DEUXIÈME PARTIE Aréophanie

1

Pour Sax, ça ressemblait au moins rationnel des conflits : la guerre civile ; deux groupes qui avaient beaucoup plus d’intérêts en commun que de points de désaccord et qui se tapaient dessus quand même. On ne pouvait malheureusement pas obliger les gens à effectuer une analyse de rendement. Il n’y avait rien à faire. À moins… à moins d’identifier un problème crucial qui amenait l’un des camps, ou les deux, à recourir à la violence, et de tenter d’y remédier.

Dans ce cas précis, il était clair que le problème crucial était le terraforming. Un sujet auquel Sax était étroitement associé. On pouvait considérer cela comme un inconvénient, dans la mesure où un médiateur se devait, dans l’idéal, d’être neutre, mais d’un autre côté, ses actes parlaient en faveur de l’effort de terraforming. S’il faisait un geste, il prendrait beaucoup plus de valeur venant de lui. Il fallait faire une concession aux Rouges, une véritable concession, dont la réalité multiplierait la valeur symbolique par un facteur exponentiel incalculable. La valeur symbolique : c’était un concept que Sax s’efforçait désespérément de maîtriser. Il avait des problèmes avec toutes sortes de mots, maintenant, et il avait souvent recours à l’étymologie pour tenter de les cerner. Il jeta un coup d’œil à son bloc-poignet : symbole, « ce qui représente autre chose », du latin symbolum, lui-même issu d’un mot grec signifiant « rapprocher ». Exactement. Cette notion de rapprochement lui était étrangère, c’était une notion émotionnelle, pour ainsi dire irréelle, et pourtant d’une importance vitale.

L’après-midi de la bataille de Sheffield, il appela Ann. La communication fut brève. Il tenta de lui parler et n’y arriva pas. Ne sachant que faire, il prit un patrouilleur et alla la chercher au bord de la cité ravagée. Il était désespérant de voir les dégâts que pouvaient faire quelques heures de combat. Des années de travail réduites en ruines fumantes. La fumée n’était pas composée de particules de matière calcinée mais plutôt de fines cendres volcaniques en suspension, que le jet-stream emportait vers l’est. Le câble se dressait au milieu de ce désastre, ligne noire de filaments de nanotubes carboniques.

Les Rouges ne donnaient plus signe de résistance. Il n’avait donc aucun moyen de localiser Ann. Elle ne répondait pas à ses appels. Alors Sax retourna au complexe de Pavonis Est, en proie à un vif sentiment de frustration.

Il la vit tout de suite quand elle entra dans le grand entrepôt. Elle venait vers lui, fendant la foule comme si elle voulait lui plonger un poignard dans le cœur. Il songea avec désespoir que leurs relations se résumaient à une longue succession d’entretiens désagréables. Tout récemment encore, ils s’étaient chamaillés à propos du tracé de la ligne qui partait de la gare de Libya. Il se souvenait qu’elle avait évoqué la suppression de la soletta. Ce serait une déclaration symbolique d’une grande force. Et l’idée qu’un élément calorifique majeur du terraforming puisse être aussi fragile l’avait toujours mis mal à l’aise.

Alors quand elle avait dit : « C’est donnant, donnant », il avait cru comprendre à quoi elle pensait et il avait suggéré de retirer les miroirs avant qu’elle ne lui en parle. Elle n’en était pas revenue. Il lui avait coupé l’herbe sous le pied, et du coup, sa terrible colère était un peu retombée, la laissant en proie à quelque chose de beaucoup plus profond – du chagrin, du désespoir, comment savoir ? Il est vrai que beaucoup de Rouges étaient morts ce jour-là, et tous leurs espoirs avec. « Je suis désolé pour Kasei », avait-il dit.

Elle avait feint de ne pas l’entendre et lui avait arraché la promesse de supprimer les miroirs spatiaux. Il avait calculé la perte de lumière résultante et s’était retenu d’accuser le coup. L’insolation diminuerait de près de vingt pour cent. C’était énorme. « Ça pourrait provoquer une nouvelle ère glaciaire », avait-il marmonné. « Tant mieux », avait-elle répondu.

Mais elle n’était pas satisfaite. Sa concession ne lui avait apporté, au mieux, qu’une maigre consolation ; il l’avait compris en la voyant quitter la pièce, les épaules raides. Il espérait que ses troupes seraient plus faciles à contenter. En tout cas, il fallait le faire. Ça pourrait mettre fin à une guerre civile. Évidemment, un grand nombre de plantes mourraient, surtout en altitude, et tout l’écosystème en serait affecté à un degré ou à un autre. Une nouvelle ère glaciaire, ça ne faisait pas un pli. À moins qu’ils ne réagissent très efficacement. Mais si ça permettait de mettre fin aux combats, ça valait encore le coup.

2

Il aurait été simple de couper le grand anneau de miroirs et de le laisser dériver dans l’espace, hors du plan de l’écliptique. Il en allait de même avec la soletta : il aurait suffi d’allumer quelques-uns des moteurs-fusées de guidage et elle serait partie en tournoyant dans le vide comme un soleil de feu d’artifice.

Mais ce serait un gâchis de silicate d’alumine usiné, et cette idée déplaisait à Sax. Il décida d’étudier le moyen d’utiliser la réflexivité des miroirs et leurs fusées de guidage pour les propulser ailleurs dans le système solaire. La soletta pourrait être positionnée en face de Vénus, et ses miroirs réalignés de façon à former un immense parasol, ombrageant la planète chaude et amorçant le processus de décongélation de l’atmosphère. Il en était question dans la littérature depuis longtemps, et quels que soient les projets que l’on puisse formuler pour la suite du terraforming de Vénus, c’était une étape obligée. Après, le miroir annulaire pourrait être placé dans l’orbite polaire correspondante autour de Vénus, la lumière réfléchie contribuant à maintenir le parasol/soletta en position malgré la poussée des radiations solaires. Ils retrouveraient ainsi tous les deux une utilité, et ce serait encore un geste symbolique, un geste qui voudrait dire : « Regardez là-haut, ce grand monde est terraformable, lui aussi. » Ce ne serait pas facile, mais c’était envisageable. Ça permettrait aussi d’alléger un peu la pression psychologique qui pesait sur Mars, « la seule autre Terre possible ». Ce n’était pas logique, mais c’était sans importance. L’histoire était bizarre, les gens n’étaient pas rationnels, et dans la logique symbolique, particulière, du système limbique, ce serait un signe adressé à la Terre, un présage, un semis de graines psychiques, un rapprochement. Regardez ! Allez-y ! Et laissez Mars tranquille.

Alors il en parla aux astrophysiciens de Da Vinci, qui contrôlaient effectivement les miroirs. Les rats de labo, ou les saxaclones, comme on les appelait derrière leur dos et le sien (il l’entendait quand même). De jeunes chercheurs sérieux, nés sur Mars, dotés de tempéraments aussi divers et variés que tous les étudiants et tous les savants de n’importe quel laboratoire, en tout temps et en tout lieu. Mais les gens n’étaient pas à ça près. Ils travaillaient avec lui, c’étaient donc des saxaclones. Il était en quelque sorte devenu l’archétype du savant martien moderne : un rat de labo au poil blanc, un savant fou en chair et en os, dans son château-cratère plein d’Igors dingues, aux yeux fous mais aux manières circonspectes, comme de petits Mr Spock, les hommes aussi osseux et maladroits que des albatros au sol, les femmes drapées dans leur absence de couleur protectrice, leur chaste passion pour la science. Sax les aimait beaucoup. Il aimait leur dévotion à la recherche, elle avait un sens pour lui. Il comprenait leur avidité de comprendre, de mettre le monde en équations. C’était un désir sensé. En fait, il se disait souvent que tout irait mieux dans le monde s’il n’y avait que des savants. « Mais non, les gens aiment la notion d’univers plat parce qu’ils ont du mal à envisager un espace à courbure négative. » Allons, pas forcément. En tout cas, les jeunes indigènes de Da Vinci formaient un groupe puissant. L’underground s’appuyait beaucoup sur eux pour sa technologie, et comme Spencer s’y impliquait à fond, leur productivité était stupéfiante. Ils avaient mis la révolution au point, pour dire les choses telles qu’elles étaient, et ils contrôlaient maintenant de facto l’espace orbital martien.

C’est pourquoi la majorité d’entre eux manifestèrent leur mécontentement, ou du moins leur étonnement, quand Sax leur parla au cours d’une visioconférence de supprimer la soletta et le miroir annulaire. Il vit leur expression grimaçante. Ce n’est pas logique, capitaine. Mais la guerre civile n’était pas logique non plus. Et tout valait mieux que ça.

— Les gens risquent de râler, non ? objecta Aonia. Les Verts ?

— C’est sûr, acquiesça Sax. Mais nous vivons actuellement dans l’anarchie. Le groupe de Pavonis Est est peut-être une sorte de proto-gouvernement. C’est nous, à Da Vinci, qui contrôlons l’espace martien. Et ils peuvent toujours protester, si ça permet d’éviter la guerre civile…

Il leur exposa de son mieux l’aspect technique du problème. Ils se laissèrent absorber par les moyens de le résoudre et oublièrent rapidement le caractère choquant de l’idée. À vrai dire, en leur soumettant ce défi, il leur donnait un bel os à ronger. Ils s’attaquèrent si bien à la question que, quelques jours plus tard, ils en étaient aux détails de procédure concernant les instructions à donner aux IA, comme d’habitude. C’en était arrivé au point où, lorsqu’on avait une idée claire de ce qu’on voulait faire, il suffisait de dire aux IA : « Faites ci et ça, s’il vous plaît » – envoyez la soletta et le miroir annulaire en orbite autour de Vénus, et ajustez les pales de la soletta pour en faire un parasol qui abrite la planète des rayons du soleil –, ils calculaient les trajectoires, la mise à feu des moteurs-fusées, les angles à donner aux miroirs, et le tour était joué.

Les gens avaient peut-être acquis un pouvoir excessif. Michel parlait toujours de leurs nouveaux pouvoirs divins, et Hiroko, par ses actes, leur avait montré qu’on ne devait pas fixer de limite à ses applications, quitte à mépriser toute tradition. Sax lui-même avait un sain respect des traditions ; c’était une sorte de comportement de survie par défaut. Mais les technos de Da Vinci ne se souciaient pas plus de morale qu’Hiroko. Ils étaient dans une période de l’histoire où tout leur était ouvert, ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Alors ils le firent.


Puis Sax alla trouver Michel.

— Je me fais du souci pour Ann.

Ils étaient dans un coin du vaste entrepôt de Pavonis Est où les mouvements et les clameurs de la foule leur assuraient une sorte d’intimité. Pourtant, après un coup d’œil alentour, Michel dit :

— Allons faire un tour.

Ils s’équipèrent et sortirent. Pavonis Est était un labyrinthe de tentes, hangars, ateliers, pistes, parkings, pipelines, réservoirs et silos. De dépotoirs, aussi, leurs détritus mécaniques éparpillés comme autant d’ejecta volcaniques. À travers ce capharnaüm, Michel mena Sax vers l’ouest, et ils arrivèrent rapidement au bord de la caldeira. Là, le désordre humain se retrouvait placé dans un contexte nouveau, plus vaste, et au terme de ce changement logarithmique, l’assemblage pharaonique d’artefacts faisait soudain figure de bouillon de culture.

Tout au bord du cratère, le basalte noirâtre, tacheté, était lézardé et plusieurs paliers concentriques s’étaient formés en contrebas les uns des autres. Une volée de marches permettait d’y accéder et le plus bas était muni d’une balustrade. Michel conduisit Sax vers la terrasse inférieure d’où on pouvait plonger le regard cinq kilomètres plus bas, mais le vaste diamètre de la caldeira la faisait paraître moins profonde. Loin au fond se dressait tout un pays rond. Sax songea à la petitesse de la caldeira par rapport à la masse énorme du volcan, et il lui sembla que Pavonis se cabrait sous ses pieds tel un continent conique dressé au-dessus de l’atmosphère de la planète et montant à l’assaut de l’espace. Le ciel violet à l’horizon était noirâtre au-dessus de leur tête, et le soleil, pareil à une pièce d’or à l’ouest, projetait des ombres obliques d’une parfaite netteté. Les poussières soulevées par les explosions étaient retombées, tout avait retrouvé sa clarté télescopique normale. La roche, le ciel et rien d’autre – que la rangée de constructions juchées sur la lèvre du cratère. La pierre, le ciel et le soleil. La Mars d’Ann. Hormis les bâtiments. Et sur Ascraeus, sur Arsia, sur Elysium et même sur Olympus, il n’y avait pas de bâtiments.

— Il serait facile de déclarer que tout ce qui se trouve au-dessus du kilomètre huit est zone naturelle, dit Sax. Et doit être préservé dans son état primitif.

— Et les bactéries ? objecta Michel. Les lichens ?

— Bah, sans doute. Mais est-ce que ça a de l’importance ?

— Ça en a pour Ann.

— Mais pourquoi, Michel ? Pourquoi est-elle comme ça ?

Michel haussa les épaules.

Au bout d’un long moment, il reprit :

— C’est sûrement plus complexe que ça, mais je pense que ça tient du refus de la vie. Elle s’est tournée vers la pierre comme si c’était une chose fiable. Elle a été martyrisée dans son enfance, tu le savais ?

Sax secoua la tête. Il essaya d’imaginer ce que ça pouvait vouloir dire.

— Son père est mort et sa mère s’est remariée quand elle avait huit ans, reprit Michel. Son beau-père lui a fait subir des sévices dès qu’il a mis les pieds chez elle. Quand elle a eu seize ans, elle est allée vivre chez la sœur de sa mère. Je lui ai demandé en quoi consistaient ces mauvais traitements, mais elle m’a répondu qu’elle n’avait pas envie d’en parler. Le viol, c’est le viol, disait-elle. Elle prétendait avoir presque tout oublié, de toute façon.

— Ça, je la crois.

Michel agita une main gantée.

— On en garde toujours plus de souvenirs qu’on ne pense. Plus qu’on ne voudrait, parfois.

Ils regardèrent un moment le fond de la caldeira.

— C’est difficile à croire, fit enfin Sax.

— Écoute, il y avait cinquante femmes parmi les Cent Premiers, répondit Michel d’un ton morne. Il y a des chances pour que plus d’une d’entre elles ait été violentée au cours de son existence. Pas loin de dix ou quinze, si on en croit les statistiques. Violées, frappées, maltraitées… c’est comme ça.

— C’est difficile à croire.

— Oui.

Sax se rappelait avoir flanqué à Phyllis un coup dans la mâchoire qui l’avait mise knock-out, et en avoir éprouvé une certaine satisfaction. Il devait le faire ; telle était du moins son impression sur le moment.

— Chacun a ses raisons. Ou croit en avoir, reprit Michel, et il tenta, selon sa bonne habitude, de tirer quelque chose de positif de ce qui était le mal à l’état pur. À la base de toute culture, il y a une réponse névrotique aux premières blessures psychiques de l’être humain. Avant la naissance et au tout début de la vie, l’individu connaît un bonheur océanique narcissique : il est l’univers. Puis, plus tard, à la fin de la petite enfance, il découvre qu’il est un être distinct de sa propre mère et de tout le monde. C’est un choc dont on ne se remet jamais complètement. Il peut se rabattre sur plusieurs stratégies névrotiques pour régler le problème. D’abord, se refondre dans la mère. Puis nier la mère, et transférer son idéal d’ego sur le père. Cette stratégie dure souvent jusqu’à la fin. C’est pourquoi, dans cette culture, les gens adorent leur roi, Dieu le père et ainsi de suite. L’ego idéal peut aussi se déplacer à nouveau vers des idées abstraites, ou la fraternité humaine. Il y a des tas de complexes dûment identifiés et qui ont fait l’objet de descriptions élaborées : les complexes de Dionysos, Persée, Apollon, Hercule. Tous sont névrotiques, dans la mesure où ils mènent à la misogynie, sauf le complexe de Dionysos.

— Encore un de tes carrés sémiotiques ? demanda Sax, un peu inquiet.

— Oui. Les complexes d’Apollon et d’Hercule décrivent assez bien les sociétés industrielles terrestres. Le complexe de Persée, les cultures primitives, avec de forts prolongements jusqu’à nos jours, évidemment. Trois organisations patriarcales. Elles déniaient l’aspect maternel, lié, dans le patriarcat, au corps et à la nature. Le féminin était l’instinct, le corps, la nature, alors que le principe masculin était la raison, l’esprit, la loi. Et c’est la loi qui gouvernait.

Sax, fasciné par tous ces rapprochements, ne put que dire :

— Et sur Mars ?

— Eh bien, sur Mars, il se peut que l’ego idéal retourne vers le maternel. Vers le dionysien, ou vers une sorte de réintégration post-œdipienne avec la nature que nous sommes encore en train d’inventer. Un nouveau complexe qui ne serait pas aussi susceptible de surinvestissement névrotique.

Sax secoua la tête. C’était stupéfiant de voir quel degré de complexité, d’élaboration, pouvait atteindre une pseudo-science. Une compensation technique, peut-être ; une tentative désespérée pour ressembler davantage à la physique. Mais ils ne comprenaient pas que la physique, malgré sa complexité notoire, faisait toujours des efforts méritoires pour se simplifier.

Michel, en attendant, poursuivait son raisonnement. Le capitalisme était en corrélation avec le patriarcat, disait-il. C’était un système hiérarchique dans lequel la plupart des hommes étaient économiquement exploités, traités comme des animaux, empoisonnés, trahis, bousculés, massacrés. Et, même dans les circonstances les plus favorables, constamment menacés d’être jetés par-dessus bord, fichus dehors, réduits à la misère, incapables de nourrir leurs proches, affamés, humiliés. Certains prisonniers de ce déplorable système passaient la colère que leur inspirait leur sort sur le premier venu, même si c’était un être cher, la personne la plus susceptible de leur apporter du réconfort. C’était illogique et même stupide. Brutal et stupide, oui. Michel haussa les épaules. Il n’aimait pas la conclusion à laquelle l’avait mené cet enchaînement logique. Celle de Sax était que les actes des hommes prouvaient souvent, hélas, leur stupidité. Le système limbique se tortillait parfois dans certains esprits, poursuivait Michel, tentant de redresser la barre, de fournir une explication positive. L’adrénaline et la testostérone amenaient toujours une réponse de type combat ou fuite. Dans certaines situations désespérées, un circuit de satisfaction s’établissait dans l’axe encaisser/rendre les coups, et les hommes concernés devenaient insensibles non seulement à l’amour de leur prochain, mais aussi à leur intérêt personnel. Autant dire qu’ils étaient malades.

Sax se sentait lui-même un peu malade. En un quart d’heure à peine, Michel avait fait plusieurs fois le tour du mal inhérent à la nature humaine, et les hommes de la Terre avaient encore bien des comptes à rendre. Sur Mars, ils étaient différents. Il y avait pourtant des tortionnaires à Kasei Vallis, il était bien placé pour le savoir. Mais c’étaient des colons venus de la Terre. Malade. Oui, il se sentait malade. Les jeunes indigènes n’étaient pas comme ça, hein ? Un Martien qui tapait sur une femme ou molestait un enfant serait frappé d’ostracisme, écorché vif, peut-être même lynché, il perdrait sa maison, il serait exilé dans les astéroïdes et on ne le laisserait jamais revenir, n’est-ce pas ?

C’était une voie à explorer.

Puis ses pensées revinrent à Ann. À sa façon d’être. À sa dureté. À son obsession pour la science, les pierres. Une sorte de réponse apollinienne, peut-être. Se concentrer sur l’abstrait pour nier son corps, avec toutes ses souffrances. Peut-être.

— Qu’est-ce qui pourrait l’aider, à ton avis ? reprit Sax.

Michel haussa encore une fois les épaules.

— Je me suis posé la question pendant des années. Je pense que Mars l’a aidée. Je pense que Simon et Peter l’ont aidée. Mais ils ont toujours dû garder une certaine distance. Ils n’ont pas changé ce refus fondamental qui est en elle.

— Mais elle… elle aime tout ça, fit Sax en englobant la caldeira dans un grand geste. Elle l’aime vraiment. Elle n’est pas que négation, reprit-il en réfléchissant à l’analyse de Michel. Il y a du « oui » en elle aussi. Un amour de Mars.

— Tu ne trouves pas qu’aimer les pierres et pas les gens est une sorte de… déséquilibre ? De décalage ? Ann est une tête, tu sais…

— Je sais.

— Et elle a beaucoup fait. Mais elle n’a pas l’air satisfaite.

— Elle n’aime pas ce qui est en train d’arriver à son monde.

— Non. Mais est-ce que c’est vraiment ce qui lui déplaît ? Ou qui lui déplaît le plus ? Je n’en suis pas si sûr. Ça me paraît décalé, encore une fois. Un mélange d’amour et de haine.

Sax secoua la tête, sidéré. Comment Michel pouvait-il prendre la psychologie pour une sorte de science quand elle consistait, la plupart du temps, à opérer des rapprochements ? À voir l’esprit comme une machine à vapeur, l’analogie mécanique qui s’imposait lors de la naissance de la psychologie moderne. Les gens s’étaient toujours ingéniés à comparer l’esprit à autre chose : Descartes à une horloge, les premiers victoriens aux bouleversements géologiques, l’homme du XXe siècle à l’ordinateur ou à un hologramme, celui du XXIe siècle aux IA… et les freudiens orthodoxes à la machine à vapeur. La phase de chauffage, la montée en pression, le transfert de pression, la libération, tout cela transféré dans le refoulement, la sublimation, le retour du refoulé. Sax trouvait insensé qu’on puisse prendre la machine à vapeur comme modèle de l’esprit humain. L’esprit était plutôt… à quoi aurait-on bien pu comparer l’esprit humain ? À une écologie, à un fellfield ou à une jungle, peuplée par toutes sortes de bêtes étranges. Ou à un univers, plein d’étoiles, de quasars et de trous noirs. Bon, c’était peut-être un peu grandiose. En fait, c’était plutôt un ensemble complexe de synapses et d’axones, de jaillissements d’énergie chimique, comme un orage dans l’atmosphère. Une tempête dans le ciel. Le temps, voilà : les perturbations, les orages psychologiques, les zones de haute et de basse pression, les tourbillons – les jet-streams des désirs biologiques, puissants, changeants, tournant sans cesse… la vie dans le vent. Enfin… une sorte de conglomérat hasardeux. En réalité, on ne comprenait pas grand-chose à l’esprit.

— À quoi penses-tu ? lui demanda Michel.

— Il y a des moments où je me fais du souci, admit Sax. Je m’interroge sur les fondements théoriques de tes diagnostics.

— Ils sont très bien étayés empiriquement. Ils sont très précis, très exacts.

— À la fois précis et exacts ?

— Bah, c’est la même chose, non ?

— Non. En termes de mesure, la précision indique à combien on est de la valeur absolue. La précision, c’est la taille de la fenêtre de mesure. Si l’incertitude est de plus cent ou moins cinquante et que la valeur absolue est de cent un, ce n’est pas très précis, mais c’est tout à fait exact. Il arrive souvent, bien sûr, qu’on ne puisse pas déterminer vraiment la valeur absolue.

Une curieuse expression envahit le visage de Michel.

— Tu es un homme exact, Sax.

— Ce ne sont que des statistiques, répliqua Sax, sur la défensive. La langue permet parfois de dire les choses avec précision.

— Et exactitude.

— Parfois.

Ils scrutèrent du regard le pays de la caldeira.

— Je voudrais l’aider, reprit Sax.

Michel hocha la tête.

— Tu l’as déjà dit. Je t’ai répondu que je n’avais pas la réponse. Pour elle, tu es le terraforming. Pour que tu sois en mesure de l’aider, il faudrait que le terraforming l’aide. Tu ne vois pas comment le terraforming pourrait faire quelque chose pour elle ?

Sax réfléchit un moment.

— Il pourrait lui permettre de sortir. De se promener dehors sans casque, et même sans masque.

— Tu crois que c’est ce qu’elle veut ?

— Je pense que tout le monde en a envie, à un niveau ou à un autre. Au niveau du cervelet. L’animal qui est en nous, tu sais. Ça paraît normal.

— Je ne sais pas si Ann est très en phase avec ses sentiments animaux.

Sax rumina un instant. Tout à coup, le paysage s’obscurcit.

Ils levèrent les yeux. Le soleil était un disque noir entouré d’une faible lueur, peut-être la couronne solaire. Tout autour, des étoiles brillaient.

Soudain, un croissant de feu les obligea à détourner le regard. C’était la couronne. Ce qu’ils venaient de voir était probablement l’exosphère illuminée.

Le paysage plongé dans l’obscurité s’éclaira à nouveau. L’éclipsé artificielle avait pris fin. Mais le soleil était nettement plus petit que quelques instants auparavant. Le vieux bouton de bronze du ciel martien ! On aurait dit un ami revenu les voir. Le monde était plus sombre, toutes les couleurs de la caldeira avaient pris un ton plus soutenu, comme si des nuages invisibles avaient masqué le soleil. Une vision très familière, en fait – la lumière naturelle de Mars retrouvée après vingt-huit ans.

— J’espère qu’Ann a vu ça, fit Sax.

Il éprouva une soudaine sensation de froid, tout en sachant fort bien que la température de l’air n’avait pas eu le temps de baisser. Et puis, il portait un scaphandre. Mais il ferait plus froid. Il songea avec tristesse aux fellfields disséminés sur toute la planète, à quatre ou cinq kilomètres d’altitude, et plus bas, aux latitudes moyennes et supérieures. À la limite du possible, tout un écosystème avait désormais commencé à mourir. Une perte d’ensoleillement de vingt pour cent : c’était pire que n’importe quelle ère glaciaire terrestre ; ça ressemblait plus à l’obscurité consécutive aux grands événements qui avaient éteint toute vie sur Terre : les événements de la fin du Crétacé, de l’Ordovicien et du Dévonien, ou pire, la catastrophe du Permien, à l’issue de laquelle près de quatre-vingt-quinze pour cent des espèces vivantes de l’époque – il y a de cela deux cent cinquante millions d’années – avaient péri. Une rupture d’équilibre, et très peu d’espèces survivaient. Celles qui en réchappaient étaient très fortes. Ou bien elles avaient eu de la chance.

— Je doute que ça lui suffise, nota Michel.

Sur ce point, Sax était prêt à le suivre. Mais pour l’instant, il avait une autre idée en tête : il pensait au meilleur moyen de compenser la perte de lumière due à la disparition de la soletta afin de limiter les dégâts occasionnés aux biomes. Si les choses se passaient comme il l’espérait, Ann avait intérêt à s’habituer à ces fellfields.


C’était Ls 123, le milieu de l’été dans l’hémisphère Nord et de l’hiver dans le Sud. On approchait de l’aphélie qui, doublée de l’altitude supérieure, faisait que l’hiver était beaucoup plus froid au Sud qu’au Nord. La température tombait régulièrement à 230 degrés kelvin, c’est-à-dire à peu près au même niveau qu’à leur arrivée sur la planète. Maintenant que la soletta et le miroir annulaire avaient disparu, le thermomètre descendait encore. Pas de doute : il allait faire un froid record dans les highlands du Sud.

D’un autre côté, il était déjà tombé pas mal de neige au Sud, et Sax était très impressionné par la capacité qu’avait la neige de protéger les êtres vivants du froid et du vent. L’environnement demeurait relativement stable sous la neige. Il se pouvait que les plantes couvertes de neige, déjà blindées par le durcissement hivernal, souffrent moins qu’il le craignait de la baisse de luminosité, et donc de la température au niveau du sol. C’était difficile à dire. Il serait bien allé sur le terrain, s’en assurer par lui-même. Évidemment, il faudrait des mois, voire des années, avant que la différence soit quantifiable. Sauf peut-être au niveau du climat proprement dit. Et pour observer le climat, il suffisait de suivre les données météorologiques, ce qu’il faisait déjà. Il passait des heures devant des images satellites, des cartes isobariques du temps, à l’affût du moindre signe. Comme bien des gens, à commencer par les météorologues. C’était une diversion utile quand on venait lui reprocher d’avoir supprimé les miroirs, ce qui était arrivé si souvent pendant la semaine suivant l’événement qu’il en avait par-dessus la tête.

L’ennui, c’est que le temps sur Mars était tellement changeant qu’il était difficile de dire si la suppression des grands miroirs l’affectait ou non. Triste aveu de leur piètre compréhension de l’atmosphère, se disait Sax. Mais c’était comme ça. Le climat martien était un système violent, semi-chaotique, qui ressemblait à celui de la Terre par certains côtés, ce qui n’avait rien d’étonnant : c’était toujours une question de circulation d’air et d’eau autour d’une sphère tournant sur elle-même, et les forces de Coriolis étaient les mêmes partout, de sorte qu’ici, comme sur Terre, il y avait des vents d’est tropicaux, des vents d’ouest tempérés, des vents d’est polaires, des points d’ancrage du jet-stream et ainsi de suite. Mais c’était à peu près tout ce qu’on pouvait dire avec certitude du climat sur Mars. À part qu’il faisait plus froid et plus sec au Sud qu’au Nord. Qu’il y avait des endroits où il ne tombait jamais une goutte de pluie, sous le vent des hauts volcans ou des chaînes de montagnes. Qu’il faisait plus chaud à l’équateur et plus froid aux pôles. Mais ce genre d’observations évidentes était tout ce qu’on pouvait affirmer sans craindre de se tromper, en dehors de quelques schémas locaux, d’ailleurs généralement sujets à de grandes variations. C’était plus une question d’analyse statistique que d’expérience. Or ils n’avaient que cinquante-deux années martiennes de recul, pendant lesquelles l’atmosphère s’était considérablement densifiée, l’eau avait été pompée à la surface et beaucoup d’autres choses avaient changé, de sorte qu’il était assez difficile de définir des conditions normales ou moyennes.

En attendant, Sax avait du mal à se concentrer sur Pavonis Est. Les gens venaient le trouver sans cesse pour se plaindre de la disparition des miroirs, et la situation politique était d’une instabilité digne du climat martien. Une chose était claire, en tout cas : la suppression des miroirs n’avait pas suffi à amadouer tous les Rouges. Il ne se passait pas une journée qu’ils ne sabotent un projet de terraforming ou un autre, et la défense de ces projets donnait parfois lieu à de violents combats. Les infos de la Terre, que Sax se forçait à regarder une heure par jour, faisaient apparaître que certains groupes tentaient de régir la situation comme avant l’inondation, malgré l’opposition farouche d’autres groupes qui voulaient y voir un point de rupture dans l’histoire et tentaient de l’utiliser – à l’instar des révolutionnaires martiens – comme tremplin vers un ordre nouveau. Mais les métanationales n’étaient pas du genre à renoncer facilement et, sur Terre, elles menaient une guerre de tranchée, l’ordre de bataille du jour. Elles avaient la mainmise sur de vastes ressources, et ce n’était pas une misérable élévation de sept mètres du niveau de la mer qui allait leur faire quitter le devant de la scène.

Sax éteignit son écran après avoir passé une heure très déprimante, et rejoignit Michel dans son patrouilleur pour dîner.

— Il n’y a pas de nouveaux départs. Ça n’existe pas, dit-il en mettant de l’eau à bouillir.

— Même le Big Bang ? avança Michel.

— Si j’ai bien compris, d’après certaines théories, la… l’agrégation de l’univers primitif aurait été provoquée par l’agrégation primitive de l’univers précédent qui se serait effondré lors d’un Big Crunch.

— Pour moi, il y avait de quoi gommer toutes les irrégularités, non ?

— Les singularités sont étranges… hors de leur horizon événementiel, l’effet quantique permet l’apparition de certaines particules. Puis la dilatation cosmique, en propulsant ces particules vers l’extérieur, aurait causé de petits agrégats qui auraient grossi. (Sax se renfrogna. Voilà qu’il parlait comme les théoriciens du groupe de Da Vinci.) Mais je pensais à l’inondation, sur Terre. Qui n’est pas une altération aussi complète des conditions qu’une singularité, loin de là. En fait, il doit y avoir des gens là-bas qui ne veulent pas du tout y voir une rupture.

— Exact, fit Michel en riant, il n’aurait su dire pourquoi. Nous devrions aller voir sur place de quoi il retourne, tu ne crois pas ?

Alors qu’ils finissaient leurs spaghettis, Sax dit :

— J’ai envie d’aller sur le terrain. Je voudrais savoir si la disparition des miroirs a des effets visibles.

— Tu en as déjà vu un quand nous étions au bord du cratère : la baisse de luminosité, répondit Michel avec un haussement d’épaules.

— Certes, mais ça ne fait qu’accroître ma curiosité.

— Eh bien, nous garderons le fort pendant ton absence.

Comme si on devait physiquement occuper un espace donné pour être présent.

— Le cervelet ne renonce jamais, nota Sax.

Michel eut un grand sourire.

— C’est pour ça que tu veux y aller en personne.

Sax fronça le sourcil.

Avant de partir, il appela Ann.

— Je pars en expédition pour… pour Tharsis Sud pour-pour-pour examiner la limite supérieure de l’aréobiosphère. Tu veux venir avec moi ?

Elle hésita, prise de court. Sa tête oscilla d’avant en arrière pendant qu’elle réfléchissait à la proposition – la réponse du cervelet, six ou sept secondes avant sa réponse verbale consciente.

— Non.

Puis elle coupa la communication, l’air un peu effrayée.

Sax haussa les épaules, mal à l’aise. Il comprit que s’il voulait aller sur le terrain, c’était en partie parce qu’il espérait y emmener Ann, lui montrer lui-même les premiers biomes rocheux des fellfields. Lui faire voir comme ils étaient beaux. Lui parler. Quelque chose comme ça. L’idée de ce qu’il lui dirait s’il réussissait à l’emmener là-bas était pour le moins brumeuse. Juste lui montrer. Qu’elle voie.

Bah, on ne pouvait pas forcer les gens à voir les choses.

Il alla dire au revoir à Michel, dont tout le travail consistait à faire voir les choses aux gens. C’était sans doute l’origine de sa frustration quand il lui parlait d’Ann. Il y avait maintenant plus d’un siècle qu’il la suivait et elle n’avait pas changé. C’est tout juste si elle lui avait parlé d’elle. Sax ne pouvait s’empêcher d’avoir un petit sourire en y pensant. C’était on ne peut plus vexant pour Michel, qui aimait manifestement Ann. Comme tous ses vieux amis et patients, Sax compris. En ce qui concernait Michel, c’était un cas de conscience professionnelle. Il se devait de tomber amoureux de tous les objets de son « étude scientifique ». Tous les astronomes aimaient les étoiles. Enfin, qui sait…

Sax tendit la main, prit Michel par le gras du bras, et ce geste qui lui ressemblait bien peu, ce « changement de pensée », arracha un sourire de contentement à Michel. De l’amour, eh oui. Et d’autant plus que les cobayes étaient des femmes connues depuis des années, étudiées avec l’avidité de la recherche pure – ça, ça devait être un sacré sentiment. Et quelle intimité, qu’elles acceptent ou non de coopérer à ses travaux scientifiques ! En fait, il se pouvait qu’elles lui paraissent encore plus ensorcelantes si elles refusaient de coopérer, de satisfaire sa curiosité. Après tout, si Michel voulait qu’on réponde à ses questions, qu’on y réponde de long en large même quand il ne demandait rien, il avait toujours Maya, Maya la trop humaine, qui l’avait mené en une pénible course d’obstacles à travers le système limbique, allant jusqu’à lui lancer des choses, à en croire Spencer. Après ce genre de symbolisme, le silence d’Ann pouvait se révéler très attachant.

— Prends bien soin de toi, fit Michel, le savant heureux, face à l’un de ses sujets d’étude.

Un sujet aimé comme un frère.

3

Sax prit un patrouilleur individuel et descendit le tablier abrupt, dénudé, de Pavonis Mons, puis franchit la passe entre Pavonis et Arsia Mons. Il contourna le vaste cône d’Arsia Mons par la face est, aride, traversa le flanc sud d’Arsia, la bosse de Tharsis, et se retrouva enfin dans les highlands disloquées de Daedalia Planitia. Cette plaine avait été un bassin d’impact géant, maintenant presque entièrement effacé par le soulèvement de Tharsis puis par les coulées de lave d’Arsia Mons et les vents inlassables, si bien qu’il ne subsistait que dans les observations et les déductions des aréologistes, et que l’imperceptible réseau radial d’ejecta était visible sur les cartes mais illisible sur place.

À première vue, le paysage était celui de toutes les highlands du Sud : un sol accidenté, crevassé, ravagé, criblé de cratères. Un paysage rocheux hostile. Les vieilles coulées de lave apparaissaient sous la forme de lobes de roche sombre, lisse, pareils à une houle qui montait et descendait. Le vent y avait creusé des sillons tantôt clairs, tantôt foncés, trahissant la présence de poussières d’une masse et d’une consistance variées : de longs triangles clairs sur les flancs sud-est des cratères et des rochers, des chevrons noirs sur les versants nord-ouest et des taches sombres dans les nombreux cratères sans lèvres. La prochaine tempête de sable redessinerait tous ces schémas.

Sax se glissait dans le creux des vagues de pierre avec l’exaltation du surfeur, descendre, descendre, remonter, descendre, descendre, remonter, tout en déchiffrant les peintures de sable qui étaient autant de cartes des vents. Plutôt qu’un patrouilleur camouflé en rocher, avec son habitacle bas, sombre, et qui avançait furtivement, comme un cafard, d’une cachette à l’autre, il avait préféré prendre un gros véhicule d’aréologiste à la cabine supérieure entièrement vitrée. Il éprouvait un immense plaisir à déambuler dans le grand jour diaphane, monter, descendre, remonter, redescendre sur la plaine sculptée par le sable, aux horizons étrangement lointains pour Mars. Pourquoi se serait-il caché ? Personne ne le pourchassait. Il était un homme libre sur une planète libre, il pouvait aller à sa guise. Il aurait pu faire le tour du monde avec son véhicule.

Il lui fallut près de deux jours pour mesurer l’impact de ce sentiment. Même alors, il ne fut pas sûr de le comprendre tout à fait. C’était une étrange sensation de légèreté qui lui retroussait souvent les commissures des lèvres en de petits sourires que rien ne justifiait. Il n’avait pas eu conscience jusque-là d’être particulièrement opprimé, mais il lui semblait l’avoir toujours été. Depuis 2061, peut-être, ou même avant. Soixante-six années de peur, ignorée, oubliée, mais toujours là, une sorte de crispation, une petite angoisse tapie au creux des choses.

— Yo-ho-ho ! Soixante-six bouteilles de peur sur le mur, soixante-six bouteilles de peur ! Prends-en une, fais-la passer à la ronde, yo-ho-ho ! Soixante-cinq bouteilles de peur sur le mur !

Fini, tout ça. Il était libre, dans un monde libre. Un peu plus tôt, ce jour-là, il avait vu, dans des interstices de la roche, les premières neiges briller d’un éclat liquide que la poussière n’altérerait jamais. Puis des lichens. Il s’enfonça dans l’atmosphère. Se demandant pourquoi ne pas poursuivre dans cette voie, à baguenauder librement dans ce monde qui était son laboratoire, et tous les autres avec lui, libres eux aussi !

C’était une sacrée sensation.

Ils pouvaient toujours discourir, sur Pavonis – et ailleurs –, et ils ne s’en priveraient sûrement pas. C’étaient des gens extraordinairement chicaniers. Était-ce un problème sociologique ? Difficile à dire. En tout cas, ils devaient coopérer malgré leurs prises de bec, même sur la base d’une conjonction d’intérêts temporaire. Tout était temporaire, aujourd’hui. Tant de traditions avaient disparu, les plongeant dans ce que John appelait l’obligation de création. Et la création était difficile. Tout le monde n’était pas aussi doué pour créer que pour râler.

D’un autre côté, ils avaient certaines possibilités maintenant, en tant que groupe, en tant que… civilisation. La masse de connaissances scientifiques accumulées devenait vraiment importante et leur fournissait un arsenal de pouvoirs difficiles à appréhender, même dans les grandes lignes, par un seul individu. Or, bien ou mal compris, ça restait des pouvoirs. Des pouvoirs divins, comme disait Michel, même s’il n’était pas nécessaire d’exagérer ou d’y mêler un but. C’étaient des pouvoirs dans le monde matériel, réels bien que limités par la réalité. Ce qui ne devrait pas les empêcher – tel était du moins le sentiment de Sax – de favoriser, si on en faisait bon usage, l’émergence d’une civilisation humaine acceptable, en fin de compte, après des siècles d’efforts. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas viser le plus haut possible ? Ils pouvaient répondre aux besoins de tous équitablement, guérir les maladies, retarder le vieillissement de façon à vivre mille ans. Ils pouvaient expliquer l’univers de la constante de Planck à la distance cosmique, du Big Bang à l’eschaton – tout cela leur était possible, c’était techniquement réalisable. Et quant à ceux qui pensaient que l’humanité avait besoin de l’aiguillon de la souffrance pour parvenir à la grandeur, eh bien, ils pouvaient toujours se replonger dans les tragédies dont Sax était sûr qu’elles étaient immortelles, et qui brassaient des notions comme l’amour perdu, l’amitié trahie, la mort, les mauvais résultats de laboratoire. En attendant, les autres s’acharnaient à bâtir une civilisation décente. C’était possible ! C’était stupéfiant, vraiment. Ils étaient arrivés à ce moment de l’histoire où on pouvait réellement dire que c’était possible. On avait peine à le croire, en fait. Sax restait dubitatif. En physique, quand on se trouvait confronté à une situation un tant soit peu extraordinaire ou unique, le doute surgissait aussitôt. Les probabilités étaient contre, il s’agissait d’un artefact ou d’une erreur de perspective, on devait toujours garder à l’esprit que les choses étaient plus ou moins constantes et qu’on vivait une époque moyenne – le fameux principe de médiocrité. Sax ne l’avait jamais trouvé très séduisant. Peut-être cela signifiait-il simplement que la justice était toujours accessible. En tout cas, c’était un moment extraordinaire, à portée de la main, juste derrière ses quatre vitres, brillant sous la caresse du soleil naturel. Mars et ses humains, libres et puissants.

Trop à la fois. S’évanouissant de ses pensées pour y resurgir. Alors, surpris et joyeux, il s’exclamait : « Ha ! Ha ! » Le goût de la soupe à la tomate et du pain : « Ha ! » Le violet poussiéreux du ciel au crépuscule : « Ha ! » Les reflets des instruments de bord dans les vitres noires : « Ha ! Ha ! Ha ! Oh, mon Dieu ! » Il était libre d’aller où il voulait. Libre d’agir à sa guise. Il le répéta tout haut à l’écran assombri de son IA : « Nous sommes libres d’agir à notre guise ! » C’était presque terrifiant. Vertigineux. Ka, comme auraient dit les yonsei. Ka, qui était censé être le nom de Mars pour le petit peuple rouge, du japonais ka, qui signifiait feu. On retrouvait ce mot dans plusieurs langues primitives, comme le proto-indo-européen ; enfin, c’est ce que disaient les linguistes.

Il se coula doucement dans le grand lit pratiqué à l’arrière de la cabine et, la tête sur l’oreiller, bercé par le bourdonnement du chauffage électrique, il contempla les étoiles en ronronnant sous l’épaisse couverture qui gardait si bien la chaleur du corps.


Le lendemain matin, un système de hautes pressions arriva du nord-ouest et la température atteignit 262 degrés kelvin. Il était à cinq kilomètres au-dessus du niveau moyen, et la pression extérieure était de 230 millibars. Pas encore assez pour respirer à l’air libre ; alors il enfila une combinaison chauffante, glissa une petite bouteille d’air comprimé sur ses épaules, plaça le masque sur son nez et sa bouche et mit des lunettes.

En dépit de cet attirail, lorsqu’il franchit la porte extérieure du sas et prit pied sur le sable de la surface, le froid intense le fit renifler et pleurer au point de lui brouiller la vue. Le vent lui sifflait aux oreilles, malgré le capuchon de sa combinaison. Mais les éléments chauffants étaient efficaces, et son corps étant tenu au chaud, son visage s’habitua peu à peu à la froidure.

Il resserra les cordons de son capuchon et s’aventura sur le sol en prenant garde à marcher sur les pierres plates. Il y en avait partout. À chaque pas ou presque il s’accroupissait pour inspecter les fissures dans lesquelles étaient nichés des lichens et des spécimens très dispersés d’autres formes de vie : des mousses, de petites touffes de carex, des brins d’herbe. Le vent soufflait très fort. Des bourrasques particulièrement violentes le giflaient quatre ou cinq fois par minute, entrecoupées par un vent furieux. La région devait être très ventée, avec les énormes masses d’air qui dérivaient vers le sud en contournant la masse de Tharsis. Des cellules de haute pression déversaient sûrement beaucoup d’humidité au pied du volcan, à l’ouest. L’horizon, de ce côté, était d’ailleurs assombri par une mer plate de nuages culminant à deux ou trois mille mètres et qui se fondaient avec le sol à une soixantaine de kilomètres de distance.

La résille des fissures et des creux, sous ses pieds, accueillait parfois un peu de neige. Elle était tellement dure qu’il aurait pu sauter dessus sans y laisser de trace. Des plaques de verglas, partiellement fondue puis regelées. Une dalle craquelée crissa sous ses bottes. Il s’aperçut qu’elle faisait plusieurs centimètres d’épaisseur et recouvrait de la poudreuse, ou des grêlons. Il avait les doigts gelés, malgré ses gants chauffants.

Il se releva et erra au hasard sur la roche. Des mares de glace occupaient le fond de certains creux plus profonds. Vers la mi-journée, il s’assit auprès d’une de ces mares et mangea une barre au miel et aux céréales en soulevant son masque à air. Altitude : quatre ou cinq kilomètres au-dessus du niveau moyen. Pression : 267 millibars. Une situation anticyclonique, en effet. Le soleil était bas sur l’horizon, au nord, tache brillante entourée d’étain.

La glace de la mare était bulleuse, craquelée ou blanchie par le givre, avec de petites fenêtres claires par lesquelles il distinguait le fond noir. La rive était un croissant de gravier avec des plaques d’humus brun où des végétaux noirs, morts, formaient une banquette miniature : la ligne de hautes eaux, apparemment, une plage de terre sur la plage de gravier. Le tout ne faisait pas plus de quatre mètres de long sur un mètre de large. Le gravier fin était de couleur terre de Sienne, ombre brûlée ou… Il faudrait qu’il consulte un nuancier. Plus tard.

La banquette de terre était piquetée de brins d’herbe groupés en rosettes vert pâle. Çà et là, des brins plus longs formaient des touffes. La plupart étaient gris pâle, morts. Juste au bord de la mare poussaient par plaques des plantes grasses vert foncé, au bord rouge sombre. En se fondant dans le rouge, le vert donnait une couleur à laquelle il n’aurait su donner de nom, un brun sombre, lustré, comme saturé par les deux couleurs qui le composaient. Décidément, il faudrait qu’il trouve un nuancier. C’est ce qu’il ne cessait de se répéter lorsqu’il se promenait à l’air libre. Certaines de ces feuilles bicolores abritaient des fleurs cireuses, ivoire. Plus loin, il remarqua des entrelacs de tiges rouges, hérissées d’épines vertes, pareilles à des algues marines en miniature. Toujours ce mélange de rouge et de vert, jusque-là, dans la nature, le regardant.

Une vibration distante, assourdie par le vent. Peut-être des roches éoliennes, ou des insectes. Des moucherons, des abeilles… Dans cette atmosphère, ils n’absorberaient qu’une trentaine de millibars de gaz carbonique. C’était peu, et la pression interne devrait suffire, dans la plupart des cas, à empêcher une absorption plus chargée en millibars. Pour les mammifères, ça ne marcherait pas aussi bien. Mais ils pourraient supporter vingt millibars de gaz carbonique, et, avec la vie végétale qui envahissait les régions basses de la planète, ce niveau pourrait être bientôt atteint. Alors ils pourraient se passer des bouteilles d’air comprimé et des masques faciaux. Lâcher des animaux en liberté sur Mars.

Dans l’imperceptible bourdonnement de l’air, il semblait entendre leurs voix, immanentes ou émergentes, portées par la prochaine grande vague de viriditas. Le murmure d’une conversation distante, le vent, la paix de cette petite mare sur sa lande rocheuse, le plaisir nirgalien qu’il prenait à se trouver dans ce froid glacial…

— Il faudrait qu’Ann voie ça… murmura-t-il.

Mais, encore une fois, depuis la disparition des miroirs spatiaux, tout ce qu’il voyait ici était probablement condamné. C’était la limite supérieure de la biosphère, et avec la diminution de la luminosité et de la chaleur, elle descendrait sûrement, de façon au moins temporaire, sinon définitive. Cette perspective ne lui disait rien qui vaille. Cependant, il croyait à la possibilité de compenser la baisse de luminosité. Après tout, le terraforming marchait bien avant la mise en place des miroirs ; ils n’étaient pas indispensables. Et mieux valait ne pas dépendre de quelque chose de si précaire ; autant s’en débarrasser maintenant que plus tard, quand leur disparition aurait risqué de faire périr de vastes populations animales et non plus seulement des plantes.

Ça n’en était pas moins un vrai gâchis. Enfin, en se décomposant les plantes mortes formeraient de l’engrais, et sans souffrir comme les animaux. Du moins le supposait-il. Qui pouvait dire ce que ressentaient les plantes ? Quand on regardait de près les détails de leur articulation resplendissant comme des cristaux composés, elles étaient aussi mystérieuses que n’importe quelle autre forme de vie. En attendant, leur présence faisait de la plaine un vaste fellfield qui recouvrait les roches d’une lente tapisserie, faisait éclater les minéraux battus par les intempéries, se fondait en eux pour former les premiers sols. Un processus très lent. La moindre pincée d’humus était d’une immense complexité. Ce fellfield était la plus belle chose qu’il ait jamais vue.


Autant pour le temps. Tout ce monde s’érodait sous l’action du temps. Le temps qu’il faisait, celui qui passait. Le jeu de mots existait aussi en anglais. Weathered, disait-on. Le terme avait été employé pour la première fois dans ce sens en 1665, dans un livre sur Stonehenge : « The weathering of so many Centuries of Years ». La langue, première science, exacte encore que vague, ou multivalente. Rapprocher les choses. L’esprit en tant que temps. Ou usé par le temps.

Des nuages approchaient au-dessus des collines, à l’ouest. Leur base qui reposait sur une couche thermique était aussi plate que s’ils étaient accolés à une vitre. Des aurores boréales pareilles à de la laine filée ouvraient la voie à l’est.

Sax se leva et remonta sur le plateau. Hors du creux protecteur, le vent était d’une violence renversante et intensifiait le froid comme si la glaciation s’était abattue sur la planète. L’effet refroidissant du vent, évidemment. Mettons que la température soit de 262 degrés kelvin, si le vent soufflait à soixante-dix kilomètres à l’heure, avec des sautes bien supérieures, le facteur de refroidissement faisait chuter la température à l’équivalent de 250 degrés environ. Si c’était vrai – mais l’était-ce ? –, il faisait vraiment trop froid pour se promener sans casque. Il commençait d’ailleurs à avoir les pieds et les mains engourdis. Son visage était insensibilisé comme si on lui avait plaqué un masque épais sur le devant de la tête. Il tremblait et il avait du mal à décoller ses paupières. Ses larmes gelaient sur ses joues. Il fallait qu’il regagne son véhicule.

Il avança péniblement sur l’étendue rocheuse, stupéfait du pouvoir refroidissant du vent. Il n’avait pas vérifié ce phénomène depuis son enfance, si jamais il l’avait expérimenté ; en tout cas, il avait oublié combien il pouvait être efficace. Il gravit une ancienne coulée de lave en titubant dans la bourrasque et parcourut les environs du regard. Son patrouilleur était là, deux kilomètres plus haut, gros insecte d’un vert vif, luisant comme un vaisseau spatial. C’était une vision réconfortante.

Tout à coup, des flocons se mirent à filer horizontalement, lui fournissant une illustration spectaculaire de la vitesse du vent. Des granules de glace heurtèrent ses lunettes dans un cliquetis. Il baissa la tête et poursuivit sa marche en regardant la neige tournoyer autour des pierres. Il crut que ses lunettes étaient embrumées, tellement la neige était épaisse, mais après en avoir essuyé l’intérieur – opération que le froid glacial rendit extrêmement pénible –, il comprit que la buée était en fait dans l’air. De la neige fine, du brouillard, de la poussière, c’était difficile à dire.

Il repartit tant bien que mal. Lorsqu’il releva la tête, la neige tombait tellement dru qu’il ne voyait même plus son patrouilleur, mais que pouvait-il faire sinon continuer ? C’était une chance que sa combinaison soit bien isolée et garnie d’éléments chauffants, parce que, même en poussant le chauffage au maximum, le froid lui lapidait le flanc gauche comme s’il était nu. La visibilité n’était plus que d’une vingtaine de mètres, et fluctuait rapidement en fonction de la quantité de neige charriée par le vent. Il était dans une bulle de blancheur sans forme qui se dilatait et se contractait, elle-même traversée par la neige et ce qui semblait être une sorte de brume ou de brouillard givré. Il se trouvait manifestement au cœur de la tourmente. Ses jambes étaient raides. Il croisa les bras sur sa poitrine, nicha ses mains gantées sous les aisselles et poursuivit son chemin au jugé. Il n’avait pas l’impression d’avoir dévié de sa trajectoire depuis que la visibilité avait soudain baissé, mais il lui semblait aussi qu’il avait parcouru une distance considérable sans arriver au patrouilleur.

Il n’y avait pas de boussoles sur Mars, mais son bloc-poignet et son patrouilleur étaient équipés d’une balise radio. Il pouvait faire figurer sa position et celle de son patrouilleur sur une carte détaillée de son écran de poignet, marcher un peu, repérer la direction qu’il suivait et rectifier éventuellement la trajectoire. Cette opération lui sembla bien compliquée, et il en déduisit que son esprit, comme son corps, était engourdi par le froid. Car ce n’était pas si difficile, en fin de compte.

Il s’accroupit à l’abri relatif d’un rocher et mit sa méthode en pratique. Elle était sans doute excellente, mais l’instrumentation laissait un peu à désirer. Son écran de poignet ne faisait que cinq centimètres de côté et il avait toutes les peines du monde à distinguer quelque chose. Il finit par repartir et effectua, un peu plus loin, un autre relevé. Dont le résultat indiqua, hélas, qu’il aurait dû prendre à angle droit par rapport à la direction qu’il suivait.

C’était démoralisant au point d’en être inhibant. Son corps sentait qu’il allait dans la bonne direction ; son esprit (une partie du moins) pensait qu’il valait mieux se fier aux résultats indiqués par son bloc-poignet ; il avait dû infléchir sa trajectoire quelque part. Mais il n’avait pas cette impression. La pente du sol confirmait les sensations transmises par son corps. La contradiction était si intense qu’il éprouva une vague nausée. Il était la proie d’une telle torsion interne qu’il avait du mal à se tenir debout, comme si toutes les cellules de son corps se révoltaient contre ce que lui disait le bloc-poignet. Les effets physiologiques d’une dissonance purement cognitive étaient stupéfiants. Pour un peu il se serait mis à croire à l’existence dans son corps d’un aimant pareil à la glande pinéale des oiseaux migrateurs, mais il n’y avait pas de champ magnétique à proprement parler. Peut-être sa peau était-elle sensible au rayonnement solaire au point d’arriver à s’orienter par rapport au soleil, même quand le ciel était uniformément gris. Ça devait être quelque chose comme ça, parce que le sentiment qu’il allait dans la bonne direction était d’une force stupéfiante.

Il finit par surmonter son malaise et repartit, avec l’impression atroce d’avoir tort, dans la direction indiquée par son bloc-poignet, en corrigeant un peu sa trajectoire vers le haut, par sécurité. Il fallait se fier aux instruments plutôt qu’à son instinct. C’était ça, la science. Il poursuivit donc son chemin perpendiculairement à l’axe de la pente tout en continuant à monter légèrement, avec plus de maladresse que jamais. Ses pieds engourdis heurtaient des pierres qu’il ne voyait pas et il trébuchait à chaque instant. C’était incroyable à quel point la neige pouvait obstruer la vision.

Il s’arrêta à nouveau et tenta de localiser son patrouilleur grâce au système de navigation de son bloc-poignet. Il lui indiqua une direction complètement différente, derrière lui et vers la gauche.

Il se pouvait qu’il ait dépassé son véhicule. Encore que… Il ne se sentait pas le courage de refaire le chemin en sens inverse, face au vent. Enfin, puisque ça paraissait être la direction du véhicule… Il repartit, tête baissée, dans le froid mordant. Sa peau était dans un état étrange, elle le picotait à l’endroit des éléments chauffants de sa combinaison et semblait insensible partout ailleurs. Il ne sentait plus ni son visage ni ses pieds. Il avait du mal à marcher. Le gel était à l’œuvre, c’était évident. Il devait absolument se mettre à l’abri.

Il eut une autre idée. Il appela Aonia, sur Pavonis, et l’obtint presque aussitôt.

— Sax ! Où es-tu ?

— C’est toute la question ! répliqua-t-il. Je suis sur Daedalia, en pleine tempête, et je n’arrive pas à retrouver mon véhicule. Tu ne pourrais pas vérifier ma position et celle de mon patrouilleur, et me dire dans quelle direction aller ?

Il colla son bloc-poignet contre son oreille.

— Ka wow, Sax.

On aurait dit qu’Aonia criait, elle aussi, bénie soit-elle. Sa voix constituait une étrange intrusion dans le décor.

— Une seconde. Je vérifie. Ça y est, je te vois ! Et ton patrouilleur aussi ! Que fais-tu si loin au sud ? J’ai peur que nous ayons du mal à te rejoindre rapidement. Surtout si les conditions météo sont défavorables !

— Elles le sont, confirma Sax. C’est pour ça que je t’appelle.

— Bon, tu es à trois cent cinquante mètres à l’ouest de ton véhicule.

— Directement à l’ouest ?

— Et un peu au sud. Mais comment vas-tu t’orienter ?

Sax réfléchit à la question. L’absence de champ magnétique sur Mars ne l’avait jamais perturbé auparavant. C’était pourtant un vrai problème. Il supposa que le vent soufflait plein ouest, mais ce n’était qu’une supposition.

— Tu pourrais contrôler auprès des plus proches stations météo et me dire de quelle direction vient le vent ? demanda-t-il.

— Évidemment, mais ça ne tiendra pas compte des variations locales. Attends une seconde, je demande aux autres.

Quelques longs moments de silence glacé passèrent.

— Le vent vient du nord-nord-ouest, Sax ! Tu n’as qu’à marcher le vent dans le dos, et un tout petit peu sur ta gauche !

— J’ai compris. Bon, maintenant suis ma trajectoire de façon à la rectifier si nécessaire.

Il repartit, le vent dans le dos. Encore une chance. Au bout de cinq ou six pénibles minutes, son bloc-poignet bippa. C’était Aonia.

— C’est bon, continue tout droit ! lui annonça-t-elle.

C’était encourageant. Il pressa un peu l’allure, malgré les coups de poignard du vent qui lui lardait les côtes.

— Hé, Sax ! Sax ?

— Oui ?

— Vous êtes au même endroit, ton patrouilleur et toi.

Mais il n’était pas en vue. La visibilité était d’une vingtaine de mètres, et il ne le voyait pas. Son cœur cognait dans sa poitrine. Il devait se mettre à l’abri de toute urgence.

— Décris une spirale de plus en plus large à partir de l’endroit où tu te trouves, fit la petite voix à son poignet.

Bonne idée en théorie, mais il ne pouvait la mettre en pratique. Ça l’aurait obligé à se tourner face au vent. Il regarda d’un œil morne la console de plastique noir de son bloc-poignet. Il n’avait plus d’aide à espérer de ce côté-là.

Il distingua brièvement une sorte de congère sur sa gauche. Il s’en approcha pour voir. La neige s’était amassée à l’abri du vent, sur une corniche à hauteur d’épaule. Il ne se rappelait pas avoir vu cet élément du paysage auparavant, mais le soulèvement de Tharsis avait provoqué des fractures radiales dans la roche ; ça devait en être une. La neige était un merveilleux isolant. C’était une couverture peu attrayante au premier abord, mais Sax savait que les montagnards s’enfouissaient souvent dans la neige pour survivre quand la nuit les surprenait loin de tout abri. Elle les protégeait du vent.

Il flanqua un coup de pied dans la congère. Il avait les extrémités engourdies, mais il eut l’impression d’avoir heurté la roche. Creuser une grotte de neige semblait hors de question. Enfin, l’effort le réchaufferait toujours un peu. Et il y avait moins de vent au pied de la congère. Alors il continua à donner des coups de pied, encore et encore, et trouva, sous la couche de verglas, la neige poudreuse attendue. Il pourrait se faire une sorte de nid, tout compte fait. Il continua à creuser.

— Sax ! Sax ! cria la voix, à son poignet. Qu’est-ce que tu fais ?

— Un trou dans la neige, répondit-il. Un bivouac.

— Oh, Sax ! Nous t’envoyons de l’aide par avion. Nous serons près de toi demain matin, quoi qu’il arrive, alors tiens bon ! Nous allons continuer à te parler !

— Parfait.

Il continua à creuser à coups de pied puis se mit à genoux et pelleta la neige durcie, granuleuse, avec ses mains, la projetant dans les flocons tournoyants au-dessus de lui. Il avait du mal à bouger, du mal à penser. Il regrettait amèrement de s’être aventuré si loin de son patrouilleur, puis de s’être laissé absorber par la contemplation du paysage autour de cette mare de glace. C’était bête de mourir au moment où les choses devenaient vraiment intéressantes. Libre mais mort. Il avait réussi à faire un petit creux oblong dans la dalle de neige verglacée. Il s’assit avec lassitude, se coula dans le trou, se coucha sur le côté et poussa avec ses bottes. La neige était dure contre son dos, moins froide que le vent furieux. Il se réjouit du tremblement qui parcourait son torse et éprouva une vague crainte quand il cessa. C’était mauvais signe quand on avait trop froid pour frissonner.

Il était las, et transi jusqu’à la moelle. Il regarda son bloc-poignet. Quatre heures de l’après-midi. Il avait marché un peu plus de trois heures dans la neige. Il avait quinze ou vingt heures à attendre avant l’arrivée des secours. Mais peut-être le lendemain matin la tempête aurait-elle cessé et la position de son patrouilleur serait-elle devenue évidente. D’une façon ou d’une autre, il devait survivre à cette horrible nuit, soit en restant tapi dans son trou, soit en retrouvant son patrouilleur. Il ne devait pas être loin. Mais tant que le vent ne faiblirait pas, il ne pouvait supporter l’idée de s’aventurer à nouveau dans la tourmente.

Il ne lui restait plus qu’à attendre. Il était théoriquement possible de survivre à une nuit au-dehors, même si le froid était tel que ça paraissait incroyable. La nuit, la température sur Mars pouvait chuter dramatiquement. Mais la tempête pouvait cesser d’un instant à l’autre, lui donnant la possibilité de regagner son véhicule avant la nuit.

Il dit à Aonia et aux autres où il était. Ils avaient l’air très inquiets, mais ils ne pouvaient rien faire. Il sentait aussi de l’irritation dans leurs voix.

De longues minutes passèrent, lui sembla-t-il, avant qu’il ait une autre pensée. Quand on avait froid, les extrémités étaient beaucoup moins bien irriguées, et c’était peut-être le cas pour le cortex aussi. Le sang allait de préférence au cervelet, afin de maintenir les fonctions vitales jusqu’au bout.

Un autre long moment passa. La nuit semblait sur le point de tomber. Il aurait dû rappeler. Il avait trop froid. Quelque chose clochait. Son grand âge, l’altitude, le niveau de gaz carbonique, un de ces facteurs, ou une combinaison de facteurs, rendait les choses pires qu’elles n’auraient dû être. On pouvait mourir de froid en une seule nuit. Il semblait voué à connaître ce sort. Quelle tempête ! La disparition des miroirs, peut-être. Une ère glaciaire instantanée. L’extinction.

Le vent faisait de drôles de bruits, comme des cris. De fortes bourrasques, sans doute. Il eut l’impression qu’on l’appelait : « Sax ! Sax ! Sax ! »

Avaient-ils envoyé quelqu’un par voie aérienne ? Il scruta le maelström de neige qui semblait capter les derniers rayons du jour et se déchirer au-dessus de lui comme un bruit blanc, assourdi.

Puis, entre ses cils encroûtés de glace, il vit une silhouette émerger de ces blanches ténèbres. Courte, trapue, casquée.

— Sax !

Le bruit était déformé, il émanait d’un haut-parleur sur le devant du casque de l’autre. Ce que les techniciens de Da Vinci n’allaient pas inventer, décidément ! Sax tenta de répondre et se rendit compte qu’il était trop gelé pour parler. Le seul fait de sortir ses bottes du trou exigea de lui un effort surhumain. Mais il avait dû attirer le regard de son sauveteur car il se retourna et avança à grands pas résolus dans la tourmente, se déplaçant comme un vieux loup de mer sur le pont d’un caboteur agité par la houle. La silhouette s’approcha, se pencha sur lui et l’empoigna par le bras, juste au-dessus de son bloc-poignet. C’est alors qu’il vit son visage à travers la visière de son casque, aussi claire qu’une baie vitrée. C’était Hiroko.

Elle lui lança un de ses brefs sourires et l’extirpa de sa grotte, tirant si fort sur son poignet gauche que ses os craquèrent.

— Aïe ! s’exclama-t-il.

Hors de l’abri, il faisait un froid mortel. Hiroko le hala sur son dos en le tenant toujours fermement par le poignet et, lui faisant contourner l’épaulement, le mena en plein dans la gueule glacée du vent.

— Mon patrouilleur est tout près, marmonna-t-il en essayant de déplacer les jambes assez rapidement pour prendre appui sur la plante de ses pieds et la soulager de son poids.

Que c’était bon de la revoir ! Une petite personne solide, puissante, comme toujours.

— Il est là, fit la voix qui sortait de son haut-parleur. Tu étais tout près.

— Comment m’as-tu trouvé ?

— Nous t’avons suivi depuis que tu es descendu d’Arsia. Puis quand la tempête a éclaté, aujourd’hui, nous avons vérifié et nous avons vu que tu n’avais pas regagné ton patrouilleur. Alors je suis venue voir ce qui t’était arrivé.

— Merci.

— Il faut faire attention dans ces blizzards.

Puis ils se retrouvèrent devant son patrouilleur. Elle le lâcha et son poignet se mit à palpiter douloureusement. Elle colla sa visière contre ses lunettes.

— Entre, lui ordonna-t-elle.

Il gravit lentement, péniblement, les marches menant au sas, l’ouvrit, se laissa tomber à l’intérieur et se retourna tant bien que mal pour laisser à Hiroko la place d’entrer, mais elle n’était pas devant la porte. Il se pencha dans le vent, regarda aux alentours. Aucun signe de vie. Le soir tombait. La neige paraissait noire, maintenant.

— Hiroko ! appela-t-il.

Pas de réponse.

Il referma la porte, soudain terrifié. Le manque d’oxygène. Il actionna la pompe du sas, entra en titubant dans le réduit où on se changeait. Il faisait étonnamment chaud, l’air était un jet de vapeur brûlante. Il tira maladroitement sur ses vêtements, sans arriver à rien. Il s’astreignit à procéder avec méthode. D’abord les lunettes et le masque facial. Ils étaient couverts de glace. Ah, peut-être le tube d’arrivée d’air était-il obstrué par la glace, entre la bouteille et le masque. Il inspira plusieurs fois, profondément, puis s’assit pour laisser passer un malaise. Il ôta son capuchon, tira sur le zip de sa combinaison et parvint péniblement à enlever ses bottes. Sa combinaison. Ses sous-vêtements étaient froids et gluants. Il avait les mains en feu. C’était bon signe, preuve que les gelures étaient superficielles. N’empêche que c’était une torture.

Toute sa peau brûlait atrocement. Quelle en était la cause ? Le retour du sang dans les capillaires ? De la sensibilité dans les nerfs gelés ? Quelle qu’en soit la raison, la souffrance était presque intolérable.

— Waouh !

Il était d’une humeur radieuse. Non seulement parce que la mort l’avait épargné mais aussi parce qu’Hiroko était vivante. Hiroko, vivante ! C’était une nouvelle prodigieuse. Beaucoup de ses amis s’obstinaient à croire qu’ils avaient survécu, son groupe et elle, à l’attaque de Sabishii, en fuyant à travers le labyrinthe du terril puis dans les refuges creusés à flanc de falaise, mais Sax n’y avait jamais trop cru. Rien, aucun élément n’était venu étayer cette hypothèse. Et il y avait, dans les forces de sécurité, des gens capables de tuer des dissidents et de faire disparaître leurs corps. Pour Sax, c’était probablement comme ça que les choses s’étaient passées. Mais il avait gardé son opinion pour lui et réservé son jugement. Il n’y avait aucun moyen d’en être sûr.

Eh bien, maintenant, il savait. Il avait croisé, par hasard, le chemin d’Hiroko et elle l’avait sauvé de la mort. Car il serait mort de froid, si l’asphyxie n’avait pas eu sa peau avant. La vue de son visage chaleureux, un peu impersonnel, ses yeux bruns, le contact de son corps le soutenant, sa main nouée sur son poignet… Il aurait un bleu, dû à la force de sa poigne. Peut-être même une entorse. Il fléchit la main. Une douleur atroce lui fit monter les larmes aux yeux. Il se mit à rire. Hiroko ! Sacrée Hiroko !

Au bout d’un moment, la sensation de brûlure s’atténua un peu. Il avait toujours les mains enflées, à vif, et il n’avait retrouvé le contrôle ni de ses muscles ni de ses pensées, mais tout revenait plus ou moins à la normale. Ou à quelque chose d’approchant.

— Sax ! Sax ! Où es-tu ? Réponds-nous, Sax !

— Ah ! Salut. J’ai retrouvé mon véhicule.

— Tu l’as retrouvé ? Tu as quitté ta grotte de neige ?

— Oui. Je… j’ai aperçu mon patrouilleur grâce à une trouée dans la neige.

Ils étaient bien contents de l’apprendre.

Il resta assis là, à les écouter bavarder sans les entendre, se demandant pourquoi il avait spontanément menti. Il n’avait pas très envie de leur parler d’Hiroko. Il supposait qu’elle voudrait rester cachée ; peut-être que c’était ça. C’était pour la couvrir…

Il leur assura qu’il allait bien et coupa la communication. Il tira un siège dans la cuisine et s’assit. Réchauffa de la soupe et l’engloutit à grand bruit, se brûlant la langue. La peau à vif, brûlée par le gel, à moitié nauséeux, parfois en larmes, secoué de tremblements, en fait secoué tout court, mais heureux. Échaudé d’avoir vu la mort de si près, bien sûr, et embarrassé, un peu honteux de sa stupidité – rester dehors et se perdre comme ça. Très très échaudé, en fait, et pourtant fou de bonheur. Il avait survécu et mieux, bien mieux, Hiroko aussi. Avec tout son groupe, sûrement, y compris la demi-douzaine des Cent Premiers qui l’avaient suivie depuis le début, Iwao, Gene, Rya, Raul, Ellen, Evgenia… Sax se fit couler un bain et resta longuement dans l’eau chaude, en rajoutant au fur et à mesure que son corps se réchauffait. Ses pensées ne cessaient de tourner autour de cette merveilleuse découverte. Un miracle. Enfin, pas un vrai miracle, bien sûr, mais ça en avait la qualité, l’inattendu, la joie imméritée.

Quand il se rendit compte qu’il s’endormait dans son bain, il sortit de la baignoire, se sécha, se traîna jusqu’à son lit sur ses pauvres pieds endoloris, se glissa sous la couverture et s’endormit en pensant à Hiroko. À l’amour qu’ils faisaient dans les bains de Zygote, dans la chaude lubricité détendue de leurs rendez-vous au cœur de la nuit, quand tous les autres dormaient. À sa main nouée sur son poignet, qui le tirait. Son poignet gauche le lançait. Et ça l’emplissait d’une joie délirante.

4

Le lendemain, il remonta la longue pente sud d’Arsia, maintenant couverte d’une neige blanche, immaculée, jusqu’à une altitude stupéfiante : 10,4 kilomètres au-dessus du niveau moyen. Il éprouvait un étrange mélange d’émotions, d’une force et d’une intensité sans précédent, même si elles ressemblaient un peu à celles qu’il avait ressenties au cours du traitement de stimulation des synapses qu’on lui avait fait subir après son attaque, comme si des sections de son cerveau croissaient frénétiquement. Le système limbique, peut-être, le foyer des émotions s’unissant enfin avec le cortex cérébral. Il était vivant, Hiroko était vivante, Mars était vivante. En regard de ces faits joyeux, la possibilité d’une ère glaciaire n’était rien, un retour de balancier momentané dans un schéma général de réchauffement, comme la Grande Tempête que tout le monde avait pratiquement oubliée – même s’il était disposé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour l’atténuer.

En attendant, chez les êtres humains, de farouches combats se déroulaient encore un peu partout, sur les deux mondes. Mais pour Sax, la crise allait d’une certaine façon plus loin que la guerre. L’inondation, l’ère glaciaire, le boom démographique, le chaos social, la révolution. Il était possible que les choses se soient tellement dégradées que l’humanité avait glissé dans une sorte d’opération de sauvetage de la catastrophe universelle, ou, en d’autres termes, la première phase de l’ère post-capitaliste.

Peut-être était-il trop optimiste, peut-être était-il seulement galvanisé par les événements de Daedalia Planitia. En tout cas, ses associés de Da Vinci se faisaient un sang d’encre. Ils passaient des heures devant leur écran pour lui raconter le détail des chicaneries dont Pavonis Est était le théâtre. Ce qui ne réussissait qu’à l’énerver. Pavonis était bien parti pour devenir le théâtre de disputes constantes, ça crevait les yeux. Et c’était bien leur genre de s’en faire comme ça, à Da Vinci. Que quelqu’un élève la voix de deux décibels et c’était la panique. Non. Après son expérience sur Daedalia, ces choses n’arrivaient tout simplement plus à capter son attention. Malgré la rencontre avec la tempête, ou peut-être à cause d’elle, il n’avait qu’une envie, rester sur le terrain. Il voulait en voir le plus possible, observer les changements apportés par la suppression du miroir, parler à différentes équipes de terraforming de la façon de le compenser. Il appela Nanao à Sabishii et lui demanda s’il pouvait venir le voir et parler de tout ça avec les gens de l’université. Nanao était d’accord.

— Je pourrais amener certains de mes associés ? demanda Sax.

Nanao était d’accord.

Sax débordait de projets qu’il se représentait comme de petites Athéna bondissant hors de sa tête. Que ferait Hiroko de cette possible ère glaciaire ? Il n’en avait pas idée. Tout ce qu’il savait, c’est que dans les labos de Da Vinci, un certain nombre de chercheurs avaient passé les dernières décennies à préparer l’indépendance, à construire des armes, des engins de transport, des abris et toutes sortes de choses de ce genre. Le problème était pour l’instant résolu, mais ces gens étaient toujours là et une ère glaciaire s’annonçait. Nombre d’entre eux avaient participé à l’effort de terraforming et se laisseraient aisément convaincre de remettre la main à la pâte. Mais pour faire quoi ? Eh bien, Sabishii était à quatre kilomètres au-dessus du niveau moyen et le massif de Tyrrhena montait jusqu’à cinq. Les savants de cet endroit étaient les meilleurs spécialistes de l’écologie d’altitude. C’était limpide : il n’y avait qu’à organiser une conférence. Encore une petite utopie en marche.

Cet après-midi-là, Sax arrêta son patrouilleur dans la passe entre Pavonis et Arsia, à un endroit appelé Vue des Quatre Montagnes d’où on avait un point de vue sublime : deux volcans à l’échelle d’un continent emplissaient l’horizon au nord et au sud, la masse distante d’Olympus Mons se dressait au nord-ouest et, par temps clair – il y avait trop de brume ce jour-là –, on apercevait Ascraeus dans le lointain, juste à droite de Pavonis. Il déjeuna dans ces immenses highlands desséchées et repartit vers Nicosia, à l’est, afin de prendre un vol vers Da Vinci puis Sabishii.

Il passa beaucoup de temps, par écran interposé, avec l’équipe de Da Vinci et des tas de gens sur Pavonis, à tenter de leur expliquer la nouvelle direction qu’il avait prise, à leur faire admettre son départ.

— Je suis avec vous de toutes les façons qui comptent, leur disait-il.

Mais pour eux, c’était inacceptable. Leur cervelet voulait qu’il soit là en chair et en os. Pensée touchante, au fond. « Touchant », un terme symbolique et en même temps parfaitement littéral. Il éclata de rire, mais Nadia s’approcha et lui dit avec agacement :

— Allons, Sax, tu ne vas pas nous laisser tomber au moment où la situation commence à devenir épineuse. C’est justement là que nous avons besoin de toi. Tu es le général Sax, le grand savant. Tu ne peux pas nous lâcher comme ça.

Mais Hiroko lui avait montré à quel point un absent peut être présent. Et il voulait aller à Sabishii.

— Que devons-nous faire ? lui demanda Nirgal.

Question relayée par les autres mais d’une façon moins directe.

En ce qui concernait le câble, ils étaient dans une impasse. Sur Terre, c’était le chaos. Sur Mars, il y avait encore des poches de résistance métanationale et quelques zones étaient sous le contrôle des Rouges, lesquels réduisaient systématiquement à néant tous les projets de terraforming et la majeure partie des infrastructures avec. Il y avait aussi tout un éventail de petits mouvements révolutionnaires dissidents qui profitaient de l’occasion pour affirmer leur indépendance, parfois sur des territoires aussi limités qu’une tente ou une station météo.

— Eh bien, fit Sax, en réfléchissant intensément au problème, le responsable est celui qui contrôle le système vital.

La structure sociale en tant que système vital : l’infrastructure, le mode de production, la maintenance… Il faudrait vraiment qu’il parle aux gens de Séparation de l’Atmosphère et aux fabricants de tentes. Dont beaucoup étaient en relation étroite avec Da Vinci. Ce qui voulait dire que, dans un certain sens, il était lui-même aussi responsable que n’importe qui d’autre. Une idée déplaisante.

— Alors, que nous suggères-tu de faire ? insista Maya, et quelque chose dans sa voix lui donna l’impression qu’elle répétait sa question.

Sax, qui arrivait en vue de Nicosia à ce moment-là, répondit avec impatience :

— Envoyez une délégation sur Terre. Mettez sur pied un congrès constitutionnel et jetez les bases d’un projet de Constitution, un premier outil de travail.

Maya secoua la tête.

— Ce ne sera pas facile, avec tout ce monde.

— Prenez les Constitutions des vingt ou trente pays qui marchent le mieux sur Terre, suggéra Sax en réfléchissant tout haut. Regardez comment elles fonctionnent. Faites effectuer une synthèse par les IA, vous verrez bien ce que ça donne !

— Comment reconnaître les pays qui marchent le mieux ? demanda Art.

— Pff, regardez les indicateurs de développement futur, les abaques de valeur globale réelle, les statistiques du Costa Rica, ou même le PIB, je ne sais pas, moi ! (L’économie était, comme la psychologie, une pseudo-science qui tentait de dissimuler ce fait derrière une hyper-élaboration théorique intense, et le PIB était un instrument de mesure particulièrement désastreux, comme le système de mesure anglais qui aurait dû être aboli depuis longtemps. Enfin…) Croisez plusieurs critères, les indicateurs de développement humain, les mesures de protection de l’environnement, ce que vous voudrez.

— Voyons, Sax, se lamentait Coyote, le concept même d’État est mauvais. Cette seule idée pollue toutes ces vieilles Constitutions.

— Peut-être, convint Sax, mais c’est toujours un point de départ.

— Tout ça nous écarte du problème du câble, intervint Jackie.

Il était étrange de voir que certains Verts pouvaient être aussi obsédés par l’indépendance absolue que les Rouges les plus radicaux.

— En physique, je mets souvent entre parenthèses les problèmes que je ne sais pas résoudre, fit Sax. Je fais tout ce que je peux autour et je regarde si ça ne se règle pas tout seul de façon rétroactive, si je puis dire. Pour moi, le câble ressemble à un de ces problèmes : envisagez-le comme un rappel que la Terre n’est pas près de disparaître.

Ils ignorèrent sa réponse pour se remettre à palabrer : et qu’allait-on faire du câble, et comment aborder la question du nouveau gouvernement, et quid des Rouges qui semblaient avoir abandonné la discussion, et ainsi de suite, ignorant toutes ses suggestions et revenant à leurs querelles minables, interminables. Autant pour le général Sax dans le monde postrévolutionnaire.


L’aéroport de Nicosia était presque fermé, mais Sax tomba sur des amis de Spencer installés à Dawes’s Forked Bay et partit avec eux pour Da Vinci dans un nouvel avion géant ultraléger qui avait été construit juste avant la révolte, anticipant sur l’affranchissement de la nécessité de dissimulation. Alors que le pilote IA faisait décoller le gros appareil aux ailes d’argent au-dessus du gigantesque labyrinthe de Noctis Labyrinthus, les cinq passagers installés dans une cabine à fond transparent se penchèrent sur les accoudoirs de leur fauteuil afin d’admirer le Chandelier qui défilait au-dessous d’eux, un immense réseau d’auges reliées les unes aux autres. Sax regarda les plateaux lisses séparés par les canyons, souvent isolés comme des îles, et se dit qu’il devait y faire bon vivre, comme au Caire, sur le bord nord du cratère. On aurait dit une maquette de ville dans une bouteille.

L’équipage commença à parler de Séparation de l’Atmosphère, et Sax tendit l’oreille. Ces gens qui s’étaient occupés des armements de la révolution et qui menaient des recherches fondamentales sur les matériaux avaient un profond respect pour « la Sep », comme ils disaient, même si elle s’occupait plus trivialement du management du mésocosme. Concevoir des tentes qui tiennent le coup et qui marchent n’était pas une mince affaire. « Ça ne rate qu’une fois », dit plaisamment l’un d’eux. Des problèmes critiques partout, et une aventure potentielle par jour.

La Sep était associée avec Praxis, et chaque tente ou canyon couvert était dirigé par une organisation distincte. Ils mettaient leurs informations en commun et disposaient de consultants itinérants et d’équipes de construction. Ils se considéraient comme un service public, et leur mode de fonctionnement était celui d’une coopérative – sur le modèle Mondragon, version non lucrative, dit quelqu’un. Leurs membres étaient assurés d’avoir une situation agréable et beaucoup de temps libre.

— Mais c’est mérité. Parce que, quand quelque chose cloche, ils ont intérêt à intervenir en vitesse, sinon…

Beaucoup de canyons couverts avaient connu des alertes chaudes à la suite d’un impact de météorite ou d’un autre drame, parfois à cause d’une défaillance mécanique plus banale. La structure standard des canyons couverts consistait à implanter au bout du canyon une centrale énergétique consolidée qui tirait les quantités voulues d’azote, d’oxygène et de gaz rares des vents de surface. La proportion des gaz et leur pression variaient selon les mésocosmes, mais elle tournait autour de cinq cents millibars, ce qui donnait un certain gonflant au toit des tentes. C’était plus ou moins la norme pour les espaces couverts sur Mars, et on pouvait y voir une sorte d’invocation du but à atteindre en surface au niveau moyen. Mais quand il y avait du soleil, l’expansion de l’air à l’intérieur des tentes était très importante, et la procédure standard consistait simplement à relâcher l’air dans l’atmosphère, ou à le stocker dans d’énormes chambres de compression forées dans les parois des gorges.

— Une fois, quand j’étais à Dao Vallis, raconta l’un des hommes, la chambre d’expansion a sauté, ébranlant le plateau et provoquant un glissement de terrain sur Reull Gate. La paroi supérieure de la tente s’est déchirée et la pression est tombée à la moyenne ambiante, qui était d’environ deux cent soixante. Tout a commencé à geler, bien sûr, et ils avaient les vieilles cloisons étanches de secours (des rideaux transparents de quelques molécules d’épaisseur seulement, mais très robustes, se rappelait Sax). Elles se sont déployées automatiquement autour de la déchirure, mais une pauvre femme a été clouée au sol par le superadhésif du bord de la bâche, et la tête du mauvais côté ! On s’est précipités sur elle et je vous jure qu’on n’a jamais découpé et collé de la bâche aussi vite. Elle a bien failli y rester !

Sax frémit en pensant à sa récente mésaventure avec le froid. Deux cent soixante millibars, c’était la pression au sommet de l’Everest. Les autres enchaînèrent les histoires de catastrophes fameuses, comme celle du dôme d’Hiranyagarba qui s’était effondré sous une pluie de glace sans qu’on déplore un seul mort.

Puis ils amorcèrent la descente vers la grande plaine de Xanthe et la piste sablonneuse du cratère de Da Vinci, qui avait été mise en service pendant la révolution. Toute la communauté se préparait depuis des années pour le jour où il ne serait plus indispensable de se dissimuler, et on pouvait voir une grande courbe de fenêtres à miroirs de cuivre dans le bord sud du cratère. De la couche de neige qui couvrait le fond émergeait une butte centrale assez impressionnante. Il était envisageable de transformer le fond du cratère en lac, avec une île centrale et, pour perspective, les collines abruptes entourant la lèvre. Un canal circulaire pourrait être construit juste sous les falaises du bord, relié par des canaux radiculaires au lac intérieur. L’alternance d’eau et de terre aurait rappelé la description de l’Atlantide par Platon. Dans cette configuration, vingt ou trente mille personnes pourraient vivre à Da Vinci en autarcie presque totale, songea Sax. Et il y avait des dizaines de cratères comme Da Vinci. Une communauté de communautés, chaque cratère une sorte de ville-État, une polis capable de subvenir à ses propres besoins, de choisir sa culture et d’élire un conseil général… Aucune association régionale plus vaste que la ville, en dehors des organisations d’échange local… Est-ce que ça pourrait marcher ?

On pouvait le penser en voyant Da Vinci. L’arc sud du bord grouillait d’arcades et de pavillons triangulaires inondés de soleil. Sax fit le tour du complexe, un matin, visitant tous les laboratoires les uns après les autres et félicitant leurs occupants pour la façon dont ils avaient préparé l’éviction en douceur de l’ATONU. Si le pouvoir naissait du regard des gens, il arrivait aussi qu’il naisse du bout des fusils. Après tout, le regard des gens changeait selon qu’on leur pointait un fusil dessus ou non. Ces saxaclones avaient mis les fusils dans l’incapacité de tirer, et ils étaient très en forme. Ils l’accueillirent avec joie. Ils se demandaient à quoi ils allaient désormais se consacrer, s’ils allaient se replonger dans la recherche fondamentale, chercher d’autres utilisations pour les nouveaux matériaux que les alchimistes de Spencer leur livraient sans discontinuer ou étudier les problèmes du terraforming.

Ils s’intéressaient aussi à ce qui se passait dans l’espace et sur Terre. Une navette rapide de la Terre, au contenu inconnu, les avait contactés, demandant l’autorisation d’insertion orbitale sans qu’on lui mette des tonneaux de clous en travers du chemin. Aussi l’équipe de Da Vinci s’activait-elle fébrilement à la mise au point de protocoles de sécurité, en liaison étroite avec l’ambassadeur de Suisse qui avait pris des bureaux au nord-ouest de l’arc. De la rébellion à l’administration ; la transition n’était pas aisée.

— Quel parti politique soutenons-nous ? demanda Sax.

— Je ne sais pas. La bande habituelle, j’imagine.

— Aucun parti n’a beaucoup de soutien. Ce qui marche, quoi.

Sax comprenait leur point de vue. C’était la vieille position techno, celle de la plupart des savants depuis qu’ils jouaient un rôle dans la société, qu’ils formaient presque une caste de prêtres, intervenant entre les gens et leur pouvoir. Ils étaient censés être apolitiques, comme des fonctionnaires. Ces empiristes demandaient seulement que les choses soient dirigées de façon scientifique, rationnelle, pour le plus grand bien possible du plus grand nombre, ce qui n’aurait pas été très difficile à obtenir si les gens avaient été moins prisonniers de leurs émotions, de leur religion, de leurs gouvernements et autres systèmes de tromperie de masse du même acabit.

La politique scientifique standard, en d’autres termes. Sax avait essayé une fois d’expliquer cette vision à Desmond, qui s’était mis à hurler de rire, il n’avait jamais compris pourquoi. C’était tellement sensé. Enfin, c’était en même temps assez naïf, donc un peu comique, se disait-il. D’un autre côté, comme bien des choses, c’était drôle jusqu’au moment où ça devenait horrible : cette attitude avait dissuadé les savants de s’occuper utilement de politique pendant des siècles. Des siècles d’horreur.

Mais à présent ils étaient sur une planète où le pouvoir politique sortait des buses d’aération des mésocosmes. Et les gens en charge de ce grand fusil (qui tenait les éléments en respect) étaient au moins en partie responsables. Si l’envie les prenait d’exercer le pouvoir.

Sax le leur rappelait gentiment quand il allait les voir dans leurs labos. Puis, comme ils étaient toujours gênés quand on abordait des problèmes politiques, il passait au terraforming. Et quand il annonça qu’il partait pour Sabishii, une soixantaine d’entre eux manifestèrent le désir de l’accompagner, pour voir comment ça se passait en bas.

— L’antidote de Sax à Pavonis, entendit-il l’un des techniciens du labo dire à un autre en parlant du voyage.

Ce qui n’était pas faux.


Sabishii se trouvait sur le flanc ouest du massif de Tyrrhena, une proéminence rocheuse de cinq kilomètres de haut, au sud du cratère Jarry-Desloges, dans les anciennes highlands situées entre Isidis et Hellas, soit par 275 degrés de longitude et 15 degrés de latitude sud. Un emplacement de choix pour l’implantation d’une ville-tente, car elle était adossée à des landes mamelonnées à l’est et offrait une vaste perspective à l’ouest, même si l’altitude était un peu trop importante pour espérer y vivre en plein air ou faire pousser des plantes sur le sol rocailleux. En fait, à part les bosses beaucoup plus importantes de Tharsis et d’Elysium, c’était la région la plus élevée de Mars, une sorte de biorégion insulaire, que les Sabishiiens cultivaient depuis des décennies.

Ils étaient très ennuyés par la disparition des grands miroirs et vivaient quasiment en état d’alerte. Ils avaient lancé des tentatives tous azimuts destinées à protéger les plantes du biome, mais si précieux que puissent être ces efforts, ce n’était pas grand-chose.

— Le froid va être mortel, cet hiver, dit Nanao Nakayama, le vieux collègue de Sax, en secouant la tête. Une véritable ère glaciaire.

— J’espère trouver un moyen de compenser la diminution de luminosité, répondit Sax. En densifiant l’atmosphère, en augmentant la production de gaz à effet de serre. Nous devrions y arriver en partie avec des bactéries et des plantes d’altitude.

— En partie, répéta Nanao d’un air dubitatif. Beaucoup de niches sont déjà pleines. Elles ne sont pas très grandes.

Ils poursuivirent leur conversation dans la vaste salle à manger de la Serre du Dragon. Tous les technos de Da Vinci étaient là, et beaucoup de Sabishiiens vinrent les saluer. Ce fut une longue conversation amicale et intéressante. Les Sabishiiens avaient foré un labyrinthe dans la longue colline en forme de dragon façonnée avec la rocaille arrachée à leur mohole et vivaient derrière l’une des griffes, si bien qu’ils n’étaient pas obligés de voir les ruines calcinées de leur ville lorsqu’ils n’y travaillaient pas. Les travaux de reconstruction étaient très ralentis, la plupart d’entre eux s’efforçant à présent de compenser les effets de la disparition du miroir.

— À quoi bon reconstruire une ville-tente ? dit Nanao à Tariki, poursuivant manifestement une discussion engagée depuis longtemps. Ça n’a pas de sens. Autant attendre de pouvoir rebâtir en plein air.

— Nous risquons d’attendre longtemps, fit Tariki en prenant Sax à témoin. Nous sommes près de la limite de viabilisation de l’atmosphère définie par le document de Dorsa Brevia.

— Nous voulons que Sabishii se trouve sous la limite, quelle qu’elle soit, répondit Nanao en regardant Sax.

Lequel acquiesça d’un hochement de tête, haussa les épaules, ne sachant que répondre. Les Rouges ne seraient pas contents. Ça paraissait pourtant raisonnable : il suffirait que la limite d’altitude viable s’élève d’un kilomètre à peu près pour que les Sabishiiens puissent disposer du massif à leur guise, et ça ne changerait pas grand-chose pour les plus grosses bosses. Mais qui pouvait dire ce qu’ils décideraient sur Pavonis ?

— Nous ferions peut-être mieux de réfléchir au moyen d’empêcher la pression atmosphérique de chuter, dit-il, puis, remarquant leur mine sombre, il ajouta : Vous voulez bien nous emmener voir le massif ?

Ils s’illuminèrent aussitôt.

— Avec le plus grand plaisir.

Le sol du massif de Tyrrhena était ce que les premiers aréologistes appelaient « le système disloqué » des highlands du Sud, qui ressemblait beaucoup au « système grêlé de cratères », sauf qu’il était, en plus, parcouru par de petits réseaux de canaux. Dans les highlands plus basses et plus caractéristiques entourant le massif, on trouvait aussi des exemples de « système plissé » et de « système ondulé ». En fait, ainsi qu’il le constata rapidement le matin où ils sortirent à l’air libre, tous les aspects du relief accidenté des highlands du Sud étaient représentés, souvent en même temps : le sol grêlé de cratères, disloqué, inégal, plissé, chaotique et ondulé, bref, la quintessence du paysage noachien. Sax, Nanao et Tariki étaient assis dans la coupole d’observation d’un patrouilleur de l’université de Sabishii. Ils voyaient d’autres véhicules transportant des collègues, et des équipes qui se promenaient à pied. Quelques individus particulièrement dynamiques dévalaient en courant les dernières collines avant l’horizon, à l’est. Les creux du sol étaient légèrement saupoudrés de neige sale. Le centre du massif se trouvait à quinze degrés au sud de l’équateur, et les précipitations étaient assez importantes autour de Sabishii, lui dit Nanao. Le versant sud-est du massif était plus sec, mais ici, les masses nuageuses étaient chassées vers le sud au-dessus des glaces d’Isidis Planitia et crevaient en heurtant le relief.

Comme pour confirmer ses dires, au moment où ils gravissaient la pente, d’énormes nuages noirs en forme d’enclume arrivèrent du nord-ouest et se déversèrent sur eux, chassant les hommes qui cabriolaient dans les collines. Sax eut un frisson au souvenir de sa récente escarmouche avec les éléments, se félicita d’être à l’abri d’un patrouilleur et se dit qu’il se contenterait de s’en éloigner de quelques pas.

Ils finirent par s’arrêter en haut d’une vieille crête et s’aventurèrent sur la surface jonchée de rochers ronds, de buttes, de fissures et de bancs de sable, de cratères minuscules et de lits de roches oblongs, d’escarpements et d’alases, le tout fragmenté par ces vieux canaux superficiels qui avaient valu son nom au système disloqué. C’était un catalogue de tous les exemples d’accidents possibles et imaginables, un véritable musée de formes rocheuses. Le sol, à cet endroit, avait quatre milliards d’années. Il lui était arrivé bien des choses, mais rien n’avait réussi à le détruire complètement, à effacer l’ardoise, de sorte que la succession des événements y était encore lisible. Il avait été complètement pulvérisé au cours du noachien, abandonnant un régolite de plusieurs kilomètres de profondeur, des cratères et des déformations qu’aucune érosion éolienne ne pouvait gommer. Pendant cette période primitive, de l’autre côté de la planète, la lithosphère avait été vaporisée jusqu’à une profondeur de six kilomètres par la collision inimaginable avec un astéroïde presque aussi gros que la planète. Une grande quantité des matériaux éjectés au moment de l’impact avaient fini par retomber au sud. C’était ce qui expliquait la formation du Grand Escarpement, l’absence d’anciennes highlands au nord et, entre autres facteurs, l’aspect extrêmement désordonné du paysage à cet endroit.

Puis, à la fin de l’Hespérien, Mars avait connu une brève période chaude et humide au cours de laquelle l’eau avait parfois couru à sa surface. La plupart des aréologistes pensaient aujourd’hui que cette période avait été assez humide mais pas vraiment chaude, les moyennes annuelles situées bien au-dessous de 273 degrés kelvin permettant à l’eau de ruisseler, ravitaillée par la convection hydrothermique plutôt que par les précipitations. Cette période n’avait duré qu’une centaine de millions d’années, selon les dernières estimations, et elle avait été suivie par des milliards d’années de vents, pendant la période sèche et froide appelée ère amazonienne, qui avait duré jusqu’à leur arrivée.

— La période commençant en l’an M-1 a-t-elle un nom ? demanda Sax.

— L’Holocène.

Enfin, tout avait été fouaillé par deux milliards d’années de vents incessants, si radicalement érodé que les plus vieux cratères avaient perdu leur bord, strate après strate, laissant place à une étendue rocheuse, sauvage. Pas chaotique à proprement parler, non, mais sauvage, et qui trahissait son âge inimaginable par une profusion de cratères sans lèvre, de mesas sculptées, de creux, de bosses, d’escarpements et d’une multitude d’aiguilles de pierre massives.

Ils descendaient souvent du patrouilleur pour faire un tour. Même de petites mesas semblaient d’une hauteur prodigieuse. Sax ne s’éloignait guère, ce qui ne l’empêchait pas de distinguer toutes sortes de détails intéressants. À un moment donné il remarqua un rocher en forme de patrouilleur, fendu du haut en bas. À la gauche du bloc, à l’ouest, l’horizon était visible par-delà une étendue de sol lisse, d’un jaune vitreux. À droite, la banquette à hauteur de taille formée par une vieille fracture était piquetée de trous qu’on aurait dit faits par un stylet cunéiforme. Ici, un banc de sable bordé de pierres pas plus hautes que la cheville, des ventifacts noirs, basaltiques, pyramidaux, d’autres formes plus légères, granuleuses, grêlées. Là, un roc acéré en équilibre précaire, aussi grand qu’un dolmen. Ailleurs, une queue de sable et un cercle grossier d’ejecta qui ressemblait à un Stonehenge presque complètement érodé. Puis un creux profond, en forme de serpent, vestige, peut-être, d’un cours d’eau. Derrière, une autre pente douce et une protubérance pareille à une tête de lion à laquelle la surrection voisine faisait comme un corps.

Au milieu de toutes ces pierres, de tout ce sable, la vie végétale était très discrète. Au premier abord, du moins. Il fallait la chercher, bien regarder les couleurs, et surtout le vert, toutes les teintes de vert, dans ses nuances désertiques essentiellement : sauge, olive et kaki. Nanao et Tariki lui indiquaient sans arrêt des spécimens qui lui avaient échappé. Il fit plus attention. Une fois qu’on avait appris à remarquer les teintes pâles, vivantes, qui se fondaient si bien avec le milieu ferrique, elles commençaient à ressortir sur les tons rouille, bruns, terre de Sienne, ocre et noirs du paysage. C’était dans les creux et les fissures qu’on avait le plus de chance d’en repérer, et à l’ombre, près des plaques de neige. Plus il scrutait le sol, plus il en voyait. Jusqu’à ce que, dans un bassin assez haut, il ait l’impression qu’il y en avait partout. Alors il comprit ; l’ensemble du massif de Tyrrhena n’était qu’un fellfield.

Le vert phosphorescent de certains lichens couvrait des parois rocheuses entières. Aux endroits où l’eau gouttait apparaissaient les vert émeraude, le velours sombre des mousses, pareilles à de la fourrure mouillée.

La palette multicolore de la gamme des lichens. Le vert foncé des aiguilles de pin. Les gerbes d’éclaboussures des pins de Hokkaido, les pins queue de renard, les genévriers d’Occident. Les couleurs de la vie. Il avait l’impression de passer d’une pièce à ciel ouvert à une autre, en enjambant des murets de pierre éboulés. Une petite place, une sorte de galerie qui décrivait des courbes, une vaste salle de bal. Une succession de petites chambres communicantes ; un salon. Des bonsaïs de krummholz étayaient les murs de certaines pièces, des arbres nains, pas plus hauts que leur abri, tordus par le vent, étêtés au niveau de la neige. Chaque branche, chaque plante, chaque pièce était aussi convulsée qu’un bonsaï – et tout ça, sans effort.

En réalité, lui dit Nanao, la plupart des bassins faisaient l’objet d’une culture intensive.

— Celui-ci a été planté par Abraham.

Chaque petite région était sous la responsabilité d’un jardinier ou d’un groupe de jardiniers.

— Ah ! fit Sax. Vous y mettez donc de l’engrais ?

— D’une certaine façon, répondit Tariki en riant. La majeure partie du sol a été apportée.

— Je vois.

Ça expliquait la diversité de la végétation. Il savait que les environs du glacier d’Arena avaient été un peu cultivés. C’était là qu’il avait vu les premiers fellfields. Mais c’était une étape primitive. Ici, ils étaient allés beaucoup plus loin. Tariki lui dit que les laboratoires de Sabishii s’efforçaient de fabriquer de l’humus. C’était une bonne idée : il apparaissait naturellement dans les fellfields au rythme de quelques centimètres par siècle seulement. Mais il y avait des raisons à cela. L’humus n’était pas une chose facile à obtenir.

— Nous gagnons quelques millions d’années au départ, fit Nanao. Nous évoluons à partir de là.

Ils plantaient à la main beaucoup de leurs spécimens, les laissaient vivre leur vie et regardaient ceux qui prospéraient.

— Je vois, fit Sax.

Il redoubla d’attention. La lumière était tamisée, mais claire. Dans chacune de ces vastes pièces à ciel ouvert poussait une gamme légèrement différente d’espèces, en effet.

— Ce sont donc des jardins ?

— Oui… Enfin, quelque chose d’approchant. Ça dépend.

Nanao lui expliqua que certains jardiniers travaillaient selon les préceptes de Muso Soseki ou d’autres maîtres japonais du zen. D’autres suivaient l’enseignement de Fu Hsi, le légendaire inventeur du système de géomancie chinois appelé feng shui, ou de gourous du jardinage perses comme Omar Khayyam, ou de Leopold, de Jackson ou d’autres écologistes américains avant la lettre, dont Oskar Schnelling, le biologiste de Korolyov aujourd’hui bien oublié, et ainsi de suite.

Ce n’étaient que des influences, ajouta Tariki. Chacun apportait sa propre vision, observait la nature du sol, les plantes qui prospéraient, celles qui mouraient. La co-évolution, une sorte de développement épigénétique.

— C’est beau, fit Sax en regardant autour de lui.

Pour les adeptes, la marche de Sabishii jusqu’au massif devait être un voyage esthétique, plein d’allusions et de variations subtiles sur la tradition qui lui échappaient. Hiroko aurait appelé ça l’aréoformation, ou aréophanie.

— Je voudrais visiter vos laboratoires d’humus.

— Volontiers.

Ils regagnèrent le patrouilleur et poursuivirent leur chemin. Plus tard, vers la fin de la journée, ils arrivèrent sous des nuages noirs, menaçants, au sommet du massif qui était une sorte de vaste lande ondulée. Des ravines étaient pleines d’aiguilles de pin peignées par les vents de sorte qu’on aurait dit des brins d’herbe dans un jardin bien tondu. Sax, Tariki et Nanao descendirent encore une fois de voiture et firent un petit tour. Le vent était glacial malgré leurs combinaisons. Le soleil de la fin de l’après-midi crevait la sombre couverture nuageuse, étirant leurs ombres jusqu’à l’horizon. De grosses masses de roche lisse, nue, se dressaient plus haut, sur la lande. En regardant autour de lui, Sax trouva au paysage un aspect rouge, primitif, qui lui rappela celui des premières années. Mais ils marchèrent jusqu’au bord d’un petit ravin et tout à coup il plongea le regard dans un océan de verdure.

Tariki et Nanao parlaient de l’écopoésis, qui était pour eux un terraforming redéfini, plus subtil, localisé. Transmuté en une chose différente, plus proche de l’aréoformation d’Hiroko. Non plus alimenté par de lourdes méthodes industrielles globales mais par le processus local, lent, régulier et intensif consistant à travailler sur des parcelles de sol individuelles.

— Mars n’est plus qu’un jardin. La Terre aussi, d’ailleurs. C’est l’évolution de l’homme qui veut ça. Alors nous devons nous interroger sur le jardinage, sur le niveau de responsabilité que nous avons envers le sol. Nous devons inventer une interface homme/Mars qui rende justice aux deux.

Sax fit un geste de la main pour exprimer son incertitude.

— Pour moi, Mars est un monde sauvage, dit-il tout en vérifiant l’étymologie du mot jardin : du francisque gart, ou gardo, clôture. (Était-ce la même racine que le mot garder, conserver ? Et qui pouvait dire ce que signifiait le mot japonais équivalent, ou prétendu tel ? L’étymologie était une science assez compliquée comme ça sans qu’on y mêle des problèmes de traduction.) Vous voyez ce que je veux dire : donner le coup d’envoi aux choses, semer les graines, puis les laisser pousser toutes seules. Des écologies qui s’organiseraient d’elles-mêmes, vous comprenez ?

— Oui, répondit Tariki, mais la nature est aussi un jardin, maintenant. Une sorte de jardin. C’est ce que veut dire le fait d’être ce que nous sommes. (Il haussa les épaules, fronça les sourcils. Il croyait que l’idée était bonne, mais il n’avait pas l’air de l’aimer.) Enfin, l’écopoésis est plus proche d’une telle vision de la nature que le terraforming industriel ne l’a jamais été.

— Peut-être, convint Sax. Mais il se peut aussi que ce soient deux étapes d’un même processus. Toutes deux nécessaires.

Tariki hocha la tête comme si cette idée ne le choquait pas.

— Bon, et maintenant ?

— Tout dépend de la façon dont nous voulons aborder la perspective d’une nouvelle ère glaciaire, répondit Sax. Si c’est assez grave, si ça tue assez de plantes, alors l’écopoésis n’a pas une chance. L’atmosphère gèlera peut-être en surface, auquel cas tout le processus s’effondrera. Sans les miroirs, je ne suis pas sûr que la biosphère soit assez forte pour tenir le coup. C’est pourquoi je veux voir vos labos d’humus. Il se peut que le travail industriel sur l’atmosphère reste à faire. Nous devrons essayer différents modèles, les tester.

Tariki et Nanao acquiescèrent. Pendant qu’ils parlaient, leurs écologies étaient en train de disparaître sous la neige. Des flocons planaient dans le soleil de bronze, tournoyaient dans le vent. Ils étaient ouverts à toutes les suggestions.

En attendant, de tous les coins du massif, leurs jeunes associés de Da Vinci et Sabishii convergeaient vers le labyrinthe en parlant dans le noir de géomancie et d’aréomancie, d’écopoésis, d’échange de chaleur, des cinq éléments et des gaz à effet de serre, en un ferment créatif que Sax trouva très prometteur.

— Je voudrais que Michel voie ça, dit-il à Nanao. Et John… Quel dommage qu’il ne soit pas là. Il aurait adoré ce groupe !

C’est alors qu’une autre idée lui passa par la tête.

— Je voudrais qu’Ann voie ça.

5

Alors il retourna à Pavonis, laissant le groupe de Sabishii poursuivre la réflexion.

Dans les entrepôts, rien n’avait changé. Un nombre croissant de gens proposaient, sous l’instigation d’Art Randolph, de tenir un congrès constitutionnel. De rédiger au moins un projet de constitution, de le mettre aux voix, puis de former le gouvernement proposé.

— Bonne idée, commenta Sax. Et pourquoi ne pas envoyer une délégation sur Terre, tant qu’on y est ?

Semer à tous vents. Comme sur les landes. Certaines graines germeraient, d’autres non.

Il chercha Ann, mais elle n’était plus là. Elle était partie pour un avant-poste rouge de Tempe Terra, au nord de Tharsis, disait-on. Personne n’allait là-bas, que des Rouges, ajoutait-on.

Après avoir un peu réfléchi, Sax demanda à Steve de l’aider à localiser cet avant-poste. Puis il emprunta un petit avion aux bogdanovistes et partit vers le nord. Il laissa Ascraeus Mons sur sa gauche, suivit Echus Chasma et passa devant son vieux quartier général du Belvédère d’Echus, en haut de l’immense muraille à sa droite.

Ann avait probablement suivi le même itinéraire, elle était donc passée devant le premier point focal du projet de terraforming. Le terraforming… L’évolution était partout, même dans les idées. Ann avait-elle remarqué le Belvédère, avait-elle eu une pensée pour ces modestes débuts ? C’était impossible à dire. Et voilà ce que les humains savaient les uns des autres. De petits fragments de vies qui se recoupaient, dont on avait une connaissance parcellaire. Autant vivre seul dans l’univers. C’était bizarre. D’où le besoin de se faire des amis, de se marier, de partager des chambres et des vies dans toute la mesure du possible. Ça n’établissait pas vraiment une intimité entre les individus, mais ça réduisait le sentiment de solitude. Et on poursuivait sa route en solitaire sur les océans du monde, comme dans Le Dernier Homme, de Mary Shelley, livre qui l’avait beaucoup impressionné quand il était jeune : à la fin, le héros éponyme voyait parfois une voile, montait sur un autre navire, jetait l’ancre sur un rivage, partageait un repas et poursuivait son voyage seul, toujours seul. Comme image de leur vie, ça se posait là. Tous les mondes étaient aussi vides que celui de Mary Shelley, vides comme Mars au début.

Il survola le croissant noirci de Kasei Vallis sans le voir.


Les Rouges avaient jadis évidé une roche de la taille d’un pâté de maisons dans un promontoire qui marquait le confluent de deux des Tempe Fossae, juste au sud du cratère Perepelkin. Des fenêtres abritées par des auvents de roche plongeaient dans les deux canyons dénudés, rectilignes, et celui, plus vaste encore, qu’ils formaient après leur réunion. Toutes ces fossae s’enfonçaient maintenant dans ce qui était devenu un plateau côtier. La réunion de Mareotis et de Tempe déterminait une immense péninsule d’anciens hauts-plateaux, pénétrant loin dans la nouvelle mer de glace.

Sax posa son appareil sur la langue sablonneuse, en haut du promontoire. De là, les plaines de glace n’étaient pas visibles. Il n’y avait pas grand-chose à voir, d’ailleurs, pas la moindre végétation, pas un arbre, une fleur ou une plaque de lichen. Il se demanda s’ils avaient stérilisé les canyons. Il n’y avait que la roche primitive, saupoudrée de givre. Contre le givre, évidemment, ils ne pouvaient rien, à moins de couvrir ces canyons, mais pour empêcher l’air d’entrer et non de s’en échapper.

— Hum, fit Sax, surpris par cette idée.

Deux Rouges le laissèrent entrer dans le sas et lui firent descendre un escalier. L’abri était presque vide. Tant mieux. Comme ça, les seuls regards hostiles qu’il avait à supporter étaient ceux des deux jeunes femmes qui le menaient à travers les galeries grossièrement taillées dans la roche du refuge. L’esthétique des Rouges était intéressante. Très rudimentaire, comme de bien entendu : pas une plante, juste des structures rocheuses différentes, des parois brutes, des plafonds bruts, contrastant avec un sol de basalte poli et les fenêtres étincelantes qui donnaient sur les canyons.

Ils arrivèrent à une galerie à flanc de falaise, qui ressemblait à une caverne naturelle, guère plus rectiligne que les lignes presque euclidiennes du canyon, en contrebas. Le mur du fond était orné d’une mosaïque de petits morceaux de pierre multicolores, polis et étroitement juxtaposés de façon à former un dessin abstrait qui aurait peut-être représenté quelque chose s’il avait eu le temps de se concentrer dessus. Le sol était une marqueterie d’onyx et d’albâtre, de serpentine et de jaspe sanguin. La galerie semblait interminable, poussiéreuse. Tout le complexe paraissait d’ailleurs plus ou moins abandonné. Les Rouges préféraient leurs patrouilleurs. Les refuges clandestins comme celui-ci étaient sans doute considérés comme un mal nécessaire. Quand les vitres étaient masquées, on aurait pu passer dans le canyon, juste devant, sans le voir. Sax se dit que ce n’était pas seulement pour éviter de se faire repérer par l’ATONU mais aussi par respect envers le paysage, pour se fondre dedans.

Comme Ann semblait tenter de le faire, assise dans un siège de pierre près de la vitre. Sax s’arrêta net. Perdu dans ses pensées, il avait failli lui rentrer dedans, de même qu’un voyageur ignorant aurait pu tomber sur le sanctuaire. Un caillou posé là. Il la regarda attentivement. Elle avait l’air malade. C’était devenu rare, et il l’examina avec une inquiétude croissante. Elle lui avait dit, des années auparavant, qu’elle ne suivait plus le traitement de longévité. Et pendant la révolution, elle avait brûlé comme une flamme. Maintenant que la révolte des Rouges était retombée, elle n’était plus que cendres. De la chair grise. Elle offrait une vision terrifiante. Elle devait avoir près de cent cinquante ans, comme tous les Cent Premiers encore vivants. Et sans le traitement, elle ne tarderait pas à mourir.

Enfin… d’un strict point de vue physiologique, elle devait être dans l’état d’une personne d’environ soixante-dix ans, selon le moment où elle avait reçu le traitement pour la dernière fois. Ce n’était donc pas si terrible. Peut-être Peter le saurait-il. Mais il avait entendu dire que plus on attendait entre deux cures, plus les problèmes avaient tendance à s’accumuler. Ça se tenait. Mieux valait être prudent.

Seulement il ne pouvait pas lui dire ça. En fait, il était difficile de savoir ce qu’on pouvait lui dire.

Elle finit par lever les yeux. Elle le reconnut et frémit, retroussa la lèvre comme un animal pris au piège. Puis elle détourna le regard, la mine sévère, le visage de pierre. Au-delà de la colère, tout espoir aboli.

— Je voulais te montrer une partie de Tyrrhena, dit-il lamentablement.

Elle se leva et quitta la pièce comme la statue du Commandeur.

Sax lui emboîta le pas, les jointures craquantes, en proie à une crise de pseudo-arthrite, comme bien souvent quand il avait affaire à Ann.

Les deux jeunes femmes à l’air rébarbatif le suivirent.

— Je ne pense pas qu’elle ait envie de vous parler, nota la plus grande.

— Vous êtes très observatrice, répliqua Sax.

Ann était plus loin, dans la galerie, debout devant une autre fenêtre. Ensorcelée, ou trop épuisée pour bouger. Ou en partie désireuse de lui parler.

Sax s’arrêta devant elle.

— Je voudrais avoir tes impressions, reprit-il. Tes suggestions sur la prochaine étape. Et j’ai quel-quel-quelques questions aréologiques. Évidemment, il se pourrait que les problèmes strictement scientifiques ne t’intéressent plus…

Elle fit un pas vers lui et le gifla. Il se retrouva sur les fesses, recroquevillé au pied du mur de la galerie. Ann avait disparu. Les deux jeunes femmes l’aidèrent à se relever en se demandant manifestement si elles devaient rire ou pleurer. Il avait mal partout et les yeux brûlants. Il redouta un instant de se mettre à pleurer devant ces deux jeunes idiotes, qui compliquaient prodigieusement les choses en le suivant comme son ombre. Avec elles sur les talons, il ne pouvait ni crier, ni implorer. Il ne pouvait pas se mettre à genoux et dire « Ann, je t’en prie, pardonne-moi ». C’était impossible.

— Où est-elle allée ? parvint-il à demander.

— Elle ne veut vraiment, vraiment pas vous parler, déclara la plus grande.

— Vous devriez peut-être attendre un peu et essayer plus tard, lui conseilla l’autre.

— Oh, la ferme ! s’exclama Sax, en proie à une rage soudaine. Je suppose que vous la laissez faire : arrêter le traitement et se tuer.

— C’est son droit, pontifia la grande.

— Ben tiens. Ce n’est pas un problème de droit mais de devoir : quelle attitude doit-on adopter face à une amie au comportement suicidaire ? Vous n’avez pas l’air très branchées sur la question. Maintenant, aidez-moi à la retrouver.

— Vous n’êtes pas de ses amis.

— Et comment !

Il se releva et repartit en titubant dans la direction qu’elle avait dû prendre. Une des filles tenta de lui saisir le coude. Il la repoussa. Ann était loin là-bas, effondrée sur une chaise dans ce qui ressemblait à une salle à manger. Il s’approcha d’elle en ralentissant, comme Achille dans le paradoxe de Zénon.

Elle se retourna et le foudroya du regard.

— C’est toi qui as abandonné la science, dès le départ, lança-t-elle en montrant les dents. Alors merde ! Tu es mal placé pour dire que je ne m’y intéresse pas !

— C’est vrai, convint Sax. Tu as raison. Écoute, j’ai besoin de conseils, poursuivit-il, les mains tendues vers elle. D’un avis scientifique. Je suis prêt à apprendre. Et j’ai des choses à te montrer, aussi.

Elle réfléchit un instant puis se leva et repartit en passant si près de lui qu’il ne put retenir un mouvement de recul. Il se précipita derrière elle, mais elle marchait vite et faisait de bien plus grands pas que lui, de sorte qu’il dut se mettre à trotter pour ne pas se laisser distancer. Ses os lui faisaient un mal de chien.

— Nous pourrions peut-être sortir d’ici, suggéra Sax. Allons où tu veux, ça m’est égal.

— De toute façon, la planète est fichue, marmonna-t-elle.

— Tu dois bien sortir de temps en temps pour le coucher du soleil, insista Sax. Je pourrais peut-être t’accompagner.

— Non.

— Je t’en prie, Ann.

Il fournissait de tels efforts pour rester à sa hauteur tout en parlant qu’il était hors d’haleine. Et sa joue le brûlait toujours.

— Ann, je t’en prie !

Elle continua sans répondre, sans ralentir. Ils s’engagèrent dans un couloir sur lequel donnaient des appartements. Ann pressa le pas, entra dans une pièce et lui claqua la porte au nez. Sax tourna la poignée. Elle était verrouillée.

L’un dans l’autre, ce n’était pas un début très prometteur.

Il allait devoir ruser. Changer de tactique pour que ça ne tourne pas à la chasse à courre, à la persécution. Enfin…

— Je vais souffler, souffler, et détruire ta maison, marmonna-t-il, et il souffla sur la porte.

Mais ses deux cerbères étaient déjà de retour et le regardaient de travers.


Plus tard dans la semaine, un peu avant le coucher du soleil, il descendit dans le petit vestiaire et s’équipa. Quand Ann entra, il fit un bond d’un mètre.

— Je m’apprêtais à sortir, bredouilla-t-il. Ça ne t’ennuie pas ?

— C’est un pays libre, répondit-elle lourdement.

Ils sortirent du sas et se retrouvèrent ensemble à l’extérieur. Les deux jeunes femmes n’en auraient pas cru leurs yeux.

Il marchait sur des œufs. Il aurait pu lui montrer la beauté de la nouvelle biosphère, les plantes, la neige, les nuages, mais il ne fallait pas. Il devait laisser les choses parler d’elles-mêmes. Ça valait peut-être pour tous les phénomènes. Il ne servait à rien de défendre quoi que ce soit. On ne pouvait que marcher sur le sol, et le laisser plaider sa propre cause.

Ann n’avait pas l’instinct grégaire. C’est à peine si elle lui adressa la parole. Il soupçonna, en la suivant, que c’était son chemin habituel. Sa compagnie était simplement tolérée.

Peut-être était-il autorisé à poser des questions ; après tout, il s’agissait de science. Ann s’arrêtait assez souvent pour regarder les formations rocheuses de plus près. Il pourrait en profiter pour s’accroupir à côté d’elle et, d’un geste, ou d’un mot, lui demander ce qu’elle avait trouvé. Ils étaient en combinaison et casqués – l’altitude était pourtant assez basse pour permettre de respirer avec un masque équipé d’un filtre à CO2 – aussi la conversation se bornait-elle à des voix bourdonnant aux oreilles, comme dans le temps. À poser des questions.

Alors il en posa. Et Ann répondit, de façon parfois assez détaillée. Tempe Terra était bien la Terre du Temps, un fragment survivant des highlands du Sud dont l’un des lobes pénétrait loin dans les plaines du nord, un témoignage de la collision avec l’astéroïde. Bien plus tard, Tempe s’était fracturée, tandis que la lithosphère était repoussée vers le haut par la bosse de Tharsis, au sud. Ces fractures incluaient à la fois les fossae de Mareotis et de Tempe, qui les entouraient maintenant.

Cette avancée de terrain avait été disloquée par l’émergence de quelques volcans tardifs qui s’étaient épanchés dans les canyons. Du haut d’une des crêtes, ils virent un volcan lointain pareil à un cône noir tombé du ciel ; puis un autre, auquel Sax trouva une certaine ressemblance avec un cratère météorique. Ann secoua la tête à cette observation et lui indiqua des coulées de lave et des fissures à peine décelables sous les ejecta postérieurs et (il fallait bien l’admettre) un saupoudrage de neige sale accumulée comme du sable dans les endroits abrités du vent, et que la lueur du soleil couchant teintait d’or.

Regarder le paysage du point de vue de son histoire, le lire tel un palimpseste écrit par un interminable passé. Voilà comment Ann le voyait, après un siècle d’observation et d’étude attentive, grâce à un don inné et à l’amour qu’il lui inspirait. C’était respectable, admirable. Une sorte de richesse, un trésor, une passion qui allait bien au-delà de la science, ou rappelait la science mystique de Michel. Une alchimie. Mais les alchimistes cherchaient à changer les choses. Alors plutôt une sorte de pythie.

Une visionnaire, porteuse d’une vision aussi puissante que celle d’Hiroko, en fait. Moins évidente, peut-être, moins spectaculaire, moins active. Une acceptation de l’existant. Un amour de la pierre pour elle-même. De Mars elle-même. La planète primitive, dans sa sublime gloire, rouge et rouille, calme comme la mort. Morte. Momifiée. Modifiée au fil du temps par les seules permutations chimiques de la matière, la vie immensément lente de la géophysique. C’était un concept étrange – une vie abiologique, mais présente si on voulait la voir, une sorte de vie tournoyante, filant entre les étoiles incandescentes, qui traversait l’univers dans son grand mouvement systolique-diastolique, portée par ce qu’on pourrait appeler un souffle immense. C’était plus facile à voir au coucher du soleil.

Essayer de voir les choses comme Ann. Jeter un coup d’œil furtif à son bloc-poignet, derrière son dos. Pierre, du latin petra. Roche, du latin de cuisine rocca, mot d’origine inconnue. Une masse de pierre. Sax laissa retomber son poignet et s’abîma dans une sorte de rêverie minérale, ouverte, blanche. Fit table rase de toute pensée, au point de ne pas entendre ce qu’Ann lui disait apparemment, car soudain elle renifla et repartit. Déconcerté, il la suivit en faisant un effort sur lui-même pour ignorer son déplaisir et lui poser d’autres questions.

Ann semblait pleine de déplaisirs. D’une certaine façon, c’était rassurant ; le manque d’affect aurait été mauvais signe, or elle paraissait encore très réactive. La plupart du temps, au moins. À certains moments, elle regardait une pierre avec une telle intensité qu’elle paraissait avoir retrouvé son enthousiasme obsessionnel d’autrefois, et il reprenait confiance. À d’autres, elle donnait l’impression d’agir mécaniquement, comme si l’aréologie n’était qu’une tentative désespérée pour tenir l’instant présent à distance. Éloigner l’histoire, le désespoir ou tout ça à la fois. Dans ces moments-là, elle était hors d’atteinte, elle ne s’arrêtait plus pour regarder les détails pourtant fascinants du décor devant lesquels ils passaient, elle ne répondait à aucune question les concernant. Le peu que Sax avait lu sur la dépression nerveuse l’inquiétait. On était très désarmé pour la combattre. Il y avait bien des médicaments, mais le résultat était aléatoire. Et lui suggérer de prendre des antidépresseurs revenait plus ou moins au même que de l’inciter à suivre le traitement et il ne pouvait pas en parler. D’ailleurs, le désespoir était-il la même chose que la dépression ?

Heureusement, il y avait remarquablement peu de plantes dans les environs. Tempe n’avait rien à voir avec Tyrrhena, ou même avec les environs du glacier d’Arena. Voilà ce qu’on obtenait sans jardinage intensif. Le monde était encore essentiellement rocheux.

D’un autre côté, Tempe était à une altitude bien inférieure, et il y faisait plus humide, l’océan de glace s’étendant à quelques kilomètres à peine au nord et à l’ouest. Des essaimages effectués par avion avaient été faits au-dessus du littoral sud de la nouvelle mer, dans le cadre du projet que Biotique avait inauguré quelques décennies plus tôt, quand Sax était à Burroughs. En regardant bien, on devait donc voir des lichens, de petites plaques de fellfield et quelques arbres de krummholz à demi enfouis dans la neige. Autant de plantes qui auraient du mal à survivre dans cet été nordique devenu un hiver – à part les lichens, évidemment. On distinguait déjà des pointes de couleurs automnales dans les petites feuilles de kœnigie blotties sur le sol, dans les boutons-d’or pygmées, les phippsies et – oui – les saxifrages arctiques. Le roussissement des feuilles faisait en quelque sorte office de camouflage dans la roche rouge environnante. Il arrivait souvent que Sax ne voie les plantes qu’au moment de mettre le pied dessus. Et naturellement, il se gardait bien d’attirer l’attention d’Ann, aussi, lorsqu’il en voyait une, l’examinait-il d’un rapide coup d’œil avant de poursuivre son chemin.

Ils gravirent une butte élevée qui dominait le canyon, à l’ouest du refuge, et soudain elle fut là : la gigantesque mer de glace, de bronze et de feu dans les derniers rayons du jour. Elle comblait une immense étendue de lowlands, créant un horizon rectiligne du sud-ouest au nord-est. Des mesas nées du sol tourmenté surgissaient maintenant de la glace, formant des écueils ou des îles aux falaises verticales. Cette partie de Tempe avait tout pour devenir l’une des côtes les plus spectaculaires de Mars, avec ces extrémités de fossae qui, en se remplissant, formaient de longs fjords, ou des lochs comme en Écosse. Un cratère côtier qui se trouvait juste au niveau de la mer, fendu sur sa face au large, était devenu une baie parfaitement circulaire d’une quinzaine de kilomètres de diamètre, dotée d’un chenal d’accès de deux kilomètres d’envergure environ. Plus loin, au sud, le terrain déchiqueté situé au pied du Grand Escarpement créerait un archipel digne des Hébrides, beaucoup d’îles étant visibles des falaises du continent principal. Oui, c’était une côte spectaculaire. On s’en apercevait déjà rien qu’en regardant les draperies de glace crépusculaire.

Mais pas question de le faire remarquer, bien entendu. Il ne pouvait même pas faire allusion à la glace ou aux montagnes déchiquetées qui se dressaient sur la nouvelle côte. Des congères s’étaient détachées, à l’issue d’un processus que Sax ne comprenait pas et qui l’intriguait, mais il ne pouvait en parler. Il fallait rester planté là en silence, comme dans un cimetière.

Embarrassé, Sax s’agenouilla pour observer un spécimen de rhubarbe du Tibet qu’il avait failli écraser. Une petite rosette de feuilles rouges émergeant d’un bulbe rouge.

— Elle est morte ? demanda Ann par-dessus son épaule.

— Non. (Il ôta quelques feuilles sèches de l’extérieur de l’inflorescence et lui montra celles du dessous, plus rouges.) Elle se croit déjà en hiver. Trompée par la baisse de luminosité.

Puis il poursuivit comme s’il se parlait à lui-même :

— Mais beaucoup de plantes vont mourir. L’inversion de température, c’est-à-dire le moment où la température de l’air descend au-dessous de celle du sol, s’est produite en une nuit environ. La végétation n’a guère eu le temps de s’y préparer. Ça va causer beaucoup de morts hivernales. Cela dit, les plantes sont mieux armées que ne l’auraient été les animaux. Et les insectes s’en sortent étonnamment bien, quand on pense que ce sont de petits réservoirs de liquide. Ils ont des cryoprotecteurs contre les froids extrêmes. Je les crois capables de supporter à peu près n’importe quoi.

Ann inspectait encore la plante, et Sax se retint pour ne pas lui dire : Elle est vivante. Tous les membres d’une même biosphère dépendent les uns des autres pour survivre. Elle fait partie de toi. Comment peux-tu la détester ?

Mais, encore une fois, elle ne suivait plus le traitement.

La mer de glace était un embrasement de bronze et de corail. Le soleil se couchait, il fallait rentrer. Ann se releva et s’éloigna, ombre silencieuse. Il aurait pu lui parler alors qu’elle était cent, puis deux cents mètres devant lui, petite silhouette noire dans le monde immense. Mais il ne le fit pas. Il craignait qu’elle ressente comme un viol de son intimité cette intrusion dans ses pensées. Ses pensées… Il se demandait bien ce qu’elles pouvaient être en cet instant. Il avait envie de lui dire, Ann, Ann, à quoi songes-tu ? Parle-moi, Ann. Partage tes pensées avec moi.

Le désir intense, aigu comme une douleur, de parler à quelqu’un ; c’était ce que voulaient dire les gens quand ils parlaient d’amour. Ou plutôt, c’était ce que Sax identifiait à l’amour. Juste le désir exacerbé de partager des pensées. Rien d’autre. Oh, Ann, je t’en prie, parle-moi.


Mais elle restait muette. Les plantes ne paraissaient pas avoir sur elle le même effet que sur lui. Elle semblait vraiment décidée à les abominer, ces petits emblèmes de son corps, comme si la viriditas était un cancer de la roche. Même dans les amas croissants de neige chassée par le vent, les plantes n’étaient plus qu’à peine visibles. Il commençait à faire noir, une nouvelle tempête approchait sur la mer de ténèbres et de cuivre en fusion. Un petit paquet de mousse, une paroi rocheuse couverte de lichen ; plus souvent la roche nue, comme elle l’avait toujours été. Et pourtant…

Et puis, en entrant dans le sas du refuge, Ann eut un malaise. En tombant, elle se cogna la tête sur le montant de la porte. Sax la rattrapa alors qu’elle s’affaissait sur un banc, le long du mur intérieur. Elle était inconsciente. Sax la traîna dans le sas pour refermer la porte extérieure, et lorsque le sas fut pressurisé, il la porta dans le vestiaire. Il avait dû hurler sur la fréquence commune car, le temps qu’il lui ôte son casque, cinq ou six Rouges avaient fait irruption dans la pièce. Il n’en avait jamais vu autant à la fois dans le refuge. Il découvrit que l’une des jeunes femmes qui le suivaient comme un petit chien, la moins grande, était la responsable biomed du refuge, et lorsqu’ils eurent déposé Ann sur un chariot, c’est elle qui mena le groupe vers la clinique et prit la direction des opérations. Sax l’aida de son mieux, les mains tremblantes, enlevant les bottes d’Ann de ses longs pieds. Son pouls – il vérifia sur son bloc-poignet – battait à cent quarante-cinq. Il se sentait brûlant, la tête vide.

— Elle a eu une attaque ? demanda-t-il. Elle a eu une attaque ?

La petite femme parut surprise.

— Je ne crois pas. Elle s’est trouvée mal et elle s’est cogné la tête.

— Mais pourquoi s’est-elle trouvée mal ?

— Je n’en sais rien.

Elle regarda la grande jeune femme qui était assise à côté de la porte. Sax comprit qu’elles étaient les deux responsables du refuge.

— Ann a laissé des instructions pour qu’on ne prolonge pas artificiellement sa vie si le problème se présentait.

— Non, fit Sax.

— Des instructions très explicites. Par écrit. Elle refuse expressément tout acharnement thérapeutique.

— Débrouillez-vous pour la maintenir en vie, fit Sax d’une voix rendue rauque par la tension. (Tout ce qu’il avait dit depuis l’évanouissement d’Ann était une surprise pour lui ; il était témoin de ses propres actions, au même titre qu’elles. Il s’entendit articuler :) Il ne s’agit pas de la prolonger artificiellement si elle ne reprend pas conscience mais juste de faire le minimum raisonnable afin qu’elle ne s’en aille pas si on peut faire autrement.

La toubib leva les yeux au ciel, excédée par ces pinaillages, mais la grande fille assise près de la porte parut réfléchir.

Sax s’entendit poursuivre :

— J’ai passé quatre jours sous assistance respiratoire, à ce qu’il paraît, et je suis bien content que personne n’ait pris l’initiative de me débrancher. C’est sa décision, pas la vôtre. Si on veut mourir, on peut le faire sans obliger un docteur à violer le serment d’Hippocrate.

La toubib répéta sa mimique d’un air encore plus exaspéré, mais, après un coup d’œil à sa collègue, elle accepta l’aide de Sax pour transférer Ann sur un lit équipé d’un système d’assistance respiratoire, puis elle brancha l’IA médicale et lui enleva sa combinaison. Une vieille femme noueuse, qui respirait maintenant avec un masque sur le visage. La grande fille se leva pour aider la doctoresse, et Sax alla s’asseoir. Ses propres symptômes physiologiques étaient étonnamment alarmants : une chaleur intense, diffuse, une sorte d’hyperventilation inefficace et une souffrance telle qu’il se retenait à grand-peine de crier.

Au bout d’un moment, la toubib s’approcha de lui. Ann était dans le coma, dit-elle. Son malaise avait été provoqué, semblait-il, par une légère arythmie cardiaque. Son état était stationnaire, pour le moment.

Sax resta assis dans la pièce. La doctoresse revient beaucoup plus tard. Le bloc-poignet d’Ann avait enregistré un petit accès de tachycardie, au moment où elle avait perdu connaissance. Et il y avait toujours une légère arythmie. Le coma était apparemment dû à une anoxie, au coup sur la tête ou aux deux.

Sax demanda ce que c’était que le coma, et éprouva un soudain désespoir en voyant la fille hausser les épaules. C’était apparemment un terme fourre-tout qui recouvrait divers états d’inconscience. Les pupilles fixes, le corps insensible, parfois bloqué dans des postures invraisemblables – Ann avait le bras et la jambe gauches tordus – et l’inconscience, bien sûr. Parfois, d’étranges réponses vestigielles, comme la crispation des mains. La durée du coma était éminemment variable. Certaines personnes n’en sortaient jamais.

Sax attendit en regardant ses mains qu’elle reparte, que tout le monde soit sorti, puis il alla se planter à côté d’Ann et scruta son visage caché par le masque. Il n’y avait rien à faire. Il lui prit la main. Elle ne réagit pas. Il lui prit la tête entre ses mains, comme on lui avait dit que Nirgal avait tenu la sienne quand il était inconscient. Ce geste lui parut vain.

Il se tourna vers la console de l’IA et afficha le programme de diagnostic. Il consulta le dossier médical d’Ann, parcourut l’ECG depuis le moment de l’incident dans le sas. Une petite arythmie, en effet. Le cœur était rapide, irrégulier. Il entra les données dans le programme de diagnostic et interrogea son bloc-poignet sur l’arythmie cardiaque. Il y avait beaucoup de rythmes cardiaques aberrants, mais il crut comprendre qu’Ann pouvait être atteinte d’une prédisposition génétique à un désordre de l’activation ventriculaire qui se traduisait à l’ECG par un décalage caractéristique de l’onde T.

Il afficha le génome d’Ann et ordonna à l’IA de mener une recherche dans les régions concernées des chromosomes trois, sept et onze. Dans le gène HERG du chromosome sept, l’IA identifia une petite mutation : une inversion de l’adénine-thymine et de la guanine-cytosine. Petite, mais l’HERG contenait les instructions concernant la synthèse d’une protéine qui servait de canal aux ions potassium dans la membrane des cellules cardiaques. Ces protéines-canal jouaient le rôle d’interrupteur inhibant les cellules cardiaques contractiles et, sans ce régulateur, le cœur pouvait entrer en arythmie et se mettre à battre trop vite pour pomper efficacement le sang.

Ann semblait avoir un problème avec un gène du chromosome trois appelé SCN5A. Ce gène encodait une autre protéine-canal qui laissait passer les ions sodium dans la membrane des cellules cardiaques, agissant cette fois comme un accélérateur. Une mutation à cet endroit pouvait aggraver le problème de tachycardie. Chez Ann, une base CG manquait.

Ces prédispositions génétiques n’expliquaient pas tout. L’IA disposait d’une symptomatologie de tous les problèmes connus, si rares qu’ils puissent être. Elle semblait considérer le cas d’Ann comme assez banal et établit la liste des traitements susceptibles d’y remédier. Il y en avait beaucoup.

Parmi les traitements préconisés figurait le recodage des gènes incriminés lors de plusieurs traitements gérontologiques consécutifs. Sax s’étonna que ça ne lui ait pas été fait, puis il vit que cette indication ne datait que d’une vingtaine d’années. Elle était donc postérieure au dernier traitement qu’elle avait subi.

Sax resta un long moment assis devant l’écran. Beaucoup plus tard, il se leva et inspecta le centre biomédical, instrument par instrument, pièce après pièce. Les gardes-chiourme le laissèrent aller et venir librement, croyant sans doute qu’il avait perdu l’esprit.

C’était un refuge important pour les Rouges, et il se pouvait que l’une des pièces contienne l’équipement nécessaire à l’administration du traitement de longévité. En effet. Il se trouvait dans un petit labo, à l’arrière de la clinique. Rien de spectaculaire : une grosse IA, les incubateurs, l’IRM, les potences de perf, les protéines et autres ingrédients nécessaires. C’était stupéfiant quand on pensait à ce qui pouvait en sortir. Mais ce n’était pas nouveau. La vie elle-même était stupéfiante : de simples séquences de protéines, et le tour était joué.

Bon. L’IA principale avait le génome d’Ann en mémoire. Mais s’il ordonnait à ce labo de synthétiser ses brins d’ADN (en recodant ses gènes HERG et SCN5A), les gens d’ici s’en apercevraient sûrement. Et ça ferait du tintouin.

Il retourna dans sa petite chambre et passa un appel codé à Da Vinci. Il demanda à ses associés d’amorcer la synthèse, et ils acceptèrent sans poser d’autres questions que techniques. Il y avait des moments où il adorait ces saxaclones.

Après ça, il n’avait plus qu’à attendre. Des heures passèrent, puis d’autres encore. Plusieurs jours finirent par s’écouler ainsi. L’état d’Ann était stationnaire. La doctoresse faisait grise mine. Elle ne parlait plus de débrancher Ann mais son regard en disait long. Sax décida de dormir par terre, dans la chambre d’Ann. Il connaissait par cœur le rythme de sa respiration. Il passait beaucoup de temps à lui caresser la tête, comme Michel lui avait dit que Nirgal avait fait avec lui. Il doutait beaucoup que ça ait jamais guéri quiconque, mais il le faisait quand même. Assis là, dans cette posture, il eut le temps de penser au traitement de plasticité du cerveau que Vlad et Ursula lui avaient fait subir après son attaque. Évidemment, le coma n’avait pas grand-chose à voir avec une attaque, mais un changement d’esprit n’était pas nécessairement une mauvaise chose, quand c’était à l’esprit qu’on avait mal.

Quelques jours passèrent encore ainsi, chacun plus lentement, plus vide, plus terrifiant que le précédent. Les incubateurs des laboratoires de Da Vinci avaient depuis longtemps préparé l’ensemble complet des brins d’ADN spécifiques d’Ann mais recodés, plus des ARN messagers et les ribosomes correspondants – le filet garni gérontologique, sous sa forme la plus élaborée.

Alors, un soir, il appela Ursula et eut un long entretien avec elle. Quand elle eut assimilé ce qu’il voulait faire, elle répondit à ses questions, l’air un peu affolé quand même.

— L’ensemble de stimuli que nous t’avons administré provoquerait une croissance synaptique exagérée dans un cerveau non endommagé, dit-elle fermement. La personnalité de l’individu serait modifiée selon un schéma rigoureusement indéterminé.

Traduction : Ça en ferait un fou comme Sax.

Sax décida de laisser tomber les stimuli synaptiques. Sauver la vie d’Ann était une chose, modifier ce qu’elle avait dans la tête, une autre. Le changement improvisé n’était pas à l’ordre du jour. Le but était l’acceptation. Le bonheur – le vrai bonheur d’Ann, quoi que ça puisse être –, si lointain, si difficile à imaginer. Il avait mal rien que d’y penser. C’était extraordinaire de voir comment la seule pensée pouvait faire naître la souffrance physique. Le système limbique était un monde en soi, baignant dans la souffrance, de la même façon que le corps noir était partout dans l’univers.

— Tu as parlé à Michel ? lui demanda Ursula.

— Non. Mais c’est une bonne idée.

Il appela Michel, lui exposa la situation et ce qu’il avait l’intention de faire.

— Voyons, Sax ! fit Michel, choqué.

Mais, quelques instants plus tard, il promettait de venir. Il allait demander à Desmond de l’emmener en avion à Da Vinci afin de prendre tout ce qu’il fallait pour le traitement et arriverait au refuge en avion.

Sax resta donc assis dans la chambre d’Ann, la main sur sa tête. Un crâne plein de bosses. Un adepte de la phrénologie aurait passé un bon moment sur ce terrain.

Puis Michel et Desmond, ses frères, furent là, près de lui. Ainsi que la doctoresse qui les avait escortés, la grande jeune femme et d’autres encore. Ils en étaient donc réduits à communiquer par le regard, ou l’absence de regard. Mais tout était parfaitement clair. Il n’était que trop facile de voir ce que pensait Desmond. Ils avaient apporté le kit gériatrique d’Ann. Ils n’avaient plus qu’à attendre le moment propice.

Qui arriva très vite. La routine s’était réinstallée dans le petit centre biomédical. L’effet du traitement de longévité sur le coma était mal connu. Michel avait consulté la littérature et n’avait pas trouvé grand-chose, mais comme le traitement avait été administré à titre expérimental à quelques patients en état de coma dépassé et les avait ramenés à la vie dans près d’un cas sur deux, il pensait que c’était une bonne idée.

C’est ainsi qu’une nuit, peu après leur arrivée, les trois hommes se relevèrent et passèrent sur la pointe des pieds devant l’infirmière de garde qui dormait à poings fermés, avachie dans un fauteuil devant la porte de la clinique. Sax et Michel introduisirent les aiguilles de perfusion dans le dessus des mains d’Ann, calmement, avec soin et précision. Sans un bruit. Tout alla très vite : le sérum se mit à couler dans ses veines, entraînant les nouveaux brins de protéines dans son système circulatoire. Son souffle devint irrégulier, et Sax, brûlant de peur, gémit intérieurement. Michel et Desmond le tenaient chacun par un bras comme pour l’empêcher de tomber. Il était réconfortant de les sentir à côté de lui. Mais il aurait donné n’importe quoi pour qu’Hiroko soit là. C’était ce qu’elle aurait fait, il en était sûr. Se le répéter le rassurait un peu. Hiroko était l’une des raisons pour lesquelles il agissait ainsi. Et pourtant, son concours, sa présence physique lui manquaient. Il aurait voulu qu’elle vienne l’aider comme sur Daedalia Planitia. Qu’elle vienne aider Ann. C’était elle l’experte de ce genre d’expérimentation humaine radicalement irresponsable. Ça n’aurait rien été, pour elle…

Quand l’opération fut achevée, ils retirèrent les aiguilles intraveineuses et rangèrent tout leur matériel. L’infirmière dormait toujours, la bouche grande ouverte, ce qui lui donnait l’air de la petite fille qu’elle était en fait. Ann était toujours inconsciente, mais Sax avait l’impression qu’elle respirait mieux. Plus profondément.

Les trois hommes restèrent un moment debout auprès d’elle, à la regarder, puis ils ressortirent comme ils étaient venus et regagnèrent leurs lits sur la pointe des pieds. Desmond fit l’andouille, esquissant des entrechats, et les deux autres durent lui dire de se tenir tranquille. Ils se recouchèrent, mais ne purent dormir. Et comme ils ne pouvaient pas parler non plus ils restèrent allongés en silence, tels des frères dans une grande maison, après une expédition réussie au cœur de la nuit, dans le vaste monde endormi.

Le lendemain matin, la doctoresse vint leur parler.

— Le pronostic vital est meilleur.

Les trois hommes se dirent extrêmement satisfaits de cette bonne nouvelle.

Plus tard, dans la salle à manger, Sax dut se gendarmer pour ne pas parler à Michel et Desmond de sa rencontre avec Hiroko. La nouvelle aurait plus d’importance pour eux que pour n’importe qui au monde, mais quelque chose le retenait. La crainte, peut-être, qu’on le croie dérangé, ou qu’il ait eu une vision. Le moment où Hiroko était repartie dans la tempête après l’avoir laissé dans son patrouilleur… il ne savait qu’en penser. Pendant les longues heures qu’il avait passées auprès d’Ann, il avait beaucoup réfléchi et même procédé à quelques recherches. Il savait maintenant que sur Terre, en altitude, les alpinistes souffrant du manque d’oxygène avaient souvent des hallucinations et voyaient des alpinistes comme eux. Une sorte de phénomène de doppelganger. Le sauvetage par l’anima. Et son tube à oxygène était partiellement obstrué.

— Je pense que c’est ce qu’aurait fait Hiroko, dit-il.

— Je reconnais que c’était culotté, acquiesça Michel. Tout à fait son style. Non, ne te méprends pas – je suis content que tu l’aies fait.

— Il était bientôt temps, si tu veux que je te dise, renchérit Desmond. Il y a des années que quelqu’un aurait dû la ligoter et la soumettre au traitement. Oh, Sax, mon Sax ! fit-il en riant joyeusement. J’espère seulement qu’elle n’en sortira pas aussi dingue que toi.

— Sax avait eu une attaque, rectifia Michel.

— Et puis, ajouta Sax, soucieux de rétablir la vérité historique, j’étais déjà relativement excentrique avant.

Ses deux amis hochèrent la tête, la bouche en cul-de-poule. La situation n’était pas encore tout à fait résolue, mais ils étaient d’excellente humeur. Puis la grande doctoresse vint les trouver. Ann était sortie du coma.

Sax avait l’estomac trop noué pour manger, mais il remarqua que certaine pile de toasts beurrés placée devant lui avait beaucoup diminué. Il les avait engloutis sans s’en rendre compte.

— Elle va t’en vouloir à mort, remarqua Michel.

Sax acquiesça d’un hochement de tête. C’était malheureusement probable. Sinon certain. Une pensée attristante. Il ne voulait pas qu’elle le frappe à nouveau. Ou, pire, qu’elle lui refuse sa compagnie.

— Tu devrais venir avec nous sur Terre, suggéra Michel. Nous y allons en délégation, Maya, Nirgal et moi.

— Il y a une délégation qui part pour la Terre ?

— Oui. Je ne sais pas qui a eu cette idée, mais je la trouve géniale. Il est indispensable que des représentants aillent leur parler. Le temps que nous revenions, Ann aura eu le temps de réfléchir.

— Intéressant, convint Sax, soulagé à la seule idée de prendre le large.

En fait, le nombre de raisons impératives qu’il avait d’aller sur Terre était presque terrifiant.

— Mais… et Pavonis ? Et la conférence dont tout le monde parle ?

— On pourra y participer par vidéo.

— Très juste.

C’était exactement ce qu’il disait depuis le début.

Le plan était attrayant. Il ne voulait pas être là quand Ann se réveillerait. Ou plutôt, quand elle découvrirait ce qu’il lui avait fait. D’accord, c’était de la lâcheté. D’un autre côté…

— Et toi, Desmond ? Tu y vas aussi ?

— Pas fou, non !

— Euh… Tu m’as bien dit que Maya était du voyage ? demanda Sax.

— Oui, confirma Michel.

— Parfait. La dernière fois que j’ai-j’ai-j’ai essayé de sauver la vie d’une femme, Maya l’a tuée.

— Quoi ? Comment ? Phyllis ? Tu as sauvé la vie à Phyllis ?

— Oui. Enfin, non… C’est-à-dire que si, mais comme c’est moi qui l’avais mise en danger, pour commencer, je ne crois pas que ça compte.

Il essaya de leur expliquer ce qui s’était passé cette nuit-là à Burroughs, sans grand succès. C’était très confus dans son propre esprit, en dehors de certains moments d’horreur encore très vifs.

— Bah, laissons tomber. C’est juste que ça m’est revenu tout à coup. Je n’aurais même pas dû en parler. Je suis…

— Tu es crevé, fit Michel. Mais rassure-toi. Maya ne fera pas de bêtises ici ; nous la tiendrons à l’œil.

Sax acquiesça. Décidément, la situation ne se présentait pas mal du tout. Comme ça, Ann aurait le temps de faire le point. De réfléchir, de comprendre. Enfin, il fallait l’espérer. Et puis ce serait intéressant de voir de ses propres yeux comment les choses se passaient sur Terre. Très intéressant. Si intéressant qu’aucun individu un tant soit peu sensé ne pouvait laisser passer cette occasion.

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