TROISIÈME PARTIE Une nouvelle Constitution

1

Les fourmis arrivèrent sur Mars en même temps que le projet d’humus, et il y en eut bientôt partout, car elles sont comme ça. Or donc le petit peuple rouge rencontra les fourmis, et ce fut la révélation. Ces créatures avaient juste la taille qu’il fallait pour monter dessus. Il leur arriva la même chose qu’aux Indiens d’Amérique lorsqu’ils rencontrèrent le cheval. Ils les domptèrent, et vous avez vu le résultat.

Ce ne fut pas une mince affaire que de domestiquer les fourmis. Les petits savants rouges ne voulaient même pas croire que de telles créatures fussent possibles, à cause du ratio surface/volume, et pourtant si, elles déambulaient comme des robots doués d’intelligence. Les petits savants rouges allèrent chercher des explications dans les ouvrages de références des humains. Ils lurent les articles concernant les fourmis. Ils se renseignèrent sur les phéromones des fourmis et synthétisèrent celles qu’il fallait pour contrôler les fourmis-soldats d’une espèce rouge particulièrement docile, puis ils se mirent au travail. Une minuscule cavalerie rouge. Ils se payèrent du bon temps à charger la région en tous sens, à vingt ou trente par fourmi, comme des pachas sur un éléphant. Regardez les fourmis, vous finirez bien, à force, par les voir, sur leur dos.

Mais en lisant les textes les petits savants rouges apprirent tout ce qui concernait les phéromones humaines. Ils retournèrent, frappés d’épouvante et de consternation, auprès du petit peuple rouge. Nous savons maintenant pourquoi les hommes nous posent tant de problèmes, lui annoncèrent-ils. Ces humains n’ont pas plus de volonté que les fourmis que nous chevauchons en tous sens. Ce sont des fourmis carnivores géantes.

Le petit peuple rouge s’efforça de comprendre cette parodie de vie.

Puis une voix dit, Non, ce n’est pas vrai, elle le leur dit à tous ensemble. Le petit peuple rouge se parlait par la pensée, vous comprenez, et ce fut comme une annonce télépathique faite par haut-parleur. Les humains sont des êtres spirituels, disait et répétait cette voix.

— Comment le sais-tu ? demanda le petit peuple rouge. Et qui es-tu ? Es-tu le fantôme de John Boone ?

Je suis le Gyatso Rimpoché, répondit la voix. La dix-huitième réincarnation du Dalaï Lama. J’explore le Bardo à la recherche de ma prochaine réincarnation. J’ai cherché partout sur Terre, sans succès, alors j’ai décidé de regarder ailleurs. Le Tibet est encore sous la botte des Chinois, et ils ne donnent pas l’impression de vouloir s’en aller. Les Chinois, que j’aime tendrement, attention, sont de sales brutes à la tête dure. Et tous les gouvernements du monde ont depuis longtemps tourné le dos au Tibet. Personne ne veut défier les Chinois. Il faut faire quelque chose. Alors je suis venu sur Mars.

Bonne idée, répondit le petit peuple rouge.

Oui, acquiesça le Dalaï Lama, mais je dois admettre que j’ai du mal à trouver une nouvelle incarnation. D’abord, il y a très peu d’enfants sur la planète, ensuite j’ai l’impression que ça n’intéresse personne. Je suis allé à Sheffield, mais tout le monde était occupé à bavarder. Je suis allé à Sabishii, mais tout le monde avait la tête dans le sable. Je suis allé à Elysium, mais tout le monde était dans la position du lotus et n’entendait pas être dérangé. Je suis allé à Christianopolis, mais tout le monde avait ses problèmes. Je suis allé à Hiranyagarba, mais tout le monde disait qu’il en avait assez fait comme ça pour le Tibet. J’ai regardé partout sur Mars, sous toutes les tentes, dans toutes les gares, partout les gens ont autre chose à faire. Personne ne veut être le dix-neuvième Dalaï Lama. Et le Bardo est plus froid de jour en jour.

Bonne chance, répondit le petit peuple rouge. Nous cherchons depuis la mort de John, et nous n’avons pas trouvé une seule personne digne de s’entretenir avec nous, et encore moins de nous héberger en elle. Ces grands individus sont tout détraqués à l’intérieur.

Le Dalaï Lama fut découragé par cette réponse. Il commençait à être vraiment fatigué et ne pouvait plus rester dans le Bardo. Alors il dit : Et l’un de vous ?

Évidemment bien sûr, répondit le petit peuple rouge. Nous sommes très flattés. Mais il faudra nous prendre tous. Nous faisons tout comme ça, ensemble.

Pourquoi pas ? acquiesça le Dalaï Lama, et il transmigra dans l’une des petites particules rouges, et à l’instant même il fut en eux tous à la fois, sur Mars tout entière. Le petit peuple rouge leva les yeux vers les humains qui se bousculaient autour d’eux, vision qu’ils avaient tendance à considérer jusque-là comme une sorte de mauvais film sur un grand écran, mais ils se rendirent compte qu’ils étaient à présent emplis de toute la compassion et de toute la sagesse des dix-huit vies antérieures du Dalaï Lama. Ka wow, se dirent-ils, ces gens sont vraiment détraqués à l’intérieur. Il nous semblait bien que c’était grave, mais c’est encore pire que nous ne pensions. Ils ont de la chance de ne pas pouvoir lire dans l’esprit les uns des autres ou ils s’entre-tueraient. Ça doit être pour ça qu’ils s’étripent parfois – ils savent ce qu’ils pensent eux-mêmes, alors ils soupçonnent tous les autres d’en avoir autant à leur service. Comme c’est vilain. Comme c’est triste.

Ils ont besoin de votre aide, dit le Dalaï Lama en eux tous. Vous pouvez peut-être les aider.

Peut-être, répondirent-ils, mais en vérité, ils en doutaient. Ils avaient essayé d’aider les humains après la mort de John Boone, ils avaient dressé des villes entières à l’entrée de leurs oreilles et leur avaient parlé inlassablement, comme John, d’une voix qui ressemblait à la sienne, dans l’espoir de les amener à se réveiller et à se conduire décemment. Ils n’avaient réussi qu’à les envoyer chez le spécialiste du nez, de la gorge et des oreilles. Tout le monde croyait avoir des bourdonnements d’oreilles. Personne n’avait compris que c’était le petit peuple rouge. Il y avait de quoi décourager les meilleures volontés.

Mais l’esprit compatissant du Dalaï Lama était désormais sur le petit peuple rouge, et il décida de faire un nouvel essai. Il faudrait peut-être tenter autre chose que de leur murmurer aux oreilles, souligna le Dalaï Lama, et tous acquiescèrent. Nous devons attirer leur attention par un autre moyen.

Avez-vous essayé d’entrer en contact télépathique avec eux ? demanda le Dalaï Lama.

Oh non ! répondirent-ils. Pas question. Trop affreux. Leur vilenie pourrait nous tuer sur le coup. Ou du moins nous affecter gravement.

Peut-être pas, objecta le Dalaï Lama. Essayez de fermer votre esprit à leurs émissions et de projeter vos pensées vers eux. Envoyez-leur simplement des tas de bonnes idées positives, projetez-leur votre compassion, de l’amour, de l’amabilité, de la sagesse, et même un peu de sens commun.

Nous allons essayer, répondit le petit peuple rouge. Mais nous allons être obligés de crier de toute la force de nos poumons télépathiques, tous en chœur, parce que ces gens ne veulent tout simplement rien entendre.

Il y a maintenant neuf siècles que j’essaie, acquiesça le Dalaï Lama. Vous vous y ferez. Et vous, mes petits, vous avez l’avantage du nombre. Alors tentez toujours le coup.

Et c’est ainsi que le petit peuple rouge, sur toute la surface de Mars, regarda vers le haut et inspira profondément.

2

Art Randolph prenait le pied de sa vie.

C’était le contraire de la bataille de Sheffield, qui avait été un désastre, un ratage diplomatique, l’échec de tous ses efforts. Il avait passé ces journées cauchemardesques à courir dans tous les sens afin de rencontrer chacun de ceux qu’il croyait capables d’aider à désamorcer la crise, affolé à l’idée que c’était un peu de sa faute : s’il avait fait ce qu’il fallait, ça ne serait jamais arrivé. Le combat manqua bien embraser Mars tout entière, comme en 2061. L’après-midi de l’attaque des Rouges, ç’avait été moins cinq.

Et la fièvre était retombée. Quelque chose – la diplomatie, ou la réalité des combats (une victoire défensive de ceux du câble), un peu de bon sens, un coup de chance – quelque chose avait empêché la situation de basculer dans l’abîme.

Après cet épisode digne d’un cauchemar, les gens avaient regagné Pavonis Est en proie à de sombres pensées. Les conséquences de ce fiasco leur étaient vite apparues. Il fallait qu’ils s’accordent sur une stratégie. Beaucoup de Rouges radicaux étaient morts ou avaient disparu dans la nature, et les Rouges modérés qui s’étaient repliés sur Pavonis Est étaient furieux. Enfin, au moins ils étaient là. C’était une période inconfortable, pleine d’incertitudes, mais ils étaient là.

C’est dans ce contexte qu’Art lança l’idée d’un congrès constitutionnel. Il parcourut la grande tente en long, en large et en travers, traversant le labyrinthe d’entrepôts industriels, de hangars et de dortoirs de béton, arpentant les larges rues encombrées par un véritable musée de véhicules lourds, incitant tout le monde à la même chose : jeter les bases d’une Constitution. Il parla avec Nadia, Nirgal, Jackie, Zeyk, Maya, Peter, Ariadne, Rashid, Tariki, Nanao, Sung et H. X. Borazjani. Il parla à Vlad, à Ursula, à Marina et à Coyote. Il parla à des dizaines de jeunes indigènes qu’il ne connaissait pas, qui avaient joué un rôle clé dans les récents soulèvements. Il parla à tant de gens que l’entreprise commença à évoquer un cas d’école sur la nature polycéphale des mouvements de masse. À chacune des têtes de cette nouvelle hydre sociale, Art présenta les mêmes arguments : « Une Constitution nous légitimerait auprès de la Terre et nous fournirait un cadre pour régler les controverses entre nous. Et puisque nous sommes là, pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Il y a déjà quelques projets auxquels nous pourrions jeter un coup d’œil. » Et comme les événements de la semaine passée étaient encore frais dans leur mémoire, les gens hochaient la tête en disant : « Pourquoi pas ? » et s’éloignaient en y réfléchissant.

Art appela William Fort afin de le tenir au courant de ce qu’il faisait, et reçut une réponse plus tard dans la journée. Le vieil homme était dans une nouvelle ville de réfugiés au Costa Rica, et avait l’air un peu ahuri, comme d’habitude.

— Ça paraît intéressant, dit-il.

Après ça, les gens de Praxis vinrent trouver Art tous les jours afin de voir comment ils pouvaient l’aider. Art fut plus occupé qu’il ne l’avait jamais été à faire nema-washi, comme disaient les Japonais, c’est-à-dire à « préparer l’événement », ce qui consistait à inciter un groupe d’organisateurs à se réunir pour définir une stratégie, à retourner voir tous ceux auxquels il avait déjà parlé, à essayer, en fait, de rencontrer chacun individuellement sur Pavonis Mons.

— La méthode John Boone, commenta Coyote avec son rire affolant. Bonne chance !

Sax, qui emballait ses rares biens en ce monde en prévision de sa mission diplomatique sur Terre, dit :

— Tu devrais inviter les… les Nations Unies.

Sax avait un peu rechuté depuis sa mésaventure dans la tempête de neige. Il regardait parfois les choses fixement, comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Art répondit gentiment :

— Sax, nous venons de les éjecter de cette planète à coups de pied dans le derrière.

— Exact, fit Sax en regardant le plafond. Eh bien, maintenant, tu devrais les coopter.

— Coopter les Nations Unies ! répéta Art en réfléchissant.

Coopter les Nations Unies… Ça sonnait assez bien, force lui était de le reconnaître. Ce serait un défi, sur le plan diplomatique.

Juste avant le départ des ambassadeurs pour la Terre, Nirgal passa dans les bureaux de Praxis. En embrassant son jeune ami, Art fut soudain étreint par une peur irrationnelle. Partir pour la Terre !

Nirgal était toujours aussi plein d’entrain et ses yeux noirs brillaient d’enthousiasme. Après avoir dit au revoir aux autres, il s’assit avec Art dans un coin tranquille de l’entrepôt.

— Tu es vraiment sûr de vouloir y aller ? demanda Art.

— Absolument. Je veux voir la Terre.

Art eut une moue dubitative, ne sachant que répondre.

— Et puis, ajouta Nirgal, il faut bien que quelqu’un aille leur montrer qui nous sommes.

— Pour ça, personne n’est mieux placé que toi. Mais fais attention aux métanats. On ne sait jamais ce qu’elles mijotent. Et à la nourriture. Il risque d’y avoir de sacrés problèmes d’hygiène dans les régions inondées. Et aux microbes. Et méfie-toi des coups de soleil, ta peau n’est pas…

Art remit ses conseils de voyage à une autre fois. Jackie Boone venait d’entrer. Nirgal ne l’écoutait plus, de toute façon. Il regardait Jackie d’un air parfaitement inexpressif, comme s’il avait mis un masque de Nirgal. Or aucun masque ne pouvait lui rendre justice. La mobilité de son visage étant sa caractéristique principale, il ne se ressemblait plus du tout.

Jackie s’en aperçut aussitôt, bien sûr. La communication était coupée avec son vieux partenaire… Elle le foudroya du regard. Art comprit qu’il y avait de l’eau dans le gaz. Il se serait volontiers éclipsé, car il avait l’impression de tenir un éclair par la queue pendant un orage. Mais Jackie était plantée dans la porte, et il n’avait pas envie de la déranger en ce moment. De toute façon, ils avaient oublié jusqu’à son existence.

— Alors tu t’en vas, dit-elle à Nirgal. Tu nous laisses tomber.

— J’y vais juste en visite.

— Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ? La Terre ne veut plus rien dire pour nous aujourd’hui.

— C’est de là que nous venons.

— Pas du tout. Nous venons de Zygote.

Nirgal secoua la tête.

— La Terre est notre planète d’origine. Nous en sommes une extension, ici. Il faut bien en tenir compte.

Jackie évacua sa réponse d’un geste excédé, ou déconcerté.

— Tu t’en vas juste au moment où nous avons le plus besoin de toi ici !

— Considère ça comme une occasion à saisir.

— Je n’y manquerai pas, lança-t-elle, furieuse. Et ça risque de ne pas te plaire.

— Tant que tu as ce que tu veux…

— Tu ne sais pas ce que je veux ! répliqua-t-elle férocement.

Art sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. La foudre était sur le point de frapper. Il n’avait rien contre le fait d’écouter aux portes, il était assez du genre voyeur, en fait, mais se retrouver au beau milieu d’une scène de ménage, c’était une autre paire de manches. Il y avait des choses auxquelles il ne voulait pas assister. Il s’éclaircit la gorge. Les deux autres sursautèrent. Il écarta Jackie et sortit. Derrière lui, les voix poursuivirent, amères, accusatrices, pleines de souffrance et de ressentiment.


C’est Coyote qui conduisit les ambassadeurs pour la Terre vers l’ascenseur, au sud. Art était assis à côté de lui. Ils traversèrent lentement les faubourgs à moitié détruits entourant le Socle, dans la partie sud-ouest de Sheffield. Les rues avaient été conçues pour accueillir d’énormes ponts roulants destinés aux conteneurs de marchandises et tout avait un aspect terriblement speeresque[1] inhumain et colossal. Sax se mit un devoir d’expliquer pour la énième fois à Coyote que les voyageurs pour la Terre participeraient au congrès constitutionnel par vidéo, qu’ils ne rateraient pas tout, comme Thomas Jefferson à Paris.

— Nous serons de tout cœur avec vous, à Pavonis, fit Sax. De tout cœur et en esprit.

— Alors tout le monde sera à Pavonis, rétorqua Coyote d’un ton funèbre.

Il n’aimait pas l’idée que Sax, Maya, Michel et Nirgal partent pour la Terre. Non plus qu’il ne donnait l’impression d’aimer l’idée du congrès constitutionnel. Rien ne lui plaisait, ces jours-ci. Il était de mauvaise humeur, mal dans sa peau.

— Nous ne sommes pas sortis de l’auberge, marmonnait-il sans cesse. Vous verrez…

Puis le Socle se dressa devant eux, le câble noir et brillant émergeant de l’énorme masse de béton, tel un harpon planté dans Mars par une force terrestre qui ne voulait pas lâcher prise. Après s’être identifiés, les voyageurs pénétrèrent dans le complexe par un grand passage rectiligne menant à l’énorme hall central où le câble descendait par une sorte de collier et planait au-dessus d’un réseau de pistes qui s’entrecroisaient au sol. Le câble était en équilibre parfait sur son orbite et n’entrait jamais en contact avec Mars. Il restait simplement suspendu là, son extrémité de dix mètres de large en lévitation au milieu de la salle. Le collier du haut ne servait qu’à le stabiliser. Pour le reste, son positionnement était l’affaire des moteurs-fusées disposés tout du long et surtout de l’équilibre entre les forces centrifuges et la gravité qui le maintenaient sur son orbite aréosynchrone.

Les cabines de l’ascenseur flottaient dans l’air comme le câble lui-même, mais pour une raison différente : elles étaient suspendues électromagnétiquement. L’une d’elles plana le long de l’une des pistes menant vers le câble, s’amarra au câble et s’éleva sans bruit vers un sas ménagé dans le collier.

Les voyageurs et leurs accompagnateurs descendirent du véhicule. Nirgal était très effacé, il était déjà parti. Maya et Michel étaient tout excités et Sax, égal à lui-même. Ils embrassèrent Art en se dressant sur la pointe des pieds, Coyote en se penchant. Puis tout le monde se mit à parler en même temps et se regarda comme dans l’espoir de retenir chaque seconde de ce moment. Ce n’était qu’un voyage, mais ils avaient l’impression que c’était bien davantage. Puis les quatre voyageurs s’éloignèrent et disparurent dans le tube de couplage qui menait à la cabine suivante de l’ascenseur.

Après leur départ, Coyote et Art regardèrent la cabine flotter vers le câble, monter à travers la valve du sas et disparaître. Le visage asymétrique de Coyote se crispa, exprimant une angoisse et une peur qui lui ressemblaient bien peu. Évidemment, c’étaient son fils et trois de ses plus proches amis qui partaient pour un endroit très dangereux. Bon, ce n’était que la Terre, mais ça paraissait dangereux. Art devait bien l’admettre.

— Tout ira bien, dit Art en étreignant l’épaule du petit homme. Ils vont être accueillis comme des stars, là-bas. Tout va merveilleusement se passer pour eux.

C’était sûrement vrai. Le seul fait de prononcer ces paroles rassurantes lui fit du bien. Ils allaient sur la planète mère, après tout. Une planète faite pour les humains. Ils seraient bien reçus. C’était leur monde d’origine. Mais quand même…

3

Sur Pavonis Est, le congrès avait commencé.

À l’instigation de Nadia, en fait. Elle avait simplement commencé à travailler dans l’entrepôt principal sur des passages du traité et peu à peu les gens s’étaient joints à elle. Les choses avaient fait boule de neige. Une fois que les réunions eurent commencé, les gens ne purent faire autrement que d’y assister, sous peine de rater l’occasion de dire ce qu’ils avaient à dire. Nadia haussait les épaules quand ils se plaignaient de ne pas être prêts, de ne pas en savoir assez long, que les choses ne soient pas régularisées et ainsi de suite.

— Allons, répondait-elle avec impatience. Puisque nous sommes là, autant nous y mettre tout de suite.

C’est ainsi qu’un groupe fluctuant de trois cents personnes environ prit l’habitude de se réunir tous les jours dans le complexe industriel de Pavonis Est. L’entrepôt principal, conçu pour accueillir des tronçons de piste et des wagons, était énorme. Des dizaines et des dizaines de cloisons mobiles furent dressées le long des murs afin de former des bureaux, l’espace central étant occupé par un assemblage vaguement circulaire de tables dépareillées.

— Ah, fit Art en le voyant. La table des tables.

Il se trouva évidemment des gens pour réclamer la liste des délégués autorisés à voter, à prendre la parole et ainsi de suite. Nadia, qui avait vite assumé le rôle de présidente, proposa d’accepter comme délégation tout groupe martien qui en ferait la demande, à la condition qu’il ait eu une existence tangible avant le début de la conférence.

— Pas la peine de nous montrer restrictifs.

Les spécialistes de la Constitution de Dorsa Brevia convinrent que le congrès devrait être mené par des membres de délégations votantes, et que le résultat final devrait être soumis au suffrage populaire. Charlotte, qui avait mis la main à l’élaboration du document de Dorsa Brevia, douze années martiennes auparavant, avait depuis mené les travaux d’un groupe qui avait planché sur un éventuel gouvernement, dans l’hypothèse où la révolution réussirait, et ils n’étaient pas seuls à s’intéresser au sujet. L’université de Sabishii ainsi que certaines écoles de Fossa Sud dispensaient un enseignement sur la question, et il y avait dans l’entrepôt beaucoup de jeunes indigènes compétents dans ce domaine.

— C’est assez effrayant, remarqua Art. Faites la révolution et qu’est-ce qui se passe ? Les hommes de loi sortent des bois.

— Toujours, répondit Nadia.

Le groupe de Charlotte avait dressé une liste de délégués virtuels à un congrès potentiel, liste comprenant toutes les colonies martiennes de cinq cents personnes et plus. Un certain nombre de gens seraient donc représentés deux fois, souligna Nadia, une fois pour leur localisation et une fois pour leur appartenance politique. Les rares groupes qui ne figuraient pas sur la liste allaient se plaindre à un nouveau comité, qui enrôlait à peu près tous les pétitionnaires. Art appela Derek Hastings et invita l’ATONU à envoyer une délégation. Sidéré, Hastings répondit positivement quelques jours plus tard. Il descendrait du câble en personne.

C’est ainsi qu’après une semaine de manœuvres – et tout en continuant à vaquer à leurs occupations habituelles – ils estimèrent avoir réuni suffisamment d’accords pour mettre au vote une liste de délégués, et comme elle incluait vraiment beaucoup de monde, elle passa presque à l’unanimité. Tout à coup, il y eut un congrès en bonne et due forme. Il était constitué des délégations suivantes, chacune composée d’une à dix personnes :


Villes :

Acheron

Nicosia

Le Caire

Odessa

Harmakhis Vallis

Sabishii

Christianopolis

Vishniac Bogdanov

Hiranyagarba

Mauss Hyde

New Clarke

Bradbury Point

Sergei Korolyov

Cratère DuMartheray

Station Sud

Reull Vallis

Caravansérail du Sud

Nuova Bologna

Nirgal Vallis

Montepulciano

Sheffield

Senzeni Na

Belvédère d’Echus

Dorsa Brevia

Dao Vallis

Fossa Sud

Rumi

New Vanuatu

Prometheus

Gramsci

Mareotis

Sanctuaire de Burroughs

Gare de Libya

Tharsis Tholus

Le groupe d’Overhangs

Plinthe de Margaritifer

Caravansérail du Grand Escarpement

Da Vinci

Ligue d’Elysium

Hell’s Gate


Partis politiques et autres organisations :

Les Boonéens

Les Rouges

Les Bogdanovistes

Les Schnellingistes

Mars-Un

Mars Libre

Le Ka

Praxis

Les Qahiran Mahjaris

Les Verts

L’Autorité Transitoire des Nations Unies

Le Kakaze

Le Comité de rédaction du Journal d’études aréologiques

L’Autorité de l’Ascenseur Spatial

Les Chrétiens Démocrates

Le Comité de Coordination de l’Activité économique des métanationales

Les Néomarxistes de Bologne

Les Amis de la Terre

Biotique

Séparation de l’Atmosphère


Les réunions générales débutaient dans la matinée autour de la table des tables et se poursuivaient par petits groupes dans les bureaux de l’entrepôt ou des bâtiments voisins. Art arrivait tôt et préparait d’énormes pots de café, de kava et de kavajava, sa drogue préférée. C’était dérisoire au regard de l’enjeu de l’entreprise, mais Art était heureux d’apporter sa modeste contribution. Il s’émerveillait à chaque instant de voir se constituer un congrès, tout simplement, et se disait que ce qu’il pouvait faire de mieux était probablement de l’aider à démarrer. Il n’y connaissait pas grand-chose et avait peu d’idées sur ce qui devait figurer dans une Constitution martienne. Mais il était doué pour rassembler les gens, et il l’avait fait. Ou plutôt, ils l’avaient fait, Nadia et lui, car Nadia avait joué son rôle en prenant la direction des opérations au moment où il le fallait. C’était la seule des Cent Premiers encore vivants qui avait la confiance de tous ; ce qui lui conférait une sorte d’autorité naturelle. Et maintenant, mine de rien, sans faire de vagues, elle exerçait ce pouvoir.

La grande joie d’Art était de lui servir d’assistant personnel. Il organisait ses journées et faisait tout ce qu’il pouvait pour lui faciliter les choses. Il commençait par lui préparer une grande cafetière de kavajava, car Nadia faisait partie des nombreuses personnes qui appréciaient ce petit coup d’envoi matinal à la fois stimulant et propice à la bonne humeur. Oui, se disait Art, assistant personnel et distributeur de drogues, telle était sa destinée en ce moment bien précis de l’histoire. Et il en était ravi. Ravi de voir le regard que les gens portaient sur Nadia. Et celui qu’elle leur rendait : intéressé, sympathique, sceptique, parfois agacé lorsqu’elle pensait qu’on lui faisait perdre son temps, chaleureux quand elle était impressionnée par une intervention donnée. Et les gens le savaient, et ils s’efforçaient de lui plaire. De rester à niveau, de contribuer à l’effort général. Ils voulaient voir cette lueur d’approbation, ce regard chaud, particulier, dans son œil. C’étaient des yeux vraiment très étranges, d’ailleurs : noisette, piquetés de têtes d’épingle de toutes les couleurs, jaune, noir, vert, bleu. Ils avaient quelque chose de fascinant. Nadia avait une formidable capacité d’écoute, elle donnait aux gens l’impression d’être prête à les croire, à prendre leur parti, à faire en sorte que leur cas ne se perde pas dans le tumulte. Même les Rouges, qui savaient qu’elle s’était bagarrée avec Ann, lui faisaient confiance. Ils savaient qu’avec elle ils seraient entendus. Alors le travail se cristallisait autour d’elle ; et tout ce qu’Art avait à faire en réalité était de la regarder travailler, et de s’en réjouir, et de l’aider de son mieux.

C’est dans ce contexte que les débats commencèrent.


Au cours de la première semaine, nombre d’interrogations portèrent sur la définition même de la Constitution, sur la forme qu’elle devait prendre, et, en tout premier lieu, sur l’utilité ou non d’en avoir une. Charlotte appelait ça le métaconflit, la discussion sur le sujet de la discussion. Une question très importante, disait-elle quand elle voyait Nadia plisser les yeux d’un air mécontent : « Parce que, en la réglant, nous fixons les limites des problèmes sur lesquels nous devons statuer. Par exemple, si nous décidons d’inclure les problèmes économiques et sociaux dans la Constitution, ce ne sera pas du tout la même chose que si nous nous en tenons aux questions strictement politiques ou légales, ou à une déclaration de principes très générale. »

Pour aider à structurer ce débat, Charlotte et les spécialistes de Dorsa Brevia avaient apporté un certain nombre de « Constitutions en blanc » : des compilations de différentes Constitutions dont le contenu n’était pas réellement défini. Mais ça ne répondait pas aux objections de ceux pour qui la plupart des aspects de la vie sociale et économique devaient échapper à toute régulation. Cet « État minimal » était prôné par un large éventail de factions qui formaient, en dehors de ça, d’étranges compagnons de lit : des anarchistes, des libertaires, des capitalistes néotraditionalistes, certains Verts et bien d’autres encore. Pour les plus extrémistes de ces anti-étatistes, former un gouvernement quel qu’il soit était déjà une défaite, et ils s’ingénièrent pendant tout le congrès à restreindre son rôle au minimum.

Nadia et Art, qui appelaient les voyageurs pour la Terre tous les soirs, parlèrent de cette controverse à Sax, lequel se dit prêt à y réfléchir sérieusement, comme à tout le reste.

— On a découvert que des comportements très complexes pouvaient être régis par quelques lois élémentaires. Par exemple, les hardes d’oiseaux sont modélisées selon trois règles simples : rester à égale distance des autres, éviter les brusques changements de vitesse et esquiver les obstacles. Ces principes suffisent à décrire de façon très satisfaisante le vol d’une formation d’oiseaux.

— Une volée d’oiseaux informatiques, peut-être, ironisa Nadia. Tu as déjà vu des martinets au crépuscule ?

La réponse de Sax arriva un moment plus tard :

— Non.

— Eh bien, tâche de réparer cette lacune quand tu seras sur Terre. En attendant, tu nous vois rédiger une Constitution qui commencerait par : « Article premier, Éviter les brusques changements de vitesse » ?

Art se tordit de rire, mais Nadia ne trouvait pas ça drôle du tout. Elle avait souvent du mal à comprendre les arguments minimalistes.

— Ça ne reviendrait pas à laisser les métanats diriger les opérations ? répliqua-t-elle. Laisser faire ?

— Mais non, protesta Mikhail. Ce n’est pas du tout ça.

— Ça y ressemble beaucoup, pourtant. Et pour certains, c’est manifestement un alibi : un faux principe qui revient en réalité à conserver les règles protégeant leur propriété et leurs privilèges et à laisser le reste partir à vau-l’eau.

— Non, pas du tout.

— Eh bien, il faudra que tu le prouves à la table. Il faudra que tu dénonces toutes les ingérences possibles de ce gouvernement. Tu devras défendre ton dossier point par point.

Et elle se montra si ferme à ce sujet – pas hargneuse comme l’aurait été Maya mais simplement inébranlable – qu’ils durent en passer par là : du moins, tout était-il mis à plat et soumis à discussion. C’est là que les compilations de Constitutions prenaient leur sens : des points de départ. Ils partiraient donc de là. La proposition fut mise aux voix, et la majorité accepta de tenter le coup.

Ils avaient donc franchi le premier obstacle. Tout le monde était tombé d’accord pour suivre le même plan. C’était stupéfiant, se dit Art, en passant d’une réunion à l’autre, plein d’admiration pour Nadia. Ce n’était pas une diplomate comme les autres, elle ne suivait pas le modèle de l’enveloppe vide auquel il aspirait, mais les choses avançaient quand même. Elle avait le charisme de l’intelligence. Il la serrait dans ses bras chaque fois qu’il passait près d’elle, lui plantait un baiser sur le sommet du crâne. Il l’aimait. Il courait partout avec ce trésor de sentiments positifs et participait au plus grand nombre possible de séances en se demandant toujours ce qu’il pouvait faire pour aider à la bonne marche des choses. Ce qui consistait souvent, tout simplement, à donner à boire et à manger aux gens afin qu’ils puissent travailler toute la journée sans s’énerver.

À toute heure, la table des tables était entourée de gens : de jeunes Walkyries au teint frais et rose penchées sur de vieux vétérans au visage parcheminé par le soleil, toutes les races, tous les types. C’était ça, Mars, en l’an M-52, des Nations Unies à elle seule. Avec toute l’indocilité propre à cette entité notoirement indocile. Si bien que parfois, en regardant leurs visages si différents, en écoutant le mélange de langues, cet anglais revu et corrigé par Babel, Art s’affolait de leur variété.

— Ka, Nadia, dit-il un soir qu’ils mangeaient un sandwich en regardant les notes prises pendant la journée. Nous essayons de rédiger une Constitution à laquelle toutes les cultures terriennes pourraient adhérer !

Elle écarta l’objection d’un geste, avala ce qu’elle avait en bouche et dit :

— Il serait bientôt temps.


Charlotte déclara que le document de Dorsa Brevia constituait un point de départ logique pour débattre du contenu des documents constitutionnels. Cette suggestion souleva plus de tumulte encore que la proposition concernant les compilations de Constitutions, car les Rouges ainsi que d’autres délégations étaient opposés à divers points de la vieille déclaration, aussi répliquèrent-ils que l’utiliser, c’était biaiser le congrès dès le commencement.

— Et alors ? rétorqua Nadia. Nous pouvons en changer chaque mot si nous voulons, mais du moins aurions-nous une base de discussion.

Cette idée plaisait à la plupart des anciens groupes clandestins, dont beaucoup étaient à Dorsa Brevia en M-39. Le document résultant était encore ce que l’underground avait fait de mieux pour rendre officielles ses intentions alors qu’il était exclu du pouvoir, il n’était donc pas stupide de partir de là ; ça créait un précédent, une continuité historique.

Mais quand ils relurent la vieille déclaration, elle leur parut terriblement radicale. Pas de propriété privée ? Aucune appropriation de la valeur ajoutée ? Avaient-ils vraiment dit ça ? Comment les choses étaient-elles censées marcher ? Les gens se penchèrent sur les phrases sèches, sans compromis, en secouant la tête. Le document ne s’embarrassait pas d’explications sur les moyens d’y arriver, il se contentait d’énoncer des ambitions. « La vieille histoire des Tables de la Loi », comme disait Art. Mais à présent la révolution l’avait emporté et le moment était venu d’agir dans le monde réel. Pouvaient-ils vraiment s’en tenir à des principes aussi radicaux ? Difficile à dire.

— Nous pouvons toujours en discuter, décréta Nadia.

Et le texte du document de Dorsa Brevia se retrouva sur tous les écrans, à côté des compilations de Constitutions, dont les têtes de chapitre suggéraient à elles seules l’ampleur des problèmes dont ils allaient devoir débattre : « Structure du Gouvernement, Exécutif », « Structure du Gouvernement, Législatif », « Structure du Gouvernement, Judiciaire », « Droits des Citoyens », « Armée et Police », « Fiscalité », « Procédures électorales », « Lois sur la Propriété », « Systèmes économiques », « Lois sur l’Environnement », « Procédures d’Amendement », et ainsi de suite, sur des pages et des pages. Ces rubriques étaient affichées sur tous les écrans, revues, corrigées, formatées, débattues sans fin.

— La compile des compiles, fredonna Art, un soir, en regardant par-dessus l’épaule de Nadia un schéma opérationnel particulièrement rébarbatif, qui paraissait sorti d’une des combinatoires alchimiques de Michel.

Et Nadia éclata de rire.

4

Des commissions se répartirent le travail de réflexion sur les différents éléments du gouvernement détaillés dans la nouvelle compilation de Constitutions en blanc que tout le monde appelait maintenant « la compile des compiles ». Partis politiques et groupes d’intérêt gravitaient autour des ateliers chargés des problèmes qui les concernaient le plus, les nombreuses délégations des villes sous tente se répartissant les places vides. À partir de là, ce n’était plus qu’une question de travail.

Pour le moment, le groupe technique du cratère de Da Vinci avait le contrôle de l’espace martien et empêchait toutes les navettes spatiales de se poser à Clarke ou de se placer en orbite martienne. Personne n’allait jusqu’à s’imaginer que cela suffisait à leur conférer une véritable liberté, mais cela leur procurait une certaine marge de manœuvre physique et mentale. C’était le cadeau de la révolution. Ils étaient aussi motivés par le souvenir de la bataille de Sheffield. La peur de la guerre civile était encore présente en chacun d’eux. Ann était en exil avec le Kakaze, et tous les jours des sabotages avaient lieu dans l’outback. Il y avait aussi des tentes qui avaient déclaré leur autonomie, et quelques métanats faisaient encore de la résistance. L’ambiance était à l’effervescence et à la confusion presque générale. Ce bref instant de l’histoire était une bulle qui pouvait éclater à tout moment, et c’est ce qui se passerait s’ils n’agissaient pas en vitesse. Pour dire les choses simplement, le moment était venu d’agir.

C’était le seul point sur lequel tout le monde était d’accord, mais ce n’était pas rien. Un noyau dur de techniciens émergea peu à peu, des gens qui se reconnaissaient entre eux par leur volonté d’aboutir, leur désir de mettre un point final aux paragraphes plutôt que de discuter à en perdre haleine. Au milieu des débats, ces gens prenaient le travail à bras-le-corps, guidés par Nadia qui avait le chic pour les repérer et les aider dans la mesure du possible.

Pendant ce temps-là, Art allait d’un groupe à l’autre, selon son habitude. Il se levait tôt, s’occupait de l’intendance et faisait passer les informations concernant l’avancement du travail dans les autres salles. Il avait l’impression que ça ne se passait pas mal du tout. La plupart des comités mettaient un point d’honneur à remplir sérieusement les blancs de leur fragment de Constitution, écrivant et réécrivant les projets, les formalisant concept par concept, phrase par phrase. Ils étaient toujours heureux de voir Art, car sa présence était le signal d’une récréation. Un groupe de juristes lui colla des ailes de mousse aux talons et l’envoya porter un message au vitriol à un groupe de travail exécutif avec lequel ils étaient en bisbille. Amusé, Art garda ses ailes. Pourquoi pas ? Leur mission avait une sorte de majesté ridicule, ou de ridicule majestueux. Ils réécrivaient les règles, et lui volait de-ci, de-là, comme Hermès ou Puck, c’était très bien trouvé. Il volait donc jusque tard dans la nuit, et quand les réunions s’achevaient, il regagnait les bureaux de Praxis qu’il partageait avec Nadia. Ils mangeaient en commentant l’avancement des travaux, ils appelaient les voyageurs pour la Terre et parlaient avec Nirgal, Sax, Maya et Michel. Puis Nadia se remettait au travail sur ses écrans, et elle s’endormait généralement dans son fauteuil. Art retournait alors faire le tour de l’entrepôt, des bâtiments et des patrouilleurs massés autour. Comme le congrès se tenait dans une tente d’entrepôt, la fin des séances de travail ne donnait pas lieu aux mêmes festivités qu’à Dorsa Brevia, mais les délégués passaient souvent de longues soirées assis par terre dans leur chambre à boire et à discuter de ce qui s’était passé pendant la journée ou des récents soulèvements. La plupart des gens se rencontraient pour la première fois, et ils apprenaient à se connaître. Des relations se nouaient, des idylles, des amitiés, des rivalités. C’était un moment privilégié pour bavarder, se renseigner sur ce qu’avaient fait les autres. C’étaient les dessous du congrès, l’heure sociale, dispersée dans les chambres de béton. Art adorait ça. Puis le moment venait où il n’en pouvait plus, une vague de fatigue l’emportait. Il n’avait même pas le temps de se traîner vers leurs bureaux et le lit de camp voisin de celui de Nadia. Il se roulait en boule dans un coin et dormait, se réveillait raide et glacé pour se précipiter vers la douche de leur salle de bains, puis aux cuisines pour préparer le kava et le java du matin. Les journées passaient dans un tourbillon sans fin, et c’était merveilleux.

Sur bien des sujets, les gens se heurtaient à un problème d’échelle. Sans nations, sans entités politiques naturelles ou traditionnelles, qui gouvernait quoi ? Comment devaient-ils équilibrer le local et le global, le passé face à l’avenir, les nombreuses cultures ancestrales par rapport à la culture martienne unique ?

Sax, qui observait cette question récurrente depuis la fusée Mars-Terre, suggéra que les villes et les canyons sous tente deviennent les principales entités politiques : des États-cités, au fond, à l’exclusion de toute entité politique plus vaste, en dehors du gouvernement global, qui ne régulerait que les problèmes d’intérêt général. De la sorte, il y aurait du global et du local, mais pas d’États-nations entre les deux.

La réaction à cette proposition fut assez positive. D’abord, elle avait l’avantage de refléter la situation existante. Mikhail, le chef du parti bogdanoviste, remarqua que c’était une variante de l’antique communauté de communautés, et comme c’était une idée de Sax, on appela rapidement ça le projet du « labo des labos ». En attendant, le problème sous-jacent demeurait, comme le souligna bientôt Nadia. Sax n’avait fait que définir leur local et leur global spécifiques. Il fallait encore définir le pouvoir que l’éventuelle confédération globale devait avoir sur les éventuels États-cités semi-autonomes. Trop, et c’était le retour à un grand État centralisé, Mars en tant que nation, idée qui inspirait de l’horreur à bien des délégations.

— Mais trop peu, rétorqua emphatiquement Jackie dans l’atelier des droits humains, et des tentes pourraient décider d’autoriser l’esclavage, l’excision ou n’importe quel autre crime basé sur une expression ou une autre de la barbarie terrestre, tout ça au nom des « valeurs culturelles ». Et ce serait tout simplement inacceptable.

— Jackie a raison, fit Nadia, chose assez rare pour que chacun dresse l’oreille. Quand des gens prétendent que certains droits fondamentaux sont étrangers à leur culture, on peut présenter ça comme on veut, moi je dis que ça pue, que la revendication émane de fondamentalistes, de patriarches, de féministes ou de métanats. Ils n’auront pas gain de cause ici tant que j’aurai mon mot à dire.

Art remarqua qu’un certain nombre de délégués avaient froncé le sourcil en entendant cette déclaration, qui devait constituer, pour eux, une version du relativisme occidental séculier, voire de l’hyperaméricanisme de John Boone. Parmi les opposants aux métanats, nombre de gens se raccrochaient à des cultures plus anciennes et avaient souvent conservé des hiérarchies quasi intactes. Le haut du panier n’avait pas envie que ça change, non plus qu’un nombre étonnamment important de gens juchés sur les barreaux inférieurs de l’échelle.

Les jeunes indigènes martiens parurent sidérés que l’on se pose seulement la question. Pour eux, les droits fondamentaux étaient innés et irrévocables, et toute tentative de remise en cause n’était que l’une des innombrables cicatrices émotionnelles que les issei devaient au traumatisme provoqué par une éducation terrienne dysfonctionnelle. Ariadne, l’une des jeunes indigènes de premier plan, se leva pour dire que le groupe de Dorsa Brevia avait procédé à une étude exhaustive des documents terriens sur les droits de l’homme, et en avait établi la liste complète. Cette liste des droits individuels fondamentaux était ouverte à la polémique, mais pouvait aussi être adoptée telle quelle. Certains discutèrent d’un point ou d’un autre, mais il fut généralement admis qu’une sorte de déclaration globale des droits devait être mise sur le tapis. Aussi les valeurs martiennes établies en l’an M-52 étaient-elles sur le point d’être codifiées et de devenir un élément crucial de la Constitution.

La nature exacte de ces droits était encore sujette à controverse. Les soi-disant « droits politiques » étaient généralement considérés comme « allant de soi » : il y avait des choses que les citoyens étaient libres de faire, d’autres qui étaient interdites aux gouvernements. L’habeas corpus, la liberté de mouvement, de parole, d’association, de religion, l’interdiction des armes, tout cela fut approuvé par une grande majorité d’indigènes martiens, malgré certains issei originaires d’endroits comme Singapour, Cuba, l’Indonésie, la Thaïlande et la Chine, qui voyaient d’un mauvais œil l’importance accordée à la liberté individuelle. D’autres délégués émirent des réserves sur des droits d’une autre sorte, les droits dits « sociaux » ou « économiques », comme le droit au logement, aux soins, à l’éducation, à l’emploi, à une partie de la valeur générée par l’exploitation des ressources naturelles, etc. Beaucoup de délégués issei qui avaient une expérience concrète du gouvernement terrien étaient très réservés sur la question, et soulignèrent qu’il était dangereux de les expliciter dans la Constitution. On l’avait fait sur Terre, disaient-ils, et on avait constaté que ce genre d’engagement était impossible à tenir. La Constitution qui les garantirait passerait pour un instrument de propagande, on finirait par la prendre à la légère, à la considérer comme une plaisanterie.

— Et alors ? répliqua sèchement Mikhail. Quand on n’a pas les moyens de se loger, c’est d’avoir le droit de vote qui est une plaisanterie.

Les jeunes indigènes acquiescèrent, ainsi que nombre de moins jeunes. Les droits économiques et sociaux étaient maintenant sur le tapis aussi, et les discussions sur la façon de garantir ces droits dans la pratique se poursuivirent pendant de longues sessions.

— La politique, le social, fit Nadia, c’est la même chose. Faisons en sorte que tous les droits soient accessibles.


C’est ainsi que les travaux se poursuivirent, autour de la table des tables et dans les bureaux où se réunissaient les différents comités. Même l’ONU était représentée, en la personne de Derek Hastings, qui était descendu par l’ascenseur. Il prenait une part active aux débats, et son opinion avait toujours un poids particulier. Art remarqua qu’il commençait à donner des signes de syndrome des otages : il se montrait de plus en plus compréhensif au fur et à mesure qu’il discutait avec les gens, dans l’entrepôt. Et cette compréhension pourrait se communiquer à ses supérieurs sur Terre, se disait Art.

On leur envoyait des commentaires et des suggestions de partout sur Mars, mais aussi de la Terre. Ils étaient affichés sur les écrans qui couvraient un mur entier de la grande salle. Tout le monde était passionné par le congrès. Il rivalisait avec l’inondation terrestre dans l’intérêt du public.

— C’est le feuilleton du moment, fit Art, un soir qu’ils discutaient, Nadia et lui, dans leur petit appartement.

Tous les soirs ils appelaient Nirgal et les voyageurs. Leurs réponses mettaient de plus en plus de temps à leur parvenir, mais ce n’était pas un problème pour Art et Nadia. Ils avaient des tas de choses à se dire en attendant.

— Le problème de la séparation entre le local et le global risque d’être ardu, remarqua Art, un soir. Je crois qu’il y a contradiction entre les deux. Je veux dire, ce n’est pas une simple question de confusion mentale. Nous voulons vraiment un contrôle global, et en même temps, nous voulons que les tentes soient libres. Deux de nos valeurs les plus fondamentales sont antagonistes.

— Et le système suisse ? suggéra Nirgal, quelques minutes plus tard. C’est ce que John Boone répondait toujours.

Mais la réponse des Suisses de Pavonis ne fut pas très encourageante.

— C’est plutôt l’exemple à ne pas suivre, objecta Jurgen en faisant la grimace. Si je suis sur Mars, c’est à cause du gouvernement fédéral suisse. Il étouffe toute initiative. Il faut une licence pour respirer.

— Et les cantons n’ont plus aucun pouvoir, renchérit Priska. Le gouvernement fédéral le leur a retiré.

— Dans certains cantons, reprit Jurgen, ça valait plutôt mieux.

— Il y a eu plus fort : le Graubünden ou Ligue des Grisons, reprit Priska. Une confédération de villes dans le sud-est de la Suisse, qui marcha très bien pendant des centaines d’années.

— Vous pourriez m’envoyer toutes les infos disponibles là-dessus ? demanda Art.

Le lendemain soir, ils regardèrent, Nadia et lui, la description de la Ligue des Grisons que Priska leur avait envoyée. Enfin… La situation était plus simple, à la Renaissance, se dit Art. Il se trompait peut-être, mais il avait l’impression que les accords extrêmement souples des petites villes des montagnes suisses n’avaient pas grand-chose à voir avec les économies étroitement interdépendantes des colonies martiennes. Les gens n’avaient pas à se préoccuper des inconvénients de la variation de la pression atmosphérique, par exemple. Non, la vérité est qu’ils se trouvaient dans une situation nouvelle. Aucune analogie historique ne leur serait d’un grand secours.

— Pour en revenir au conflit entre le local et le global, intervint Irishka, quid du territoire, hors des tentes et des canyons couverts ?

Elle avait peu à peu émergé comme la principale Rouge restant sur Pavonis, une modérée qui pouvait parler pour tous les courants du mouvement ou presque avant de devenir un pouvoir en elle-même au fil des semaines.

— C’est la quasi-totalité du territoire martien, et le document de Dorsa Brevia dit seulement que personne ne peut le posséder, qu’il appartient de fait à la famille humaine et est géré de droit par cette même famille. C’est bien joli, mais au fur et à mesure que la population augmentera et qu’on construira de nouvelles villes, il deviendra de plus en plus difficile d’en assurer le contrôle.

Art poussa un soupir. Elle avait raison, mais c’était un vrai sac de nœuds. Il avait récemment pris la décision de consacrer l’essentiel de ses efforts quotidiens à empoigner les problèmes qu’ils considéraient, Nadia et lui, comme les plus épineux, et il était donc, en théorie, heureux de les voir arriver. Mais il y avait des moments où c’était quand même trop compliqué.

Comme dans ce cas précis. L’utilisation du sol, les objections des Rouges : encore d’autres aspects du conflit entre le local et le global, mais typiquement martien. Là non plus, il n’y avait pas de précédent. Enfin, comme c’était probablement le problème le plus épineux de la liste…

5

Art alla trouver les Rouges. Il tomba sur Marion, Irishka et Tiu, un compagnon de crèche de Nirgal et Jackie à Zygote. Ils l’emmenèrent dans leur campement de patrouilleurs, ce qui le ravit. Bien qu’il ait été lié à Praxis, on le considérait donc maintenant comme un personnage neutre ou impartial, et c’était exactement ce qu’il voulait être. Une grande enveloppe vide, pleine de messages, qu’on se passait de main en main.

Le campement rouge était à l’ouest des entrepôts, au bord du cratère. Ils s’installèrent avec Art dans la vaste cabine supérieure d’un des patrouilleurs et bavardèrent en prenant le thé devant le paysage géant de la caldeira qui se découpait à contre-jour sur le soleil de la fin de l’après-midi.

— Alors, que voudriez-vous voir dans cette Constitution ? demanda Art.

Ses hôtes se regardèrent, un peu surpris.

— Dans l’idéal, répondit Marion, nous aimerions vivre sur la planète primitive, dans des grottes et des habitats troglodytes creusés dans des falaises, ou dans des anneaux forés dans les cratères. Pas de grandes villes, pas de terraforming.

— Vous seriez obligés de rester tout le temps en combinaison.

— C’est vrai. Mais ça nous est égal.

— Bien, fit Art après réflexion. D’accord. Mais étant donné la situation actuelle, comment voudriez-vous que les choses se passent désormais ?

— Plus de terraforming.

— Que le câble s’en aille, et plus d’immigration.

— En fait, ce qui serait bien, ce serait que des gens retournent sur Terre.

Ils s’interrompirent et le regardèrent. Art s’efforça de dissimuler sa consternation.

— Vous ne craignez pas que la biosphère continue à croître toute seule, maintenant ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas évident, répondit Tiu. Si on arrêtait le pompage industriel, la croissance serait très lente, voire stoppée. Il se pourrait même que nous revenions en arrière, avec l’ère glaciaire qui se prépare.

— Ce n’est pas ce que certaines personnes appellent l’écopoésis ?

— Non. Les écopoètes se bornent à utiliser des méthodes biologiques, mais de façon très intensive. Nous pensons qu’il faudrait mettre un terme à tout ça, l’écopoésis, l’industrialisation et le reste.

— Surtout les méthodes industrielles lourdes, reprit Marion. À commencer par l’inondation du nord. C’est tout simplement criminel. Quoi qu’il arrive ici, s’ils continuent, nous ferons sauter ces stations.

Art fit un ample geste englobant l’immense caldeira de pierre.

— Les endroits les plus élevés sont tous plus ou moins comme ça, non ?

Ils n’étaient pas d’accord.

— Même sur les points les plus élevés on trouve des dépôts de glace et de la vie végétale, répondit Irishka. L’atmosphère monte très haut, par ici, je vous le rappelle. Aucun endroit n’y échappe quand les vents sont forts.

— Et si on déployait une tente sur les quatre grandes caldeiras ? suggéra Art. Elles resteraient stériles et conserveraient leur pression atmosphérique ainsi que leur environnement de départ. Ça ferait d’énormes parcs naturels, préservés dans leur état originel, primitif.

— Les parcs ne sont que des parcs.

— Je sais, mais il faut bien faire avec ce qu’on a, pas vrai ? On ne peut pas revenir à M-1 et repartir de zéro. Dans l’état actuel des choses, il ne serait peut-être pas mauvais de préserver trois ou quatre grandes zones dans leur état originel, ou aussi près que possible.

— Ce serait bien de protéger aussi quelques canyons, avança Tiu.

C’était manifestement la première fois qu’ils envisageaient cette possibilité, et elle ne les satisfaisait pas vraiment, Art le voyait bien. Mais on ne pouvait pas effacer la situation actuelle d’un coup de baguette magique. Il fallait bien partir de l’existant.

— Ou le Bassin d’Argyre.

— Qu’on ne le submerge pas, au moins.

Art eut un hochement de tête encourageant.

— Il faudrait combiner des mesures conservatoires de ce genre avec la limite atmosphérique définie dans le document de Dorsa Brevia, qui est de cinq kilomètres. La surface située au-dessus de cinq kilomètres est très importante. Ça ne supprimera pas l’océan du nord, mais rien ne pourrait plus le faire, maintenant. Ce que vous pouvez espérer de mieux à ce stade est probablement une forme lente d’écopoésis, non ?

C’était peut-être une façon un peu brutale de dire les choses. Les Rouges regardèrent mélancoliquement la caldeira de Pavonis, perdus dans leurs pensées.


— Si les Rouges prennent le train en marche, quel est le problème épineux suivant sur la liste ? demanda Art.

— Quoi ? marmonna Nadia.

Elle somnolait en écoutant un vieux morceau de jazz sur son IA.

— Ah, Art, fit-elle de sa voix grave et calme.

Elle avait toujours ce léger accent russe. Elle était roulée en boule sur le divan, entourée de feuilles de papier chiffonnées, tels les vestiges d’une structure qu’elle aurait été en train d’assembler. La façon de vivre martienne. Ses rides semblaient s’effacer. On aurait dit un galet lissé par le courant des années. Elle ouvrit ses yeux tachetés, lumineux, fascinants sous leurs paupières cosaques, leva vers lui son beau visage ovale, parfaitement détendu, sous un casque de cheveux blancs et raides.

— Le prochain problème épineux sur la liste ?

— Oui.

Elle sourit. Il se demanda d’où lui venaient ce calme, ce sourire paisible. Elle ne s’en faisait plus pour rien, ces jours-ci, et Art trouvait cette attitude bizarre, étant donné le numéro de voltige politique auquel ils se livraient. Évidemment, ce n’était que de la politique, pas la guerre. Elle avait eu très peur pendant la révolution, elle s’attendait au désastre à chaque instant, et maintenant elle était d’une sérénité à toute épreuve. Comme si elle se disait : « Rien de ce qui se passe ici n’est très grave, au fond, chamaillez-vous sur les détails tant que vous voudrez, mes amis sont en sûreté, la guerre est finie, ce n’est plus qu’une sorte de jeu, un jeu de construction, source de plaisir. »

Art passa derrière le canapé, lui massa les épaules.

— Ah, fit-elle. Les problèmes. Il y en a des tas qui promettent d’être plus épineux les uns que les autres.

— Lesquels, par exemple ?

— Eh bien, les Qahiran Mahjaris pourront-ils s’adapter à la démocratie ? Tout le monde acceptera-t-il l’éco-économie de Vlad et Marina ? Parviendrons-nous à établir une police correcte ? Jackie essaiera-t-elle d’obtenir un système présidentiel fort, et utilisera-t-elle la supériorité numérique des indigènes pour devenir reine ? Je me pose quantité de questions, fit-elle en regardant par-dessus son épaule. Tu veux que je continue ? demanda-t-elle en riant, amusée par l’expression d’Art.

— J’aime autant pas.

— Mais toi, continue, dit-elle en s’esclaffant. Mmm, c’est bon. Ces problèmes ne sont pas insolubles. Nous allons tous les mettre à plat et les résoudre. Tu pourrais peut-être parler à Zeyk.

— D’accord.

— Mon cou, maintenant, s’il te plaît…


Art alla parler à Zeyk et Nazik le soir même, quand Nadia se fut endormie.

— Alors, quel est le point de vue des Mahjaris sur tout ça ? demanda-t-il.

Zeyk émit un grognement.

— Pas de questions stupides, par pitié ! répliqua-t-il. Les Sunnites sont en bagarre contre les Chiites, le Liban est un champ de ruines, les États pétroliers sont la bête noire des États qui n’ont pas de pétrole, les pays du nord de l’Afrique ne sont plus qu’une métanat, la Syrie et l’Irak se détestent, l’Irak et l’Égypte ne peuvent pas se voir, nous avons une dent contre les Iraniens, à part les Chiites, et nous haïssons tous Israël, évidemment, mais aussi les Palestiniens, et bien que je sois originaire d’Égypte, en fait je suis un Bédouin et nous méprisons les Égyptiens du Nil, et nous ne nous entendons pas très bien avec les Bédouins de Jordanie. Ah, et tout le monde exècre les Saoudiens, qui sont aussi corrompus qu’on peut l’être. Alors quand on me demande le point de vue arabe, que puis-je répondre ?

Art secoua la tête avec accablement.

— Disons que c’était une question stupide, convint-il. Pardon. À force de parler de Constitutions, j’ai pris de mauvaises habitudes. À propos, qu’en pensez-vous ?

Nazik éclata de rire.

— Autant lui demander ce que les autres Qahiran Mahjaris en pensent. Il ne les connaît que trop bien.

— Beaucoup trop bien, renchérit Zeyk.

— Vous pensez qu’ils accepteront le passage concernant les droits de l’homme ?

— Nous la signerons, ça ne fait aucun doute, fit Zeyk en se renfrognant.

— Mais ces droits… je pensais qu’il n’y avait pas encore de démocraties arabes ?

— Comment ça ? Et la Palestine, et l’Égypte ? Ensuite, nous sommes sur Mars. Et sur Mars, chaque caravane est son propre État depuis le début.

— Des chefs forts ? Des dirigeants héréditaires ?

— Pas héréditaires, mais forts, oui. Nous doutons que la nouvelle Constitution y change quoi que ce soit. Et pourquoi le devrait-elle ? Vous disposez vous-même d’un pouvoir fort, non ?

Art éclata de rire, un peu mal à l’aise.

— Je ne suis qu’un messager.

Zeyk secoua la tête.

— Allez raconter ça à Antar. Tiens, c’est là que vous devriez aller, si vous voulez savoir ce que pensent les Qahirans. C’est notre roi, maintenant, dit-il comme s’il avait mordu dans un citron.

— Et que veut-il, à votre avis ? demanda Art.

— C’est la créature de Jackie, un point c’est tout, marmonna Zeyk.

— Je dirais que c’est un mauvais point pour lui.

Zeyk haussa les épaules.

— Ça dépend pour qui, reprit Nazik. Pour les vieux immigrants musulmans, c’est une mauvaise association, parce que, bien que Jackie soit très puissante, elle a plus d’un homme dans sa vie, ce qui fait d’Antar une sorte de…

— De compromis, avança Art, évitant à Zeyk, qui le regardait d’un air sombre, de trouver un terme plus sévère.

— Oui, acquiesça Nazik. D’un autre côté, Jackie est puissante. Tous les dirigeants actuels de Mars Libre ont une chance de voir leur puissance s’accroître encore dans le nouvel État. Et ça plaît aux jeunes Arabes. Ils sont plus indigènes qu’arabes, je crois. Mars compte plus pour eux que l’Islam. De ce point de vue, l’association avec les ectogènes de Zygote est une bonne chose. Ils passent pour les chefs naturels de la nouvelle Mars, surtout Nirgal, bien sûr, et maintenant qu’il est parti pour la Terre, il y a un certain transfert d’influence vers Jackie et ses proches. Donc vers Antar.

— Je ne l’aime pas, lâcha Zeyk.

Nazik regarda son mari en souriant.

— Ce que tu n’aimes pas, c’est que beaucoup d’indigènes musulmans le suivent plutôt que toi. Mais nous sommes vieux, Zeyk. Il serait peut-être temps de penser à la retraite.

— Je ne vois pas pourquoi, objecta Zeyk. Si nous devons vivre un millier d’années, quelle différence un siècle peut-il faire ?

Art et Nazik le regardèrent en riant, et Zeyk eut un bref sourire. C’était la première fois qu’Art le voyait sourire.


En fait, l’âge n’avait pas d’importance. Les gens allaient et venaient, jeunes, vieux ou entre deux âges, parlaient et discutaient, et il aurait été étrange que la durée de vie d’un individu joue un rôle dans ces discussions.

L’âge ou la jeunesse n’avaient rien à voir avec le mouvement indigène, de toute façon. Quand on était né sur Mars, on avait tout simplement une autre vision, une vision aréocentrique à un point inimaginable pour un Terrien, non seulement à cause de l’ensemble d’aréoréalités dans lequel on baignait depuis sa naissance, mais aussi de ce qu’on ignorait. Les Terriens savaient combien la Terre était vaste ; pour les gens nés sur Mars, cette immensité culturelle et biologique était proprement inconcevable. Ils avaient vu des images sur des écrans, mais ça ne suffisait pas pour l’appréhender. C’est aussi pour ça qu’Art était content que Nirgal ait décidé d’accompagner la mission diplomatique vers la Terre. Il saurait ainsi à quoi ils avaient affaire.

Mais la plupart des indigènes n’en sauraient jamais rien. Et la révolution leur était montée à la tête. Malgré l’intelligence dont ils pouvaient faire preuve autour de la table, lorsqu’ils s’efforçaient d’élaborer une forme de Constitution qui les privilégierait, ils étaient d’une naïveté congénitale. Ils ne se rendaient absolument pas compte que leur indépendance était peu probable, et qu’elle pourrait très bien leur être reprise. Au contraire, ils poussaient les choses à la limite, menés par Jackie, qui planait dans l’entrepôt, plus radieuse que jamais, sa soif de pouvoir dissimulée derrière son amour pour Mars, sa dévotion aux idéaux de son grand-père et sa bonne volonté fondamentale, voire son innocence. La collégienne qui voulait passionnément un monde plus juste.

C’est du moins ce qu’il semblait. Mais ils paraissaient aussi, ses collègues de Mars Libre et elle, vouloir être aux commandes. Il y avait douze millions de gens sur Mars, maintenant, dont sept millions étaient nés sur la planète. Et on pouvait compter sur chacun de ceux-ci, ou presque, pour soutenir les partis politiques indigènes, à commencer par Mars Libre.

— C’est dangereux, remarqua Charlotte alors qu’Art évoquait la question, un de ces fameux soirs avec Nadia. Quand un pays comporte un grand nombre de groupes qui se méfient les uns des autres, mais d’où se dégage une majorité nette, on obtient ce qu’on appelle un « vote recenseur », c’est-à-dire un système où les politiciens représentent leur groupe, obtiennent leur voix, et où le résultat des élections n’est jamais qu’un reflet de la population. Dans ces cas-là, c’est toujours pareil : le groupe majoritaire s’arroge le monopole du pouvoir et les minorités qui se sentent impuissantes finissent par se rebeller. Certaines des plus sales guerres civiles de l’histoire n’ont pas commencé autrement.

— Mais que pouvons-nous faire ? demanda Nadia.

— Eh bien, nous faisons déjà quelque chose, en partie du moins, en concevant des structures qui étalent le pouvoir en couche mince et réduisent le danger de majoritarisme. La décentralisation joue un rôle important, dans la mesure où elle crée beaucoup de petites majorités locales. Une autre stratégie consiste à établir un éventail de dispositifs de contrôle et de pondération, de sorte que le gouvernement soit tiraillé entre des forces antagonistes. C’est ce qu’on appelle la polyarchie ; ça consiste à répartir le pouvoir entre le plus grand nombre de groupes possible.

— Nous sommes peut-être déjà un peu trop polyarchiques, objecta Art.

— Peut-être. Il y a encore une tactique qui consiste à déprofessionnaliser le gouvernement. On réserve un grand nombre de postes à des citoyens ordinaires tirés au sort, comme pour la constitution du jury au tribunal. Ces gens reçoivent toute l’aide nécessaire de professionnels compétents qui restent à l’arrière-plan, mais c’est eux qui prennent les décisions.

— C’est la première fois que j’entends parler de ça, remarqua Nadia.

— Ça a souvent été proposé, mais rarement mis en pratique. Je pense que ce système mériterait qu’on y réfléchisse. Il a tendance à faire du pouvoir un fardeau autant qu’un privilège. On reçoit une lettre au courrier et… Oh non ! On est enrôlé pour deux ans au congrès ! C’est une corvée, mais d’un autre côté, c’est aussi une sorte de distinction, une chance d’apporter sa voix au discours public. Un gouvernement citoyen.

— J’aime ça, fit Nadia.

— Une autre façon de réduire le majoritarisme consiste à faire voter les électeurs pour deux candidats ou plus par ordre de préférence, premier choix, deuxième choix, troisième choix, comme aux élections australiennes. Les candidats ont des points selon qu’ils sont choisis en première, deuxième ou troisième position, de sorte que, pour remporter les élections, ils sont obligés de trouver des appuis hors de leur propre groupe. Ce qui a pour effet d’inciter les politiciens à la modération, et à long terme, cela peut créer la confiance parmi des groupes qui n’y étaient guère enclins.

— Intéressant, approuva Nadia. Des sortes de fers à béton dans un mur.

— Oui, fit Charlotte, avant de leur citer des exemples de sociétés terriennes fracturées qui avaient comblé leurs différences grâce à une structure gouvernementale astucieuse : l’Azanie, le Cambodge, l’Arménie… et en l’entendant les énumérer, Art eut un pincement au cœur : ces pays s’étaient illustrés par des bains de sang…

— Il faut croire que les structures politiques n’ont qu’un pouvoir limité, dit-il.

— Certes, acquiesça Nadia, mais nous n’avons pas à réconcilier des peuples séparés par des haines sans cesse ressassées. Ici, les plus excités sont les Rouges, et ils ont été marginalisés par le terraforming déjà réalisé. Je parie que ces méthodes pourraient être utilisées pour les gagner à notre cause.

Les options que Charlotte venait d’énumérer lui avaient manifestement redonné du cœur au ventre. Il y avait des structures, tout compte fait. Un engineering imaginaire, qui ressemblait à celui de la réalité. Elle se mit à tapoter sur son IA, esquissant des diagrammes comme si elle travaillait sur un bâtiment, un petit sourire retroussant les coins de sa bouche.

— Tu as l’air heureuse, constata Art.

Elle ne l’entendit pas. Mais cette nuit-là, lors de leur conversation radio avec les voyageurs, elle dit à Sax :

— C’est bien agréable de voir la science politique arriver à des abstractions utiles au bout de tant d’années.

Huit minutes plus tard, sa réponse leur parvenait :

— Je n’ai jamais compris pourquoi on donnait à ça le nom de science.

Nadia eut un petit rire, ce qui eut le don de réjouir Art. Nadia Chernechevsky riait de bonheur ! Soudain, il fut sûr qu’ils allaient réussir.

6

Alors il retourna à la grande table, prêt à se colleter avec les prochains problèmes épineux de la liste. Il redescendit rapidement de son petit nuage. Il y en avait des dizaines, tous insignifiants jusqu’à ce qu’on les regarde de près, et qu’ils deviennent alors insolubles. Dans toutes ces empoignades, on avait du mal à imaginer comment des accords pourraient être trouvés. Dans certaines zones, en fait, les choses semblaient empirer. Les points médians du document de Dorsa Brevia posaient problème ; plus les gens y réfléchissaient, plus ils se radicalisaient. Beaucoup de ceux qui étaient autour de la table donnaient l’impression de penser que le système économique de Vlad et Marina, s’il avait fonctionné pour l’underground, ne devait pas être codifié dans la Constitution. Certains râlaient parce qu’il empiétait sur l’autonomie locale, d’autres parce qu’ils avaient plus confiance dans l’économie capitaliste traditionnelle que dans les nouveaux systèmes. Antar plaidait souvent ce point de vue, avec le support manifeste de Jackie, assise à côté de lui. Ce qui, allié à ses liens avec la communauté arabe, donnait à ses interventions un double poids, et les gens l’écoutaient.

— La nouvelle économie qui nous est proposée, déclara-t-il un jour à la table des tables, répétant son leitmotiv, constitue une intrusion radicale sans précédent du gouvernement dans les affaires.

Tout à coup, Vlad Taneiev se leva. Surpris, Antar s’interrompit et le regarda.

Vlad le dévisagea. Il avait le dos voûté, une grosse tête massive, des sourcils en broussailles et ne prenait pour ainsi dire jamais la parole en public. Il n’avait pas dit un mot depuis le début du congrès. Le silence se fit dans l’entrepôt et tout le monde le regarda. Art éprouva un frisson d’excitation. De tous les brillants esprits des Cent Premiers, Vlad était peut-être le plus brillant et, Hiroko mise à part, le plus énigmatique. Il était déjà vieux quand ils avaient quitté la Terre, et sa discrétion confinait au mythe. C’est lui qui avait construit les labos d’Acheron au début, et par la suite il y avait vécu cloîtré avec Ursula Kohl et Marina Tokareva, deux autres grands Anciens. Personne ne savait très bien à quoi s’en tenir à leur sujet à tous les trois, ils étaient un cas limite de la nature insulaire de la relation avec autrui. Mais ça n’empêchait pas les ragots, évidemment. Au contraire, les gens ne parlaient que de ça, disant que Marina et Ursula étaient le vrai couple et Vlad une sorte d’ami, ou d’animal familier ; que c’était Ursula qui avait fait l’essentiel du travail sur le traitement de longévité, et Marina la majeure partie du boulot sur l’éco-économie. Ou qu’ils formaient un triangle équilatéral parfait, collaborant sur tout ce qui émergeait d’Acheron, ou encore que Vlad était une espèce de bigame, qui accaparait les travaux de deux femmes dans les domaines distincts de la biologie et de l’économie. Mais personne n’en savait rien, en réalité, car aucun des trois ne s’exprima jamais sur la question.

Et puis, en le regardant se lever au bout de la table, force était de s’avouer que la théorie selon laquelle il n’aurait fait que tirer la couverture à lui était aberrante. Il les parcourut d’un regard farouche, intense, les fixant l’un après l’autre avant de regarder à nouveau Antar.

— Ce que vous venez de dire du gouvernement et des affaires est un tissu d’inepties, lâcha-t-il froidement, sur un ton qu’on n’avait pas souvent entendu au cours du congrès, un ton méprisant, sans appel. Les gouvernements régulent toujours les affaires qu’ils autorisent. L’économie est tout entière soumise au droit, c’est un système de lois. Jusque-là, l’underground martien a toujours prétendu qu’en matière de loi la démocratie et l’autogouvernement étaient les droits innés de l’individu, et que ces droits ne devaient pas être suspendus quand l’individu se mettait au travail. Et vous… (il agita la main pour signifier à Antar qu’il ignorait son nom), vous croyez à la démocratie et à l’autogouvernement ?

— Oui ! répliqua Antar, sur la défensive.

— Vous croyez à la démocratie et à l’autogouvernement en tant que valeurs fondamentales et vous pensez que le gouvernement devrait les encourager ?

— Oui ! répéta Antar, l’air de plus en plus ennuyé.

— Très bien. Si la démocratie et l’autogouvernement sont des droits fondamentaux, pourquoi l’individu devrait-il y renoncer sur son lieu de travail ? En politique, nous nous battons comme de beaux diables pour la liberté, pour avoir le droit d’élire nos chefs, d’aller et venir comme nous le souhaitons, de faire le travail qui nous plaît, pour contrôler nos vies, en somme. Et quand nous nous levons, le matin, pour aller travailler, ces droits nous seraient confisqués. Nous y renoncerions, et pendant la majeure partie de la journée, nous en reviendrions au féodalisme. C’est ça, le capitalisme, une version de la féodalité dans laquelle le capital remplace la terre et les chefs se substituent aux rois. Mais la hiérarchie demeure. Et c’est ainsi que nous continuons à offrir le travail de notre vie, sous la contrainte, pour nourrir des chefs qui ne travaillent pas vraiment.

— Les responsables d’entreprise travaillent, répliqua sèchement Antar. Et ils assument le risque financier.

— Le prétendu risque du capitalisme n’est que l’un des privilèges du capital.

— La direction…

— Mais oui, c’est ça. Ne m’interrompez pas. La direction, ça existe, c’est un problème technique. Mais elle peut être contrôlée par le travail aussi bien que par le capital. Le capital n’est jamais que le résidu utile du travail fourni par les ouvriers du temps jadis. Il pourrait appartenir à tout le monde et non plus seulement à quelques-uns. Rien ne justifie que le capital soit détenu par une petite noblesse et que tous les autres soient à leur service. Il n’y a aucune raison pour qu’ils nous donnent un salaire et gardent tout le reste de ce que nous produisons. Non ! le système appelé démocratie capitaliste n’avait rien de démocratique, en fait. C’est pour ça qu’il a si vite cédé la place au système des métanationales, dans lequel la démocratie s’affaiblissait sans cesse devant un capitalisme de plus en plus puissant. Dans lequel un pour cent de la population possédait la moitié de la richesse et cinq pour cent de la population en détenait quatre-vingt-quinze pour cent. L’histoire a montré quelles étaient les vraies valeurs de ce système. Et le plus triste, c’est que l’injustice et la souffrance ainsi provoquées n’étaient pas nécessaires, puisqu’on avait, depuis le XVIIIe siècle, les moyens de satisfaire les besoins vitaux de tout le monde.

« Nous devons changer tout ça. C’est le moment. Si l’autogouvernement est une valeur fondamentale, si la simple justice est une valeur, alors ce sont des valeurs partout, y compris sur le lieu de travail où nous passons une partie si importante de notre vie. C’est ce que disait le point quatre du document de Dorsa Brevia : que les fruits du labeur de tout individu lui appartiennent et qu’il ne saurait en être dépouillé. Que les moyens de production appartiennent à ceux qui les ont créés, pour le bien commun des générations futures. Que le monde est sous la gestion commune de la famille humaine. Voilà ce qu’il disait. Depuis que nous sommes sur Mars, nous avons mis au point un système économique capable de tenir toutes ces promesses. Telle a été notre tâche au cours des cinquante dernières années. Dans le système que nous avons établi, toutes les entreprises économiques doivent être de petites coopératives, dirigées par leurs membres et personne d’autre. Si elles ne souhaitent pas se diriger elles-mêmes, elles peuvent louer les services de gens qui assureront la fonction de direction. Les guildes industrielles et les associations de coopératives formeront les principales structures nécessaires pour réguler le commerce et le marché, répartir le capital et organiser le crédit.

— Ce ne sont que des idées, fit Antar avec dédain. C’est de l’utopie et rien d’autre.

— Pas du tout, fit Vlad, évacuant à nouveau son intervention. Le système est basé sur des modèles inspirés de l’histoire de la Terre. Ses diverses composantes ont toutes été testées sur les deux mondes et ont très bien marché. Vous n’en savez rien d’abord parce que vous êtes inculte et ensuite parce que le métanationalisme lui-même ignorait et reniait obstinément toute alternative. Mais, pour l’essentiel, notre micro-économie marche bien depuis des siècles dans la région de Mondragon, en Espagne. Les différentes parties de la macro-économie ont été mises en pratique par la pseudo-métanat de Praxis, en Suisse, dans l’État indien du Kerala, au Bhoutan, à Bologne, en Italie, et en bien d’autres endroits, y compris dans l’underground martien. Ces organisations ont préfiguré notre économie, qui sera démocratique comme le capitalisme lui-même n’a jamais essayé de l’être.

Une synthèse de systèmes. Et Dieu sait si Vladimir Taneiev était doué pour la synthèse. On disait que toutes les composantes du traitement de longévité étaient déjà connues, par exemple, et que Vlad et Ursula s’étaient contentés d’en faire la synthèse. Il prétendait avoir fait la même chose avec Marina, dans le domaine économique. Et bien qu’il n’ait pas fait allusion au traitement de longévité dans la controverse, il n’en planait pas moins au-dessus de la table, aussi réel que la table elle-même, prodige de synthèse, qui faisait partie de la vie de tout le monde. Art parcourut l’assemblée du regard. Les gens réfléchissaient, semblaient se dire, allons, il l’a fait une fois, en biologie, et ça a marché ; pourquoi n’y arriverait-il pas en économie ?

Face à cette pensée non exprimée, ce sentiment inconscient, les objections d’Antar ne pesaient pas lourd. Le palmarès du capitalisme métanational ne plaidait guère en sa faveur. Au cours du dernier siècle, il avait provoqué une guerre planétaire, mis la Terre en coupe réglée et réduit les sociétés en miettes. Devant ce constat, pourquoi ne pas essayer quelque chose de nouveau ?

Quelqu’un d’Hiranyagarba se leva et fit une objection dans la direction opposée, remarquant qu’ils allaient abandonner l’économie de cadeau selon laquelle l’underground martien avait vécu.

Vlad secoua la tête avec agacement.

— Je crois en l’économie underground, je vous assure, mais il s’est toujours agi d’une économie mixte. Le troc pur et dur coexistait avec les échanges monétaires, dans lesquels la logique du marché néoclassique, c’est-à-dire le mécanisme du profit, était mise entre parenthèses, contenue par la société afin de l’amener à servir des valeurs plus élevées, comme la justice et la liberté. Il se trouve simplement que la logique économique n’est pas la valeur la plus élevée. C’est un instrument de calcul des coûts et des bénéfices, ce n’est qu’une partie de la vaste équation du bien-être humain. La plus grande équation est appelée économie mixte, et c’est ce que nous construisons ici. Nous proposons un système complexe, avec des sphères d’activité économique publiques et privées. Il se peut que nous demandions aux gens de donner, sur toute la durée de leur vie, une année de leur travail pour le bien public, comme pour le service national suisse. Ce pot commun de travail, plus les taxes versées par les coopératives privées pour l’utilisation du sol et de ses ressources, nous permettra de garantir les droits sociaux que nous avons évoqués : le logement, les soins médicaux, l’alimentation, l’éducation, autant de choses qui ne devraient pas être soumises à la logique de marché. Parce que la salute non si paga, comme disaient les ouvriers italiens. La santé n’est pas à vendre !

C’était particulièrement important pour Vlad, Art le voyait bien. Ce qui était logique, car dans l’ordre métanational, la santé était bel et bien à vendre, et pas seulement les soins médicaux mais aussi l’alimentation, le logement et même la vie, le traitement de longévité étant réservé jusque-là à ceux qui pouvaient se le payer. En d’autres termes, la plus grande invention de Vlad était devenue la propriété de privilégiés, la dernière distinction de classe – une longue vie ou la mort prématurée –, une médicalisation de classe qui ressemblait presque à une différenciation des espèces. Pas étonnant qu’il soit en colère ; pas étonnant qu’il ait consacré ses efforts à concevoir un système économique susceptible de faire passer le traitement de longévité du statut de possession diabolique à celui de bienfait à la portée de tous.

— Alors rien ne sera laissé au marché, remarqua Antar.

— Mais si, mais si ! fit Vlad en agitant la main avec une irritation croissante en direction d’Antar. Le marché existera toujours. C’est le mécanisme qui permet l’échange de biens et de services. La compétition pour fournir le meilleur produit au meilleur prix est inévitable, et elle est saine. Mais sur Mars, elle sera orchestrée par la société d’une façon plus active. Les biens vitaux feront l’objet d’un statut sans but lucratif et la partie la plus libre du marché sera réservée à des choses non essentielles. La libre entreprise pourra être exercée par des coopératives appartenant à leurs membres, qui seront libres de tenter les expériences de leur choix. Une fois les besoins fondamentaux assurés, à partir du moment où les gens posséderont leur propre affaire, pourquoi pas ? Ce ne sera plus qu’une question de créativité.

Jackie, qui avait l’air ennuyée de voir Antar se faire ainsi remettre à sa place, prit la parole afin de détourner l’attention du vieil homme, et peut-être aussi dans l’espoir de lui glisser une peau de banane sous les pieds.

— Et l’aspect écologique de cette économie que vous aviez l’habitude de mettre en avant ?

— Il est fondamental, répondit Vlad. Le point trois de Dorsa Brevia stipule que le sol, l’air et l’eau de Mars n’appartiennent à personne, que nous en avons la gestion pour les générations futures. Cette gestion est la responsabilité de tous, mais en cas de conflit, je propose la création de cours environnementales fortes, dépendant peut-être de la cour constitutionnelle, qui estimeraient les coûts environnementaux réels et complets des activités économiques, et participeraient à la coordination des projets ayant un impact sur l’environnement.

— C’est tout simplement de l’économie planifiée ! s’exclama Antar.

— Les économies sont des plans. Le capitalisme planifiait tout autant, et le métanationalisme a essayé de tout planifier. Non, l’économie est un plan.

— C’est le retour au socialisme ! lança Antar, frustré et furieux.

Vlad haussa les épaules.

— Mars est une nouvelle entité. Les noms des entités précédentes sont trompeurs. Ce ne sont plus guère que des termes théologiques. Il y a évidemment dans ce système des éléments qu’on pourrait qualifier de socialistes. Comment faire autrement pour supprimer l’injustice de l’économie ? Mais les entreprises privées seront possédées par ceux qui les feront marcher au lieu d’être nationalisées, et ce n’est pas le socialisme, en tout cas pas tel qu’on a tenté de le mettre en pratique sur Terre. Et toutes les coops sont des entreprises, de petites démocraties consacrées à une tâche ou une autre, qui auront toutes besoin de capital. Il y aura un marché, il y aura du capital. Mais dans notre système, ce sont les travailleurs qui emploieront le capital et non le contraire. C’est plus démocratique comme ça, plus juste. Comprenez-moi, nous avons essayé d’évaluer chacune des caractéristiques de cette économie en fonction de sa contribution à notre but qui est d’atteindre à plus de justice et plus de liberté. La justice et la liberté ne sont pas aussi contradictoires qu’on a bien voulu le dire. Parce que la liberté dans un système injuste n’est pas la liberté. Elles naissent l’une de l’autre. Ce n’est donc pas si utopique, vraiment. Ce n’est qu’une façon de fonder un meilleur système, en combinant des éléments qui ont été testés et qui ont prouvé qu’ils marchaient. C’est le moment de le faire. Nous nous préparons à cette occasion depuis soixante-dix ans. Et maintenant que l’occasion se présente, je ne vois pas pourquoi nous la repousserions pour la seule raison que vous avez peur de quelques vieux mots. Si vous avez des suggestions spécifiques pour apporter des améliorations, nous serons heureux de les entendre.

Il regarda longuement Antar, d’un œil implacable. Antar ne répondit pas. Il n’avait aucune suggestion spécifique à faire.

On aurait entendu voler une mouche dans la salle. C’était la première, l’unique fois depuis le début du congrès qu’un issei se levait et étrillait un nisei lors d’un débat public. Ils suivaient généralement une stratégie plus subtile. Et voilà qu’un vieux radical s’était énervé et avait souffleté l’un des jeunes loups du pouvoir néoconservateur – qui donnait maintenant l’impression de défendre une nouvelle version d’une vieille hiérarchie, pour des buts personnels. Pensée que traduisait très précisément le regard appuyé que Vlad lui dédia par-dessus la table, regard de dégoût pour son égoïsme réactionnaire et pour sa lâcheté face au changement. Vlad se rassit. Antar était knock-out.

7

Mais les chicaneries continuèrent. Conflit, métaconflit, détails, questions de fond. Tout fut mis sur la table. Jusqu’à un évier de cuisine en magnésium que quelqu’un avait installé sur un bout de la table des tables, trois semaines après le début du processus.

Il est vrai que les délégations de l’entrepôt n’étaient que la partie émergée de l’iceberg, la partie la plus visible d’un débat géant qui se déroulait sur deux mondes. La conférence était retransmise en direct sur Mars et en presque tous les endroits de la Terre. Et comme l’intégralité des débats avait, il faut bien le dire, tout l’ennui d’un documentaire, Mangalavid avait concocté un résumé quotidien des temps forts qui était diffusé le soir et retransmis vers la Terre afin d’y être largement diffusé. Ça devint « le plus grand spectacle de la Terre », ainsi que le baptisa assez étrangement l’une des chaînes américaines.

— Les gens en ont peut-être marre de voir toujours les mêmes conneries à la télé, dit Art un soir qu’ils regardaient, Nadia et lui, un bref compte rendu, monstrueusement déformé, des négociations de la journée sur une chaîne américaine.

— À la télé et dans le monde.

— Exact. Ils ont peut-être envie de penser à autre chose.

— À ce qu’ils pourraient entreprendre eux-mêmes, avança Nadia. Peut-être sommes-nous pour eux une sorte de maquette. Ça facilite la compréhension des choses.

— Possible.

En tout cas, les deux mondes suivaient les débats, et le congrès devint curieusement, en plus du reste, un feuilleton quotidien qui aurait eu, pour ses spectateurs, l’intérêt supplémentaire de receler la clé même de la vie. Si bien que des milliers de spectateurs ne se contentèrent pas de le suivre passivement : les commentaires et les suggestions commencèrent à affluer. La plupart des gens de Pavonis se refusaient évidemment à croire que le courrier électronique puisse leur apporter une vérité stupéfiante à laquelle ils n’auraient pas songé, et pourtant tous les messages étaient lus, à Sheffield et à Fossa Sud, par des groupes de volontaires qui transmettaient certaines suggestions à « la table ». Certains proposèrent même de les intégrer au projet final. Ainsi, au lieu d’un « document juridique statique » ce serait quelque chose de plus large, une déclaration philosophique, voire spirituelle, à laquelle tout le monde aurait collaboré et qui exprimerait les valeurs, les intentions, les rêves, les réflexions de l’ensemble de la population.

— Ce n’est pas une Constitution, objectait Nadia, c’est une culture. Nous ne sommes pas une bibliothèque, ici.

En attendant, qu’ils soient inclus ou non, de longs communiqués arrivaient des villes, des canyons sous tente et des côtes inondées de la Terre, signés par des particuliers, des comités, des villes entières.

Le champ des discussions qui se déroulaient dans l’entrepôt était tout aussi vaste. Un délégué chinois s’approcha d’Art, lui parla en mandarin, et lorsqu’il s’arrêta pour reprendre son souffle, son IA prit le relais avec un bel accent écossais :

— Pour tout vous dire, je commence à me demander si vous avez bien lu l’ouvrage fondamental d’Adam Smith intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.

Vous avez peut-être raison, répondit Art, et il l’expédia à Charlotte.

Les gens de l’entrepôt ne parlaient pas tous anglais et avaient besoin des IA de traduction pour communiquer entre eux. Il se tenait en permanence des conversations en douze langues différentes, et les IA étaient mises à rude épreuve. Art avait encore un peu de mal à s’y faire. Il aurait voulu connaître toutes ces langues, même si les dernières générations d’IA de traduction étaient très au point : de bonnes voix, bien modulées, un vocabulaire large et précis, une excellente grammaire, une syntaxe presque dépourvue des erreurs qui en faisaient naguère un inépuisable sujet de plaisanterie. Les nouveaux programmes de traduction étaient si bons qu’on pouvait envisager le recul de la langue anglaise qui dominait la culture martienne. C’était la lingua franca des issei, évidemment venus avec leurs langues, et c’était devenu la première langue des nisei. Mais à présent, avec les nouvelles IA et le flux continuel de nouveaux immigrants parlant tous les dialectes de la Terre, l’éventail linguistique avait des chances de s’élargir, les nouveaux nisei conservant leur langue maternelle et utilisant les IA comme lingua franca au lieu de l’anglais.

Le problème linguistique illustrait pour Art un aspect de la population indigène qui ne l’avait pas frappé jusque-là. Certains indigènes étaient des yonsei de la quatrième génération ou plus jeunes, de vrais enfants de Mars ; mais d’autres du même âge étaient les enfants nisei de récents immigrants issei, et ils avaient souvent gardé leur culture terrienne d’origine, avec tous les conservatismes que cela impliquait. On pouvait donc dire qu’il y avait de nouveaux indigènes « conservateurs » et des indigènes « radicaux » issus de vieilles familles de colons. Et cette ligne de partage des eaux coïncidait occasionnellement avec l’origine ethnique ou la nationalité, quand elle conservait pour les nouveaux venus une importance, même minime. Un soir, alors que Art se trouvait avec deux d’entre eux, un avocat du gouvernement global et un anarchiste qui soutenait toutes les propositions d’autonomie locale, il les interrogea sur leurs origines. Le père du globaliste était pour moitié japonais, pour un quart irlandais et un quart tanzanien ; du côté maternel, sa grand-mère était grecque, et les parents de son père étaient respectivement colombien et australien. Le père de l’anarchiste était nigérien et sa mère hawaïenne, de sorte qu’il avait des ancêtres philippins, japonais, polynésiens et portugais. Art les regarda : s’il avait fallu les classer dans un groupe d’électeurs ethniques, comment s’en serait-on sorti ? C’était impossible. C’étaient des indigènes martiens, nisei, sansei, yonsei – de quelque génération qu’on veuille, ils étaient essentiellement le produit de leur expérience martienne. Ils étaient aréoformés, comme Hiroko l’avait toujours prédit. Ils choisissaient parfois un conjoint de la même souche ethnique ou nationale, mais ce n’était pas la règle. Et quels que fussent leurs ancêtres, leurs opinions politiques reflétaient moins leur origine (quelle pourrait bien être la position du Gréco-colombo-australien ? se demandait Art) que leur expérience personnelle. Qui était assez variée, en fait : certains avaient grandi dans l’underground, d’autres dans les vastes cités contrôlées par l’ONU et n’avaient appris l’existence de l’underground qu’assez tard, parfois lors de la révolution seulement. Ces différences avaient plus d’importance que l’endroit où vivaient leurs ancêtres terriens.

Art acquiesça alors que les indigènes lui expliquaient ces choses, dans la longue soirée bourdonnante de kava qui se prolongerait tard dans la nuit. Les gens étaient de plus en plus remontés, car ils avaient l’impression que le congrès se passait bien. Ils ne prenaient pas très au sérieux les controverses entre issei. Ils avaient confiance : leurs convictions fondamentales finiraient par triompher. Mars serait indépendante, gouvernée par des Martiens, ce que voulait la Terre importait peu et tout le reste n’était que du détail. Ils faisaient donc avancer le travail dans les comités sans trop se préoccuper des discussions philosophiques qui se déroulaient autour de la table des tables.

« Les vieux chiens passent leur temps à grogner », disait l’un des messages affichés sur le mur, et cela semblait refléter l’opinion générale.

Le mur d’images était plutôt un bon baromètre de l’ambiance du congrès. Art le déchiffrait comme il aurait lu les prédictions des biscuits chinois, et, de fait, un message disait : « Vous aimez la nourriture chinoise. » Les messages étaient généralement plus politiques. Ils reprenaient souvent des choses qui avaient été dites lors des réunions : « Aucune tente n’est une île », « Quand on n’a pas les moyens de se loger, le droit de vote est une plaisanterie », « Rester à égale distance des autres, éviter les brusques changements de vitesse et esquiver les obstacles ». « La salute non si paga. » Et il y avait des choses qui n’avaient pas été dites : « Ne fais pas à autrui », « les Rouges ont des racines vertes », « Le plus grand chapiteau du monde », « Pas de rois pas de présidents », « Le Grand Homme déteste la politique », « Quoi qu’il arrive, nous sommes le petit peuple rouge ».


Art ne s’étonnait donc plus lorsqu’on s’adressait à lui en arabe, en hindi ou en une langue qu’il ne reconnaissait même pas. Il regardait son interlocuteur dans le blanc des yeux pendant que leurs IA se mettaient à baragouiner en anglais, avec l’accent de la BBC, de l’Amérique profonde ou de New Delhi, exprimant un point de vue politique imprévisible. C’était encourageant, au fond – pas les IA de traduction ; ce n’était qu’une forme de distanciation comme une autre, moins extrême que la téléconférence, mais ce n’était pas la même chose malgré tout que de se parler d’homme à homme –, non, le mélange politique, l’impossibilité de vote bloqué, ou de seulement penser en terme d’électorat classique.

C’était une drôle de congrégation, au fond. Mais elle allait de l’avant, et tout le monde finit par s’y habituer. Elle avait pris cet aspect intemporel qu’acquièrent généralement les événements qui se prolongent dans la durée. Puis, une fois, très tard dans la nuit, après une longue et étrange conversation que l’IA de son interlocutrice traduisit en vers (il ne devait jamais savoir quelle langue elle parlait), Art regagnait le bureau qu’il occupait à l’autre bout de l’entrepôt lorsque, en saluant l’un des groupes encore au travail à cette heure indue, il eut un vertige, sans doute dû à l’épuisement plus qu’à la griserie du kavajava. Il s’appuya à un mur et regarda autour de lui. C’est alors qu’il fut envahi par un sentiment d’irréalité, une sorte de vision hypnagogique. Il y avait des ombres dans les coins, d’innombrables ombres mouvantes. Et elles avaient des yeux. Des formes spectrales. C’était comme si tous les morts, tous ceux qui n’étaient pas encore nés, étaient là, avec eux, dans l’entrepôt, pour contempler ce moment. Comme si l’histoire était une tapisserie et le congrès le métier à tisser sur lequel elle apparaissait, le moment présent dans ce qu’il avait de miraculeux, son potentiel existant dans tous leurs atomes, dans chacune de leurs voix. Ils regardaient vers le passé visible dans son intégralité, tel un interminable tissage d’événements. Ils regardaient vers l’avenir sans le voir, les fils innombrables de ses potentialités encore divergents, partant dans tous les sens, susceptibles de donner n’importe quoi. Deux sortes différentes d’immensités inaccessibles, qui voyageaient de conserve, se fondaient l’une dans l’autre au passage de cet immense métier à tisser, le présent. L’occasion leur était donnée à tous, ici et maintenant – sous le regard des fantômes du temps passé et de demain –, de nouer ensemble les fils de la sagesse qu’ils parviendraient à réunir afin de la transmettre aux générations futures.

8

Tout était possible. C’était l’une des raisons pour lesquelles ils auraient du mal à mener le congrès à bonne fin. Le choix lui-même réduirait des possibilités infinies à la ligne unique de l’histoire. Le futur devenant le passé : la déception était inéluctable dans ce passage à travers le métier, dans cette soudaine réduction de l’infini à l’unicité, du potentiel à la réalité qui était l’effet du temps et rien d’autre. Le possible était délectable. On pouvait encore espérer avoir ce qu’il y avait de meilleur dans les meilleurs gouvernements de tous les temps, magiquement combiné en une synthèse superbe, inédite. On pouvait encore tout rejeter pour suivre un nouveau chemin vers le juste gouvernement… Retomber dans la problématique vulgaire de l’écriture d’un document était une véritable rechute, et les gens repoussaient instinctivement cette échéance.

Et pourtant, il serait bon que leur équipe diplomatique arrive sur Terre avec un document en bonne et due forme à montrer à l’ONU et aux peuples de la Terre. En fait, il n’y avait pas moyen d’y couper ; ils devaient en venir à bout, non seulement pour présenter à la Terre le front uni d’un gouvernement établi, mais aussi pour commencer à vivre leur vie d’après la crise, quelle qu’elle soit.

Nadia en était intimement convaincue. C’est ce qu’elle dit à Art, un matin :

— Le moment est venu de placer la clé de voûte de l’édifice.

Et à partir de là, elle ne ménagea pas ses efforts pour rencontrer toutes les délégations et tous les comités, leur demander d’achever leur travail et les enjoignant à le soumettre au vote de la table. Son obstination révéla une chose qui n’était pas évidente jusqu’alors : l’essentiel des problèmes avaient été résolus à la satisfaction de la plupart des délégués. Ils s’accordaient généralement à dire qu’ils avaient mis au point un document sur lequel on pouvait travailler, ou du moins essayer, à condition d’intégrer dans la structure des procédures d’amendement qui permettraient d’en modifier certains aspects tout en avançant. Les jeunes indigènes, en particulier, semblaient satisfaits et même fiers de leur travail, fiers d’avoir réussi à mettre l’accent sur la semi-autonomie locale, d’avoir pu donner un tour institutionnel à la façon dont la plupart d’entre eux avaient vécu sous l’Autorité Transitoire.

Les nombreuses entraves mises à la règle de la majorité ne les ennuyaient donc pas alors qu’ils constituaient de fait l’actuelle majorité. Afin de ne pas avoir l’air d’avoir perdu cette bataille, Jackie et son cercle affectèrent de ne jamais avoir prôné une présidence forte et un gouvernement centralisé. Ils prétendirent même avoir été, depuis le début, en faveur d’un conseil exécutif élu par les députés à la manière suisse. Ce n’était pas un cas isolé, et Art s’empressait d’opiner du chef lorsqu’on lui exposait une prise de position de ce genre.

— Ouiii, je me souviens ! Nous nous demandions bien comment sortir de ce problème, la nuit où nous ne nous sommes pas couchés pour assister au lever du soleil. Vous avez vraiment eu une bonne idée.

Les bonnes idées faisaient florès. Et elles commençaient à s’acheminer vers un épilogue.

Le gouvernement global tel qu’il était conçu devait être une confédération dirigée par un conseil exécutif de sept membres, élus par un système à deux chambres : la douma, une assemblée législative composée d’un vaste groupe de représentants tirés au sort dans la population, et le sénat, une entité moins importante constituée d’élus sur la base d’un membre par groupe, ville ou village de plus de cinq cents personnes. L’assemblée législative était assez faible, en fin de compte. Elle participait à l’élection du conseil exécutif, procédait à la sélection des juges et laissait aux villes la plupart des tâches législatives proprement dites. La branche judiciaire était plus puissante. Elle comprenait les tribunaux pénaux, mais aussi une sorte de double cour suprême composée d’une cour constitutionnelle et d’une cour environnementale, les deux cours comprenant des membres nommés, des membres élus et d’autres tirés au sort. La cour environnementale réglait les litiges portant sur le terraforming et les problèmes d’environnement. La cour constitutionnelle statuait sur l’aspect constitutionnel de tous les autres problèmes, y compris les infractions aux lois urbaines. L’un des bras de la cour environnementale était une commission du terrain, chargée de veiller à la gestion du sol, qui était dévolue à la famille martienne, conformément à l’article trois du document de Dorsa Brevia. Il n’y aurait pas de propriété privée en tant que telle, mais des droits d’usage divers établis par contrat, ces questions devant être précisées par la commission du sol. Une commission économique, dépendant de la cour constitutionnelle et en partie composée de membres des guildes des coopératives représentant les diverses professions et industries, superviserait l’instauration d’une version de l’éco-économie underground qui prévoyait l’existence d’entreprises à but non lucratif concentrées sur la sphère publique et d’entreprises commerciales situées dans les limites de taille légales, et légalement détenues par leurs employés.

Cette extension du système judiciaire satisfaisait ceux qui souhaitaient un gouvernement global fort, sans donner trop de pouvoir à un corps exécutif. C’était aussi une réponse au rôle héroïque joué par la Cour mondiale sur la Terre, au siècle précédent, quand presque toutes les autres institutions terriennes avaient été achetées ou, d’une façon ou d’une autre, cédées sous la pression des métanationales. Seule la Cour mondiale avait tenu bon, émettant règlement après règlement au nom de la Terre et de tous les exclus de droits civiques, dans une action d’arrière-garde presque totalement ignorée et en vérité assez symbolique, contre les exactions des métanats. Une force morale qui, si elle avait eu plus de moyens, aurait pu faire plus de bien. Mais l’underground martien avait assisté à son combat et s’en souvenait à présent.

D’où ce gouvernement martien global. La Constitution incluait donc aussi une longue liste de droits imprescriptibles, en particulier sociaux, des recommandations pour la commission du sol et les commissions économiques, un système d’élection à l’australienne pour les fonctions électives, tout un processus d’amendements et ainsi de suite. Pour finir, au texte principal de la Constitution ils annexèrent la somme énorme de matériaux utilisés, qu’ils appelèrent Notes de Travail et Commentaires. Ces documents devaient aider les cours à interpréter le document principal, et comprenaient tout ce que les délégations avaient dit à la table des tables, écrit sur les écrans de l’entrepôt ou reçu au courrier.


La plupart des problèmes épineux avaient donc été résolus, ou au moins mis sous le boisseau. Le plus ardu demeurait l’objection des Rouges. C’est alors qu’Art entra en action, accordant plusieurs concessions de dernière minute aux Rouges, dont un grand nombre de nominations aux cours environnementales. Ces concessions furent, par la suite, appelées « le Grand Geste ». En échange, Irishka accepta, au nom de tous les Rouges encore impliqués dans le processus politique, que le câble reste, que l’ATONU soit représentée à Sheffield, que les Terriens puissent encore immigrer, sous certaines conditions restrictives, et enfin que le terraforming se poursuive sous des formes non destructrices, jusqu’à ce que la pression atmosphérique atteigne 350 millibars à six kilomètres au-dessus du niveau moyen, ces chiffres devant être revus tous les cinq ans. C’est ainsi que la résistance des Rouges fut rompue ou du moins contournée.

Coyote secoua la tête en voyant de quelle façon la situation avait évolué.

— Après toutes les révolutions, il y a un interrègne au cours duquel les communautés se dirigent elles-mêmes à la satisfaction générale, puis le nouveau pouvoir s’installe et verrouille tout. Je pense que le mieux à faire maintenant serait d’aller demander très humblement aux tentes et aux canyons comment ils font marcher les choses depuis deux mois, de flanquer cette Constitution sophistiquée à la poubelle et de dire « continuez comme ça ».

— C’est exactement ce que dit la Constitution, ironisa Art.

Mais Coyote n’avait pas envie de rire.

— Il ne faut jamais centraliser tous les pouvoirs pour la seule raison qu’on en a les moyens. Le pouvoir corrompt, c’est la loi fondamentale de la politique. La seule, peut-être.

Quant à l’ATONU, il était difficile de dire quel était son avis, parce que l’opinion, sur Terre, était divisée : les grandes gueules exigeaient qu’on reprenne Mars par la force et que tout le monde sur Pavonis soit pendu ou mis aux fers. La plupart des Terriens étaient plus accommodants, d’autant qu’ils avaient une crise sur les bras. Et pour l’instant, ils comptaient moins que les Rouges. C’était l’espace que la révolution avait donné aux Martiens. Ils s’apprêtaient maintenant à le remplir.


Chaque nuit de la dernière semaine, Art s’effondra, abruti par les chamailleries et le kava, et, bien qu’épuisé, il se réveillait fréquemment, et tanguait et roulait sous la force d’une pensée apparemment lucide qui, au matin, avait disparu ou se révélait particulièrement dingue. Nadia dormait aussi mal que lui, sur le lit de camp à côté du sien, ou dans son fauteuil. Il arrivait qu’ils s’endorment en débattant d’un point ou d’un autre, et qu’ils se réveillent tout habillés, cramponnés l’un à l’autre comme des enfants dans une tempête. Il n’y avait pas de plus grand réconfort que la chaleur de l’autre. Alors, dans la sinistre lueur ultraviolette précédant l’aube, ils parlaient pendant des heures dans le silence glacé du bâtiment, dans un petit cocon de chaleur partagée. Quelqu’un à qui parler. D’abord collègues puis amis ; amants, un jour, peut-être ; ou quelque chose d’approchant. Nadia n’était pas une romantique, c’était le moins qu’on puisse dire. Mais Art était amoureux, ça ne faisait aucun doute, et il croyait voir briller dans les yeux de Nadia, dans ses prunelles piquetées de points multicolores, un nouveau sentiment, une nouvelle affection. Et voilà comment, à la fin des interminables journées du congrès, ils bavardaient, allongés sur leurs lits de camp, en se massant mutuellement les épaules, et sombraient dans un sommeil comateux. La production du document les stressait plus qu’ils ne voulaient l’admettre, sauf dans ces moments où ils se blottissaient l’un contre l’autre comme pour se protéger mutuellement du grand monde froid. Un nouvel amour. Art ne voyait pas quel autre nom donner à ça, même si Nadia n’était pas très démonstrative. Il était heureux.

Aussi fut-il amusé, mais pas surpris, de l’entendre dire, un matin, alors qu’ils se levaient :

— Si on mettait ça aux voix ?


Art parla donc aux Suisses et aux spécialistes de Dorsa Brevia, et les Suisses proposèrent au congrès de voter point par point, comme promis depuis le départ, sur le projet de Constitution qui était enfin sur la table. Il s’ensuivit aussitôt une frénésie de tractations qui aurait relégué les Bourses terriennes au rang de jardins d’enfants. Pendant ce temps-là, les Suisses mirent au point un processus électoral qui devait durer trois jours, chaque groupe se voyant attribuer une voix par paragraphe numéroté du projet de Constitution. Les quatre-vingt-neuf paragraphes passèrent, et l’énorme masse de « travaux préparatoires » fut officiellement jointe au texte proprement dit.

Il n’y avait plus qu’à le soumettre à l’approbation du peuple de Mars. C’est ainsi que le Ls 158, le onzième jour d’octobre-un de l’année M-52, tous les habitants de Mars âgés de plus de cinq années martiennes votèrent sur leur bloc-poignet pour ou contre le document définitif. Plus de quatre-vingt-quinze pour cent de la population vota, et la Constitution fut acceptée à soixante-dix-huit pour cent, soit juste un peu plus de neuf millions de voix. Ils avaient un gouvernement.

Загрузка...