C’est aussi ce que pensait Michel :

— J’ai peur qu’elle ne retrouve jamais la raison. Ou pas complètement.

— Je vois ce que tu veux dire.

D’un autre côté, qu’est-ce qui leur permettait d’affirmer une chose pareille ? Michel était-il fou parce qu’il était obsédé par une région située sur une autre planète, ou amoureux d’une personne relativement compliquée ? Sax était-il fou parce qu’il avait du mal à parler et à effectuer certaines opérations mentales, par suite d’une attaque et d’un traitement expérimental ? En tout cas, il n’en avait pas l’impression. Mais Desmond avait beau dire, il était fermement convaincu qu’Hiroko l’avait sauvé d’une tempête de neige. Et quant à cela, on pouvait y voir, disons, des événements purement mentaux qui semblaient avoir une réalité externe. Ce qui passait souvent pour un symptôme de folie, si Sax avait bonne mémoire.

— Comme ces gens, qui croient avoir vu Hiroko, murmura-t-il, pour voir ce que répondrait Michel.

— Ah ! oui. La pensée magique. C’est un mode de pensée tenace. Ne te laisse jamais aveugler par le rationalisme au point de ne plus voir que la pensée magique gouverne la majeure partie de ce que nous pensons. Qui suit souvent des schémas archétypaux, comme dans le cas d’Hiroko. Son histoire rappelle celle de Perséphone, ou du Christ. Ça s’explique : quand un personnage de cette qualité disparaît, le choc provoqué par sa mort est tellement insupportable qu’il suffit qu’un ami ou un disciple rêve de lui et se réveille en criant qu’il l’a vu pour qu’en une semaine tout le monde soit persuadé que le prophète est revenu, ou qu’il n’était pas vraiment mort. C’est ce qui se passe avec Hiroko et ses apparitions régulières.

Mais je l’ai vraiment vue, aurait voulu dire Sax. Elle m’a pris par le poignet.

D’un autre côté, il était profondément troublé. Les explications de Michel paraissaient sensées. Et elles collaient assez bien avec celles de Desmond. Hiroko leur manquait cruellement à tous les deux, du moins Sax le supposait-il, et pourtant ils devaient bien affronter la réalité de sa disparition et son explication la plus probable. Et les événements mentaux inhabituels pouvaient parfaitement être dus à la tension physique. Peut-être avait-il rêvé quand il avait cru la voir. Mais non, non, non, ce n’était pas une hallucination : il s’en souvenait avec netteté, chaque détail était gravé dans son esprit.

Mais ce n’était qu’un fragment, se dit-il, comme ces lambeaux de rêve dont on se souvient au réveil, le reste disparaissant comme une chose visqueuse, fuyante, avec un giclement presque audible. Ainsi, il ne se rappelait pas très bien ce qui s’était passé juste avant l’apparition d’Hiroko, ou après. Non plus que les détails.

Il claqua nerveusement des dents. Il y avait toutes sortes de folies, bien sûr. Ann errant seule dans le vieux monde. Et eux tous titubant dans le nouveau monde comme des fantômes, se débattant pour mettre sur pied une forme d’existence ou une autre. Peut-être Michel avait-il raison, peut-être avaient-ils du mal à affronter leur longévité, peut-être ne savaient-ils pas quoi faire de tout ce temps, comment construire leur vie.

Enfin… Ils étaient là, assis sur les falaises de Da Vinci. Il n’y avait pas de quoi se torturer les méninges. Comme aurait dit Nanao, qu’auraient-ils pu vouloir de plus ? Ils avaient le ventre plein, ils ne souffraient pas de la soif, ils étaient au soleil, dans le vent, regardant un cerf-volant monter loin au-dessus d’eux, dans le ciel de velours bleu nuit. De vieux amis qui bavardaient, assis dans l’herbe. Qu’auraient-ils bien pu vouloir de plus ? La tranquillité d’esprit ? Nanao aurait été mort de rire. La présence d’autres amis de longue date ? Eh bien, ils avaient tout le temps pour ça. En attendant, en ce moment précis, ils étaient assis sur une falaise, les deux frères d’armes. Après toutes ces années de combat, ils pouvaient rester là tout l’après-midi si ça leur chantait, à faire voler un cerf-volant et à bavarder. À parler de leurs vieux compagnons, de la pluie et du beau temps. Il y avait eu des problèmes avant, il y en aurait encore, mais ils étaient là, aujourd’hui présents, et voilà.

— John aurait adoré ça, reprit Sax, un peu haletant, c’était si difficile de parler de ces choses. Je me demande s’il aurait pu amener Ann à voir tout ça. Ce qu’il peut me manquer ! Et comme je voudrais qu’elle le voie. Pas comme moi je le vois, non, juste qu’elle voie que ce n’est pas mal. Que c’est beau, à sa façon. En soi, la façon dont tout cela s’organise. Nous disons que c’est notre œuvre, mais ce n’est pas vrai. C’est trop complexe. Nous l’avons juste amené ici. Après, ça s’est fait tout seul. Maintenant, nous essayons de le pousser dans une direction ou une autre, mais la biosphère totale… Elle s’organise toute seule. Il n’y a rien d’anormal là-dedans.

— Ça… éluda Michel.

— Absolument rien ! Nous pouvons raconter ce que nous voulons, nous ne sommes que des apprentis sorciers. Tout a pris une vie propre.

— Mais il y avait une vie avant, fit Michel. C’est ça qu’Ann vénère. La vie des roches et de la glace.

— La vie ?

— Une sorte de lente existence minérale. Appelle ça comme tu voudras. Une aréophanie de roches. Et puis, qui dit que ces pierres n’ont pas une sorte de conscience qui leur soit propre ?

— Je pense que la conscience est une question de cerveau, répliqua sèchement Sax.

— Peut-être, mais qui peut l’affirmer ? Ou, à défaut de conscience telle que nous l’entendons, disons au moins une existence. Une valeur intrinsèque, simplement parce que ça existe.

— Cette valeur n’a pas disparu, dit Sax.

Il ramassa une pierre de la taille d’une balle de baseball, un fragment d’ejecta dont les aspérités révélaient l’impact d’une météorite ; aussi commune que la terre, et même beaucoup plus que la terre cultivable. Il la regarda attentivement. Salut, pierre, à quoi penses-tu ?

— Tout est encore là. Rien n’a disparu, dit-il.

— Mais ce n’est pas pareil.

— Rien n’est jamais pareil. Tout est en perpétuel changement. Quant à la conscience minérale, c’est trop mystique pour moi. Ce n’est pas que je sois systématiquement contre le mysticisme, mais là…

Michel se mit à rire.

— Tu as beaucoup changé, Sax. Mais tu es toujours le même.

— J’espère bien ! Cela dit, je ne crois pas qu’Ann soit très mystique non plus.

— Alors ?

— Alors, je ne sais pas ! Vraiment pas. Une… une scientifique comme elle, ne pas… ne pas supporter que les données soient contaminées ? C’est une façon stupide de voir les choses. Une peur du phénomène. Tu comprends ce que je veux dire ? De l’idolâtrie, voilà ce que c’est. Vivez avec, adorez-le, mais n’essayez pas d’y changer quoi que ce soit, ce serait du gâchis, vous casseriez tout. Je ne sais pas. Mais je voudrais bien comprendre.

— Tu veux toujours tout comprendre.

— Exact. Mais ça, j’ai plus envie de le comprendre que n’importe quoi d’autre. Plus que tout au monde. Vraiment !

— Ah, Sax… fit Michel avec un grand sourire. Je veux la Provence, tu veux Ann. Nous sommes tous les deux dingues !

Ils éclatèrent de rire. Des photons pleuvaient sur leur peau, la plupart les traversaient sans s’arrêter. Et ils se tenaient là, transparents au monde.

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