QUATRIÈME PARTIE Verte Terre

1

Pendant ce temps-là, sur Terre, l’inondation était au cœur de toutes les préoccupations.

Elle était due à de violentes éruptions volcaniques sous l’ouest de la calotte glacière antarctique. Le sol, qui, dessous, ressemblait au bassin et à la zone montagneuse d’Amérique du Nord, avait été enfoncé en dessous du niveau de la mer par le poids de la glace. Si bien que, dès les premières éruptions, la lave et les gaz avaient fait fondre la glace, provoquant des affaissements de terrain cataclysmiques. Du coup, l’eau des océans s’était engouffrée sous la glace, en différents endroits de la ligne d’appui qui s’érodait rapidement. Déstabilisées, ébranlées, d’énormes congères – véritables îlots – s’étaient détachées sur tout le pourtour de la mer de Ross et de la mer de Ronne. Au fur et à mesure que les courants océaniques les emportaient, la rupture se poursuivit vers l’intérieur du continent, et les turbulences entraînèrent l’accélération du processus. Dans les mois suivant les premières grandes ruptures, d’immenses icebergs tabulaires dérivèrent sur l’océan Antarctique, provoquant une élévation du niveau de la mer dans le monde entier. L’eau continua à se précipiter dans la dépression de l’Antarctique Ouest, naguère occupée par la glace, chassant ce qui en restait au large, bloc par bloc, jusqu’à ce que la calotte glaciaire ait complètement disparu, laissant place à une nouvelle mer peu profonde, agitée par les éruptions sous-marines continues qui furent comparées pour leur intensité au formidable épanchement volcanique survenu dans le Deccan, en Inde, à la fin du Crétacé.

C’est ainsi qu’un an après le début des éruptions l’Antarctique était réduit à la moitié à peine de sa taille antérieure. L’Est ressemblait à une demi-lune et la péninsule évoquait une Nouvelle-Zélande qui aurait été recouverte de glace. Entre les deux s’étendait une mer peu profonde, bouillonnante, jonchée d’icebergs, et dans le reste du monde le niveau des eaux avait monté de sept mètres.

L’humanité n’avait pas connu de catastrophe naturelle d’une telle ampleur depuis la fin de la dernière ère glaciaire, dix mille ans auparavant. Et cette fois, elle n’affectait plus seulement quelques millions de chasseurs groupés en tribus nomades mais quinze milliards d’êtres civilisés, dont la vie était régie par un édifice sociotechnologique précaire, lequel était déjà en grand danger d’effondrement. Toutes les grandes cités côtières étaient inondées, des pays comme le Bangladesh, la Hollande et le Belize avaient disparu sous l’eau. La plupart des malheureux habitants de ces régions avaient eu le temps d’émigrer vers des zones plus élevées, car la montée des eaux s’était davantage apparentée à une marée qu’à un raz de marée, si bien que la population du monde était maintenant composée de dix à vingt pour cent de réfugiés.

La société humaine n’était évidemment pas équipée pour gérer une situation pareille. Quand bien même tout serait allé pour le mieux dans le meilleur des mondes, les choses n’auraient pas été faciles, et au début du XXII e siècle, tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. La population augmentait toujours, les ressources se faisaient de plus en plus rares et les conflits entre les riches et les pauvres, les gouvernements et les métanats, étaient plus brûlants que jamais. La catastrophe avait frappé au beau milieu d’une crise.

Crise que la catastrophe gomma dans une certaine mesure. Le contexte des luttes d’influence de toute sorte s’en trouva radicalement modifié et beaucoup devinrent fantasmagoriques. Face au désespoir de tous ces peuples qui se retrouvaient dans le plus grand dénuement, la propriété privée, le profit perdirent de leur légitimité. Les Nations Unies se dressèrent tel un phénix aquatique au-dessus du chaos, et devinrent le bureau d’aiguillage des efforts considérables visant au soulagement de la détresse : les migrations terrestres, par-delà les frontières nationales, la construction de logements d’urgence, la distribution des ressources alimentaires et des biens de première nécessité. Compte tenu de la nature de leur tâche, la Suisse et Praxis se retrouvèrent en première ligne, aux côtés de l’ONU. L’UNESCO et l’OMS se réveillèrent d’entre les morts. L’Inde et la Chine, qui étaient les plus grands des pays dévastés, jouèrent aussi un rôle fondamental en décidant de coopérer : elles conclurent des alliances bipartites, ainsi qu’avec l’ONU et ses nouveaux alliés ; elles refusèrent toute aide du Groupe des Onze pays les plus industrialisés et des métanationales qui participaient maintenant ouvertement au gouvernement de la plupart des pays du G-11.

Par d’autres côtés, l’inondation ne fit qu’exacerber la crise. Les métanats se retrouvèrent dans une position très étrange. Avant la catastrophe, elles étaient entièrement absorbées par ce que les commentateurs appelaient le métanatricide, c’est-à-dire une compétition impitoyable pour la domination ultime de l’économie mondiale. Quelques supergroupes de métanats se disputaient le contrôle absolu des plus grands pays industrialisés et tentaient d’absorber les rares entités qui échappaient encore à leur emprise : la Suisse, l’Inde, la Chine, Praxis et les pays dits de la Cour mondiale. Si l’essentiel de la population du globe s’efforçait de survivre, les métanats en étaient plus ou moins réduites à sauver les meubles. Elles étaient souvent associées à la catastrophe dans l’esprit populaire qui leur en attribuait la responsabilité ou estimait dans tous les cas qu’elles étaient punies par où elles avaient péché. Cette vision magique des choses faisait l’affaire de Mars et des autres forces antimétanats qui, les voyant à genoux, tentaient d’en profiter pour les décapiter. Les pays du G-11 et les gouvernements des autres pays industrialisés jusqu’alors associés aux métanats avaient assez à faire avec leurs populations désespérées pour remettre à plus tard l’aide aux grands conglomérats. Et les gens, partout, renonçaient à leurs fonctions antérieures afin de rejoindre l’effort humanitaire. Les entreprises détenues par leurs employés, comme Praxis, gagnaient en popularité car elles s’efforçaient de soulager la détresse et offraient le traitement de longévité à tous leurs membres. Certaines métanats conservèrent leurs forces de travail en se reconfigurant selon les mêmes lignes directrices. Si la lutte pour le pouvoir se poursuivait à de nombreux niveaux, partout elle était réorganisée par la catastrophe.

Dans ce contexte, Mars était la dernière préoccupation des Terriens. Oh, c’était une histoire intéressante, évidemment, et beaucoup considéraient les Martiens comme des enfants ingrats, qui laissaient tomber leurs parents au moment où ils avaient besoin d’eux. C’était une des nombreuses réactions négatives face à la catastrophe, par opposition au nombre tout aussi important de réactions positives. Il y avait des bons et des méchants partout, à cette époque, et la plupart considéraient les Martiens comme des méchants, des rats qui fuyaient le navire en train de couler. D’autres voyaient en eux des sauveteurs potentiels, dont le rôle restait à définir : encore un exemple de vision magique des problèmes. Mais l’idée qu’une nouvelle société était en train d’émerger sur le nouveau monde était porteuse d’espoir.

En attendant, sur Terre, les gens étaient confrontés à des difficultés gravissimes. L’inondation avait eu pour conséquence, notamment, de provoquer des changements climatiques rapides : la couverture nuageuse s’était densifiée et réfléchissait davantage le soleil. Il en résulta une chute des températures qui provoqua des pluies torrentielles et la destruction de récoltes, aggravant encore la situation. Il se mit à pleuvoir dans des endroits rarement soumis aux précipitations auparavant : au Sahara, dans le désert Mojave, au nord du Chili, de sorte que l’impact de l’inondation se fit sentir même à l’intérieur des terres, un peu partout en fait : l’agriculture étant frappée par ces orages torrentiels, la faim commença à menacer – d’où le mouvement général de coopération, car on craignait de ne pas pouvoir nourrir tout le monde, et les lâches se mirent à parler de sélection. La Terre entière était plongée dans la tourmente. C’était une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied.

Telle était donc la situation sur Terre pendant l’été de 2128 : une catastrophe sans précédent, une crise planétaire qui n’était pas près de s’arranger. Le monde antédiluvien semblait n’être qu’un mauvais rêve dont ils auraient été réveillés en sursaut pour se retrouver dans une réalité encore plus redoutable. Tout se passait comme s’ils avaient sauté de la poêle dans le feu, et tandis que certains s’efforçaient de remonter dans la casserole, d’autres se démenaient pour les rejeter dans les flammes. Bien malin qui aurait pu dire comment tout ça allait finir.

2

Nirgal avait l’impression qu’un étau se resserrait chaque jour davantage sur lui. Maya s’en plaignait et gémissait aussi. Michel et Sax semblaient indifférents. Michel était heureux de faire ce voyage, et Sax était absorbé par l’examen des rapports émanant de Pavonis Mons. Ils vivaient dans l’anneau en rotation de l’Atlantis. Pendant les cinq mois du voyage, l’anneau accélérerait jusqu’à ce que la force centrifuge passe de l’équivalent de la gravité martienne à celui de la gravité terrienne, auquel elle se stabiliserait dès le milieu du voyage. Cette méthode avait été perfectionnée au fil des années pour permettre aux émigrants qui décidaient de rentrer chez eux, aux diplomates qui faisaient l’aller et retour et aux rares indigènes martiens qui entreprenaient le voyage de s’habituer à la pesanteur terrestre. C’était toujours pénible. Quelques indigènes étaient tombés malades sur Terre. Il y avait eu des morts. Il était important de rester dans l’anneau rotatif, de faire ses exercices, de recevoir tous les vaccins.

Tandis que Sax et Michel s’entraînaient sur les machines, Nirgal et Maya marinaient dans les cuves en s’apitoyant sur leur sort. Mais si Maya se délectait de ses malheurs – elle paraissait se repaître voluptueusement de toutes ses émotions, y compris la colère et la mélancolie –, Nirgal était vraiment désespéré. L’espace-temps le tordait comme une serpillière, et chacune des cellules de son corps hurlait de douleur. L’effort nécessaire ne fût-ce que pour respirer l’effrayait. Il avait peine à croire qu’une planète puisse être aussi massive.

Il essaya d’en parler à Michel, mais Michel avait autre chose en tête. Il ne pensait qu’à ce qui les attendait. Sax, quant à lui, était obsédé par ce qui se passait sur Mars. Nirgal se fichait pas mal du congrès de Pavonis. Il estimait que ça ne changerait pas grand-chose au bout du compte. Les indigènes avaient vécu comme bon leur semblait sous l’ATONU et ils continueraient sous le nouveau gouvernement. Jackie arriverait peut-être à se tailler une présidence sur mesure, et ce serait fort regrettable, mais de toute façon, leur relation avait bizarrement tourné. C’était devenu une sorte de télépathie qui rappelait parfois leur ancienne passion mais lui faisait plus souvent penser à une rivalité perverse entre frère et sœur et parfois même aux combats internes d’un esprit schizoïde. Ils étaient peut-être jumeaux – Dieu seul savait à quel genre d’alchimie Hiroko s’était livrée dans les réservoirs ectogènes – mais non, Jackie était la fille d’Esther. Il le savait. Comme si ça voulait dire quoi que ce soit. Parce que, à sa grande consternation, il avait l’impression qu’elle était un autre lui-même, et il ne voulait pas de ça, il ne voulait pas que son cœur se mette à cogner dans sa poitrine chaque fois qu’il la voyait. C’était l’une des raisons qui l’avaient décidé à partir pour la Terre. Et voilà : il s’éloignait d’elle à la vitesse de cinquante mille kilomètres à l’heure, et elle était encore là, sur l’écran, ravie de l’avancement des travaux du congrès, ravie du rôle qu’elle y jouait. Elle ferait partie des sept membres du nouveau conseil exécutif, c’était couru d’avance.

— Elle compte sur l’histoire pour reprendre son cours normal, disait Maya alors qu’ils regardaient les infos, depuis leurs providentielles baignoires. Le pouvoir est comme la matière, il a une gravité, il s’agglutine et il attire de plus en plus de choses à lui. Ce pouvoir local, réparti entre les tentes…

Elle eut un haussement d’épaules désabusé.

— C’est peut-être une nova, risqua Nirgal.

— Peut-être, acquiesça-t-elle en riant. Mais il recommencera à s’agglutiner. C’est la gravité de l’histoire : le pouvoir est attiré vers le centre, il y a parfois une nova. Puis l’attraction repart. Ce sera pareil sur Mars, tu verras ce que je te dis. Et Jackie sera au beau milieu.

Elle s’arrêta net avant d’ajouter la salope, par égard pour Nirgal, et le regarda du coin de l’œil en se demandant comment le manœuvrer pour faire avancer son combat personnel, sa guerre sans fin avec Jackie. Les petites novas du cœur.

Les dernières semaines à la pesanteur terrestre passèrent sans que Nirgal s’y fasse. C’était affolant de sentir cette étreinte croissante lui bloquer la respiration, les idées. Il avait mal à toutes les articulations. Sur les écrans, il voyait des images de la petite bille bleu et blanc qui était la Terre, avec sa lune, ce bouton d’os à l’air étrangement plat et mort. Mais ce n’étaient que des images parmi tant d’autres, elles ne voulaient rien dire pour lui, à côté de ses pieds endoloris et de son pauvre cœur qui battait la chamade. Puis le monde bleu creva soudain tous les écrans, pareil à une fleur fraîchement éclose, avec la ligne blanche de son limbe incurvé, son eau bleue ornée de tourbillons de coton blanc, ses continents sortant du filigrane des nuages comme de petits rébus, des survivances d’un mythe à moitié oublié : l’Asie. L’Afrique. L’Europe. L’Amérique…

Pour la descente finale et la décélération, la rotation de l’anneau fut stoppée. Nirgal plana, avec l’impression d’être désincarné et pareil à un ballon, vers une fenêtre afin de voir ça de ses propres yeux. Malgré l’épaisseur de la paroi de verre et les milliers de kilomètres de distance, il fut frappé par la finesse des détails, leur netteté, leur précision.

— L’œil a un tel pouvoir, dit-il à Sax.

— Hum, fit Sax en s’approchant de la vitre pour regarder à son tour.

Ils observèrent la boule bleue de la Terre, en dessous d’eux.

— Tu n’as jamais peur ? demanda Nirgal.

— Peur ?

— Tu sais bien. (Pendant ce voyage, Sax n’avait pas été dans sa phase la plus cohérente ; il fallait lui expliquer beaucoup de choses.) La peur. L’appréhension. La crainte.

— Oui. Je crois que si. J’ai eu peur, oui. Récemment. Quand j’ai découvert que j’étais… désorienté.

— J’ai peur, maintenant.

Sax le regarda curieusement. Puis il flotta vers lui et posa la main sur son bras avec une gentillesse dont il n’était guère coutumier.

— Nous sommes là, dit-il.


Plus bas, toujours plus bas. De la Terre partaient maintenant dix ascenseurs spatiaux dont plusieurs étaient des câbles bifides dont les deux brins distincts partaient l’un du nord, l’autre du sud de l’équateur, lequel manquait cruellement d’endroits adéquats pour des sites de ce genre. L’un des câbles fendus formait un Y qui partait de Virac, aux Philippines, et d’Oobagooma, en Australie Occidentale. Un autre partait du Caire et de Durban. Celui le long duquel ils descendaient se divisait à dix mille kilomètres au-dessus de la Terre, le brin nord partant de Port of Spain, dans l’île de Trinidad, et le brin sud du Brésil, près d’Aripuana, une ville-champignon située sur le Theodore Roosevelt, un affluent de l’Amazone.

Ils prirent le brin du nord, qui menait à Trinidad. De la cabine de l’ascenseur, le regard englobait presque tout l’hémisphère occidental, centré sur le bassin de l’Amazone, un fleuve café au lait qui serpentait dans les verts poumons de la Terre. De plus en plus bas. Au cours des cinq jours de leur descente, le monde se rapprocha au point d’occuper tout l’espace en dessous d’eux, et la gravité écrasante des dernières semaines les étreignit à nouveau lentement, les prit dans son étau et serra, serra, serra de plus en plus fort. Si Nirgal s’était un tout petit peu habitué à la pesanteur, cette accoutumance avait disparu au cours du bref retour à la microgravité et il hoquetait comme un poisson hors de l’eau. Chaque inspiration constituait un effort pour lui. Planté les jambes écartées devant les hublots, les mains crispées sur les rampes, il regardait à travers les nuages le bleu étincelant de la mer des Caraïbes, les verts intenses du Venezuela, le triangle sale que faisait l’Orénoque en se jetant dans la mer. L’horizon était un sandwich incurvé de bandes blanches et turquoise, surmontées par le noir de l’espace. Toutes les couleurs étaient si vives. Les nuages étaient comme sur Mars, mais plus épais, plus blancs, plus denses. Peut-être la gravité prodigieuse exerçait-elle une pression inhabituelle sur sa rétine ou sur son nerf optique pour que les couleurs palpitent et éclatent comme ça. Même les sons étaient plus forts.

Dans l’ascenseur, avec eux, se trouvaient des diplomates des Nations Unies, des membres de Praxis et des représentants des médias, qui espéraient tous que les Martiens leur consacreraient un peu de temps, leur parleraient. Nirgal avait du mal à se concentrer sur eux, à les écouter. Ils semblaient si étrangement inconscients de leur position dans l’espace, indifférents au fait qu’ils étaient à cinq cents kilomètres au-dessus de la surface de la Terre, ignorants de la vitesse à laquelle ils tombaient.

Le dernier jour fut long. Ils se retrouvèrent dans l’atmosphère, leur cabine descendit le long du câble vers le carré vert de Trinidad et un énorme complexe situé près d’un aéroport abandonné, dont les pistes faisaient comme des runes grises. La cabine de l’ascenseur s’insinua dans la masse de béton. Elle décéléra. Elle s’arrêta.

Nirgal décrocha ses mains de la rambarde et suivit lentement les autres. Un pas, un autre pas, tout le poids de son corps pesant sur ses pieds. Lent, lourd. Ils suivirent lentement, lourdement, une coursive. Il prit pied sur le sol d’un bâtiment, sur la Terre. L’intérieur du socle ressemblait à celui de Pavonis Mons, il avait une familiarité incongrue, car l’air était épais, lourd, chaud, salé, collant. Nirgal traversa les salles aussi vite qu’il put, pressé de sortir et de voir enfin à quoi ça ressemblait au-dehors.

Une véritable foule le suivait, l’entourait, mais les membres de Praxis comprenaient, ils lui ouvrirent la voie à travers la foule. Le bâtiment était immensément vaste, il avait apparemment raté l’occasion d’en sortir par une voie souterraine. Mais il y avait une porte derrière laquelle brillait une lumière éblouissante. Un peu étourdi par l’effort, il sortit dans une clarté aveuglante. Une pure blancheur. Ça sentait le sel, le poisson, les feuilles, le goudron, la merde et les épices ; comme dans une serre qui serait devenue folle.

Puis sa vue s’adapta. Le ciel était bleu, bleu turquoise comme la bande médiane du limbe qu’il avait vu de l’espace, mais plus clair ; blanc au-dessus des collines, d’un éclat de magnésium autour du soleil. Des taches noires volaient çà et là. Le fil noir du câble montait dans le ciel. Il baissa les yeux, ébloui. Des collines vertes dans le lointain.

Il les suivit en titubant vers un véhicule découvert, une antique petite voiture ronde, avec des pneus en caoutchouc. Une décapotable. Il resta debout à l’arrière, entre Sax et Maya, pour tout voir. Dans la lumière aveuglante, il y avait des centaines, des milliers de gens qui portaient des tenues stupéfiantes, des soies fluorescentes, rose, violet, bleu canard, doré, aigue-marine, des bijoux, des coiffes de plumes, des…

— C’est le carnaval, lui dit quelqu’un, depuis le siège avant de la voiture. Nous nous déguisons pour le carnaval. Et aussi pour fêter la Découverte, le jour où Christophe Colomb a touché l’île. C’était la semaine dernière, mais nous avons poursuivi les festivités en votre honneur.

— Quel jour sommes-nous ? demanda Sax.

— Le Jour de Nirgal ! Le onze août.

La voiture avançait lentement dans les rues pleines de gens qui les acclamaient. Certains étaient vêtus comme les indigènes avant l’arrivée des Européens et poussaient des clameurs démentes, leurs bouches rose et blanc dans leurs faces brunes. Des voix musicales, à croire que tout le monde chantait. Leurs accompagnateurs parlaient comme Coyote. Il y avait des gens dans la foule qui portaient des masques de Coyote, des visages crevassés, convulsés, des têtes en caoutchouc qui faisaient des grimaces dont même Desmond Hawkins aurait été incapable. Et des mots… Nirgal pensait avoir rencontré sur Mars toutes les déformations possibles de l’anglais, mais il avait du mal à comprendre ce que disaient les gens, sans trop savoir pourquoi : l’accent, la diction, l’intonation. Il suait à grosses gouttes et il avait pourtant l’impression d’être brûlant.

La route pleine d’ornières menait, entre deux murailles humaines, vers un bref escarpement. Derrière se trouvait une zone portuaire, maintenant immergée sous une eau peu profonde. Les bâtiments se dressaient dans les flaques de mousse sale, bercée par des vagues invisibles. Tout un quartier changé en pataugeoire, les maisons pareilles à des moules géantes mises à nu, certaines éventrées, l’eau clapotante entrant et sortant par leurs fenêtres, des barques montant et descendant entre elles comme le flotteur d’une ligne à pêche. Les plus gros bateaux étaient amarrés à des lampadaires ou des poteaux électriques à la lisière des constructions. Plus loin, des bateaux aux voiles auriques gonflées par le vent donnaient de la gîte sur le bleu éclaboussé de soleil. Des collines vertes s’élevaient sur la droite, formant une grande baie ouverte.

— Les bateaux de pêche entrent toujours par les rues, mais les plus gros utilisent les docks de bauxite, au Point T, là-bas, vous voyez ?

Cinquante tons de vert différents sur les collines. Dans les creux, des palmiers morts, aux palmes jaunes, tombantes, marquaient la ligne de hautes eaux. Au-dessus, tout était éclaboussé de vert. Les rues et les bâtiments étaient taillés à la machette dans un monde végétal. Du vert et du blanc, comme dans les visions de son enfance, mais là, les deux couleurs primaires étaient séparées, contenues dans un œuf bleu de ciel et de mer. Ils étaient juste au-dessus des vagues, et pourtant l’horizon était tellement loin ! C’était la preuve irréfutable de l’immensité de ce monde. Pas étonnant qu’on ait pu croire que la Terre était plate. L’écume clapotant dans les rues en dessous faisait un bruit continu, aussi fort que les acclamations de la foule.

Au mélange de senteurs marines, végétales, vint s’ajouter une odeur de goudron portée par le vent.

— Le lac de Goudron, près de La Brea. Complètement à sec. Vidé. Il ne reste plus qu’un trou noir dans le sol, et un petit étang d’intérêt local. C’est ça que vous sentez, vous voyez, la nouvelle route ici, près de l’eau.

La route d’asphalte, des mirages de chaleur. Des gens aux cheveux noirs tassés le long de la route noire. Une jeune femme grimpa sur la voiture pour lui passer un collier de fleurs autour du cou. Leur odeur sucrée entra en conflit avec les effluves salés, piquants. Le parfum et l’encens, charriés par le vent végétal chaud, goudronné, poivré. Des tambours d’acier, étrangement familiers dans tout ce vacarme, et ça tapait, et ça cognait, ils jouaient de la musique martienne ici ! Sur les toits des maisons, dans la zone inondée, à leur gauche, ils avaient fait des patios de fortune. Ça puait les plantes pourries, l’air était saturé d’humidité, et le tout baignait dans une lumière d’un blanc de talc. Il était en nage. Les gens hurlaient de joie depuis les toits des maisons inondées, sur les bateaux, l’eau moussait, ondoyait, couverte de fleurs. Des cheveux noirs de jais, luisant d’un éclat chitineux. Une jetée de bois flottante sur laquelle étaient entassés plusieurs orchestres jouant des airs différents en même temps. Des points argentés, rouges et noirs voletaient sous leurs pieds : des écailles de poisson et des pétales de fleurs. Des fleurs qu’on leur jetait, soufflées par le vent, traînées de couleurs pures, jaune, rose, rouge. Le chauffeur de la voiture se retourna pour leur parler, oubliant la route.

— Écoutez-les taper sur leurs casseroles ! Ce sont les duglas qui jouent des socas. Écoutez-les, les virtuoses du baril de pétrole ! Les cinq meilleurs orchestres de Port of Spain.

Ils traversèrent un vieux, très vieux quartier, aux maisons faites de petites briques qui tombaient en poussière sous des toits de chaume ou de tôle ondulée. Tout était vieux, petit, même les gens étaient petits, bruns de peau.

— Les Hindous de la campagne. Les Noirs de la ville. Trinidad et Tobago ! Un mélange explosif, c’est ça, les duglas !

Il y avait de l’herbe partout, par terre, dans les ornières, dans toutes les fentes des murs et des toits, sur tout ce qui n’avait pas été récemment asphalté, c’était une explosion irrépressible de vert, jaillissant de toutes les surfaces du monde. Et l’air épais puait !

Puis ils émergèrent de la partie ancienne de la ville et se retrouvèrent sur un large boulevard goudronné, flanqué de grands arbres et de hauts bâtiments de marbre.

— Les gratte-ciel des métanats. Ils paraissaient immenses quand ils ont été construits, mais à côté du câble…

La sueur aigre, la fumée douceâtre, toute cette explosion de vert… Il dut fermer les yeux pour réprimer une nausée.

— Ça va ?

L’air bourdonnant d’insectes était tellement chaud qu’il ne pouvait en deviner la température. Elle dépassait son échelle personnelle. Il s’assit lourdement entre Sax et Maya.

La voiture s’arrêta. Il se releva péniblement, mit pied à terre. Il avait du mal à marcher. Il manqua tomber. Tout tournait autour de lui. Maya le retint fermement par le bras. Il se prit la tête à deux mains, s’astreignit à respirer par la bouche.

— Ça va ? demanda-t-elle âprement.

— Oui, répondit Nirgal en essayant de hocher la tête.

Ils étaient dans un ensemble de bâtiments tout neufs. Du bois, du béton, de la terre nue maintenant couverte de pétales écrasés.

Des gens partout, presque tous en costumes de carnaval. La brûlure du soleil derrière ses paupières, obstinément. On le mena vers une estrade de bois, avec à son pied une foule de gens qui criaient comme des fous.

Une belle femme aux cheveux noirs en sari vert, ceinturé de blanc, présenta les quatre Martiens à la foule. Les collines, derrière, s’incurvaient comme des flammes vertes sous un fort vent d’ouest. Il faisait plus frais à présent, et l’odeur était moins envahissante. Maya s’approcha des micros et des caméras, et les années fuirent à tire-d’aile. Elle parlait par petites phrases courtes, détachées, qui étaient acclamées en contrechant, antienne et répons, antienne et répons. Une étoile des médias que tout le monde regardait, d’un charisme rassurant, débitant un discours qui rappelait à Nirgal celui de Burroughs, quand elle avait rameuté la foule au parc de la Princesse, au point crucial de la révolution. Quelque chose dans ce goût-là.

Michel et Sax déclinèrent l’honneur de s’adresser à la foule et firent signe à Nirgal. Il resta un instant planté devant les gens et les collines vertes qui les soutenaient jusqu’au soleil. Il ne s’entendait plus penser. Un bruit blanc de joie, un son épais dans l’air épais.

— Mars est un miroir, dit-il au micro. Un miroir où la Terre voit sa propre essence. Le voyage vers Mars était un voyage purificateur, qui a mis à nu les choses les plus importantes. Ce qui a fini par arriver était fondamentalement terrien. Et ce qui est arrivé depuis, là-bas, n’est qu’une expression de la pensée terrienne, des gènes terriens. Voilà pourquoi, plutôt que de lui apporter un soutien matériel sous forme de matières premières ou de nouvelles souches génétiques, nous pouvons surtout aider notre planète mère en lui offrant le moyen de se voir telle qu’elle est. De dresser la carte d’une immensité inimaginable. Voilà comment, à notre modeste façon, nous jouons notre rôle en créant la grande civilisation qui frémit au bord de son devenir. Nous sommes les primitifs d’une civilisation inconnue.

Tonnerre d’acclamations.

— C’est l’impression que nous avons, sur Mars, en tout cas – une longue évolution à travers les siècles, vers la justice et la paix. Au fur et à mesure que les gens en apprennent davantage, ils comprennent mieux leur dépendance les uns envers les autres et envers leur monde. Nous avons compris sur Mars que la meilleure façon d’exprimer cette interdépendance était de vivre pour donner, dans une culture de compassion. Chaque individu libre et égal aux yeux de tous, travaillant avec les autres pour le bien général. C’est ce travail qui nous rend plus libres. La seule hiérarchie qui vaut d’être reconnue est celle-là : plus on donne, plus on devient grand. À présent, éperonnée par cette grande inondation, on la voit fleurir, émerger sur les deux mondes en même temps – la culture de compassion.


Il se rassit dans un tintamarre assourdissant. Puis ce fut la fin des discours et on les mena vers une sorte de conférence de presse animée par la belle femme au sari vert. Nirgal répondait à ses questions par d’autres, l’interrogeant sur le nouveau complexe de bâtiments qui les entouraient, sur la situation dans l’île. Elle s’efforçait de satisfaire sa curiosité, couvrant le brouhaha des commentaires et des rires de la foule enthousiaste massée derrière le mur de journalistes et d’appareils de prise de vue. La femme se révéla être le Premier ministre de Trinidad et Tobago. La petite nation composée de deux îles avait subi pendant la majeure partie du siècle précédent la domination de l’Armscor, une métanat, lui expliqua la femme. Depuis l’inondation, ils avaient rompu cette association. « Et tous les liens coloniaux avec, enfin ! » La foule accueillit ses paroles par des hurlements de joie. Son sourire reflétait le plaisir de toute une société. Il vit qu’elle était dugla, et d’une beauté stupéfiante.

Elle leur expliqua que les bâtiments où ils se trouvaient étaient l’un des innombrables hôpitaux qui avaient été construits sur les deux îles pour venir en aide aux victimes de l’inondation. Ç’avait été leur principale initiative en réponse à leur liberté nouvelle. Ces centres de secours fournissaient aux réfugiés un hébergement, du travail et des soins médicaux, y compris le traitement de longévité.

— Tout le monde a droit au traitement ? demanda Nirgal.

— Oui, répondit la femme.

— C’est formidable ! fit Nirgal, surpris, car il avait entendu dire que c’était une chose rare sur Terre.

— C’est ce que vous croyez ! répliqua le Premier ministre. On dit que ça va poser toutes sortes de problèmes.

— Oui. C’est même certain. Mais je pense que nous devons le faire quand même. Faire bénéficier tout le monde du traitement. On trouvera bien ensuite le moyen de s’en sortir.

Une ou deux minutes passèrent avant qu’ils aient la moindre chance de s’entendre à nouveau par-dessus les acclamations de la foule. Le Premier ministre s’efforçait de rétablir le silence lorsqu’un petit homme élégamment vêtu d’un costume marron sortit du groupe massé derrière elle, prit le micro et prononça quelques phrases entrecoupées par les rugissements de la foule déchaînée :

— Ce Martien, Nirgal, est un enfant de Trinidad ! Son papa, Desmond Hawkins, le Passager Clandestin, le Coyote de Mars, est de Port of Spain, et il a encore beaucoup de famille ici ! L’Armscor a acheté la compagnie pétrolière et elle a essayé d’acheter l’île avec, mais elle a choisi la mauvaise île pour ça ! Son cran, à votre Coyote, il ne l’a pas tiré du néant, Maestro Nirgal, c’est de Trinidad et Tobago qu’il le tient ! Il s’est promené partout là-haut pour apprendre à tout le monde la façon d’être sur Trinidad et Tobago, et maintenant ils sont tous duglas, là-haut, ils savent ce que c’est que d’être dugla, Mars tout entière est dugla ! Mars n’est qu’une grande Trinidad et Tobago !

La foule salua ses paroles par des hurlements de délire. Nirgal s’approcha de l’homme et l’embrassa impulsivement, avec un sourire radieux, puis il descendit de l’estrade et s’engagea dans la multitude qui se referma autour de lui. Un monde d’odeurs. Trop fortes pour penser. Il touchait les gens, leur serrait la main. Les gens le touchaient. Et cette lumière dans leurs yeux ! Ils étaient tous plus petits que lui, et ça les faisait rire. Chaque visage était un univers à lui seul. Soudain, des taches noires envahirent son champ de vision, tout s’obscurcit. Il regarda autour de lui, surpris. D’énormes nuages s’étaient massés sur une bande sombre de mer, à l’ouest, et avaient soudain masqué le soleil. Tandis qu’il serrait des mains, le nuage passa sur l’île. Ce fut la débandade. Les gens se réfugiaient à l’abri des arbres, des vérandas ou sous le toit de tôle ondulée des arrêts d’autobus. Maya, Sax et Michel étaient eux aussi perdus dans la foule. Les nuages gris foncé à la base se cabraient en rouleaux blancs aussi massifs que la pierre mais mouvants, et il en arrivait toujours. Une bourrasque de vent glacé souffla brutalement, puis de grosses gouttes de pluie frappèrent le sol, et les Martiens furent poussés sous un pavillon ouvert aux quatre vents, où on leur fit de la place.

Il se mit à pleuvoir comme jamais Nirgal n’aurait cru que ce fut possible. Des cataractes rugissantes s’abattaient dans des mares soudain changées en torrents, étoilées par un million d’impacts blanchâtres. Autour du pavillon, le monde entier était brouillé par le rideau mouvant qui mélangeait toutes les couleurs, le vert et le marron étaient brassés comme dans le tambour d’une machine à laver.

— On dirait que c’est l’océan qui nous tombe dessus ! fit Maya en souriant de toutes ses dents.

— Que d’eau ! fit Nirgal.

Le Premier ministre haussa les épaules.

— C’est comme ça tous les jours, pendant la mousson. Il pleut encore plus qu’avant, et il pleuvait déjà beaucoup.

Nirgal secoua la tête et sentit une soudaine douleur lui poignarder les tempes. La souffrance de la noyade. L’air était trop humide.

Le Premier ministre leur expliquait quelque chose, mais Nirgal ne la suivait plus. Il avait trop mal à la tête. N’importe qui dans le mouvement d’indépendance pouvait devenir membre de Praxis. Au cours de la première année, ils participaient à la construction de centres comme celui-ci. Le traitement de longévité était automatiquement offert à tous les adhérents. Il était administré dans les nouveaux centres. On pouvait aussi se faire greffer des implants contraceptifs réversibles. Beaucoup y avaient recours à titre de contribution à la cause.

— Plus tard, les bébés, voilà ce que nous leur disons. Vous aurez tout le temps.

Presque tout le monde les avait rejoints. L’Armscor avait dû adopter les méthodes de Praxis pour garder ses employés, et peu importait à présent à quelle organisation on appartenait. Sur Trinidad, elles se valaient à peu près toutes. Ceux qui venaient de recevoir le traitement participaient à la construction de nouveaux logements et d’équipements hospitaliers ou travaillaient dans l’agriculture. Trinidad était une île plutôt prospère, avant l’inondation, grâce à l’effet combiné des réserves pétrolières et de l’investissement dans le socle du câble. La résistance s’était peu à peu constituée, pendant les années qui avaient suivi l’arrivée honnie de la métanat. Il y avait maintenant une infrastructure croissante consacrée au projet de longévité. La situation était prometteuse. Tous ceux qui travaillaient à la mise sur pied d’un camp se voyaient promettre le traitement. Les gens étaient évidemment prêts à tout pour défendre ces endroits. Même si l’Armscor l’avait voulu, ses forces de sécurité auraient eu le plus grand mal à s’emparer d’eux. Et quand ils y seraient arrivés, ça ne leur aurait rien donné : ils avaient déjà le traitement. Ils pouvaient donc se résoudre au génocide s’ils voulaient, mais à part ça, ils avaient peu de chances de jamais reprendre le contrôle de la situation.

— L’île leur a tout simplement tourné le dos, conclut le Premier ministre. Aucune armée n’y peut rien. C’est la fin du système de castes basé sur l’économie. La fin de tous les systèmes de castes. Il y a quelque chose de nouveau, un nouvel élément dugla dans l’histoire, comme vous disiez dans votre discours. Une sorte de petite Mars. Alors vous voir ici, vous, un petit-fils de l’île, vous qui nous avez tellement appris dans votre nouveau monde si beau – ça, c’est vraiment quelque chose de spécial. Un festival pour de vrai.

Et encore ce sourire radieux.

— Qui était l’homme qui a parlé ?

— Oh, lui, c’était James.

La pluie cessa d’un seul coup. Le soleil creva les nuages, le monde se mit à fumer. Nirgal était ruisselant de sueur dans l’air blanc. L’air blanc, des taches noires tourbillonnantes. Il n’arrivait pas à reprendre sa respiration.

— Je crois que je ferais mieux de m’allonger.

— Mais oui, bien sûr. Vous devez être épuisé, vidé. Venez…

Ils l’emmenèrent vers un petit bâtiment, dans une salle claire aux murs tapissés de lanières de bambou, vide à l’exception d’un matelas sur le sol.

— J’ai peur que le matelas soit un peu petit pour vous.

— Ça n’a pas d’importance.

On le laissa seul. Quelque chose, dans la pièce, lui rappela la cabane d’Hiroko, près du lac de Zygote. Pas seulement les bambous, mais la taille et la forme de la salle, et une autre chose qui lui échappait, la lumière verte qui y pénétrait, peut-être. La sensation de la présence d’Hiroko était tellement forte et inattendue que lorsque les autres furent sortis, il se jeta sur le matelas et se mit à pleurer. Une confusion totale de sentiments. Il avait mal partout, mais surtout à la tête. Il arrêta de pleurer et sombra dans un profond sommeil.

3

Quand il se réveilla, il faisait noir et ça sentait le vert. Il ne savait plus où il était. Il se mit sur le dos, et tout lui revint : il était sur Terre. Des murmures. Il s’assit, effrayé. Un rire étouffé. Des mains l’obligèrent à se rallonger, des mains amicales, à l’évidence.

— Chut, fit une voix, et on l’embrassa.

Quelqu’un s’occupait de sa ceinture, de ses boutons. Des femmes, deux, trois, non, deux, qui sentaient bon le jasmin, et un autre parfum, oui, il y avait deux odeurs chaudes, distinctes. Leur peau luisante de sueur, si douce. Les veines battaient à ses tempes. Ce genre de chose lui était déjà arrivé une ou deux fois quand il était plus jeune, quand tout canyon bâché était un nouveau monde, plein de jeunes femmes inconnues qui voulaient un enfant ou juste s’amuser. Après les mois de célibat forcé du voyage, c’était le paradis de serrer ces corps de femmes, de les embrasser, de se faire embrasser, et sa première inquiétude fondit dans un mélange de mains, de bouches, de seins, de jambes entrelacées.

— La Terre, ma sœur, hoqueta-t-il.

Le vent qui soufflait dans les bambous lui apportait des bribes de musique, des barils de pétrole, des tablas. L’une des femmes était sur lui, pressée sur son corps. Il n’oublierait jamais le contact de ses flancs lisses sous sa main. Il entra en elle sans cesser de l’embrasser. Mais il avait toujours mal à la tête.


Lorsqu’il se réveilla, plus tard, il était nu et en nage sur le matelas. Il faisait encore noir. Il se rhabilla, sortit de la chambre et suivit un couloir obscur menant à un porche. C’était le crépuscule ; il avait dormi une journée entière. Maya, Michel et Sax mangeaient, entourés de gens. Nirgal leur assura qu’il allait bien. En fait, il mourait de faim.

Il s’assit en leur compagnie. Dans l’espace détrempé entre les bâtiments de béton brut, une foule était massée autour d’une cuisine en plein air. Au-delà, un feu de joie brillait dans le crépuscule. Les flammes enluminaient de jaune les visages sombres, se reflétaient dans le blanc liquide, éclatant, des yeux, des dents. Les gens, à la table centrale, se tournèrent pour le regarder. Plusieurs des jeunes femmes souriaient, leurs cheveux d’ébène luisant comme des casques d’obsidienne. L’espace d’une seconde, Nirgal fut renversé par l’odeur de sexe et de parfum. Mais c’était invraisemblable, avec le brasier, les effluves des plats épicés qui fumaient sur la table. Dans une telle explosion d’odeurs, il était impossible d’en identifier une seule, et de toute façon le système olfactif était bouleversé par les mets embrasés de curry et de piment de Cayenne. Il y avait des morceaux de poisson sur du riz, et un légume qui lui alluma un incendie dans la bouche et dans la gorge, de sorte qu’il passa la demi-heure suivante la tête en feu, à larmoyer, à renifler et à avaler verre d’eau sur verre d’eau. Quelqu’un lui donna un zeste d’orange amère confite, qui lui rafraîchit un peu la bouche. Il en mangea plusieurs.

Puis ils débarrassèrent la table tous ensemble comme à Zygote ou à Hiranyagarba, et les gens se mirent à danser autour du feu de joie, vêtus de costumes de carnaval surréels et masqués, comme au Fassnacht de Nicosia, mais les masques couvraient toute la tête et étaient plus étranges : il y avait des animaux, des démons à plusieurs yeux et aux grandes dents, des éléphants, des déesses. Sur le fond noir, brouillé, du ciel où scintillaient des étoiles obèses, se détachaient les vagues silhouettes des arbres, leurs feuilles vertes noires noires vertes soudain dorées par les flammes bondissantes qui semblaient donner son rythme à la danse. Une petite jeune femme avec six bras qui bougeaient en cadence s’approcha de Nirgal et Maya.

— C’est la danse du Ramayana, dit-elle. Elle est aussi vieille que la civilisation, et il y est question de Mangala.

Elle pressa familièrement l’épaule de Nirgal, et tout à coup il reconnut son parfum de jasmin. Sans sourire, elle retourna auprès du feu de joie. Les tablas suivaient le crescendo des flammes bondissantes, et les danseurs poussaient de grands cris. Nirgal avait la tête qui l’élançait à chaque pulsation de la musique. Malgré l’orange confite, il pleurait encore à cause du piment de Cayenne. Et il avait les paupières lourdes.

— Ça va vous paraître bizarre, dit-il, mais je crois que je vais retourner dormir.

Il se réveilla avant l’aube et s’installa sous une véranda. Le ciel s’éclaircit selon une séquence presque martienne, passant du noir au violet puis au rose de plus en plus clair avant d’adopter la teinte bleu-vert du matin sous les tropiques. Il avait encore la tête lourde mais il se sentait enfin reposé, et prêt à prendre le monde à bras-le-corps. Après un petit déjeuner de bananes brun-vert, quelques-uns de leurs hôtes les emmenèrent, Sax et lui, faire le tour de l’île en voiture.

Où qu’ils aillent, il y avait toujours des centaines de personnes dans son champ visuel. Les gens étaient tous petits, avec la peau aussi brune que la sienne dans les campagnes, plus claire en ville. De gros camions organisés en caravane servaient de magasins mobiles aux villages trop petits pour avoir leurs propres commerces. Nirgal s’émerveilla de la minceur des gens, de leurs membres noués par le travail de la terre ou fins comme des roseaux. Les courbes des jeunes femmes évoquaient des fleurs épanouies, éphémères.

Quand les gens le reconnaissaient, ils se précipitaient pour le saluer et lui serrer la main. Sax secoua la tête en voyant Nirgal parmi eux.

— Une distribution bimodale, dit-il. Pas une vraie spéciation, mais peut-être, avec le temps… la divergence de l’île. C’est très darwinien.

Les maisons occupaient des trouées ouvertes à la machette dans la verte jungle qui s’efforçait ensuite de reconquérir le terrain perdu. Les constructions plus anciennes étaient faites de briquettes de boue noircies par le temps, qui se refondaient dans la terre. Les terrasses des rizières étaient si étroites que les collines semblaient plus lointaines qu’elles n’étaient en réalité. Le vert clair des pousses de riz était d’une couleur inconnue sur Mars. D’une façon générale, Nirgal n’avait jamais vu des verts aussi éclatants, aussi lumineux. Ils s’imposaient à lui dans toute leur variété, leur intensité, dans le soleil qui lui brûlait le dos.

— C’est à cause de la couleur du ciel, répondit Sax quand Nirgal le lui fit remarquer. Les rouges du ciel martien ont tendance à assourdir les verts.

L’air était lourd, humide et fétide. La mer étincelante limitait l’horizon. Nirgal toussa, respira par la bouche, tenta désespérément d’ignorer le battement douloureux de ses tempes et de son front.

— Tu as le mal des profondeurs, avança Sax. Il paraît que ça arrive aux gens de l’Himalaya et des Andes qui descendent au niveau de la mer. C’est un problème d’acidité dans le sang. Nous aurions dû te déposer plus haut.

— Et pourquoi ne l’avons-nous pas fait ?

— Ils voulaient te voir ici parce que c’est de là que vient Desmond. C’est ta terre ancestrale. En fait, il semblerait qu’on se batte pour savoir qui aura l’honneur de nous avoir ensuite.

— Même ici, sur Terre ?

— Sûrement plus que sur Mars, dirais-je.

Nirgal gémit. Le poids du monde, l’air étouffant.

— Je vais courir, dit-il.

Au départ, ce fut la libération attendue. Les mouvements et les réactions habituels l’habitèrent, lui rappelant qu’il était toujours lui-même. Mais sa course pesante ne lui permit pas d’accéder à l’état du lung-gom-pa où il courait comme on respire, où il aurait pu continuer indéfiniment. Au contraire, il sentait la masse de l’air épais dans ses poumons, l’insistance du regard des petits personnages devant lesquels il passait, et surtout le poids de son propre corps qui lui faisait mal aux articulations. Il pesait plus du double de son poids normal. C’était comme si tous ses os s’étaient changés en plomb, comme s’il avait transporté une personne invisible sur son dos, sauf que le poids était à l’intérieur de lui. Ses poumons le brûlaient et se noyaient en même temps, et il ne les dégagerait pas en toussant. Des gens plus grands, habillés à l’européenne, le suivaient sur de petites bicyclettes à trois roues qui soulevaient des gerbes d’eau dans chaque mare. Mais les indigènes s’avançaient sur la route, derrière lui, des foules entières qui empêchaient les tricycles d’avancer, des gens qui riaient et bavardaient, les dents et les yeux étincelants dans leurs faces noires. Les hommes sur les tricycles regardaient Nirgal d’un œil vide, sans menacer la foule. Nirgal retourna vers le camp par une autre route. Maintenant, les vertes collines sur sa droite étaient embrasées. La route lui fendait les mollets à chaque pas. Il avait l’impression d’avoir des troncs d’arbre en feu à la place des jambes. Si courir lui faisait mal, maintenant… Il avait la tête comme une pastèque. La végétation d’un vert mouillé semblait tendre vers lui une centaine de tons de flammes vertes qui se fondaient en une bande d’une seule couleur dominante, envahissant le monde. Des taches noires mouvantes.

— Hiroko ! hoqueta-t-il tout en courant, le visage inondé de larmes, mais personne ne les distinguerait de la sueur. Hiroko, ce n’est pas comme tu m’avais dit que ce serait !

Il rejoignit en titubant le sol ocre du complexe. Les hordes de gens le suivirent jusqu’à Maya. Tout ruisselant de sueur, il se pendit à son cou en sanglotant.

— Nous devrions aller en Europe, fit Maya d’un ton courroucé à quelqu’un dans son dos. C’était stupide de l’amener tout de suite sous les tropiques.

Nirgal regarda par-dessus son épaule. C’était le Premier ministre.

— C’est ici que nous vivons, dit-elle, et elle lança à Nirgal un regard perçant, fier et plein de ressentiment.

Mais il en aurait fallu davantage pour impressionner Maya.

— Il faut que nous allions à Berne, dit-elle.

Ils partirent pour la Suisse dans un petit avion spatial fourni par Praxis. Pendant le vol, ils contemplèrent la Terre d’une altitude de trente mille mètres : le bleu de l’Atlantique, les cimes déchiquetées d’Espagne, avec leurs faux airs d’Hellespontus Montes ; puis la France et la muraille blanche des Alpes, qui ne ressemblaient à aucune des montagnes de Mars. Dans la fraîcheur de la cabine pressurisée, Nirgal se sentait comme un poisson dans l’eau et déplora de ne pas se sentir bien à l’air libre, sur Terre.

— Ça ira mieux en Europe, lui dit Maya.

Nirgal songea à la façon dont on les avait reçus.

— Ils t’adorent, ici, dit-il.

Bien que débordé par la situation, il avait remarqué que les duglas accueillaient ses compagnons avec autant d’enthousiasme que lui-même, et que Maya avait été particulièrement adulée.

— Ils étaient surtout contents que nous ayons survécu, esquiva Maya. Pour eux, c’est comme si nous revenions d’entre les morts. Tu comprends, de 61 jusqu’à l’année dernière, ils ont cru que tous les Cent Premiers étaient morts. Soixante-sept ans, tu te rends compte ! Pendant tout ce temps, beaucoup d’entre eux sont morts. Il y a quelque chose de magique, de mythique, dans le fait de nous voir débarquer au beau milieu de l’inondation, en plein changement. Sortir de l’underground comme d’une tombe.

— Mouais. Pas tous.

— Non, répondit-elle avec l’ombre d’un sourire. Il va falloir qu’ils fassent le tri là-dedans. Ils croient que Frank et Arkady sont vivants. Et John aussi, bien qu’il ait été tué des années avant 61 et que tout le monde l’ait su. Enfin, pendant un moment. Les gens ont la mémoire courte. C’était il y a longtemps. Il s’est passé tellement de choses depuis. Et les gens veulent que John Boone soit vivant. Alors ils ont oublié Nicosia, et ils se disent qu’il est encore dans l’underground.

Elle eut un petit rire bref, un peu troublée à cette idée.

— C’est comme Hiroko, fit Nirgal, la gorge nouée.

Une vague de tristesse comme celle qui l’avait submergé à Trinidad l’envahit, le laissant livide et douloureux. Il croyait, il avait toujours cru, qu’Hiroko était en vie et se cachait avec les siens quelque part dans les highlands du Sud. Il avait surmonté le choc de sa disparition en se cramponnant à cette idée. En se disant qu’elle s’était glissée hors de Sabishii et reparaîtrait quand elle jugerait le moment venu. Il en était sûr. Et voilà qu’il n’en était plus si certain, il n’aurait su dire pourquoi.

Assis à côté de Maya, Michel regardait dans le vide, l’air pincé. Tout à coup, Nirgal eut l’impression de se regarder dans un miroir. Il savait qu’il faisait la même tête, il le sentait dans sa chair. Michel et lui avaient des doutes, peut-être au sujet d’Hiroko, peut-être sur autre chose. Comment savoir ? Michel ne semblait pas d’humeur à parler.

Et de l’autre côté de l’avion, Sax les observait tous les deux, avec son regard d’oiseau.


Ils se laissèrent tomber du ciel parallèlement au grand mur nord des Alpes et se posèrent sur une piste, au milieu de la verdure. On les escorta dans un bâtiment anonyme, comme ceux de Mars ; ils descendirent un escalier et prirent un train qui glissa avec un bruit métallique vers le haut, puis hors du bâtiment et à travers les champs verts. Une heure plus tard, ils étaient à Berne.

Les rues de Berne étaient pleines de diplomates et de journalistes qui arboraient un badge d’identification sur la poitrine et voulaient tous leur parler. La ville était petite, primitive, solide comme le roc. Chaque chose respirait le pouvoir. Les étroites rues pavées étaient bordées par des bâtiments de pierre aux lourdes arcades, tout avait la stabilité des montagnes. L’Aare qui serpentait rapidement au milieu enserrait la majeure partie de la ville dans une de ses boucles. La plupart des gens qui peuplaient ce quartier étaient des Européens : des Blancs à l’air méticuleux, moins petits que la plupart des Terriens, grouillant dans tous les sens, absorbés dans leurs discussions, agglutinés autour des Martiens et de leurs accompagnateurs qui portaient maintenant l’uniforme bleu de la police militaire suisse.

Nirgal, Sax, Michel et Maya étaient logés dans le quartier général de Praxis, un petit bâtiment de pierre situé le long de l’Aare. Nirgal s’étonna de voir des maisons construites si près de l’eau ; que le fleuve monte ne serait-ce que de deux mètres et c’était la catastrophe, mais apparemment ces Suisses s’en fichaient. Le cours de la rivière devait être étroitement canalisé, bien qu’elle jaillisse d’une des chaînes de montagnes les plus escarpées que Nirgal ait jamais vues. C’était du terraforming. Pas étonnant que les Suisses s’en soient si bien sortis sur Mars.

Le bâtiment de Praxis n’était qu’à quelques rues de la vieille ville. La Cour mondiale et le gouvernement fédéral suisse occupaient des bâtiments dispersés au milieu de la péninsule.

Tous les matins, ils prenaient donc à pied la rue principale, pavée, la Kramgasse, incroyablement propre, nue et déserte comparée aux rues de Port of Spain. Ils passaient sous l’horloge médiévale, avec son cadran ornementé et ses automates pareils à un diagramme alchimique de Michel qui se serait mué en un objet à trois dimensions, puis ils entraient dans les bureaux de la Cour mondiale où ils s’entretenaient avec des groupes successifs de la situation sur Mars et sur Terre : des officiels des Nations Unies, des représentants du gouvernement national, des patrons de métanationales, des organisations humanitaires, des groupes médiatiques. Tout le monde voulait savoir ce qui se passait sur Mars et ce qu’ils pensaient de la situation sur Terre ; connaître les intentions de Mars et quelle aide Mars pouvait apporter à la Terre. Nirgal trouvait la plupart des gens qu’on lui présentait d’un commerce agréable : ils semblaient comprendre les situations respectives des deux mondes, ils n’étaient pas absurdement persuadés que Mars allait « sauver la Terre » ; ils ne paraissaient pas s’attendre à reprendre un jour le contrôle de Mars, où à voir revenir le règne des métanationales, comme avant l’inondation.

Maya était pourtant sûre que tout le monde n’était pas animé de la même bienveillance à leur égard. Elle leur fit remarquer le nombre de fois où leurs interlocuteurs faisaient preuve de ce qu’elle appelait un « terracentrisme » indécrottable. Rien ne comptait pour eux en dehors des affaires terrestres. Mars était intéressante par bien des côtés, mais pas vraiment importante. À partir du moment où elle lui eut signalé cette attitude, Nirgal en repéra un nombre incalculable de manifestations. À vrai dire, il trouva ça réconfortant. Les Martiens avaient une attitude identique. Les indigènes étaient forcément aréocentriques, et c’était logique, c’était une sorte de réalisme.

En fait, les Terriens qu’il commençait à trouver les plus troublants étaient précisément ceux qui témoignaient le plus vif intérêt pour Mars : certains dirigeants de métanats qui avaient lourdement investi dans le terraforming de Mars, les représentants de pays surpeuplés, qui seraient sans doute très heureux de pouvoir leur envoyer un grand nombre de ressortissants. Il assista donc à des réunions avec des gens de l’Armscor, de Subarashii, de la Chine, d’Indonésie, d’Ammex, de l’Inde, du Japon et du conseil des métanats japonaises. Il les écouta attentivement et s’efforça de poser des questions et d’éviter d’en dire trop long. Et il vit que certains de leurs plus solides alliés du moment, comme l’Inde et la Chine, risquaient de constituer un gros problème dans la nouvelle donne. Maya hocha la tête avec emphase lorsqu’il lui en fit l’observation.

— Il n’y a plus qu’à espérer que la distance nous sauvera, dit-elle, la mine sombre. Nous avons de la chance qu’il faille traverser l’espace pour arriver jusqu’à nous. Ça devrait être un goulot d’étranglement pour l’émigration, quelque progrès que fasse le vol interplanétaire. Mais nous devrons toujours rester sur nos gardes. En fait, ne parle pas trop de ces choses-là ici. Ne parle pas trop tout court.


Pendant les pauses-déjeuner, Nirgal demandait à ses gardes du corps – une bonne douzaine de Suisses qui ne le lâchaient pas d’une semelle, sauf pour dormir – de l’emmener à la cathédrale qu’on appelait le monstre. L’escalier d’une des tours était accessible au public, et tous les jours ou presque Nirgal prenait son souffle, gravissait l’escalier en colimaçon et arrivait, haletant et couvert de sueur, au belvédère. Par temps clair, c’est-à-dire souvent, on voyait la barrière lointaine, abrupte, des Alpes, qu’il avait appris à appeler l’Oberland bernois. Cette muraille blanche, crénelée, courait d’un horizon à l’autre, comme une grande chaîne de montagnes martiennes, si ce n’est qu’elle était couverte de neige sauf sur certains triangles exposés au nord, des triangles de roche gris clair qui ne ressemblaient à rien de connu sur Mars : du granit. Des montagnes de granit, soulevées par la collision des plaques tectoniques, nées dans une violence encore visible.

Berne était séparée de cette majestueuse frontière blanche par des collines plus basses, vertes, l’herbe d’un vert aussi intense qu’à Trinidad, les forêts de conifères d’un vert plus sombre. Tout ce vert… Nirgal s’émerveilla à nouveau de la quantité de vie végétale qui couvrait la Terre. La lithosphère disparaissait sous une couche ancienne, épaisse de biosphère.

— Oui, acquiesça Michel, qui l’avait accompagné un jour pour admirer le panorama. La biosphère forme une partie importante de la surface du sol. Partout où la vie surgit, elle foisonne.

Michel mourait d’impatience d’aller en Provence. Ils n’en étaient pas loin, à une heure de vol ou une nuit de train, et il en avait assez de Berne et de ses interminables arguties politiques.

— Il pourrait y avoir une nouvelle inondation ou la révolution, le soleil pourrait se changer en supernova qu’ils continueraient à palabrer. Je vous laisse. Sax et toi, vous vous débrouillerez toujours mieux que moi !

— Et Maya encore mieux.

— Sûrement, mais je veux qu’elle vienne avec moi. Si elle ne voit pas ça, elle ne comprendra jamais.

Seulement Maya était absorbée par les négociations avec les Nations Unies, qui commençaient à devenir sérieuses maintenant que les Martiens avaient approuvé la nouvelle Constitution. Les Nations Unies agissaient plus ou moins comme porte-parole des métanats tandis que la Cour mondiale soutenait les nouvelles « démocraties coops » ; aussi les discussions qui se déroulaient dans les diverses salles de réunion et par vidéotransmission étaient-elles vives et parfois hostiles. Importantes, en un mot. Maya allait au combat tous les jours ; elle n’avait pas le temps de se rendre en Provence. Elle était allée dans le sud de la France quand elle était jeune, disait-elle, et n’avait pas très envie d’y retourner, même avec Michel.

— Elle dit que toutes les plages ont disparu, se plaignit Michel. Comme si c’était le principal, en Provence !

Il pouvait dire ce qu’il voulait, elle n’irait pas. Pour finir, au bout de quelques semaines, Michel laissa tomber à contrecœur et décida de partir tout seul en Provence.

Le jour de son départ, Nirgal l’accompagna à pied à la gare, au bout de la rue principale, et agita son mouchoir lorsque le train s’éloigna. Au dernier moment, Michel passa la tête par la fenêtre et rendit ses signaux à Nirgal avec un immense sourire. Nirgal fut choqué de voir cette expression remplacer si vite la déception causée par l’absence de Maya. Puis il se réjouit pour son ami. Ensuite il éprouva une soudaine envie. Il n’y avait pas un seul endroit au monde, pas un seul endroit des deux mondes, qu’il ait envie de revoir comme ça.

Après le départ du train, Nirgal reprit la Kramgasse, entouré par la nuée habituelle de cornacs et de journalistes, et fit gravir à ses deux corps et demi les deux cent cinquante-quatre marches qui menaient en haut du Monstre afin de contempler la muraille de l’Oberland bernois, au sud. Il passait beaucoup de temps là-haut ; il lui arrivait de rater le début des réunions de l’après-midi, de laisser Sax et Maya commencer sans lui. Les Suisses menaient rondement les choses. Les réunions avaient un ordre du jour, démarraient à l’heure, et s’ils n’arrivaient pas au bout du programme fixé, ce n’était pas de leur faute. Les Suisses qui se trouvaient dans la pièce étaient comme ceux de Mars, comme Jurgen, Max, Priska et Sibilla, avec leur sens de l’ordre, leur goût des choses bien faites, leur amour invétéré du confort, de tout ce qui était bien et prévisible. Cette attitude arrachait à Coyote un ricanement dédaigneux. Il la considérait comme nuisible à l’existence. Mais en voyant l’élégante cité de pierre qui s’étendait à ses pieds, avec ses fleurs luxuriantes et ses habitants prospères, Nirgal se disait qu’elle devait avoir du bon. Il avait été sans foyer pendant si longtemps. Michel avait sa Provence ; aucun endroit ne comptait à ce point pour lui. Sa maison natale gisait écrasée sous une calotte polaire et sa mère avait disparu sans laisser de trace. Tous les endroits où il avait vécu depuis étaient en perpétuel changement. Chez lui, c’était le changement. Cruelle prise de conscience, quand il regardait la Suisse, quand il voyait tout ça. Il aurait voulu un endroit à lui, un endroit qui tenait le coup depuis mille ans comme celui-ci, avec ses toits de tuile et ses murs de pierre.

Il essaya de s’intéresser aux assemblées de la Cour mondiale et du Bundeshaus suisse. Praxis était toujours à la pointe du progrès en matière d’inondation. C’était, déjà avant la catastrophe, une coopérative qui se consacrait à la production de biens et de services de base, y compris le traitement de longévité, et elle s’était fait une spécialité du travail sans projet préétabli. Il lui avait donc suffi de passer la vitesse supérieure pour prendre la tête et montrer ce qu’il était possible de faire dans l’urgence. Les quatre voyageurs avaient vu le résultat à Trinidad. L’essentiel du travail avait été effectué par les mouvements locaux, mais Praxis donnait un coup de main à des projets comparables dans le monde entier. On disait que William Fort n’avait pas ménagé ses critiques au début en menant la réponse fluide à la « transnat collective », comme il appelait Praxis. Et sa métanationale mutante n’était que l’une des centaines d’agences qui s’étaient placées en tête du peloton. Dans le monde entier, elles traitaient le problème du relogement des populations sinistrées et de la reconstruction de nouvelles installations côtières à un niveau plus élevé.

Mais ce réseau non structuré se heurtait à la résistance des métanats, lesquelles se plaignaient qu’une bonne partie de leur infrastructure, de leur capital et de leur travail était nationalisée, usurpée, détournée, accaparée ou tout simplement volée. Il n’était pas rare qu’il y ait de la bagarre, surtout là où des conflits s’étaient déjà produits. Après tout, l’inondation était survenue au beau milieu d’un paroxysme de rupture et de réorganisation mondiales, et, si elle avait tout changé, la lutte se poursuivait encore en bien des endroits, parfois sous couvert d’aide d’urgence.

Sax Russell était particulièrement attentif à ce contexte, car il était convaincu que les guerres globales de 61 n’avaient jamais résolu les inégalités fondamentales du système économique terrien. Il ne perdait pas une occasion d’insister sur ce point au cours des réunions, et Nirgal avait l’impression qu’il réussissait parfois à convaincre leurs interlocuteurs des Nations Unies et des métanationales qu’ils avaient tout intérêt à suivre une méthode voisine de celle de Praxis s’ils voulaient survivre, la civilisation et eux-mêmes. Peu importait, au fond, à laquelle de ces deux choses ils étaient le plus attachés, dit-il en privé à Nirgal, ou qu’ils établissent un simulacre machiavélique du programme Praxis. Le résultat serait assez comparable, à court terme, et tout le monde avait besoin de cette période de grâce de coopération pacifique.

C’est ainsi qu’il s’efforça de se concentrer pendant tous les meetings, parvenant à se montrer assez cohérent et assez engagé, en particulier si l’on songeait à la profonde abstraction dont il avait fait preuve pendant le voyage vers la Terre. Après tout, Sax Russell était le Terraformeur de Mars, l’avatar vivant du Grand Savant, une situation d’extrême pouvoir dans la culture terrienne, se disait Nirgal, une sorte de Dalaï Lama de la Science, une réincarnation permanente de l’esprit scientifique, créée pour une culture qui ne semblait pas capable de gérer plus d’un savant à la fois. Et puis, pour les métanats, Sax était l’un des principaux créateurs du plus grand nouveau marché de l’histoire, ce qui n’était pas un élément négligeable de son aura. Enfin, comme l’avait souligné Maya, il était l’un des membres du groupe qui était revenu d’entre les morts, l’un des chefs des Cent Premiers.

En plus de tout cela, son étrange phrasé haletant avait contribué à la naissance de l’image qu’on se faisait de lui sur Terre. Un simple problème d’élocution avait fait de lui une sorte d’oracle ; les Terriens semblaient croire que ses pensées étaient tellement élevées qu’il ne pouvait parler que par énigmes. Peut-être était-ce ce qu’ils voulaient. Peut-être était-ce ça la science pour eux. Dans le fond, la physique actuelle décrivait la réalité ultime comme des cordes ultramicroscopiques oscillant selon une supersymétrie à dix dimensions. Ce genre de théorie avait habitué les gens à l’étrangeté des physiciens, de même que l’usage croissant des IA de traduction les avait accoutumés aux locutions étranges. Presque tous ceux que rencontrait Nirgal parlaient anglais, mais ce n’était jamais la même sorte d’anglais, si bien que la Terre lui faisait l’effet d’une explosion d’idiolectes. Il commençait à croire qu’on ne pouvait trouver deux personnes qui parlent la même langue.

Dans ce contexte, Sax était écouté avec une extrême gravité.

— L’inondation marque un point de rupture dans l’histoire, dit-il un matin, lors d’une grande réunion devant le Conseil national du Bundeshaus. C’était une révolution naturelle. Le temps a changé sur Terre, la Terre a changé, de même que les courants marins et la répartition des populations humaine et animale. Il n’y a pas de raison, compte tenu des circonstances, d’essayer de restaurer le monde antédiluvien. Ce n’est pas possible. Mais il y a bien des raisons d’instituer un meilleur ordre social. L’ancien était… vicié. Il en résultait des bains de sang, la famine, la servitude et la guerre. La souffrance. Des morts inutiles. La mort sera toujours là. Mais chacun devrait la rencontrer le plus tard possible. À la fin d’une vie heureuse et bien remplie. C’est le but de tout ordre social rationnel. Nous devrions donc voir dans l’inondation une occasion de… de briser le moule, ici, comme sur Mars.

À ces mots, les officiels des Nations Unies et les conseillers des métanationales firent grise mine, mais n’en continuèrent pas moins d’écouter. Et le monde entier regardait. Sans doute, se dit Nirgal, l’opinion d’un aréopage de chefs dans une cité européenne avait-elle moins d’importance que celle des gens qui regardaient l’homme de Mars aux infos, du fin fond de leur village. Praxis, les Suisses et leurs alliés du monde entier avaient tout investi dans l’aide aux réfugiés et le traitement de longévité, de sorte que partout les gens se joignaient à eux. Si on pouvait gagner sa vie en sauvant le monde, si c’était une chance de trouver la stabilité, de vivre vieux et d’assurer un avenir décent à ses enfants, eh bien, pourquoi pas ? La plupart des gens n’avaient rien à perdre. Le règne des métanats avait profité à certains, mais des milliards d’autres étaient restés sur le bas-côté, exclus, dans une situation qui allait sans cesse empirer.

C’est ainsi que les métanats perdaient leurs employés en masse. On ne pouvait pas les enchaîner. Il était de plus en plus difficile de leur faire peur ; la seule façon de les garder était de mettre en place des programmes similaires à ceux que Praxis avait initiés. Et c’est ce qu’elles faisaient, ou du moins le disaient-elles. Maya était sûre qu’elles procédaient à des changements superficiels allant dans le sens de ceux de Praxis rien que pour conserver leur personnel et préserver leurs profits. Mais il se pouvait que Sax ait raison, qu’elles n’aient plus aucun contrôle de la situation et qu’elles instituent malgré elles un nouvel ordre des choses.

C’est ce que Nirgal décida de dire quand on lui donna la parole, lors d’une conférence de presse dans une grande salle du Bundeshaus. Debout sur l’estrade, il regarda la meute de journalistes et d’envoyés spéciaux – quelle différence avec la table improvisée dans l’entrepôt de Pavonis, avec le complexe arraché à la jungle de Trinidad, avec le podium au milieu de cette mer de gens, pendant cette folle nuit à Burroughs – et Nirgal comprit soudain son rôle : il était le jeune Martien, la voix du nouveau monde. Il pouvait laisser à Maya et Sax le soin d’être raisonnables et d’apporter le point de vue de l’étranger.

— Tout ira bien, dit-il en s’efforçant d’englober chacun dans son discours de sorte que tout le monde se sente concerné. Tout moment de l’histoire est fait d’un mélange d’éléments archaïques, de choses qui remontent du passé, de la plus lointaine préhistoire. Le présent est toujours un amalgame d’archaïsmes. Il y a encore des chevaliers qui viennent prendre les récoltes des paysans. Il y a toujours des guildes et des tribus. Nous voyons maintenant beaucoup de gens quitter leur travail pour venir en aide aux victimes de l’inondation. C’est nouveau, et en même temps ça rappelle les pèlerinages d’antan. Ils veulent être des pèlerins, avoir un but spirituel, ils veulent accomplir un travail qui ait un sens. Il n’y a pas de raison de continuer à se laisser gruger. Les représentants de l’aristocratie ici présents ont l’air inquiet. Vous aurez peut-être besoin de chercher du travail vous aussi. Vous serez peut-être amenés à vivre au même niveau que tous les autres. C’est vrai ; il se peut que ça arrive. Mais tout ira bien, même pour vous. Le mieux est l’ennemi du bien. C’est quand tout le monde est égal que les enfants sont le plus en sécurité. La distribution universelle du traitement de longévité que nous entrevoyons ici et maintenant est le sens ultime du mouvement démocratique. C’est la manifestation physique de la démocratie, enfin. La santé pour tous. Et quand ça arrivera, l’explosion d’énergie humaine positive transformera la Terre en quelques années à peine.

Quelqu’un dans la foule se leva et l’interrogea sur le risque d’explosion démographique. Il acquiesça.

— Oui, bien sûr. C’est un vrai problème. Il n’est pas indispensable d’être démographe pour voir que si on continue à faire des enfants alors que les anciens ne meurent pas, la population atteindra rapidement un niveau incroyable. Un niveau insupportable, jusqu’à l’explosion. Et alors ? Eh bien, il faut regarder la situation en face tout de suite. Il suffira de réduire le taux de natalité, pendant un moment du moins. Ça ne durera pas éternellement. Le traitement de longévité ne confère pas l’immortalité. Les premières générations qui en ont bénéficié finiront par mourir. C’est là que réside la solution au problème. Disons que la population actuelle des deux mondes est de quinze milliards. Autant dire que la situation est déjà effrayante. Étant donné la gravité du problème, tant que vous serez parents, vous n’aurez pas de raison de vous plaindre ; c’est votre propre durée de vie qui pose problème, après tout, et être parent c’est être parent, qu’on ait un enfant ou qu’on en ait dix. Enfin, mettons qu’à partir de maintenant chaque couple n’ait qu’un enfant : la génération actuelle comptera sept milliards et demi d’enfants, qui bénéficieront eux aussi du traitement de longévité, évidemment, qu’on élèvera dans du coton, au point d’en faire les insupportables petits rois du monde. Mettons que ceux-ci aient à leur tour quatre milliards d’enfants, la nouvelle royauté, que cette génération-là ait deux milliards d’enfants, et ainsi de suite. La population continuera d’augmenter, mais à un rythme de plus en plus faible au fur et à mesure que le temps passera. Et à un moment donné, dans cent ans ou dans mille ans, la première génération mourra. Que le processus se produise en un plus ou moins long laps de temps, il n’empêche que la population mondiale diminuera de près de la moitié inéluctablement. À ce stade, les gens pourront observer la situation, l’infrastructure, l’environnement des deux mondes – la capacité d’accueil du système solaire entier, quelle qu’elle puisse être. Quand les générations les plus nombreuses auront disparu, les gens pourront peut-être recommencer à avoir deux enfants par couple, afin d’assurer la perpétuation de l’espèce. Enfin, ils verront bien. Quand ils seront confrontés à ce genre de décision, la crise démographique sera résolue. Mais il se pourrait que ça prenne un millier d’années.

Nirgal s’arrêta et observa le public. Les gens le regardaient, fascinés, silencieux. Il les engloba dans un grand geste du bras.

— En attendant, nous devons nous entraider. Nous devons nous modérer, prendre soin du sol. Et c’est là que Mars peut aider la Terre. D’abord, en ce qui concerne les soins apportés au sol, nous sommes vecteurs d’expérience. Tout le monde peut tirer parti des leçons que nous avons apprises et les appliquer ici. Et puis, et surtout, la majorité de la population restera toujours sur Terre, mais une partie importante pourrait s’installer sur Mars. Ce qui contribuerait à soulager la situation. Nous serions heureux de les accueillir. Nous avons le devoir d’héberger autant de gens que possible ; nous sommes encore des Terriens, sur Mars. Nous sommes tous dans le même bateau. Et il n’y a pas que la Terre et Mars, il y a d’autres mondes habitables dans le système solaire, moins grands, certes, mais il y en a beaucoup. Et en les utilisant tous, en coopérant, nous pourrons franchir ce cap difficile. Et entrer dans un nouvel âge d’or.


La conférence du jour fit une certaine impression, ils s’en rendirent compte bien qu’étant dans l’œil du cyclone médiatique. Après ça, Nirgal s’entretint pendant des heures tous les jours avec des groupes différents afin de développer les idées qu’il avait lancées lors de cette fameuse réunion. C’était un travail épuisant et, après quelques semaines de cet exercice, un beau matin, il regarda par la fenêtre de sa chambre et parla à ses gardes du corps de partir en expédition. Ceux-ci acceptèrent de dire aux gens de Berne qu’il faisait une excursion privée, et ils prirent un train qui les emmena dans les Alpes.

Le train allait vers le sud en longeant le Thuner See, un long lac bleu bordé par des pâturages abrupts, des remparts et des spires de granit gris. Les villes au bord du lac avaient des maisons aux toits d’ardoise et étaient dominées par de vieux arbres, parfois un château, le tout magnifiquement entretenu. Dans les vastes pâtures vertes entre les villes s’étalaient de grandes fermes en bois, avec des œillets rouges dans des jardinières à toutes les fenêtres et à tous les balcons. C’était un style qui n’avait pas changé depuis cinq cents ans, lui dirent ses gardes du corps. Il s’était imposé au paysage, comme s’il était naturel. Les pâturages avaient été nettoyés des arbres et des pierres – à l’origine, c’étaient des forêts. C’étaient donc des espaces terraformés, d’immenses pelouses mamelonnées qui avaient été créées pour faire paître le bétail. Une telle agriculture n’avait pas de valeur économique, au sens où le capitalisme le définissait, mais les Suisses conservaient ces fermes d’altitude parce qu’ils trouvaient ça important, ou beau, ou les deux à la fois. En un mot, c’était suisse.

— Il y a des valeurs plus importantes que les valeurs économiques, avait dit Vlad lors du congrès, sur Mars, et Nirgal comprenait maintenant qu’il y avait des gens sur Terre qui l’avaient toujours pensé, du moins en partie.

Le Werteswandel, comme on disait à Berne, la mutation des valeurs. Mais il pouvait aussi s’agir d’une évolution, d’un retour à certaines valeurs. D’un changement progressif plutôt que d’un équilibre imposé. Les archaïsmes résiduels positifs, qui persistaient encore et toujours, jusqu’à ce que, lentement, ces hautes vallées de montagne isolées aient appris au monde à vivre, leurs grandes fermes flottant sur des vagues vertes. Une colonne de soleil doré creva les nuages, tomba sur une butte, derrière une des fermes, et les pâturages se mirent à briller comme une énorme émeraude, d’un vert si vif que Nirgal se sentit désorienté, puis franchement étourdi. Il avait du mal à fixer ce vert tellement il était intense !

La colline majestueuse disparut. D’autres apparurent derrière les vitres, pareilles à des vagues vertes illuminées par leur propre réalité. À Interlaken, le train tourna et suivit une vallée si abrupte que par endroits la voie entrait dans un tunnel et faisait un tour complet sur elle-même dans la montagne avant de ressortir à l’air libre et au soleil, la locomotive se trouvant juste au-dessus du wagon de queue. Le train suivait des rails et non une piste parce que les Suisses n’étaient pas convaincus que la nouvelle technologie constituait un progrès suffisant pour justifier que l’on remplace ce qui existait déjà. C’est ainsi que le train vibrait et roulait bord sur bord alors qu’il gravissait la pente en grondant et en grinçant, l’acier raclant l’acier.

Ils s’arrêtèrent à Grindelwald, et Nirgal suivit ses gardes du corps vers un train beaucoup plus petit qui les mena toujours plus haut, au pied de l’immense paroi nord de l’Eiger. Sous ce mur de pierre, il ne semblait faire que quelques centaines de mètres d’altitude. Nirgal avait eu une bien meilleure impression de son immensité à cinquante kilomètres de distance, depuis le Monstre de Berne. Il attendait maintenant patiemment que le petit train entre en bourdonnant dans la paroi rocheuse et commence à décrire des spirales et des épingles à cheveux dans le noir que ne trouaient que les lumières intérieures des wagons et l’éclair fugitif d’une galerie latérale. Ses gardes, qui étaient une dizaine, parlaient entre eux avec l’accent guttural du suisse allemand.

Lorsqu’ils revirent la lumière, ils entraient dans une petite gare appelée Jungfraujoch, « la plus haute gare d’Europe », comme l’annonçait une pancarte rédigée en six langues, ce qui n’avait rien d’étonnant car elle était située dans un col glacé entre les deux grands sommets, le Monch et la Jungfrau, à 3 454 mètres au-dessus du niveau de la mer, sans autre but ou raison d’être que sa propre existence.

Nirgal descendit du train, ses gardes sur les talons, et sortit de la gare. Il y avait une petite terrasse sur le côté du bâtiment. L’air était léger, pur et frais, à 270 degrés kelvin environ. Nirgal n’en avait pas respiré de plus savoureux depuis qu’ils avaient quitté Mars. Il lui semblait si familier qu’il sentit des larmes lui picoter les yeux. Ça, c’était un endroit qui valait le détour !

Même avec ses verres filtrants, la lumière était extrêmement vive. Le ciel était d’un bleu cobalt intense. Les parois des montagnes étaient couvertes de neige, mais le granit apparaissait presque partout, surtout sur les parois nord qui étaient trop abruptes pour retenir la neige. Là-haut, les Alpes ne ressemblaient plus du tout à un escarpement. Chaque masse de pierre avait son aspect et une présence propres, séparée des autres par d’immenses espaces vides, parfois par des vallées glaciaires en forme de U d’une extraordinaire profondeur. Au nord, ces macro-tranchées étaient très profondes, et vertes, ou comblées par un lac. Au sud, au contraire, elles étaient hautes, et ne contenaient que de la neige, de la glace et des pierres. Ce jour-là, le vent dévalant la paroi sud apportait avec lui le froid de la glace.

Dans la vallée au sud de la passe, Nirgal voyait un énorme plateau blanc, ridé, où les glaciers se déversaient depuis les hauts bassins environnants pour former un gigantesque confluent. C’était Concordiaplatz, lui dirent-ils. Quatre glaciers s’y rencontraient, puis continuaient à descendre vers le sud et le Grosser Aletschgletscher, le plus long glacier de Suisse.

Nirgal alla jusqu’au bout de la terrasse afin de saisir en un coup d’œil le plus possible de ce désert de glace. Il s’aperçut qu’elle donnait sur un escalier taillé dans la neige durcie de la paroi, à l’endroit où elle montait vers le col. C’était un sentier qui menait au glacier, en dessous d’eux, et de là à Concordiaplatz.

Nirgal demanda à ses gardes de l’attendre dans la gare. Il voulait faire un petit tour tout seul. Ils protestèrent, mais il n’y avait pas de neige sur le glacier en été, les crevasses étaient bien visibles, la piste passait au large et il n’y avait personne en bas, par cette froide journée estivale. Ses gardes du corps ne savaient trop quelle conduite adopter, et deux d’entre eux insistèrent pour le suivre de loin, au cas où.

Nirgal accepta le compromis, tira sur les cordons de son capuchon et s’engagea dans l’escalier qui descendait, mettant péniblement un pied devant l’autre jusqu’à ce qu’il se retrouve sur l’étendue plate du Jungfraufirn. Les crêtes qui jalonnaient cette vallée de neige descendaient vers le sud depuis la Jungfrau et le Monch puis, après quelques kilomètres, retombaient abruptement vers Concordiaplatz. De la piste, la roche paraissait noire, peut-être par contraste avec la blancheur de la neige. Çà et là, il distinguait des taches très légèrement rosées sur le blanc : des algues. De la vie à cette altitude. Très peu, mais tout de même de la vie. Le reste était pour l’essentiel une image en noir et blanc sous le bol bleu de Prusse du ciel. Un vent glacial se ruait comme par un entonnoir dans le canyon qui s’élevait de Concordiaplatz. Il aurait voulu descendre jusque-là pour voir ça de ses propres yeux, mais il ne savait pas s’il en aurait le temps avant le coucher du soleil. Les distances étaient difficiles à apprécier. C’était peut-être plus loin qu’il n’y paraissait. Du moins pouvait-il marcher jusqu’à ce que le soleil soit à mi-chemin de l’horizon, à l’ouest, et alors faire demi-tour. Il descendit donc sur le névé, d’une aiguille orange à l’autre, traînant le deuxième corps qui était en lui, conscient de la présence des deux gardes qui le suivaient à deux cents mètres de distance.

Il avança ainsi un long moment. La marche n’était pas si pénible. La surface crénelée de la glace craquait sous ses bottes. Le soleil avait ramolli la surface, malgré le vent frais. Elle brillait tellement qu’il avait du mal à y voir, même avec ses lunettes. Des reflets noirs dansaient au rythme de sa marche.

Les crêtes à droite et à gauche commencèrent à descendre. Il émergea sur Concordiaplatz. Dans d’autres gorges, des glaciers montaient comme les doigts de glace d’une main tendue vers le soleil, le poignet descendant vers le sud et le Grosser Aletschgletscher. Il se trouvait dans la paume blanche, offerte au soleil, près d’une ligne de vie de moraines. La glace, à cet endroit, était piquetée, rugueuse et d’une couleur bleutée.

Une bise âpre, mesquine, s’acharna sur lui et fit un passage dans son cœur. Il pivota lentement sur lui-même, comme une petite planète, comme une toupie sur le point de tomber, essayant de tout englober, de faire face à chaque point à tour de rôle. Si grand, si étincelant, si plein de vent, si vaste, d’une masse tellement écrasante – la pure masse du monde blanc ! Et pourtant une sorte de noirceur planait derrière, comme le vide de l’espace, visible là, au fond du ciel. Il enleva ses lunettes pour voir les choses dans leur réalité, et la lumière fut si immédiate et si violente qu’il dut fermer les yeux, s’abriter le visage au creux du bras. De grandes barres blanches palpitèrent un moment sur sa rétine, et même l’image résiduelle était douloureuse par son intensité aveuglante.

— Waouh ! s’écria-t-il, et il se mit à rire, déterminé à refaire une nouvelle tentative dès que les images résiduelles auraient disparu mais avant que ses pupilles se soient à nouveau dilatées.

C’est ce qu’il fit, et la seconde tentative se solda d’une façon aussi désastreuse que la première. Comment oses-tu tenter de me voir tel que je suis vraiment ? hurlait silencieusement le monde.

— Mon Dieu ! beugla-t-il, bouleversé. Ka wow !

Il attendit d’avoir remis ses lunettes pour rouvrir les yeux et regarda à travers les images résiduelles bondissantes. Peu à peu, le paysage primitif de glace et de pierre se stabilisa entre les raies pulsatives noires, blanches et d’un vert fluorescent. Le vert et le blanc. Ça, c’était le blanc. Le monde nu de l’univers inanimé. Cet endroit avait un pouvoir tout à fait comparable à celui du paysage martien primitif. Aussi grand que sur Mars, oui, et même plus, avec ses horizons lointains et sa gravité écrasante. Plus abrupt et plus blanc, et les vents y étaient plus forts. Ka, le vent transperçait sa parka comme des lances de glace, plus fort, plus froid… Ah, Dieu ! comme un vent lui perçant le cœur, il fut pénétré de la soudaine certitude que dans son immensité, sa variété, la Terre avait des régions plus martiennes que Mars elle-même. Que parmi toutes ses façons d’être plus grande, elle arrivait à être plus martienne que Mars même.

Il fut paralysé par cette pensée. Il resta un moment immobile, à regarder, à tenter d’affronter cette idée. Le vent mourut un instant. Le monde aussi était immobile. Pas un mouvement, pas un bruit.

Lorsqu’il remarqua le silence, il commença à y faire attention, à guetter quelque chose, un bruit, mais il n’entendit rien, et le silence devint pour ainsi dire palpable. Il n’avait jamais rien entendu de pareil. Il y réfléchit. Sur Mars, il avait toujours été dans une tente, une combinaison, bref, de la mécanique, sauf pendant les rares marches à la surface qu’il avait faites ces dernières années. Et même alors, il y avait toujours eu du vent, ou des machines à proximité. Ou il ne l’avait tout simplement pas remarqué. Maintenant, il n’y avait qu’un immense silence, le silence de l’univers. Un silence inimaginable, même en rêve.

Puis il recommença à entendre des sons. La pulsation du sang dans ses oreilles. Le souffle de sa respiration. Le ronron de ses pensées, comme si elles faisaient du bruit. Son propre système végétatif, son corps, avec ses pompes organiques, ses ventilateurs, ses générateurs. Encore de la mécanique qui faisait son bruit de machine, mais intérieur, cette fois. Il était libre comme jamais il ne l’avait été, dans ce grand silence où il pouvait s’entendre fonctionner, rien que lui tout seul sur ce monde, un corps libre debout sur sa planète mère, libre, ceint de la pierre et la roche où tout avait commencé. Ma mère la Terre – il pensa à Hiroko, et cette fois sans le chagrin dévastateur qu’il avait éprouvé à Trinidad. Lorsqu’il retournerait sur Mars, il pourrait vivre comme ça. Il pourrait marcher dans le silence, être libre, vivre dehors, dans le vent, dans une chose semblable à cette immensité d’un blanc pur et sans vie, avec au-dessus de sa tête une chose comparable à ce dôme bleu sombre – le bleu, exhalaison visible de la vie, de l’oxygène, le bleu, couleur même de la vie. Tout là-haut, dominant la blancheur. Comme un signe. Le blanc et le vert, sauf qu’ici le vert était bleu.

Avec des ombres. Parmi les images résiduelles qui s’attardaient encore, fugitives, s’étendaient de longues ombres qui arrivaient en courant de l’ouest. Il était loin du Jungfraujoch et beaucoup plus bas aussi. Il fit demi-tour et commença à gravir le Jungfraufirn. Plus loin, sur la piste, ses deux gardes acquiescèrent et repartirent eux aussi vers le haut, d’un bon pas.

Ils furent vite dans l’ombre de la crête, à l’ouest, le soleil ayant maintenant disparu jusqu’au lendemain. Le vent se mit à tourner sur son dos, comme pour l’aider. Il faisait vraiment froid. Mais c’était la température à laquelle il était habitué, au fond ; le genre d’air qu’il aimait, juste un peu plus dense, mais ce n’était pas désagréable. Et c’est ainsi que, malgré le poids qui l’écrasait de l’intérieur, il s’engagea dans la montée d’un pas alerte, le sol craquant sous ses semelles, s’appuyant dessus, sentant les muscles de ses cuisses répondre au défi, retrouver leur rythme, le lung-gom-pa familier, ses poumons, son cœur pompant avec force pour assumer la masse supplémentaire. Mais il était fort, fort, et c’était l’une des petites régions d’altitude martienne de la Terre. Et c’est ainsi qu’il gravit le névé en se sentant plus fort de minute en minute, fort et impressionné, exalté, terrifié par cette planète infiniment surprenante, capable d’avoir tant de blanc et de vert à la fois, son orbite si délicieusement située qu’au niveau de la mer le vert jaillissait et qu’à trois mille mètres d’altitude elle disparaissait sous le blanc, une bande de vie de trois mille mètres de largeur, pas plus. La Terre tournait dans la bulle impalpable de cette biosphère, dans les quelques milliers de mètres dont elle avait besoin sur une orbite de cent cinquante millions de kilomètres de diamètre. C’était trop beau pour être vrai.

L’effort le réchauffa si bien qu’il avait chaud même aux pieds. Il commença à transpirer et sa peau à le picoter. L’air froid était délicieusement revigorant. Il sentait qu’il pourrait soutenir cette allure pendant des heures, mais ce ne serait malheureusement pas utile. Devant et un peu plus haut se trouvait l’escalier de neige, avec sa rampe de corde soutenue par des béquilles de fer. Ses guides marchaient d’un bon pas, devant lui, ils accélérèrent encore le rythme pour gravir la dernière pente. Il serait bientôt là, lui aussi, dans la petite gare de chemin de fer/station spatiale. Ils s’y connaissaient, ces Suisses, pour construire des choses ! Pouvoir visiter le stupéfiant Concordiaplatz, à une journée de train de la capitale ! Pas étonnant qu’ils soient tellement en phase avec Mars : ils étaient vraiment ce qu’il y avait de plus près de Mars sur cette planète, des bâtisseurs, des terraformeurs, des habitants de l’air impalpable et glacé.

Il se sentait donc on ne peut mieux disposé à leur égard lorsqu’il reprit pied sur la terrasse et fit irruption dans la gare où il eut l’impression d’être transformé en bouilloire. Et quand il s’approcha du groupe qui l’accompagnait et des passagers qui attendaient le petit train, il était tellement radieux, tellement exalté que les froncements de sourcils impatients (il comprit qu’il les avait fait attendre) laissèrent place à des sourires et ils se regardèrent en riant, en secouant la tête comme pour se dire : Qu’est-ce que vous voulez ? Eh oui, que voulez-vous, ils avaient tous été jeunes dans les Alpes pour la première fois, par un beau jour d’été, ils avaient éprouvé le même enthousiasme, ils savaient ce que c’était. Alors ils lui serrèrent la main, ils l’embrassèrent et le conduisirent dans le petit train qui démarra aussitôt, car c’était bien joli, mais il ne fallait pas faire attendre le train. Puis, une fois en chemin, ils remarquèrent ses mains et son visage brûlants, lui demandèrent où il était allé et lui dirent combien de kilomètres ça faisait, et combien de mètres de hauteur. Ils lui passèrent une fiasque de schnaps. Et tandis que le train entrait dans le petit tunnel qui ressortait par la face nord de l’Eiger, ils lui racontèrent l’histoire de la tentative de sauvetage ratée des alpinistes nazis condamnés, excités, émus qu’il soit si impressionné. Après ça, ils s’installèrent dans les compartiments éclairés du train qui s’enfonçait avec force grincements et couinements dans son tunnel de granit brut.

Debout à l’arrière d’une des voitures, Nirgal regardait les roches dynamitées qui défilaient à la vitesse de l’éclair puis, lorsqu’ils retrouvèrent la lumière, il leva les yeux vers l’Eiger qui les dominait de toute sa hauteur. Un passager passa près de lui en allant dans la voiture suivante, s’arrêta et dit, avec un drôle d’accent anglais :

— Si je m’attendais à vous voir ici ! Je suis tombé sur votre mère pas plus tard que la semaine dernière.

— Ma mère ? répéta Nirgal, troublé.

— Oui, Hiroko Ai. Je ne me trompe pas, c’est bien ça ? Elle était en Angleterre, elle travaillait avec des gens à l’embouchure de la Tamise. Je l’ai vue juste avant de venir ici. Drôle de coïncidence, je dois dire. D’ici que je commence à voir des petits hommes rouges… !

L’homme éclata de rire à cette idée et s’engagea dans la voiture suivante.

— Hé, l’appela Nirgal. Attendez !

Mais l’homme ne s’arrêta qu’un instant.

— Non, non, dit-il par-dessus son épaule. Je ne voulais pas m’imposer. Je n’en sais pas plus, de toute façon. Il faudra que vous la cherchiez. À Sheerness, peut-être.

Puis le train entra en grinçant dans la gare de Klein Scheidegg. L’homme descendit de la voiture suivante. Nirgal s’apprêtait à le suivre lorsque d’autres personnes lui passèrent devant le nez, et ses gardes du corps lui expliquèrent qu’ils devaient aller jusqu’à Grindelwald s’il voulait rentrer le soir même. Nirgal ne pouvait pas leur dire le contraire. Mais en regardant par la fenêtre alors que le train repartait, il vit l’Anglais qui lui avait adressé la parole s’engager d’un bon pas dans un chemin qui descendait vers la vallée crépusculaire.

4

Il atterrit dans un grand aéroport du sud de l’Angleterre d’où on l’emmena vers une ville au nord-est que ses gardes du corps appelaient Faversham, au-delà de laquelle les routes et les ponts étaient sous l’eau. Il s’était arrangé pour arriver incognito et n’être attendu à cet endroit que par une poignée de policiers, huit hommes et deux femmes silencieux, attentifs, qui se prenaient très au sérieux. Ils lui rappelaient davantage les forces de sécurité de l’ATONU de son monde que ses gardes du corps suisses. Au début, ils avaient dans l’idée de rechercher Hiroko en interrogeant les gens à son sujet. Nirgal était persuadé que ça l’inciterait à se cacher, et il insista pour partir à sa recherche aussi discrètement que possible. Il finit par les convaincre.

Ils prirent la route dans une aube grise, vers un nouveau front de mer, entre les bâtiments. En certains endroits, des rangées de sacs de sable étaient empilées entre les murs détrempés ; ailleurs, il n’y avait que des rues qui disparaissaient sous une eau noire, à perte de vue. Des planches avaient été jetées çà et là sur les mares et les flaques d’eau.

Enfin, de l’autre côté d’une rangée de sacs de sable, il vit une étendue d’eau brune sans aucun bâtiment au-delà. Des embarcations étaient attachées à une grille scellée à une fenêtre pleine de mousse sale. Nirgal suivit un de ses gardes dans une grande barque, et salua un homme noueux, à la trogne rougeaude, coiffé d’une casquette crasseuse. Une sorte de représentant de la police fluviale, apparemment. L’homme lui tendit une main molle et ils partirent à la rame sur l’eau opaque. Le reste des gardes suivaient, l’air préoccupé, dans trois autres bateaux. Le rameur de Nirgal dit quelque chose, et Nirgal dut lui demander de répéter. Le gaillard parlait comme si la moitié de sa langue avait été tranchée.

— Vous parlez cockney, c’est ça ?

— Cockney ! appuya l’homme en s’esclaffant.

Nirgal rit aussi et haussa les épaules. Il avait lu ce mot dans un livre et ne savait pas vraiment ce qu’il signifiait. Il avait déjà entendu un millier d’anglais différents, mais c’était probablement l’un des plus authentiques et c’est à peine s’il y comprenait quelque chose. L’homme parla plus lentement, ce qui n’y changea rien. Du bout de son aviron il lui indiquait les bâtiments inondés presque jusqu’au toit du quartier dont ils s’éloignaient à présent.

— Des oies sauvages, dit-il à plusieurs reprises.

Ils arrivèrent à une jetée flottante fixée à ce qui ressemblait à un panneau d’autoroute portant l’inscription : « OARE ». Plusieurs bateaux plus gros étaient amarrés à la jetée, ou au mouillage, non loin de là. L’homme de la police fluviale s’approcha à la rame d’un de ces navires et lui indiqua l’échelle métallique soudée au flanc rouillé.

— Montez !

Nirgal s’exécuta. Sur le pont se tenait un homme si petit qu’il dut lever le bras pour serrer la main de Nirgal, mais il avait une poigne de fer.

— Alors, comme ça, vous êtes martien, dit-il avec un accent aussi traînant que celui du rameur, et cependant plus compréhensible. Bienvenue à bord de notre petit navire de recherche. Il paraît que vous cherchez la vieille dame asiatique ?

— Oui, répondit Nirgal, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle est japonaise.

— Hum, fit l’homme en fronçant le sourcil. Je l’ai vue une fois. J’aurais plutôt dit qu’elle était du Bangladesh, par là. Il y en a partout depuis l’inondation. Mais on peut jamais savoir, hein ?

Quatre des gardes de Nirgal montèrent à bord. Le propriétaire du bateau fit démarrer le moteur en appuyant sur un bouton, puis tourna la roue qui se trouvait dans la timonerie et regarda attentivement vers l’avant alors qu’ils s’éloignaient des bâtiments submergés. Le ciel était bas, couvert, du même gris brunâtre que la mer.

— On va au quai, annonça le petit capitaine.

Nirgal hocha la tête.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Bly. B-L-Y.

— Moi, c’est Nirgal.

L’homme opina du chef.

— Alors c’étaient les docks ? demanda Nirgal.

— C’était Faversham. Là-bas, il y avait des marais. Ham, Magden, il n’y avait que ça tout du long jusqu’à l’île de Sheppey. C’était la Swale. Plus de boue que d’eau, en réalité. Maintenant, les jours où il y a du vent, ça souffle tellement qu’on se croirait en mer du Nord. De Sheppey, il ne reste plus qu’une colline, là-bas. Pour une île, c’est une île, à présent.

— Et c’est là que vous avez vu…

Il ne savait quel nom lui donner.

— Votre grand-maman asiatique est arrivée par le ferry qui va de Vlissingen à Sheerness, de l’autre côté de cette île. Sheerness et Minster ont la Tamise en guise de rues ces temps-ci, et à marée haute, ils l’ont pour toits aussi. Là, on est au-dessus du marais de Magden. On va faire le tour du Shell Ness, la Swale est trop pleine de terre.

L’eau couleur de boue clapotait par endroits. Elle était bordée par de longs serpentins de mousse jaunâtre. À l’horizon, l’eau était grisâtre. Bly tourna la barre et ils coupèrent de petites vagues sournoises. L’embarcation se mit à tanguer, à monter, descendre, monter, descendre comme un bouchon. C’était la première fois que Nirgal prenait le bateau. Des nuages gris planaient au-dessus d’eux. Il n’y avait qu’une lame d’air entre le bas des nuages et l’eau houleuse. Un monde liquide.

— On a plus vite fait le tour qu’avant, remarqua le capitaine Bly sans lâcher la barre. Si l’eau était plus claire, vous pourriez voir Sayes Court, juste en dessous.

— C’est profond, ici ? demanda Nirgal.

— Ça dépend de la marée. L’île était à un pouce au-dessus du niveau de la mer avant l’inondation, alors… de combien on dit que l’eau a monté, déjà ? Vingt-cinq pieds ? Plus qu’il n’en faut à ma vieille barcasse, pour sûr. Elle a très peu de tirant d’eau.

Il inclina la barre vers la gauche et le bateau prit les vagues par le travers, de sorte qu’il se mit à rouler par saccades rapides, inégales. Il indiqua un cadran.

— Là, ça fait cinq mètres. Le marécage d’Harty. Vous voyez ce champ de patates, l’eau toute mâchurée là-bas ? Il va sortir à la mi-marée. On dirait un géant noyé, enterré dans la boue.

— Où en est la marée ?

— Elle est presque haute. Elle va tourner d’ici une demi-heure.

— On a peine à imaginer que la lune puisse attirer l’océan comme ça, aussi haut.

— Ben quoi, vous ne croyez pas à la gravité ?

— Oh si, j’y crois, elle m’écrase en ce moment même. Mais j’ai du mal à imaginer que quelque chose de si éloigné puisse exercer une telle attraction.

— Ouais, fit le capitaine en tentant de percer un banc de brume, droit devant. Je vais vous dire ce que j’ai du mal à me figurer, moi : c’est qu’un tas d’icebergs puissent déplacer assez d’eau pour que tous les océans du monde montent autant.

— C’est difficile à croire, en effet.

— C’est stupéfiant, voilà ce que c’est. Mais on en a la preuve ici même, on flotte dessus. Ah, le brouillard se lève.

— Le temps est plus mauvais qu’avant ?

Le capitaine éclata de rire.

— C’est rien de le dire !

De longues écharpes de brume filèrent de part et d’autre du bateau. Les vagues clapotantes se mirent à fumer et à siffler. Il faisait sombre. Tout à coup, Nirgal se sentit heureux, malgré la sensation désagréable que la décélération faisait naître dans son estomac à chaque creux de vague. Il faisait du bateau dans un monde aquatique, la lumière était enfin supportable. Il pouvait cesser de plisser les paupières pour la première fois depuis qu’il avait mis les pieds sur Terre.

Le capitaine donna un nouveau coup de barre et cette fois ils suivirent les vagues vers le nord-ouest et l’embouchure de la Tamise. Sur leur gauche, une crête d’un brun verdâtre émergea, ruisselante, de l’eau de la même couleur. Des bâtiments étaient massés sur les pentes.

— C’est Minster, ou ce qui en reste. C’était le seul endroit surélevé de l’île. Sheerness est par là, vous voyez : l’endroit où l’eau est toute hachurée.

Sous le brouillard qui s’effilochait, Nirgal vit ce qui ressemblait à un banc d’eau écumante, noire sous la mousse blanchâtre, qui projetait des éclaboussures dans tous les sens.

— C’est Sheerness ?

— Ouais.

— Ils sont tous allés s’installer à Minster ?

— Ou ailleurs. La plupart. Mais il y a des gens très têtus, à Sheerness.

Puis le capitaine se concentra sur l’approche du front de mer inondé de Minster. À l’endroit où la ligne de toits émergeait des vagues, un grand bâtiment avait été privé de sa toiture, de sa façade donnant sur la mer, et faisait maintenant office de marina, les trois murs restants abritant un rectangle d’eau, les étages supérieurs, à l’arrière, servant de dock. Trois autres bateaux de pêche étaient au mouillage et, comme ils abordaient, les hommes qui se trouvaient sur le pont leur firent de grands signes.

— Qui c’est ? demanda l’un d’eux alors que Bly amenait le nez du bateau dans le dock.

— Un des Martiens. On essaie de trouver la dame asiatique qui aidait à Sheerness, l’autre semaine. Vous l’avez vue ici ?

— Pas ces temps-ci. Ça remonte à plusieurs mois, en fait. J’ai entendu dire qu’elle était partie pour Southend. Ils le sauront, au sous-marin.

Bly hocha la tête.

— Vous voulez voir Minster ? demanda-t-il à Nirgal.

— Je préférerais voir les gens qui savent peut-être où elle est, répondit-il en fronçant les sourcils.

— Ouais.

Bly fit machine arrière, sortit de la marina et vira bord sur bord. Par les interstices des planches qui obstruaient les fenêtres, Nirgal vit du plâtre taché, les étagères d’un bureau éventré, des notes punaisées à une poutre. Tout en repartant vers la partie inondée de Minster, Bly prit un micro qui pendait au bout d’un fil tire-bouchonné et appuya sur des boutons. Il eut un certain nombre de conversations radio très difficiles à suivre pour Nirgal, ponctuées de « Salut, matelot ! » et autres interjections, toutes les réponses entrecoupées de parasites.

— Bon, on va essayer Sheerness. La marée est bonne.

Ils repartirent très lentement dans les rues pleines d’eau spumeuse et de mousse qui giclait de partout dans la ville submergée. Au centre de l’écume, l’eau était plus calme. Des cheminées et des poteaux téléphoniques émergeaient de la grisaille. Nirgal entrevoyait de temps à autre des maisons et des bâtiments, mais l’eau était tellement couverte d’écume au-dessus et si boueuse en dessous qu’on ne voyait pas grand-chose : la pente d’un toit, la vision fugitive d’une rue, la fenêtre aveugle d’une maison.

De l’autre côté de la ville, un dock flottant était amarré à un pilier de béton qui dépassait des vagues.

— C’est le vieux quai des ferry-boats. Ils en ont coupé une section qu’ils ont mise à flotter puis ils ont pompé l’eau dans les bureaux en dessous et ils les ont réoccupés.

— Réoccupés ?

— Vous allez voir.

Bly sauta du plat-bord sur le quai, et tendit la main pour aider Nirgal à franchir le pas. Mais Nirgal tomba sur un genou en touchant terre.

— Allez, Spiderman, on descend.

Le pilier de béton auquel le dock était fixé lui arrivait à la poitrine. Il découvrit qu’il était creux et qu’une échelle de métal avait été scellée à la paroi intérieure. Des ampoules électriques pendaient au bout de douilles branchées sur un câble enduit de caoutchouc, entortillé autour d’un des montants de l’échelle. Le cylindre de béton se terminait trois mètres plus bas, mais l’échelle continuait à descendre dans une grande salle chaude, humide, qui puait le poisson. Des générateurs bourdonnaient dans une pièce ou un bâtiment voisin. Les murs, le sol, les plafonds, les fenêtres, tout était recouvert par ce qui semblait être une feuille de plastique ou un matériau transparent du même genre. Ils étaient dans une sorte de bulle immergée dans l’eau, boueuse, brunâtre, aussi bouillonnante que de l’eau de vaisselle dans un évier.

L’expression de Nirgal dut trahir sa surprise, car Bly dit, avec un bref sourire :

— C’était une bonne bâtisse solide. Ce matériau qu’on appelle feuille de roche ressemble à celui des bâches que vous utilisez sur Mars, sauf qu’il durcit. On a réoccupé quelques bâtiments de cette façon, quand ils avaient la profondeur et la taille adéquates. On met un tuyau et on envoie de l’air, comme si on soufflait du verre. Un tas de gens de Sheerness reviennent ici. Ils prennent la mer à partir du dock ou du toit. Les gens de la marée, on les appelle. C’est mieux que d’aller mendier en Angleterre, vous trouvez pas ?

— Et comment gagnent-ils leur vie ?

— Ils pèchent, comme ils l’ont toujours fait. Et ils récupèrent des choses. Eh, Karna ! Voilà mon Martien, dis-lui bonjour. Ils sont petits, là d’où il vient, hein ? Appelle-le Spiderman.

— Ma parole, mais c’est Nirgal qui vient me voir chez moi ! J’veux bien être pendu si je l’appelle Spiderman !

Et le dénommé Karna, un « Asiatique » à en juger par ses cheveux et sa peau sombres sinon par son accent, serra avec gentillesse la main de Nirgal.

La salle était vivement éclairée par deux énormes projecteurs tournés vers le plafond. Le sol luisant était encombré de tables, de bancs, de toutes sortes de machines à tous les stades du démontage : des moteurs de bateau, des pompes, des générateurs, des roues, d’autres éléments encore que Nirgal ne put identifier. Les générateurs avaient été relégués dans un couloir, ce qui ne semblait guère atténuer le bruit pour autant. Nirgal s’approcha d’un mur pour inspecter le matériau de la bulle. Il ne faisait que quelques molécules d’épaisseur, lui dit-on, et pourtant il pouvait supporter plusieurs tonnes de pression. Nirgal compara chaque kilo à un coup de poing, et imagina l’impact que pouvaient avoir des milliers de coups.

— Ces bulles seront encore là quand le béton aura disparu.

Nirgal l’interrogea au sujet d’Hiroko.

— Je n’ai jamais su son nom, répondit Karna en haussant les épaules. Je pensais qu’elle était tamoule, ou du sud de l’Inde. J’ai cru comprendre qu’elle était partie pour Southend.

— C’est elle qui vous a aidés à installer tout ça ?

— Ouais. Elle a amené les bulles de Vlissingen, avec quantité de gens comme elle. C’est génial ce qu’ils ont fait ici. Avant leur arrivée, on rampait à High Halstow.

— D’où venaient-ils ?

— J’en sais rien. Un genre de groupe d’aide côtier, sans doute. Sauf qu’ils n’ont pas atterri ici par hasard, ajouta-t-il en riant. Ils faisaient le tour des côtes, à construire des choses dans les ruines pour s’amuser, du moins c’est ce qu’on aurait dit. La civilisation d’entre les marées, ils appelaient ça. Pour rire, comme d’habitude.

— Salut, Karnasingh, salut, Bly, belle journée, là-haut, pas vrai ?

— Ouais.

— Vous voulez manger un morceau ?

La pièce voisine était une grande salle à manger pleine de tables et de bancs, avec un coin-cuisine. Une cinquantaine de personnes étaient déjà attablées. Karna cria : « Hé ! » et leur présenta Nirgal. Des murmures indistincts le saluèrent. Les gens dévoraient de pleins bols d’un ragoût de poisson puisé dans d’énormes chaudrons noirs qui donnaient l’impression de servir depuis des siècles. Nirgal s’assit et goûta ce qu’on lui présentait : c’était bon. Le pain était aussi dur que le dessus de la table. Les visages étaient rudes, grêlés, boucanés par le sel et les embruns. Nirgal n’avait jamais vu de figures plus vivantes. Laides, comme modelées par l’existence pénible dans la terrible pesanteur terrestre. Des conversations tonitruantes, des vagues de rire, des cris. On n’entendait pratiquement plus les générateurs. Des gens vinrent lui serrer la main et le regarder. Plusieurs avaient rencontré la femme asiatique et ses amis, et ils la lui décrivirent avec enthousiasme. Elle ne leur avait jamais dit son nom. Elle parlait bien l’anglais, lentement et clairement.

— Je pensais qu’ils étaient pakistanais. Ses yeux avaient pas l’air tout à fait orientaux, si vous voyez ce que je veux dire. Pas comme les vôtres, quoi. Pas de petit pli, là, dans le coin à côté du nez.

— L’épicanthus, espèce d’ignare.

Nirgal sentit son cœur cogner contre ses côtes. Il faisait chaud dans la salle, chaud et lourd.

— Et les gens qui l’accompagnaient ?

Certains étaient orientaux. Asiatiques, à part un ou deux Blancs.

— Grands ? demanda Nirgal. Comme moi ?

Non. Évidemment, si Hiroko et son groupe étaient revenus sur Terre, il se pouvait que les plus jeunes soient restés en arrière. Même Hiroko n’aurait pu tous les convaincre de tenter une telle expérience. Frantz aurait-il quitté Mars ? Et Nanedi ? Nirgal en doutait. Revenir sur Terre quand elle avait besoin d’eux… Les plus vieux, oui. C’était assez le genre d’Hiroko. Il la voyait bien faire ça, voguer le long des nouvelles côtes de la Terre, organiser la réhabilitation…

— Ils sont allés à Southend. Ils avaient l’intention de remonter la côte.

Nirgal regarda Bly, qui acquiesça. Ils pouvaient passer, eux aussi.

Mais les gardes du corps de Nirgal voulaient d’abord vérifier certaines choses. Ils demandaient une journée pour s’organiser. En attendant, Bly et ses amis évoquèrent des projets de récupération sous l’eau et quand Bly entendit parler du délai requis par les gardes, il demanda à Nirgal s’il voulait assister à l’opération qui devait avoir lieu le lendemain matin.

— Faut savoir que c’est pas un travail très propre, évidemment.

Mais Nirgal accepta. Ses gardes n’y virent pas d’objection, à condition que certains d’entre eux les accompagnent. Condition qui fut acceptée.

Ils passèrent la soirée dans l’entrepôt sous-marin humide, bruyant. Bly et ses amis cherchèrent dans le matériel de quoi équiper Nirgal, puis ils remontèrent sur le bateau et dormirent dans les courtes et étroites couchettes, bercés par les vagues comme dans un grand berceau rustique.


Le lendemain matin, ils partirent en expédition dans un brouillard impalpable de la même couleur que sur Mars, des roses et des orange flottant de-ci de-là sur l’eau huileuse, vitreuse, vaguement mauve. La marée était presque étale. L’équipe de récupération ainsi que trois des gardes du corps de Nirgal suivirent le gros bateau de Bly dans des barques à moteur, manœuvrant entre les coiffes de cheminée, les panneaux indicateurs et les poteaux électriques, tout en discutant. Bly avait sorti un plan qui en avait manifestement vu de toutes les couleurs, sur lequel il repérait les rues de Sheerness. Ils cherchaient manifestement des entrepôts ou des magasins précis. Beaucoup de bâtiments de la zone portuaire avaient déjà été cannibalisés, apparemment, mais il y en avait d’autres entre les immeubles d’habitation, derrière le front de mer, et l’un d’eux était leur but, ce matin-là.

— C’est là que nous allons : 2, Carleton Lane.

C’était une bijouterie, près d’un petit marché.

— Nous allons essayer de trouver des bijoux et des boîtes de conserve. Un bon équilibre, je trouve.

Ils s’amarrèrent en haut d’un panneau d’affichage et coupèrent le moteur. Bly lança un objet au bout d’un câble par-dessus bord, et regarda, avec trois de ses hommes, le petit écran d’IA de la passerelle. La poulie sur laquelle passait le câble grinçait sinistrement. Sur l’écran, l’image boueuse passait du brun au noir et vice versa.

— Vous y reconnaissez quelque chose ? avança Nirgal.

— Rien du tout.

— Mais là, il y a une porte, vous voyez ?

— Non.

Bly tapota sur un petit clavier.

— Allez, machin, tu rentres. Ça y est, on est dedans. Ça doit être le marché.

— Ils n’ont pas eu le temps d’emporter leurs affaires ? demanda Nirgal.

— Pas tout. L’évacuation de la côte est de l’Angleterre a été relativement précipitée. Les gens n’ont pu emporter que ce qui tenait dans leur voiture. Et encore. Ils ont laissé des tas de choses chez eux. Alors on remonte ce qui en vaut la peine.

— Et les propriétaires ?

— Oh, il y a un registre. On le consulte, on contacte les gens quand c’est possible, et on leur fait payer une taxe de sauvetage s’ils veulent récupérer leurs affaires. Ce qui n’est pas sur le registre est vendu dans l’île. Il y a des gens qui ont besoin de meubles et de choses comme ça. Tenez, regardez. On va voir ce que c’est que ça.

Il appuya sur une touche, augmentant la luminosité de l’écran.

— Tiens, un frigo. Ça peut toujours servir, mais à remonter, c’est l’enfer !

— Et la maison ?

— Bah, on la fait sauter. On tâche de faire ça proprement, en plaçant les charges comme il faut. Mais pas ce matin. Bon, on note ça et on repart.

Bly et un autre homme continuèrent à observer l’écran en discutant calmement de l’endroit où il convenait d’aller ensuite.

— C’était un trou perdu même avant l’inondation, expliqua Bly. Ils faisaient rien que picoler depuis des centaines d’années, depuis la fin de l’Empire.

— Depuis la fin de la marine à voile, tu veux dire, rectifia l’autre homme.

— C’est pareil. La vieille Tamise était de moins en moins utilisée, et ça faisait un moment que les petits ports de l’estuaire commençaient à se déglinguer.

Puis Bly coupa le moteur et regarda ses compagnons. Sur leurs visages mal rasés, Nirgal lisait un curieux mélange de morne résignation et de joyeuse anticipation.

— Bon, eh bien, ça y est.

Chacun commença à prendre son équipement de plongée : combinaison, bouteille, masque, casque pour certains.

— Celle d’Eric devrait vous aller, fit Bly. C’était un géant.

Il tira d’un placard bourré à craquer une longue combinaison noire sans pieds et sans gants. Il n’y avait pas de casque mais un masque et un capuchon.

— Voilà ses chaussons.

— Je vais les essayer.

Nirgal et deux autres hommes ôtèrent leurs vêtements et enfilèrent les combinaisons en tirant sur le matériau caoutchouté étroitement ajusté avec force soupirs et ahanements. Il y avait un accroc triangulaire sur le côté gauche de la combinaison de Nirgal, au niveau du torse, ce qui était une chance car autrement il n’aurait jamais réussi à rentrer dedans. Elle le serrait autour de la poitrine, mais elle était trop lâche autour des cuisses. L’un des plongeurs, Kev, rafistola la déchirure avec du ruban adhésif d’électricien.

— Ça devrait aller pour une plongée. Mais vous avez vu ce qui est arrivé à Eric, hein ? fit-il en lui tapotant les côtes. Faites gaffe à pas vous prendre dans un de nos câbles.

— Je tâcherai d’y penser.

Nirgal sentit qu’il avait la chair de poule sous l’accroc, qui lui parut soudain énorme. Pris par un câble mobile, attiré vers le béton ou le métal, la secousse fatale, ka, quelle agonie ! Combien de temps était-il resté conscient, une minute, deux ? Sombrer dans l’agonie, dans le noir…

Il s’arracha, un peu ébranlé, à la vision pénétrante de la mort d’Eric. Ils lui attachèrent un régulateur au gras du bras, l’adaptèrent à son masque de plongée, et il inspira tout à coup un air froid et sec. De l’oxygène pur. Le voyant trembler légèrement, Bly lui demanda s’il voulait vraiment descendre.

— Ça va, répondit Nirgal. J’aime bien le froid, et l’eau ne doit pas être si glacée. Et puis j’ai déjà trempé la combinaison de sueur.

Les autres acquiescèrent. Ils étaient eux-mêmes en nage. La préparation était toujours pénible. La plongée proprement dite était beaucoup plus facile. Descendre une échelle et, oh oui, enfin ! échapper à la pression, se sentir dans un état voisin de la pesanteur martienne, sinon plus léger encore. Quel soulagement ! Nirgal respirait l’oxygène froid de la bouteille avec volupté. Pour un peu il aurait pleuré de joie, la joie de sentir son corps soudain libre flotter vers le bas dans une obscurité confortable. Ah oui, vraiment ! son monde sur Terre était sous l’eau.

Au fond, en dehors du cône de lumière projeté par les lampes frontales de ses deux compagnons, les choses étaient aussi sombres et informes que sur l’écran. Nirgal nageait légèrement au-dessus et en retrait des deux plongeurs, ce qui lui procurait une meilleure visibilité. L’eau de l’estuaire était fraîche, autour de 285 degrés kelvin, estima-t-il, mais ses poignets et son capuchon n’en laissaient rentrer que très peu et, à force de se démener, il eut bientôt si chaud qu’en fin de compte ses mains, son visage et son flanc gauche le rafraîchissaient agréablement.

Les deux cônes de lumière se déplaçaient d’un côté à l’autre alors que les deux plongeurs tournaient la tête, regardant tantôt une chose, tantôt une autre. Ils longeaient une rue étroite. Entre ces bâtiments et ces trottoirs, ces caniveaux et ces rues, l’eau grise, boueuse, rappelait étrangement le brouillard de la surface.

Puis ils passèrent devant un immeuble de brique de trois étages en forme de part de tarte situé à l’angle de deux rues. Kev fit signe à Nirgal de rester au-dehors, et il accepta avec soulagement. L’autre plongeur entra dans la maison en tirant derrière lui un câble si fin qu’il en devenait presque invisible. Il attacha une petite poulie au chambranle de la porte et fit passer le câble dans la gorge. Un moment passa. Nirgal fit lentement le tour du bâtiment, regardant par les fenêtres des bureaux du premier étage, des pièces vides, des appartements. Des meubles flottaient sous le plafond. Un mouvement dans l’une des pièces le fit sursauter ; ce n’était que le câble et il était de l’autre côté de la vitre. Un peu d’eau s’engouffra dans son embout et il l’avala pour s’en débarrasser. Elle avait le goût du sel, de la boue, des plantes et une autre saveur désagréable qu’il ne put identifier. Il poursuivit son chemin.

Il retrouva Kev et l’autre homme devant la porte. Ils avaient trouvé un petit coffre-fort et s’efforçaient de le faire sortir. Quand il fut passé, ils le redressèrent à coups de pied et attendirent que le câble s’élève presque à la verticale au-dessus de leur tête. Puis ils firent le tour du carrefour à la nage pendant que le coffre-fort montait vers la surface et disparaissait. Kev retourna dans le bâtiment et en ressortit avec deux petits sacs. Nirgal s’approcha de lui, en prit un et se propulsa, à grandes ruades voluptueuses, vers le bateau. Il aurait aimé redescendre, mais Bly ne voulait pas rester plus longtemps, aussi Nirgal jeta-t-il ses palmes dans le bateau et gravit-il l’échelle de côté. Il s’assit sur un banc. Il était en sueur et il ôta son capuchon avec soulagement. Ses cheveux étaient collés sur son crâne. On l’aida à ôter sa peau de caoutchouc et il éprouva une sensation délectable à retrouver le contact de l’air gluant.

— Regardez sa poitrine ; on dirait un lévrier.

— Il a respiré des vapeurs toute sa vie.

Le brouillard se dissipa, révélant le ciel blanc à travers lequel le soleil faisait un trou d’une blancheur plus intense. Nirgal se sentait plus pesant que jamais. Il respira à fond une ou deux fois pour aider son organisme à retrouver son rythme de fonctionnement habituel. Il avait vaguement envie de vomir, ses poumons lui faisaient mal à chaque inspiration. Les choses tournaient un peu plus que ne le justifiaient les vaguelettes de l’océan. Le ciel devint de zinc, le disque du soleil émettait une lumière dure, aveuglante. Nirgal s’efforça de respirer plus vite et moins profondément.

— Ça vous a plu ?

— Oh oui ! répondit-il. Je voudrais que ce soit partout comme ça.

Ils éclatèrent de rire.

— Tenez, prenez une tasse.


Cette plongée avait peut-être été une erreur. Il ne supportait plus la gravité. Il avait du mal à respirer. Dans l’entrepôt, l’humidité était insupportable. Les murs ruisselaient et il avait l’impression qu’il lui aurait suffi de serrer le poing pour extraire l’eau contenue dans l’air. Il avait mal à la gorge et aux poumons. Il avait beau boire des litres de thé, sa soif ne s’étanchait en rien. Il ne comprenait goutte à ce que les gens disaient ; ce n’étaient que des ay, des eh, des lor et des da, rien qui ressemblât à l’anglais martien. Une langue différente. Ils parlaient tous des langues différentes, maintenant. Les pièces de Shakespeare ne l’avaient pas préparé à ça.

Il dormit à nouveau sur le bateau de Bly. Le lendemain, ses gardes du corps lui donnèrent le feu vert et ils quittèrent Sheerness pour prendre au nord, coupant l’estuaire de la Tamise dans un brouillard rose plus épais encore que celui de la veille.

Dans l’estuaire, il n’y avait rien à voir, que du brouillard et la mer. Nirgal s’était déjà retrouvé entouré de nuages, en particulier sur la pente ouest de Tharsis, où les fronts orageux escaladaient la paroi, mais jamais alors qu’il était sur l’eau, bien sûr. Et chaque fois la température était bien au-dessous du point de congélation ; les nuages formaient une sorte de neige très blanche, sèche et fine, qui volait dans l’air, roulait sur le sol, le couvrait de poussière blanche. Rien à voir avec ce monde liquide, où l’eau clapotante se confondait avec le brouillard qui tournoyait au-dessus, le liquide et le gazeux repassant inlassablement d’une phase à l’autre. Le bateau tanguait violemment, sur un rythme irrégulier. Des objets sombres apparaissaient en marge du brouillard, mais Bly n’y faisait pas attention. Il gardait les yeux braqués sur la vitre tout en surveillant ses écrans.

Soudain, Bly coupa tout et le roulis du bateau se changea en une succession d’embardées latérales vicieuses. Nirgal se cramponna à la paroi de la cabine et scruta la vitre perlée d’eau au point d’en être opaque en essayant de voir ce qui avait amené Bly à s’arrêter.

— C’est un gros bateau pour Southend, remarqua Bly en relançant la machine et en avançant très lentement.

— Où ça ?

— Le faisceau bâbord, dit-il en lui indiquant l’écran, puis un point sur la gauche.

Nirgal ne vit rien.

Bly les amena jusqu’à une longue jetée basse sur l’eau. Un grand nombre de bateaux étaient amarrés des deux côtés. La jetée courait vers le nord, jusqu’à la ville de Southend-on-Sea, invisible dans le brouillard.

Des hommes saluèrent Bly.

— Belle journée, hein ?

— Magnifique.

Tandis qu’ils commençaient à décharger les caisses emmagasinées dans la cale, Bly leur demanda s’ils savaient où était la femme asiatique de Vlissingen. Ils secouèrent la tête.

— La Jap ? Elle est pas là, mon vieux.

— À Sheerness, on nous a dit qu’elle était venue à Southend avec son groupe.

— Pourquoi on vous a dit ça ?

— Parce qu’on croyait que c’était vrai, sûrement.

— Voilà ce qui arrive quand on écoute les gens qui vivent sous l’eau.

— La grand-mère pakistanaise ? dirent ceux de la pompe à diesel, de l’autre côté de la jetée. Elle est partie pour Shoeburyness, il y a déjà un moment.

Bly jeta un coup d’œil à Nirgal.

— Ce n’est qu’à quelques milles à l’est. Si elle y était, ces hommes le sauraient.

— Eh bien, allons voir, suggéra Nirgal.

Après avoir fait le plein, ils quittèrent la jetée et repartirent vers l’est, toujours dans la purée de pois. Un flanc de colline couvert de bâtiments apparaissait de temps en temps sur leur gauche. Ils doublèrent un cap, virèrent au nord. Bly amena le navire à un autre quai flottant. Il y avait beaucoup moins de bateaux qu’à Southend.

— Les Chinois ? s’écria un vieillard édenté. Ils sont allés à la Baie du Cochon, c’est là qu’ils sont allés pour sûr ! Ils nous ont donné une serre ! Quelque chose qui ressemble à une église !

La Baie du Cochon n’était que le quai voisin, annonça pensivement Bly alors qu’ils repartaient.

Ils remontèrent donc vers le nord. La ligne côtière, à cet endroit, était entièrement formée de bâtiments inondés. Ils avaient été construits si près de l’eau ! Il n’y avait évidemment aucune raison de craindre une élévation du niveau de la mer. Elle avait pourtant eu lieu. D’où cette étrange zone amphibie, cette civilisation pareille à une laisse de marée, détrempée et qui oscillait dans le brouillard.

Une rangée d’immeubles aux fenêtres brillantes. Ils avaient été doublés intérieurement d’une bulle transparente, vidés de l’eau qu’ils contenaient et réoccupés, les étages supérieurs juste au-dessus des vagues écumantes, le rez-de-chaussée en dessous. Bly amena le bateau vers un ensemble de docks flottants reliés les uns aux autres, salua un groupe de femmes en robes amples et en cirés jaunes qui réparaient un grand filet noir. Il coupa les machines.

— Alors comme ça, la femme asiatique est venue vous voir aussi ?

— Oh oui ! Elle est là, en bas, dans le bâtiment du fond.

Nirgal sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Il ne tenait plus debout, dut se raccrocher au bastingage. Mettre pied à terre. Suivre le quai. Jusqu’au dernier bâtiment, un garni du bord de mer ou quelque chose comme ça, maintenant très abîmé et luisant par toutes les fissures. Plein d’air. Rempli par une bulle. Des plantes vertes, vagues et brumeuses à travers l’eau grise, clapotante. Il avait une main sur l’épaule de Bly. Le petit homme lui fit passer une porte, descendre un escalier étroit, et le mena dans une pièce dont l’un des murs était ouvert sur la mer pareille à un aquarium sale.

Une petite femme en combinaison rouille entra par la porte du fond. Elle avait les cheveux blancs, des yeux noirs, rapides, perçants. Des yeux d’oiseau. Mais ce n’était pas Hiroko. Elle les dévisagea.

— C’est vous qui venez de Vlissingen ? demanda Bly après un coup d’œil à Nirgal. C’est vous qui construisez ces sous-marins ?

— Oui, répondit la femme. Je peux vous aider ?

Elle avait une voix haut perchée, un accent anglais. Elle regarda Nirgal d’un œil indifférent. Il y avait d’autres personnes dans la pièce, et il en venait toujours. Elle ressemblait au visage qu’il avait vu dans la paroi de la falaise, à Medusa Vallis. Peut-être y avait-il une autre Hiroko, différente, qui allait d’une planète à l’autre pour construire des choses…

Nirgal secoua la tête. L’air sentait la pourriture végétale. La lumière était si faible. Il remonta l’escalier à grand-peine. Bly se chargea de prendre congé selon les politesses d’usage. De nouveau dans le brouillard luisant. Puis sur le bateau. Dans les volutes de brume. On l’avait envoyé à la chasse au dahu. Une ruse pour l’éloigner de Berne. Ou une erreur de bonne foi.

Bly l’aida à s’asseoir sur la banquette de la cabine, à côté d’une rambarde.

— Enfin…

Tangage et embardées, à travers la brume poisseuse qui se refermait à nouveau sur eux. Une sombre et ténébreuse journée sur l’eau. Le clapotement du changement de phase, l’eau et le brouillard se muant l’un en l’autre. Pris en sandwich entre les deux, Nirgal somnolait. Elle était forcément retournée sur Mars. Elle faisait son travail là-bas avec sa discrétion habituelle, c’est ça. Il était absurde de croire autre chose. Quand il y retournerait, il la retrouverait. Oui : ce serait son but désormais, sa seule mission. Il la retrouverait, la ferait sortir de son trou. Il s’assurerait qu’elle avait survécu. C’était la seule façon de savoir, le seul moyen de soulager son cœur de ce poids terrible. Oui, il la retrouverait.

Comme ils fendaient les flots agités, le brouillard se leva. Des nuages gris, bas, filaient dans le ciel, au-dessus de leur tête, abandonnant des tourbillons de pluie dans les vagues. La marée se retirait, et le courant de la Tamise retrouva toute sa force alors qu’ils traversaient le grand estuaire. La surface brun grisâtre de l’eau était une bouillie saumâtre, agitée par les vagues venant de toutes les directions à la fois, une surface sauvage, bondissante, d’eau sombre, écumante, charriée rapidement vers l’est, dans la mer du Nord. Puis le vent tourna, se déversa sur la marée et toutes les vagues de la mer surgirent en même temps. Entre les longs bancs de mousse flottaient des objets disparates : des caisses, des meubles, des toits, des maisons entières, des bateaux renversés, des bouts de bois. Mille choses de flot et de mer. Les hommes de Bly se penchèrent par-dessus les bastingages avec des grappins et des jumelles, lui criant d’éviter certaines choses ou de tenter de s’en approcher, et s’absorbèrent dans la tâche consistant à les hisser à bord.

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? lui demanda Nirgal.

— C’est Londres, répondit Bly. Cette putain de Londres qui se déverse dans la mer.

Les nuages se ruaient vers l’est. En regardant autour de lui, Nirgal vit beaucoup d’autres petits bateaux sur l’eau tumultueuse du vaste estuaire, occupés à récupérer les épaves ou simplement à pêcher. Bly fit signe à certains d’entre eux en passant, donna un coup de sifflet au passage des autres. Le vent apportait des bruits de sirène sur l’estuaire tacheté de gris, sans doute des messages codés, que Bly commentait.

— Hé, c’est quoi, ça ? s’exclama soudain Kev en indiquant quelque chose en amont sur le fleuve.

D’un banc de brouillard localisé sur l’embouchure de la Tamise avait émergé un bateau à voiles, un trois-mâts à gréement carré, un bâtiment mythique que Nirgal connaissait par cœur sans l’avoir jamais vu. Un récital de sirènes salua cette apparition : des sifflements déments, de longs coups de trompe à l’unisson, de plus en plus prolongés, comme si tous les chiens du voisinage brutalement sortis de leur sommeil aboyaient dans la nuit, s’excitant mutuellement. Juste au-dessus d’eux explosa un hurlement strident, pénétrant : Bly joignait sa corne de brume au concert. Nirgal en avait les oreilles cassées. Il n’avait jamais entendu un tel vacarme ! L’air plus épais, des sons plus denses… Et Bly qui souriait, hilare, le poing levé vers le bouton de la corne de brume, les hommes d’équipage, tous debout le long du bastingage ou grimpés dessus, les gardes du corps même saluaient cette soudaine vision de hurlements inaudibles.

Finalement, Bly laissa retomber son bras.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Nirgal.

Bly envoya la tête en arrière et éclata de rire.

— C’est le Cutty Sark ! Il était scellé à Greenwich ! Incrusté dans un jardin ! Cette bande de dingues a dû le libérer. Quelle idée de génie ! Ils ont dû le remorquer au-delà de la barrière d’inondation. Regardez-moi ces voiles !

Le vieux clipper avait quatre ou cinq voiles déferlées à chacun de ses trois mâts, quelques voiles triangulaires entre les mâts et jusqu’au beaupré. Il voguait par fort vent arrière, emporté par la marée descendante, de sorte que sa proue acérée fendait les flots, tranchant l’écume et les épaves en une rapide succession de vagues blanches. Nirgal vit qu’il y avait des hommes dans le gréement, la plupart penchés sur les bouts de vergue, agitant le bras en direction de la flottille d’embarcations hétéroclites entre lesquelles passait le navire. Des pavillons flottaient en haut des mâts, un grand drapeau bleu avec des croix rouges. Quand il arriva à portée du bateau de Bly, celui-ci actionna la corne de brume à plusieurs reprises, et les hommes se mirent à rugir. Un marin, à l’arrière de la grand-voile du Cutty Sark, leur fit de grands signes des deux bras, la poitrine collée sur le cylindre de bois poli. Puis il perdit l’équilibre, et ils virent la chose arriver comme au ralenti : le marin partit à la renverse, sa bouche faisant un petit O rond, il tomba dans l’eau écumante qui blanchissait sur les flancs du navire. Les hommes à bord du bateau de Bly poussèrent un seul cri, d’une seule voix : « NON ! » Bly jura tout haut et relança la machine qui fit soudain un bruit formidable en l’absence de la corne de brume. L’arrière du bateau s’enfonça dans l’eau et tous se précipitèrent en direction de l’homme qui était passé par-dessus bord, et qui était maintenant un point noir parmi les autres, un point noir qui agitait frénétiquement un bras au-dessus de sa tête.

Tous les bateaux sifflèrent, cornèrent, donnèrent des coups de trompe et de sirène, mais le Cutty Sark ne ralentit pas. Il s’éloigna de toute la vitesse de ses voiles gonflées par le vent. C’était un spectacle fabuleux. Le temps qu’ils atteignent le marin tombé à l’eau, la poupe du clipper était basse sur l’eau, à l’est, ses mâts n’étaient qu’une constellation de voiles blanches et de gréements noirs. Il disparut soudain dans un mur de brouillard.

— Quelle splendeur ! répétait l’un des hommes. Quelle splendeur !

— Une splendeur, ouais, c’est ça. Tiens, repêche-moi plutôt ce pauvre diable !

Bly inversa la machine et laissa tourner le moteur au ralenti. Ils lancèrent une échelle de corde sur le plat-bord et se penchèrent pour aider le marin trempé à passer par-dessus le bastingage. Il resta un moment plié en deux, accroché à la rambarde, tremblant dans ses vêtements trempés.

— Ah, merci, fit-il entre deux vomissements.

Kev et les autres membres de l’équipage l’aidèrent à ôter ses vêtements mouillés, l’enroulèrent dans une grosse couverture crasseuse.

— Espèce de pauvre con d’abruti ! hurla Bly du haut de la passerelle. T’étais sur le point de faire le tour du monde sur le Cutty Sark et tu te retrouves sur La Fiancée de Faversham. Faut vraiment en tenir une sacrée couche !

— Je sais, fit l’homme entre deux haut-le-cœur.

Les autres lui jetèrent des gilets sur le dos en riant.

— Bougre d’andouille, nous faire des signes comme ça !

Tout le temps du retour jusqu’à Sheerness ils brocardèrent la stupidité du naufragé tout en le laissant sécher à l’abri du vent, sous la passerelle. Ils l’avaient affublé de vêtements disparates trop petits pour lui. Il riait avec eux, maudissait sa déveine, décrivait la chute, la rejouait, leur expliquait comment il avait fait son coup. À Sheerness, ils l’aidèrent à descendre dans l’entrepôt submergé, lui donnèrent du ragoût brûlant et l’abreuvèrent de bière, tout en racontant aux gens qui étaient là et à tous ceux qui descendaient l’échelle l’histoire de sa chute et de sa disgrâce.

— Regardez-moi un peu ce taré qui est tombé du Cutty Sark cet après-midi. L’enfoiré ! Juste au moment où il courait sur la marée toutes voiles dehors jusqu’à Tahiti !

— Pitcairn, rectifia Bly.

Le marin, qui était rond comme une queue de pelle, raconta son histoire lui-même, plus souvent peut-être que ses sauveteurs.

— Je m’suis lâché des deux mains juste une seconde quand il a fait une petite embardée, et je me suis retrouvé en train de voler. Voler dans l’espace… J’pensais pas qu’ce serait grave, j’y croyais pas. Je m’étais lâché des deux mains tout le long de la Tamise. Burp ! s’cusez-moi, faut qu’j’aille dégueuler.

— Jésus Dieu, c’était une vision magnifique, une vraie splendeur, vraiment. Beaucoup plus de toile qu’il n’en fallait, vous pensez, c’était juste pour s’en aller avec panache, mais Dieu les bénisse pour ça. Quelle splendeur !

Nirgal se sentait abruti et attristé. La grande salle était plongée dans un noir brillant, sauf en quelques endroits illuminés par des traînées de lumière aveuglante. Ce n’était qu’un clair-obscur d’objets disparates, un Bruegel en noir et blanc. Et tout ce bruit…

— Je me rappelle l’inondation du printemps, en 13, la mer du Nord dans mon salon.

— Ah non, tu vas pas remettre ça ! Tu vas pas recommencer à nous bassiner avec l’inondation de 13 !

Il alla aux toilettes, un recoin caché par une maigre cloison dans l’angle de la salle, en se disant que ça lui ferait du bien de se soulager. Mais le naufragé qu’ils avaient récupéré était par terre, dans l’une des stalles, et vomissait tripes et boyaux. Nirgal battit en retraite, s’assit sur le premier banc venu et attendit. Une jeune femme passa près de lui et posa la main sur son front.

— Vous êtes brûlant !

Nirgal porta la main à son propre front, essaya de se concentrer.

— Au moins trois cent dix degrés, dit-il au jugé. Merde !

— Vous avez de la fièvre, reprit la femme.

L’un de ses gardes du corps s’assit à côté de lui. Nirgal lui dit qu’il avait de la température, et l’homme suggéra :

— Vous pourriez peut-être consulter votre bloc-poignet.

Nirgal acquiesça, demanda un relevé. 309 degrés kelvin.

Merde !

— Comment vous sentez-vous ?

— Lourd. Chaud.

— On ferait mieux de vous emmener voir quelqu’un.

Nirgal secoua la tête et fut pris de vertige. Il regarda ses gardes du corps s’organiser, prendre des dispositions. Bly s’approcha et ils lui posèrent des questions.

— De nuit ? demanda Bly.

Puis il y eut un conciliabule à voix basse. Bly haussa les épaules. Pas une bonne idée, disait ce haussement d’épaules, mais si vous y tenez… Les gardes du corps insistèrent, et Bly vida sa chope et se leva. Il avait la tête au même niveau que celle de Nirgal, sauf que Nirgal s’était laissé glisser à terre pour appuyer son dos contre la table. Une espèce différente, un amphibien puissant, trapu. Le savaient-ils, avant l’inondation ? le savaient-ils maintenant ?

Les gens lui écrasèrent la main ou la lui massèrent tendrement pour lui dire au revoir. Gravir l’échelle du pilier fut une véritable épreuve. Puis ils se retrouvèrent dehors, dans la nuit fraîche et humide, noyée de brouillard. Sans un mot, Bly les conduisit vers son bateau et il n’ouvrit pas la bouche tout le temps nécessaire pour lancer les machines et larguer les amarres. Ils repartirent vaille que vaille sur la mer houleuse. Le bateau se balançait tellement que Nirgal eut le mal de mer. La nausée était pire que la douleur. Il s’assit à côté de Bly sur un tabouret et regarda le cône gris d’eau et de brouillard illuminé devant la proue. Quand des objets sombres surgissaient de la brume, Bly ralentissait, faisait même parfois machine arrière. Une fois, il laissa échapper un sifflement entre ses dents. La traversée fut très longue. Le temps qu’ils s’amarrent au quai, dans les rues de Faversham, Nirgal était trop malade pour dire au revoir. Il ne put qu’étreindre la main de Bly, croiser brièvement son regard. L’éclair bleu de ses yeux. Il y avait des gens dont on pouvait déchiffrer l’âme rien qu’en les regardant. Le savaient-ils avant ? Puis il perdit Bly de vue et ils se retrouvèrent dans une voiture qui vrombissait dans la nuit. Nirgal pesait de plus en plus lourd, comme au cours de la descente dans l’ascenseur. S’engouffrer dans un avion. La montée dans les ténèbres, la descente dans les ténèbres, mal aux oreilles, mal au cœur, les tympans qui claquent. Ils étaient à Berne, Sax à côté de lui. Soulagement.

Il était dans un lit, brûlant, le souffle humide et pénible. Par la fenêtre, les Alpes. Le blanc faisant irruption dans le vert, comme la mort surgissant dans la vie, se ruant pour lui rappeler que la viriditas était une fusée verte qui exploserait un jour dans une blancheur de nova, retournant à l’éventail d’éléments qui la composaient avant que la tempête de sable ne l’emporte. Le blanc et le vert ; il avait l’impression que la Jungfrau lui poussait dans la gorge. Il aurait voulu dormir, fuir cette sensation.

Sax s’assit à côté de lui, lui prit la main.

— Je pense qu’il faudrait le remettre sous gravité martienne, disait-il à quelqu’un qui ne paraissait pas être dans la pièce. C’est peut-être une forme de mal de l’altitude. Ou une maladie microbienne. Une allergie. Une réponse systémique. Un œdème, de toute façon. Il faut tout de suite l’emmener dans une navette spatiale et le placer dans un anneau en rotation à la pesanteur martienne. Si j’ai raison, ça lui fera du bien ; si je me trompe, ça ne peut pas lui faire de mal.

Nirgal aurait voulu dire quelque chose, mais il ne put trouver assez de souffle. Ce monde l’avait infecté – écrasé – fait bouillir, mariner dans les microbes et la vapeur d’eau. Un coup au cœur ; il était allergique à la Terre. Il serra la main de Sax et inspira, autre coup de poignard en plein cœur.

— Oui, hoqueta-t-il, et il vit Sax plisser les paupières. Rentrer. Oui.

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