CINQUIÈME PARTIE Chez soi, enfin

1

Un vieil homme assis au chevet d’un malade. Toutes les chambres d’hôpital se ressemblent. Propres, blanches, fraîches, vibrantes, fluorescentes. Sur le lit gît un homme, grand, la peau sombre, d’épais sourcils noirs. Il dort d’un sommeil agité. Le vieil homme est penché sur sa tête. Un doigt effleure le crâne derrière l’oreille. L’homme parle tout bas :

— Si c’est une réponse allergique, alors il faut convaincre ton système immunitaire que l’allergène ne pose pas un vrai problème. Mais aucun allergène n’a été mis en évidence. L’œdème pulmonaire est souvent associé au mal de l’altitude. Il aurait aussi pu être provoqué par un mélange de gaz, ou le mal des profondeurs. Il faut faire sortir l’eau des poumons. Ils y sont assez bien arrivés. La fièvre et les frissons peuvent être une rétroaction biologique. Une fièvre vraiment élevée est dangereuse, il ne faut pas l’oublier. Je me souviens du jour où tu es entré dans les bains après ta chute dans le lac. Tu étais bleu. Jackie s’était précipitée dedans avec toi – non, elle s’était peut-être arrêtée pour regarder. Tu nous tenais par le bras, Hiroko et moi, et nous avons tous vu comment tu t’es réchauffé. La thermogenèse sans frissons, tout le monde le fait, mais tu l’as fait volontairement et très puissamment, d’ailleurs. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Je ne sais toujours pas comment tu t’y es pris. Tu étais un garçon merveilleux. On peut frissonner à volonté ; c’est peut-être la même chose, mais en dedans. Ça n’a pas vraiment d’importance, inutile que tu saches comment, fais-le, c’est tout. Si tu peux le faire dans l’autre sens. Abaisse ta température. Essaie. Essaie. Tu étais un garçon tellement merveilleux.

Le vieil homme prend le jeune homme par le poignet, le tient entre ses mains, le presse.

— Tu n’arrêtais pas de poser des questions. Tu étais très curieux, tu avais une bonne nature. Tu demandais toujours : Pourquoi, Sax, pourquoi ? C’était drôle d’essayer de répondre à chaque fois. Le monde est comme un arbre, de chaque feuille on peut revenir aux racines. Je suis sûr qu’Hiroko le pensait, c’est probablement elle qui me l’a dit la première. Écoute, ce n’était pas une mauvaise idée de partir à sa recherche. Je l’ai fait, moi aussi, et je recommencerai. Parce que je l’ai vue, une fois, à Daedalia. Elle m’a aidé alors que j’étais perdu dans une tempête de neige. Elle m’a tenu le poignet. Comme ça, exactement. Elle est vivante, Nirgal. Hiroko est en vie. Elle est là-bas. Tu la trouveras un jour. Remets ce thermostat interne en marche, fais baisser ta température et, un jour, tu la retrouveras…

Le vieil homme lui lâche le poignet. Il courbe les épaules, à moitié endormi, et continue à marmotter.

— Tu me demandais : Pourquoi, Sax, pourquoi ?

2

Sans le mistral qui soufflait, il aurait hurlé, car rien n’était plus pareil, rien. Michel était arrivé par une gare de Marseille qui n’existait pas lorsqu’il était parti, située à côté d’une petite ville nouvelle qui n’était pas là à l’époque, le tout construit dans un style architectural bulbeux, dégoulinant, à la Gaudi, mâtiné d’une sorte d’obsession bogdanoviste pour la forme circulaire, si bien qu’il se serait cru dans une ville hybride de Christianopolis et d’Hiranyagarba. Non, il ne reconnaissait rien. Le pays était curieusement aplati, vert, dépourvu de pierres, privé de cette chose indéfinissable qui en faisait la Provence. Il était parti depuis cent deux ans.

Mais le mistral soufflait sur tout ce paysage étranger, se déversant depuis le Massif central – froid, sec, poussiéreux et électrique, plein d’ions négatifs ou de cet élément, quel qu’il soit, qui lui conférait cette exaltation catabatique. Le mistral ! Peu importait que ça ne ressemble à rien, c’était forcément la Provence.

Les représentants locaux de Praxis lui parlaient français, et il avait du mal à les comprendre. Il les écoutait intensément, en espérant que sa langue natale lui reviendrait, que la franglaisation et la frarabisation dont il avait entendu parler n’avaient pas trop changé les choses. Il trouvait choquant de chercher ses mots dans sa langue natale, choquant aussi que l’Académie française n’ait pas fait son boulot et préservé la langue du XVIIe siècle comme elle était censée le faire. Une jeune femme qui encadrait les membres de Praxis semblait dire qu’ils pourraient parcourir la région, aller voir la nouvelle côte et tout ce qu’il souhaitait visiter.

— Parfait, répondit Michel.

Il les comprenait déjà mieux. Peut-être n’était-ce qu’une question d’accent ; l’accent du Midi. Ils lui firent traverser des cercles concentriques de bâtiments, puis ils se retrouvèrent sur un parking pareil à tous les parkings du monde. La jeune femme lui ouvrit la portière côté passager d’une petite voiture et se mit au volant. Elle s’appelait Sylvie. Elle était petite, séduisante, elle avait de la classe et elle sentait bon, mais son étrange français ne laissait pas de surprendre Michel. Elle mit le contact, quitta le parking, et ils s’engagèrent dans un grand bruit de moteur sur une route noire qui traversait un paysage plat, aux arbres et à l’herbe verts. Non, il y avait des collines dans le lointain, mais si petites ! Et l’horizon était si éloigné !

Sylvie descendit vers la côte. D’un rond-point en haut d’une colline ils virent la Méditerranée au loin, piquetée, ce jour-là, de gris et de brun, et qui brillait au soleil.

Après une minute de contemplation silencieuse, Sylvie repartit, coupant à l’intérieur des terres. Ils s’arrêtèrent sur une butte pour regarder ce qu’elle lui dit être la Camargue. Michel ne l’aurait pas reconnue. Le delta du Rhône était un large éventail triangulaire de plusieurs milliers d’hectares d’herbe et de marais salants. La Méditerranée avait rétabli son empire sur la région. L’eau était brunâtre, jonchée de bâtiments, mais c’était quand même de l’eau, coupée par une ligne bleuâtre : le Rhône. Arles, là, à la pointe de l’éventail, lui expliqua-t-elle. Elle était redevenue un port de mer actif, mais ils continuaient à renforcer le canal. Tout le delta, au sud d’Arles, de Martigues, à l’est, à Aigues-Mortes, à l’ouest, était sous l’eau, dit-elle fièrement. Aigues-Mortes était bel et bien morte, ses bâtiments industriels avaient été submergés. Les installations portuaires avaient été équipées de flotteurs et remorquées jusqu’à Arles ou Marseille. Ils se donnaient beaucoup de mal pour assurer des voies navigables. La Camargue et la plaine de la Crau, plus à l’est, étaient naguère jonchées de structures de toutes sortes, dont beaucoup dépassaient encore de l’eau, mais pas toutes. Et l’eau était trop opaque à cause de la vase pour qu’on voie ce qui s’y passait.

— Regardez, ça, c’est la gare, on voit les magasins, mais pas les bâtiments extérieurs. Et là, il y a un des canaux bordés de digues. Elles forment des sortes d’écueils, maintenant. Vous voyez la ligne grise, dans l’eau ? Les digues brisent encore le courant du Rhône qui passe au-dessus.

— Une chance que la marée soit très faible, remarqua Michel.

— C’est vrai. Si elle était plus forte, le chenal serait trop traître pour que les bateaux aillent jusqu’à Arles.

En fait, les pêcheurs et les navigateurs côtiers découvraient jour après jour les routes navigables. On s’efforçait d’assurer la sûreté de la navigation dans le canal principal du Rhône et de remettre aussi en service les canaux latéraux, de sorte que les bateaux ne soient pas obligés de remonter le fleuve à contre-courant. Sylvie lui indiqua des détails du paysage qui lui auraient échappé et lui parla des soudaines variations du canal du Rhône, de vaisseaux échoués, de bouées détachées, de coques déchirées, de sauvetages de nuit, de la pollution par les hydrocarbures, de lumières trompeuses – de faux phares, allumés par les contrebandiers pour piéger les naïfs – et même de la flibuste ordinaire en haute mer. La vie semblait passionnante, à la nouvelle embouchure du Rhône.

Puis ils reprirent la voiture et descendirent vers le sud-est et la côte, la vraie côte, entre Marseille et Cassis. Cette partie du littoral méditerranéen, comme la Côte d’Azur, plus à l’est, était une rangée de collines assez abruptes qui tombaient droit dans la mer. Elles se dressaient encore bien au-dessus du niveau de l’eau, évidemment, et la première impression de Michel fut que cette côte-là avait beaucoup moins changé que la Camargue inondée. Mais après quelques minutes d’observation il rectifia son opinion. La Camargue avait toujours été un delta, c’en était encore un à présent, de sorte qu’elle n’avait pas fondamentalement changé. Alors qu’ici…

— Les plages ont disparu, dit-il.

— Oui.

Il aurait dû s’y attendre, bien sûr. Mais les plages étaient l’essence de cette côte, les plages avec leurs longs étés dorés, leurs animaux humains dénudés, adorateurs du soleil, leurs nageurs, leurs bateaux à voile, aux couleurs de carnaval, et leurs longues nuits chaudes, vibrantes et fébriles. Tout ça avait disparu.

— Elles ne reviendront jamais.

Sylvie acquiesça d’un hochement de tête.

— C’est partout pareil, dit-elle platement.

Michel regarda vers l’est. Les collines tombaient dans la mer brune jusqu’à l’horizon. La vue semblait porter aussi loin que le cap Sicié. Au-delà, il y avait toutes les grandes villes touristiques balnéaires, Saint-Tropez, Cannes, Antibes, Nice, sa propre ville natale, Villefranche-sur-Mer, et les plages à la mode, grandes et petites, toutes submergées comme la plage au-dessous : la mer couleur de caramel clapotant contre une frange de roche pâle, déchiquetée, des arbres morts, jaunes, et des sentiers plongeant dans une écume d’un blanc sale. La même écume sale qui s’engouffrait dans les rues des villes désertes.

Le vent agitait les arbres verts sur la pierre blanchâtre de la nouvelle ligne de côte. Michel ne se souvenait pas que la roche était aussi blanche. Le feuillage pendait, bas et poussiéreux. La déforestation était un problème depuis quelques années, lui expliqua Sylvie, car les gens abattaient les arbres pour se chauffer. Mais Michel l’entendait à peine. Il regardait les plages inondées en essayant de se rappeler leur beauté sablonneuse, chaude, érotique. Disparu, tout ça. Même le souvenir des innombrables journées qu’il avait passées à y lézarder avait perdu de sa netteté, il s’en rendit compte en regardant les vagues sales. C’était comme le visage d’un ami mort. Il ne s’en souvenait plus.


Marseille avait survécu, elle, la seule partie de la côte que personne ne se serait soucié de préserver, la partie la plus vilaine, celle de la cité. Évidemment. Les quais étaient inondés, ainsi que les quartiers situés immédiatement derrière. Mais le sol montait vite, à cet endroit, et les quartiers situés sur les hauteurs avaient continué à vivre leur existence rude, sordide. Le port était encore plein de gros navires vers lesquels on approchait de longs docks flottants afin d’en vider les cales, pendant que les matelots se répandaient en ville et se défoulaient selon la mode du moment. Sylvie disait que c’était à Marseille qu’elle avait entendu le plus de récits d’aventures à faire dresser les cheveux sur la tête sur l’embouchure du Rhône et tout le pourtour de la Méditerranée, sur des endroits où les cartes ne voulaient plus rien dire : des histoires de maisons des morts entre Malte et la Tunisie, d’attaques par des corsaires de Barbarie…

— Marseille est plus elle-même qu’elle ne l’a été pendant des siècles, dit-elle avec un grand sourire.

Michel eut soudain une vision de sa vie nocturne, farouche et peut-être un peu aventureuse. Elle aimait Marseille. La voiture fit une embardée dans un des innombrables nids-de-poule de la route et il eut l’impression de sentir son propre pouls. Ils se ruaient, le mistral et lui-même, fasciné par la pensée de cette farouche jeune femme, vers la vieille Marseille laide.

Plus elle-même qu’elle ne l’avait été pendant des siècles… C’était peut-être vrai de toute la côte. Les touristes et l’idée même de tourisme avaient disparu avec les plages. Les grands hôtels, les immeubles pastel émergeaient maintenant de l’eau sale, pareils à des cubes abandonnés par des enfants à marée basse. Comme ils sortaient de Marseille, Michel remarqua que les étages supérieurs de beaucoup de ces bâtiments semblaient occupés. Par des pêcheurs, lui confirma Sylvie. Ils devaient garder leurs bateaux dans les étages du bas, comme les habitants des cités lacustres préhistoriques. Les vieilles coutumes resurgissaient.

Michel regardait par la vitre en essayant de retrouver l’idée qu’il se faisait de la Provence, d’assimiler le choc de tous ces changements. C’était sûrement très intéressant, même si ce n’était pas comme dans ses souvenirs. De nouvelles plages finiraient par se former, se disait-il pour se rassurer. Les vagues éroderaient le pied des falaises, les rivières, les fleuves charrieraient leurs alluvions vers le delta. Il se pouvait d’ailleurs qu’elles apparaissent assez vite, même si ce n’étaient au départ que des plages de terre ou de cailloux. Quant au sable doré… les courants en remonteraient peut-être un peu du fond, qui sait. Mais la majeure partie avait sûrement à jamais disparu.

Sylvie arrêta la voiture sur un autre rond-point surplombant la mer. L’eau était brune jusqu’à l’horizon, le vent du large leur faisait voir les vagues qui fuyaient la plage, et l’effet était très étrange. Michel tenta de se rappeler le bleu niellé de soleil d’autrefois. Il y avait toutes sortes de variétés de bleus méditerranéens, la pure clarté de l’Adriatique, la mer Égée et sa touche de vin homérique… Maintenant, tout était brun. Des falaises qui tombaient dans la mer brune, sans plages, les collines pâles, rocailleuses, désertiques, désertées. Un désert. Non, rien n’était plus comme avant. Rien.

Sylvie finit par remarquer son silence. Elle reprit la route d’Arles et le conduisit à un petit hôtel situé dans le centre-ville. Michel n’avait jamais habité à Arles, et n’avait jamais eu grand-chose à y faire, mais il y avait des bureaux de Praxis juste à côté de l’hôtel, et il n’avait aucune exigence particulière concernant son hébergement. Ils descendirent de voiture. La pesanteur était forte. Sylvie resta en bas pendant qu’il montait son sac dans sa chambre. Il se retrouva les bras ballants dans une petite chambre d’hôtel, tout vibrant du désir de rentrer chez lui, de retrouver son pays. Il ne le trouverait pas là.

Il redescendit et rejoignit Sylvie dans l’immeuble voisin, où elle vaquait à ses affaires.

— Il y a un endroit que je voudrais voir, lui annonça-t-il.

— Je vous emmène où vous voulez.

— C’est près de Vallabrix. Au nord d’Uzès.

Elle savait où c’était.


Lorsqu’ils y arrivèrent, l’après-midi tirait à sa fin. C’était une clairière située non loin d’une vieille route étroite, près d’une oliveraie où soufflait le mistral. Michel demanda à Sylvie de rester près de la voiture, sortit dans le vent et gravit la pente, entre les arbres, seul avec le passé.

Son vieux mas était à l’extrémité nord de la plantation, au bord d’un entablement rocheux surplombant un ravin. Les oliviers étaient vieux et noueux. Le mas lui-même n’était qu’une coquille de maçonnerie qui disparaissait presque sous les ronces.

En regardant ces ruines, Michel découvrit qu’il se souvenait à peine de l’intérieur. Ou alors, de certaines parties seulement. Il y avait une cuisine. La table sur laquelle ils prenaient leurs repas était près de la porte. On passait sous une grosse poutre et on débouchait dans un salon avec des canapés et une table basse. Une porte, au fond, donnait sur la chambre. Il avait vécu là deux ou trois ans avec une femme, Ève. Il n’avait pas pensé à cet endroit depuis plus d’un siècle. Il lui était complètement sorti de la tête. Mais à présent qu’il se trouvait face à ces ruines, des fragments de cette époque lui revenaient à l’esprit, des ruines d’une autre sorte : dans ce coin, maintenant plein de plâtre écroulé, il y avait une lampe bleue. Un poster de Van Gogh était punaisé à ce mur, où ne se trouvaient plus maintenant que des blocs de pierre, des tuiles, des feuilles sèches poussées par le vent. La grosse poutre avait disparu, de même que ses supports dans les murs. Quelqu’un avait dû la retirer. C’était difficile à imaginer ; elle devait peser des centaines de kilos. Les gens faisaient parfois de drôles de choses. Mais avec la déforestation il ne devait pas rester beaucoup d’arbres assez gros pour tailler une poutre pareille. Pendant des siècles, des gens avaient vécu sur cette terre.

La déforestation pouvait cesser un jour d’être un problème. Dans la voiture, Sylvie lui avait parlé de l’hiver de l’inondation, du vent, de la pluie. Le mistral avait duré un mois. Certains disaient qu’il ne finirait jamais. En regardant la maison délabrée, Michel n’éprouvait aucune peine. Il avait besoin du vent pour s’orienter. C’était drôle comme la mémoire fonctionnait, ou ne fonctionnait pas. Il grimpa par-dessus le mur éboulé du mas, essaya de retrouver d’autres images de cet endroit, de sa vie ici avec Ève. La chasse aux souvenirs. Au passé. À la place, il lui revint des souvenirs d’Odessa, de sa vie avec Maya, de Spencer qui habitait plus loin, dans le couloir. Peut-être les deux vies partageaient-elles suffisamment d’aspects pour expliquer le rapprochement. Ève était soupe au lait, comme Maya ; quant au reste, la vie quotidienne était la vie quotidienne, en tous temps, en tous lieux, pour un individu donné. On s’installait dans ses habitudes comme dans ses meubles, on les emportait avec soi d’un endroit à l’autre. Qui sait.

Les murs intérieurs de la maison étaient de plâtre beige clair, propres, ornés de gravures. Maintenant les plaques de plâtre restantes étaient nues, délavées, semblables aux murs extérieurs d’une vieille église. Ève se mouvait dans la cuisine comme une ballerine à la barre, avec ses longues jambes, son dos puissant. Elle se retournait et le regardait en riant, faisant danser ses cheveux châtains. Oui, il se rappelait ses cheveux qui dansaient. Une image dépourvue de contexte. Il était amoureux. Et pourtant il l’avait fâchée. Elle avait fini par le quitter pour un autre, ah oui, un professeur d’Uzès. Quelle souffrance ! Il s’en souvenait, mais ça le laissait froid, maintenant. Une vie antérieure. Ces ruines ne la lui feraient pas retrouver. C’est tout juste si elles évoquaient des images. C’était terrifiant. Comme si la réincarnation était une réalité. Il se serait réincarné, il aurait des réminiscences d’une existence dont il serait séparé par plusieurs morts successives. Ce serait vraiment étrange si la réincarnation existait. Parler des langues qu’on ne connaissait pas, comme Bridey Murphy, sentir le tourbillon du passé traverser son esprit, éprouver des expériences passées… ça ferait exactement le même effet, en réalité. Mais ne rien retrouver de ses sentiments d’autrefois, n’éprouver que la sensation de ne plus rien éprouver…

Il quitta les ruines et rebroussa chemin, sous les oliviers.


La plantation donnait l’impression d’être entretenue. Les branches, au-dessus de sa tête, étaient toutes coupées au même niveau, et le sol, sous ses pieds, était bien plan, tapissé par une herbe courte, sèche et pâle, poussant entre des milliers de noyaux d’olive gris. Les arbres étaient plantés à égale distance les uns des autres, mais donnaient une impression de naturel quand même, on aurait pu croire qu’ils avaient poussé comme ça. Le vent soufflait, vibrant, entre les branches. De l’endroit où il se trouvait, il ne voyait que le ciel et les oliviers. Il remarqua à nouveau comment les feuilles passaient d’une couleur à l’autre dans le vent, gris puis vert, gris, vert…

Il leva le bras, attrapa un rameau, examina les feuilles. C’est vrai : de près, les deux côtés d’une feuille d’olivier étaient presque de la même couleur – un vert moyen, plat, et un kaki pâle. Mais une colline couverte d’arbres aux feuilles pareilles à celle-ci, oscillant dans le vent, était de ces deux couleurs distinctes, tel un clair de lune passant du noir à l’argent. Si on les regardait en plein soleil, la différence résidait surtout dans la texture, lisse ou brillante.

Il s’approcha du tronc, posa la main dessus, retrouva le contact familier. L’écorce était rugueuse, grossièrement réticulée en rectangles verdâtres, grisâtres, un peu comme le dessous des feuilles mais plus sombres, et souvent maculés d’un autre vert, celui du lichen, jaunâtre ou d’un gris militaire. Il y avait très peu d’oliviers sur Mars. Il n’y avait pas encore de Méditerranéens. Non, là, il était bien sur Terre. Et il avait une dizaine d’années. Il portait cet enfant en lui. Certains rectangles de l’écorce partaient en copeaux. Les fissures étaient peu profondes entre les rectangles. La vraie couleur de l’écorce, débarrassée du lichen, semblait être d’un beige pâle, ligneux. Il y en avait si peu que c’était difficile à dire. Les arbres recouverts de lichen ; Michel ne s’en était pas rendu compte avant. Les branches et les rameaux au-dessus de sa tête étaient plus lisses, les fissures y formaient seulement des lignes couleur chair. Même le lichen y était plus lisse, semblable à une poussière verte.

Les racines étaient grosses et fortes. Les troncs se divisaient au pied, étendaient des protubérances pareilles à des doigts, séparés par des creux, si bien qu’on aurait dit des poings noueux enfoncés dans le sol. Aucun mistral ne déracinerait jamais ces arbres. Même un vent martien n’aurait pu les coucher à terre.

La terre disparaissait sous les noyaux et les olives noires, flétries, sur le point de se changer en noyaux. Il en ramassa une. La peau était encore lisse. Il la gratta avec ses ongles. Le jus violet lui tacha les doigts. Il le lécha. Un goût sauvage. Rien à voir avec celui des olives en saumure. Embaumées. Il mordit dans la chair, pareille à celle d’une prune. La saveur âpre, amère, qui ne rappelait celle de l’olive que par son vague arrière-goût huileux, lui revint soudain en mémoire. Comme un des déjà-vu de Maya : il avait déjà fait ça ! Quand il était enfant, ils y plantaient souvent leurs dents, espérant toujours retrouver le goût que l’olive avait à table. Ça leur aurait fait quelque chose à manger dans leur terrain de jeux, une manne dans leur petite jungle. Mais la chair de l’olive (plus claire auprès du noyau) était toujours immangeable. Le goût était gravé dans sa mémoire, amer et âcre. Aujourd’hui agréable, à cause de ces réminiscences. Peut-être était-il embaumé, lui aussi.

Le vent du nord soufflait en rafales, agitant les feuilles. Odeur de poussière. Une brume lumineuse, brunâtre, le ciel de bronze à l’ouest. Les arbres étaient deux ou trois fois plus hauts que lui. Les branches inférieures tombaient assez bas pour lui frôler le visage. À l’échelle humaine. L’arbre méditerranéen, l’arbre des Grecs, qui avaient vu tant de choses, si distinctement, vu les choses à leur vraie dimension, les avaient replacées dans une symétrie calibrée à l’échelle humaine : les arbres, les villes, tout leur monde matériel, les îles rocheuses de la mer Égée, les collines rocailleuses du Péloponnèse – un univers qu’on pouvait parcourir en quelques jours. Peut-être était-on chez soi n’importe où, dans l’échelle humaine. Dans l’enfance, souvent.

Chaque arbre était un oiseau aux plumes retroussées par le vent, aux serres fermement plantées dans le sol. Un flanc de colline de plumage miroitant sous les assauts du vent, ses soudaines bourrasques, son immobilité soudaine, inattendue, tout cela parfaitement révélé par les feuilles duveteuses. C’était la Provence, le cœur de la Provence. Dans son thalamus palpitaient toutes les sensations de son enfance, un immense presque-vu l’emplissait totalement. Une vie entière était contenue dans ce paysage, vibrant d’un poids et d’un équilibre propres. Il se sentit soudain allégé. Le bleu du ciel était la voix de cette précédente incarnation et disait Provence, Provence.

Au-dessus du ravin, des corbeaux noirs se mirent à tournoyer en criant Ka, ka, ka !

Ka. Qui avait inventé l’histoire du petit peuple rouge et du nom qu’il avait donné à Mars ? Impossible à dire. Les histoires de ce genre n’avaient pas d’origine. Dans l’Antiquité, de l’autre côté de la Méditerranée, le ka était un double inquiétant du pharaon. Il descendait sur le pharaon sous la forme d’un faucon, d’une colombe ou d’un corbeau.

Le ka de mars descendait à présent sur lui, ici, en Provence. Ces mêmes oiseaux volaient imprudemment, puissamment, sous le cristal des tentes comme dans le mistral. Ils se fichaient d’être sur Mars, ils y étaient chez eux, c’était leur monde autant qu’un autre, et les gens en dessous étaient comme partout, de dangereux animaux rivés au sol, capables de tuer ou de vous emmener faire d’étranges voyages. Mais aucun oiseau de Mars ne se souvenait du voyage qui l’avait conduit là, non plus que de la Terre. Rien ne reliait les deux mondes en dehors de l’esprit humain. Sur Terre ou sur Mars, les oiseaux se contentaient de voler, de chercher leur pitance et de croasser comme ils l’avaient toujours fait et le feraient toujours. Ils étaient chez eux n’importe où, tournoyant dans le vent des aérateurs, planant sur les ailes du mistral, s’appelant les uns les autres – Mars, Mars, Mars ! Et Michel Duval, ah, Michel… un esprit résidant dans deux mondes en même temps, ou perdu dans le néant entre les deux. La noosphère était d’une telle immensité. Où était-il, qui était-il ? Comment allait-il vivre ?

L’oliveraie. Le vent. Le soleil éclatant dans le ciel de bronze. Le poids de son corps, le goût âcre dans sa bouche : il se sentait prêt à s’enraciner dans le sol. C’est là qu’il était chez lui et nulle part ailleurs. Les choses avaient changé et en même temps rien ne changerait jamais – pas cette plantation, pas lui-même. Chez lui, enfin. Chez lui, enfin. Il pourrait vivre dix mille ans sur Mars, cet endroit serait encore chez lui.

3

Il appela Maya de sa chambre d’hôtel à Arles.

— Viens, Maya, je t’en prie. Je voudrais que tu voies ça.

— Je travaille, Michel. Je m’occupe de l’accord entre Mars et les Nations Unies.

— Je sais.

— C’est important.

— Je sais.

— Écoute, c’est pour ça que je suis venue ici. Je suis en plein dedans. Je ne peux pas partir en vacances comme ça.

— Ça va, ça va. Mais tu n’auras jamais fini, tu le sais très bien. La politique, c’est sans fin. Tu pourrais prendre quelques jours de congé, le monde ne s’arrêterait pas de tourner. C’est chez moi, Maya, tu comprends ? Je voudrais que tu voies comment c’est. Tu n’as pas envie de me montrer Moscou ? Tu n’aimerais pas y aller ?

— Je n’y mettrais pas les pieds quand ce serait le dernier endroit épargné par l’inondation.

Michel soupira.

— Eh bien, je ne vois pas les choses de la même façon. Viens, je t’en supplie.

— Un peu plus tard, peut-être, quand nous avirons mené cette étape des négociations à bien. Nous sommes à un stade critique. Je t’assure, Michel, ce n’est pas le moment que je m’en aille. C’est plutôt toi qui devrais être ici.

— Je suis tous vos travaux sur mon bloc-poignet. Personne n’est obligé d’y assister en chair et en os. S’il te plaît, Maya.

Elle parut surprise par sa véhémence.

— Très bien. Je vais essayer. Mais pas tout de suite.

— Tant que tu me promets de venir…

Après ça, il passa ses journées à attendre Maya tout en s’efforçant de ne pas voir les choses sous cet angle. Tout au long des jours, il se promenait dans une voiture de location, tantôt avec Sylvie, tantôt seul. Malgré ce moment de grâce, dans l’oliveraie, à cause de ça aussi peut-être, il ne savait plus où il en était. La nouvelle ligne côtière l’attirait sans qu’il sache trop pourquoi. La façon dont les gens de la région s’y adaptaient le fascinait. Il y allait souvent, prenant des routes qui menaient à des falaises à pic, à de soudaines vallées marécageuses. Beaucoup de pêcheurs côtiers avaient des ancêtres algériens. La pêche ne marchait pas très bien, disaient-ils. La Camargue était polluée par les sites industriels immergés et les poissons évitaient l’eau brune. Ils restaient dans le bleu qui était à une bonne demi-journée de mer, avec tous les risques que ça présentait.

Quand il entendait parler français, quand il s’exprimait dans ce nouveau jargon étrange, il avait l’impression qu’on appliquait une électrode à certaines parties de son cerveau restées inactives depuis plus d’un siècle. Des cœlacanthes explosaient, des souvenirs fossiles de l’amour que des femmes avaient eu pour lui, de la cruauté dont il avait fait preuve envers elles. C’était peut-être pour ça qu’il était parti pour Mars, pour se fuir, pour échapper à cet individu qui paraissait si peu fréquentable.

Eh bien, si ce qu’il voulait c’était se fuir, il avait réussi. Il était un autre homme à présent. Un homme attentif aux autres, sympathique. Il pouvait se regarder en face. Il pouvait rentrer chez lui, se contempler dans la glace. Ce qu’il était devenu lui permettait d’affronter ce qu’il avait été. Et tout ça grâce à Mars.

La mémoire avait vraiment un étrange fonctionnement. Des fragments imperceptibles, acérés, faisaient parfois un mal sans commune mesure avec leur petitesse, comme ces minuscules aiguilles de cactus velus. Ses souvenirs les plus précis étaient ceux de sa vie sur Mars. Odessa, Burroughs, les abris souterrains dans le sud, les avant-postes dissimulés dans le chaos. Même Underhill.

S’il était rentré sur Terre à l’époque d’Underhill, les journalistes se seraient rués sur lui. Mais il avait rompu le contact en disparaissant avec Hiroko, et bien qu’il n’ait rien fait pour se cacher depuis la révolution, rares en France étaient ceux qui semblaient avoir remarqué sa réapparition. La gravité des événements dont la Terre avait été récemment le théâtre, ou le temps, tout simplement, avait entraîné une rupture partielle de la culture médiatique. La majeure partie de la population française était née après sa disparition ; les Cent Premiers étaient de l’histoire ancienne pour eux, mais pas assez ancienne pour être vraiment intéressante. Si Voltaire, Louis XIV ou Charlemagne étaient reparus, l’événement aurait peut-être suscité un minimum d’attention – et encore –, mais un psychologue du siècle précédent qui avait émigré sur Mars, cette espèce d’Amérique sur laquelle tout avait été dit ? Non, ça n’intéressait personne. Des gens l’appelèrent, ou vinrent l’interviewer à son hôtel. On descendit même de Paris faire une ou deux émissions sur lui. Mais tout le monde s’intéressait bien plus à ce qu’il pouvait leur dire sur Nirgal qu’à sa personne. Nirgal était celui qui les fascinait ; il était charismatique.

C’était peut-être aussi bien, dans le fond. Même si Michel mangeait seul dans des cafés, aussi seul que s’il avait été dans son patrouilleur, au fin fond des highlands du Sud, et trouvait un peu décevant d’être à ce point ignoré. Un vieux comme tant d’autres, un de ces vieux dont la vie anormalement longue créait plus de problèmes logistiques que l’inondation, apparemment.

Oui, c’était mieux comme ça. Il pouvait s’arrêter dans les petits villages autour de Vallabrix, Saint-Quentin-la-Poterie, Saint-Victor-des-Oules, Saint-Hippolyte-de-Montaigu, et bavarder avec des boutiquiers qui ressemblaient à ceux qu’il avait connus. Sans doute leurs héritiers, si ce n’étaient pas eux-mêmes. Ils parlaient un français plus proche de celui du temps jadis sans s’occuper de lui, absorbés dans leurs propres conversations, leurs propres vies. Il n’était rien pour eux, aussi portait-il sur eux une vision claire. C’est ainsi qu’il voyait, dans les rues étroites, tous ces gens pareils à des gitans, sans doute à cause du sang nord-africain qui coulait dans leurs veines, comme après l’invasion des Sarrasins, mille ans plus tôt. Les Africains envahissaient le pays tous les mille ans à peu près. Ça aussi, c’était la Provence. Les jeunes femmes étaient belles : elles fleurissaient gracieusement dans les rues, leurs tresses noires brillant malgré la poussière du mistral. Tels étaient ces villages. Des enseignes de plastique poussiéreuses, des façades délabrées…

Il oscillait comme un pendule, passant du familier à l’étrange, du souvenir à l’oubli. Mais toujours plus seul. Dans un café, il commanda un cassis à l’eau et se rappela, à la première gorgée, s’être assis dans ce même café, à cette même table. Avec Ève. Proust avait bien raison de reconnaître dans le goût le principal agent de la mémoire involontaire, parce que les souvenirs à long terme se logeaient ou du moins étaient organisés dans l’amygdale, juste au-dessus du bulbe olfactif qui gouvernait les centres du goût et de l’odorat. C’est pour ça que les odeurs étaient intensément liées aux souvenirs et au réseau émotionnel du système limbique, qui ondoyait entre les deux zones. D’où la séquence neurologique, l’odeur suscitant le souvenir qui suscitait la nostalgie. La nostalgie, le regret intense du passé, non point tant parce qu’il avait été merveilleux que parce qu’il avait été, tout simplement, et qu’il était maintenant enfui. Il se rappela le visage d’Ève en train de lui parler, dans la salle pleine de monde. Mais pas de ce qu’elle disait, ou des circonstances dans lesquelles ils s’étaient retrouvés là. Évidemment pas. Ce n’était qu’un moment isolé, un piquant de cactus, une image entrevue comme à la faveur d’un éclair et aussitôt disparue, avec tout ce qui l’entourait. Tous ses souvenirs étaient de cette espèce. Voilà ce que devenaient les souvenirs avec le temps : des éclairs dans le noir, incohérents, à peu près dépourvus de signification et en même temps chargés d’une vague souffrance.

Il sortit à pas lourds du café de son passé, reprit la voiture et rentra à l’hôtel en passant par Vallabrix. Sous les grands platanes de Grand Planas, il tourna sans réfléchir vers son mas en ruines. Il descendit de voiture et marcha vers la maison, comme si elle avait pu revenir à la vie. Mais c’était toujours la même ruine poussiéreuse dans l’oliveraie. Alors il s’assit sur le mur, sans penser à rien.

Cet autre Michel Duval avait cessé d’être. Celui-ci disparaîtrait aussi. Il connaîtrait d’autres incarnations et oublierait ce moment-ci, oui, même cet instant d’une douleur aiguë, exactement comme il avait oublié tous les moments qu’il avait jadis vécus ici. Des éclairs, des images – un homme assis sur un mur écroulé, imperméable à tout sentiment. Rien d’autre. Ce Michel disparaîtrait donc aussi.

Les oliviers agitaient leurs bras, gris, vert, gris, vert. Au revoir, au revoir. Ils ne lui apportèrent rien, cette fois. La connexion euphorique avec le temps perdu n’eut pas lieu. Ce moment aussi avait passé.

Il regagna Arles dans un miroitement gris-vert. À l’hôtel, l’employé de la réception disait à quelqu’un que le mistral ne s’arrêterait jamais.

— Mais si, il s’arrêtera, dit Michel en passant.

Il monta dans sa chambre et rappela Maya. Je t’en prie, viens vite. Il s’en voulait d’en être réduit à l’implorer ainsi. Bientôt, disait-elle. Plus que quelques jours et ils auraient élaboré un traité, un accord bona fide entre les Nations Unies et le gouvernement martien indépendant. L’histoire en marche. Après ça, elle pourrait venir.

Michel se fichait pas mal de l’histoire en marche. Il se promena dans Arles en l’attendant. Il remonta l’attendre dans sa chambre. Il ressortit se promener.

Les Romains avaient utilisé le port d’Arles autant que celui de Marseille. César avait même rasé Marseille, qui avait soutenu Pompée, et fait d’Arles la capitale de la région, pour lui témoigner sa faveur. Les trois routes stratégiques qui se croisaient dans la ville avaient été utilisées des centaines d’années encore après le départ des Romains. Pendant tout ce temps, Arles avait été une ville importante vivante, prospère. Puis le Rhône avait déserté ses rives, la Camargue était devenue un marécage pestilentiel et l’on avait cessé d’emprunter les routes. La ville avait commencé à décliner. La Camargue avec ses herbes salées, balayées par les vents, et ses fameux troupeaux de chevaux blancs, avait été envahie par les raffineries de pétrole, les centrales atomiques, les usines chimiques.

Maintenant, avec l’inondation, le Rhône avait repris sa place et il était propre et clair. Arles était redevenue un port de mer. C’est là que Michel avait choisi d’attendre Maya précisément parce qu’il n’y avait jamais vécu auparavant. La ville ne lui rappelait rien, que l’instant présent. Il passait ses journées à regarder les gens vivre leur vie dans l’instant présent. Dans ce nouveau pays étranger.


Un certain Francis Duval l’appela à son hôtel. C’est Sylvie qui l’avait contacté. Il était le neveu de Michel, le fils de son défunt frère. Il habitait dans la rue du Quatre-Septembre, juste au nord de l’arène romaine, à quelques pâtés de maisons du Rhône en crue, pas loin de l’hôtel de Michel. Il l’invita chez lui.

Après une brève hésitation, Michel accepta. Le temps qu’il traverse la ville, s’arrêtant brièvement pour jeter un coup d’œil au théâtre et aux arènes, son neveu avait convoqué tout le quartier : une célébration improvisée, des bouchons de champagne sautant comme des chapelets d’amorces au moment où Michel franchit le seuil de la maison. Tout le monde l’embrassa, trois fois sur les joues, à la manière provençale. Il lui fallut un moment pour rejoindre Francis, qui le serra longuement, chaleureusement sur son cœur, sans cesser de parler, pendant que les gens braquaient sur eux les fibres optiques de leurs caméras.

— Vous ressemblez tellement à mon père ! disait Francis.

— Vous aussi ! répondit Michel en essayant de se rappeler si c’était vrai, en essayant de se rappeler le visage de son frère.

Francis était un homme entre deux âges, Michel n’avait jamais vu son frère si vieux. C’était difficile à dire.

Mais tous les visages avaient une sorte de familiarité, la langue était assez compréhensible dans l’ensemble, et les phrases, les odeur du fromage, du vin pétillant firent surgir en lui des successions d’images. Le goût du vin en suscita plus encore. Francis était un amateur de grands vins. Il déboucha joyeusement un certain nombre de bouteilles poussiéreuses : du châteauneuf-du-pape, puis un sauternes centenaire, et sa spécialité, des premiers crus de Bordeaux, deux château-latour, deux château-lafite et un mouton-rothschild de 2064 avec une étiquette signée Pougnadoresse. Ces merveilles centenaires s’étaient métamorphosées, au fil du temps, en une chose qui était plus que du vin ; la palette d’arômes et d’harmonies était fabuleuse. Ils coulaient dans la gorge de Michel comme sa propre jeunesse.

La réception n’aurait pas été différente si elle avait été donnée en l’honneur d’un édile populaire. Michel avait fini par conclure que Francis ne ressemblait guère à son frère, mais il parlait exactement comme lui. Michel aurait juré avoir oublié cette voix, et pourtant elle lui revenait avec une netteté frappante. Il s’étonnait de l’accent traînant avec lequel Francis prononçait « normalement », pour désigner la façon dont les choses se passaient avant l’inondation. Par ce mot, il décrivait un mode hypothétique de fonctionnement en douceur inconnu dans la vraie Provence, mais il le prononçait exactement avec le même accent traînant, nor-male-ment…

Tout le monde voulait parler à Michel, ou au moins l’écouter, aussi faisait-il de petits discours rapides dans le style politicien, un verre à la main, complimentant les femmes sur leur beauté, expliquant aux gens combien il était heureux d’être parmi eux sans sombrer dans le sentimentalisme, ou avouant combien il était désorienté : une performance compétente, en souplesse, que ces Provençaux raffinés appréciaient, avec leur rhétorique plaisante et vive comme les combats de taureaux.

— Et comment c’est, sur Mars ? À quoi ça ressemble ? Qu’allez-vous faire maintenant ? Vous avez déjà des Jacobins ?

— Mars, c’est Mars, répondit Michel, éludant la question. Le sol est de la même couleur que les tuiles des toits d’Arles. Vous voyez ce que je veux dire.

Ils firent la fête tout l’après-midi, puis ils organisèrent un festin. D’innombrables femmes lui firent la bise, il était soûlé par leur parfum, leur peau, leur chair, leurs yeux noirs, liquides, souriants, qui le regardaient avec une curiosité amicale. Avec les filles nées sur Mars, il était toujours obligé de lever la tête, ce qui lui offrait une vue privilégiée sur le dessous de leur menton, l’intérieur de leurs narines. C’était un tel plaisir de baisser les yeux sur une raie impeccable séparant deux masses de cheveux noirs et luisants.

À la fin de la soirée, les gens se dispersèrent. Francis raccompagna Michel et ils gravirent les marches de pierre incurvées des tours médiévales entourant les arènes. Du petit belvédère en haut de l’escalier, ils regardèrent par une étroite meurtrière les toits de tuile, les rues sans arbres et le Rhône. La fenêtre sud donnait sur l’étendue d’eau tachetée qu’était la Camargue.

— La Méditerranée est revenue, dit Francis, profondément satisfait. L’inondation a peut-être été un désastre pour la plupart des gens, mais pour nous, quelle aubaine ! Les fermiers qui faisaient pousser du riz sont prêts à prendre le premier travail qui se présente. Ils viennent pêcher ici. Beaucoup de bateaux sont amarrés en pleine ville. Ils apportent des fruits de Corse, de Majorque, ils font du commerce avec Barcelone et la Sicile. Nous avons pris une bonne partie du trafic de Marseille. Maintenant, il faut leur laisser ça, ils sont en train de réagir. Mais quelle vie nous avons retrouvée ! Avant, tu sais, Aix avait l’université, Marseille le port et nous n’avions que ces ruines. Les touristes passaient la journée ici et repartaient. C’est vraiment un sale boulot, le tourisme. Ce n’est pas un métier pour des êtres humains. Ça consiste à héberger des parasites. Maintenant, nous revivons ! (Il était un peu gris.) Tiens, je devrais t’emmener voir le lagon en bateau.

— Ah, volontiers.

Ce soir-là, Michel rappela Maya.

— Il faut que tu viennes. J’ai retrouvé mon neveu, ma famille.

— Nirgal est en Angleterre, répondit sèchement Maya qui ne semblait guère impressionnée par la nouvelle. Il est allé chercher Hiroko. On lui a dit qu’elle était là-bas, et il est parti comme ça.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclama Michel, choqué par la soudaine intrusion d’Hiroko dans la conversation.

— Oh, Michel, tu sais que ce n’est pas possible. C’est un bobard et c’est tout. Ça ne peut pas être vrai, mais il a filé ventre à terre.

— J’en aurais fait autant !

— Je t’en prie, Michel, j’ai assez d’un irresponsable sur les bras. Si Hiroko est vivante, elle est sur Mars. On a raconté cette histoire à Nirgal pour l’écarter des négociations. J’espère seulement que ce n’est pas pour des motifs plus graves. Il faisait trop d’effet aux gens. Et il parlait à tort et à travers. Tu devrais l’appeler et lui dire de revenir. Il t’écoutera peut-être, toi.

— À sa place, il m’en faudrait un peu plus, dit-il, en essayant de rayer de ses pensées le soudain espoir qu’Hiroko soit en vie.

Et en Angleterre, entre tous les endroits du monde. En vie n’importe où. Hiroko et donc Iwao, Gene, Rya… tout le groupe, sa famille. Sa vraie famille. Il s’ébroua. Il tenta de parler à Maya de sa famille à Arles, mais elle commençait à s’impatienter et les mots lui restèrent dans la gorge. Sa vraie famille avait complètement disparu quatre ans plus tôt, voilà la vérité. Pour finir, le cœur gros, il ne put que dire :

— Je t’en prie, Maya, je t’en supplie, viens.

— Bientôt. J’ai dit à Sax que je viendrais dès que nous aurions fini ici. Tout ça va lui retomber dessus, et il peut à peine parler. C’est ridicule. (Elle exagérait. Ils avaient une équipe diplomatique au grand complet, là-bas, et Sax était parfaitement compétent, à sa façon.) Mais bon, d’accord, je vais venir. Alors cesse de me harceler.

4

Elle arriva la semaine suivante.

Michel alla la chercher à la nouvelle gare et l’emmena aussitôt à Avignon. Il était très tendu. Il avait vécu trente ans avec elle à Odessa et à Burroughs, mais la Maya qui était assise à côté de lui, dans la voiture, cette femme qui avait été si belle, avec son regard impénétrable sous ses paupières lourdes, lui était étrangère. Elle lui raconta tout ce qui s’était passé à Berne par petites phrases courtes, saccadées. Ils avaient jeté les bases d’un traité avec les Nations Unies, qui leur avaient accordé l’indépendance. En échange, ils devaient permettre une certaine émigration, limitée à dix pour cent de la population martienne par an, certains transferts de ressources minérales, leur concours diplomatique.

— C’est bien, vraiment bien, répondit Michel en essayant de se concentrer sur les nouvelles qu’elle lui apportait.

Tout en parlant, elle jetait de temps à autre un coup d’œil aux bâtiments qui défilaient le long de la route, mais dans le soleil, la poussière et le vent, ils faisaient à vrai dire assez toc et elle ne paraissait pas impressionnée.

La mort dans l’âme, Michel se gara le plus près possible du Palais des Papes, à Avignon, et l’emmena le long du fleuve en crue, voir le pont qui s’arrêtait au beau milieu de l’eau, puis jusqu’à la large promenade qui menait vers le sud du palais, avec ses terrasses de cafés ombragées par des platanes centenaires. Ils déjeunèrent là. Michel savoura l’huile d’olive et le cassis, les faisant voluptueusement rouler sur sa langue tout en regardant sa compagne faire la chatte sur sa chaise de métal.

— C’est bien, ici, dit-elle, et il sourit.

Oui, c’était bien : raffiné et sans prétention, les mets et les boissons comme le décor. Mais le goût du cassis déchaînait en lui un cyclone de souvenirs, d’émotions remontant de ses vies antérieures, mêlés aux sensations qu’il éprouvait à présent, exaltant tout, les couleurs, les textures, le contact des chaises métalliques, du vent. Alors que pour Maya, le cassis n’était qu’une boisson faite avec des baies aigrelettes.

Il se dit, en la regardant, que le destin avait mené vers lui une compagne plus séduisante qu’aucune des Françaises qu’il avait connues dans son autre vie. Une femme plus grande en tout. Cela aussi il l’avait assez bien réussi sur Mars. Il avait suivi une voie plus large. Ce sentiment et sa nostalgie s’affrontaient dans son cœur pendant que Maya se régalait de bouillabaisse, de vin, de fromage, de cassis, de café, inconsciente du schéma d’interférences de ses vies, entrant et sortant de phase avec lui.

Ils parlaient à bâtons rompus. Maya était détendue, heureuse des résultats obtenus à Berne. Elle s’amusait bien et n’était pas pressée de bouger. Michel sentait courir dans ses veines une chaleur comparable à celle que procure l’omegendorphe. En la regardant, il retrouvait lentement le bonheur lui aussi, le simple bonheur. Le passé, l’avenir… ni l’un ni l’autre n’étaient réels. Juste ce déjeuner sous les platanes, à Avignon. C’était tout ce qui comptait.

— C’est si raffiné, disait Maya. Je ne me suis pas sentie aussi calme et détendue depuis des années. Je comprends que ça te plaise.

Elle le regarda en riant, et il sentit un sourire imbécile se plaquer sur sa figure.

— Tu ne voudrais pas revoir Moscou ? lui demanda-t-il.

— Ça non, alors. Sûrement pas.

Elle écarta cette idée comme une intrusion indésirable dans l’instant présent. Il se demanda comment elle ressentait son retour sur Terre. On ne pouvait pas être tout à fait indifférent à une telle chose.

Pour certains, chez soi, c’était chez soi, un ensemble de sentiments qui allaient bien au-delà du rationnel, une sorte de champ gravitationnel qui imprimait sa forme géométrique à la personnalité. Mais il y avait aussi des gens pour qui un endroit en valait un autre, pour qui l’individu affranchi de toute contrainte était le même où qu’il aille. Les uns vivaient dans l’espace courbe, einsteinien, de leur chez eux, les autres dans l’espace absolu, newtonien, de la liberté. Il était du premier type et Maya du second. On ne luttait pas contre ça. N’empêche qu’il voulait lui faire aimer la Provence. Ou du moins lui faire comprendre pourquoi il l’aimait, lui.

C’est pourquoi, après le déjeuner, il l’emmena vers le sud et les Baux, en passant par Saint-Rémy.

Elle dormit tout au long du trajet, et il n’en fut pas mécontent. La route entre Avignon et les Baux était bordée de vilains bâtiments industriels éparpillés sur une plaine poussiéreuse. Elle se réveilla juste au bon moment, alors qu’il négociait une route étroite et sinueuse grimpant dans une faille des Alpilles, vers le vieux village perché au sommet d’une colline. On se garait sur un parking, puis on montait à pied dans la ville. Ces dispositions avaient manifestement été prises pour des raisons touristiques, mais l’unique rue tortueuse, d’ailleurs pittoresque, du village était très calme en réalité, comme si l’endroit était abandonné. Le village était endormi dans la chaleur de l’après-midi, volets clos. Un dernier tournant, on traversait une place vide, pentue, et on arrivait au sommet de la colline, coiffé par des buttes de calcaire jaunâtre. Elles avaient été évidées par des ermites car il y avait jadis eu à cet endroit un ermitage qui se croyait protégé par son altitude des Sarrasins et autres dangers du monde médiéval. Au sud, la Méditerranée étincelait telle une feuille d’or. Un fin voile nuageux couleur de bronze passa dans le ciel, à l’ouest, et la lumière prit une teinte ambrée, métallique, comme s’ils marchaient dans une gelée de siècles.

Ils passèrent d’une cellule à l’autre, s’émerveillant de leur petitesse.

— On dirait un terrier de chiens de prairie, nota Maya en jetant un coup d’œil dans une petite grotte en forme de cube. Ça me rappelle notre parc de caravanes à Underhill.

De retour sur la place en pente, jonchée de blocs de calcaire, ils s’arrêtèrent pour regarder briller la Méditerranée. Michel lui indiqua la surface plus terne de la Camargue.

— Il n’y avait pas toute cette eau, avant.

La lumière s’assombrit, prit une teinte abricot, et la colline devint une sorte de forteresse au-dessus de l’immensité du monde et du temps. Maya le prit par la taille et se blottit contre lui en frissonnant.

— C’est beau. Mais je n’aurais pas pu vivre là-haut, comme eux. Je ne sais pas, je trouve ça trop exposé.

Ils retournèrent à Arles. Le samedi soir, le centre-ville devenait une sorte de festival gitan ou maghrébin. Dans les ruelles étaient dressés des éventaires de boissons et de nourriture. Il y en avait même sous les arches des arènes, qui étaient ouvertes à tous. Un orchestre y était installé. Maya et Michel se promenèrent bras dessus, bras dessous, dans les odeurs de friture et d’épices. Les gens, autour d’eux, s’interpellaient en deux ou trois langues.

— On se croirait à Odessa, dit Maya alors qu’ils faisaient le tour des arènes. Sauf que les gens sont si petits. C’est bien agréable de ne pas avoir l’impression d’être une naine, pour une fois.

Ils dansèrent dans les arènes, s’attablèrent à une buvette, sous les étoiles frémissantes. L’une d’elles était rouge, et Michel eut quelques soupçons, mais les garda pour lui. Ils rentrèrent à l’hôtel et ils firent l’amour sur son lit étroit. À un moment donné, Michel eut l’impression d’être plusieurs personnes à la fois, qui jouirent toutes en même temps. Étrange sensation qui lui arracha un cri d’extase… Maya s’endormit et il resta à côté d’elle, les yeux ouverts, parcouru d’une tristesse hors du temps, buvant l’odeur familière de ses cheveux, écoutant la cacophonie de la ville qui s’estompait lentement. Il était enfin chez lui.


Les jours suivants, il la présenta à son neveu et aux autres membres de la famille que Francis avait réunis. Tout le monde l’adopta, et on lui posa des kyrielles de questions par le truchement des IA de traduction. Ils semblaient avides de tout lui dire sur eux. C’était fréquent, pensa Michel. Les gens souhaitaient s’emparer du célèbre étranger dont ils connaissaient (ou croyaient connaître) l’histoire, et lui offraient la leur en échange, pour rééquilibrer la relation. Une sorte de témoignage, ou de confessionnal. Le partage réciproque des récits. Et les gens étaient naturellement attirés vers Maya, de toute façon. Elle les écouta en riant et les interrogea comme si tout ça la fascinait. Ils lui racontèrent pour la énième fois l’inondation, comment elle avait envahi leurs maisons, leurs vies, les expédiant dans le vaste monde, vers des amis et des parents qu’ils n’avaient pas vus depuis des années, les contraignant à de nouveaux schémas et de nouveaux rapports, rompant le moule de leurs vies, les projetant dans le mistral. Michel vit qu’ils avaient été galvanisés par ce processus, qu’ils étaient fiers de la façon dont ils avaient réagi, dont ils s’étaient serré les coudes, et tout aussi indignés par les contre-exemples d’arnaque ou d’insensibilité qui entachaient cette histoire autrement héroïque.

— Vous vous rendez compte ? Enfin, ça ne lui a pas porté bonheur parce que, une nuit, il a été agressé dans la rue et tout son argent a disparu.

— Ça nous a réveillés, vous comprenez ? Ça nous a obligés à sortir de notre léthargie.

Ils disaient ces choses à Michel en français, le regardaient hocher la tête, et guettaient la réaction de Maya, à qui son IA traduisait leurs propos en anglais. Elle opinait du chef à son tour, absorbée comme elle l’avait été par les jeunes indigènes du bassin d’Hellas, qui réorientaient leurs anecdotes en fonction de l’intérêt qu’elle manifestait. Ah, ils faisaient une sacrée paire, Nirgal et elle, ils étaient charismatiques. Ça devait venir du regard qu’ils portaient sur les autres, de la façon dont ils les mettaient en valeur. C’était peut-être ça, le charisme : le don d’offrir un miroir aux autres.

Des membres de la famille de Michel leur firent descendre le Rhône sur leur bateau, et Maya s’émerveilla de son impétuosité, des efforts faits pour le recanaliser dans le lagon étrangement encombré de la Camargue. Puis ils s’engagèrent sur l’eau brune de la Méditerranée, et plus loin encore, sur l’eau bleue éclaboussée de soleil, le petit bateau bondissant sur les vagues que le mistral coiffait d’écume. La vue de la côte au loin, par-delà tout ce bleu incrusté d’or, était stupéfiante. Michel se déshabilla et sauta dans les flots glacés, en faisant jaillir des gerbes de cristal. Il but un peu d’eau salée, retrouva la saveur amniotique de ses bains d’antan, à la plage.

Au cours de leurs pérégrinations, ils allèrent voir le pont du Gard. L’immuable aqueduc était le plus grand ouvrage d’art des Romains : trois étages de pierre, les arches inférieures, épaisses, solidement campées dans le fleuve, fières de leurs deux mille ans de résistance au courant. Les arcades plus légères, plus altières, du milieu, puis les plus petites tout en haut. La forme adaptée à la fonction avec une grâce infinie. La pierre piquetée, d’un blond de miel, qui faisait franchir l’eau à l’eau était très martienne à tout point de vue. On aurait dit l’arche de Nadia à Underhill, dressée dans cette gorge calcaire, d’un vert poussiéreux, là, en Provence. À présent, Michel se serait presque cru sur Mars plutôt qu’en France.

Maya aima son élégance.

— Regarde comme c’est humain, Michel. C’est ce qui manque aux constructions martiennes, elles sont trop grandes. Au moins ça, ça a été fait par des mains humaines, avec des moyens à l’échelle humaine. Des blocs, des outils, des calculs à la portée de l’homme, peut-être quelques chevaux. Et pas nos machines télécommandées, faites de matériaux bizarres, qui effectuent des tâches incompréhensibles et qu’on ne voit même pas.

— C’est vrai.

— Je me demande si nous serions encore capables de construire des choses de nos propres mains. Je voudrais que Nadia voie ça. Elle adorerait.

Michel était heureux. Ils pique-niquèrent sur place. Ils allèrent voir les fontaines d’Aix-en-Provence. Se rendirent à un point de vue surplombant la vallée du Gard. Fouinèrent dans les docks de Marseille. Visitèrent les sites romains d’Orange et de Nîmes.

Longèrent les plages submergées de la Côte d’Azur. Allèrent se promener, un soir, au mas en ruines de Michel, et dans la vieille oliveraie.

À la fin de ces rares et précieuses journées, ils rentraient à Arles et mangeaient au restaurant de l’hôtel ou, s’il faisait chaud, sous les platanes des cafés en terrasse. Puis ils remontaient dans leur chambre et faisaient l’amour. Ils se réveillaient à l’aube et faisaient l’amour à nouveau, ou descendaient chercher des croissants chauds et du café.

— C’est beau, lui dit Maya, dans le bleu du soir, en regardant les toits de tuile du haut de la tour des arènes.

Et elle le pensait. C’est ce qu’elle pensait de cet endroit, et de toute la Provence. Michel était heureux.

Puis ils reçurent un message sur leur bloc-poignet. Nirgal était malade ; très malade. Sax paraissait bouleversé. Il avait déjà fait remettre Nirgal sous gravité martienne, en environnement stérile, dans un vaisseau en orbite autour de la Terre.

— Je crains qu’il n’ait été trahi par son système immunitaire, et la pesanteur n’arrange pas les choses. Il a une infection, un œdème pulmonaire et beaucoup de fièvre.

— Il est allergique à la Terre, quoi, traduisit Maya, le visage sombre.

Elle lui fit part de ses projets et coupa la communication après avoir sèchement conseillé à Sax de rester calme, puis elle s’approcha du petit placard de la chambre et commença à jeter ses vêtements sur le lit.

— Dépêche-toi ! appela-t-elle en voyant Michel planté là. Il faut que nous partions.

— Ah bon ?

Elle l’écarta d’un geste et fouilla dans le placard.

— Moi, j’y vais, reprit-elle en lançant des sous-vêtements en vrac dans sa valise. Il est temps de repartir, de toute façon.

— Vraiment ?

Elle ne répondit pas. Elle appela les représentants locaux de Praxis sur son bloc-poignet et leur demanda de les faire transporter dans l’espace où ils retrouveraient Sax et Nirgal. Elle parlait d’une voix tendue, froide, professionnelle. Elle avait déjà oublié la Provence.

Lorsqu’elle vit que Michel n’avait pas bougé, elle explosa.

— Oh, allez, ne dramatise pas ! Ce n’est pas parce que nous devons partir maintenant que nous ne reviendrons jamais ! Nous allons vivre un millier d’années, tu pourras revenir aussi souvent que tu veux, cent fois si ça te chante ! Et puis, cet endroit est-il tellement mieux que Mars, au fond ? Pour moi, c’est Odessa tout craché, et tu y as été heureux, non ?

Michel ignora cette réplique. Il s’approcha en traînant les pieds de la fenêtre devant laquelle elle avait ouvert ses valises. Dehors, la rue était plongée dans un crépuscule bleuté. Une rue comme tant d’autres, à Arles : des dalles de pierre, des murs de stuc aux teintes pastel. Des cyprès. Des tuiles sur le toit, en face, étaient cassées. D’une couleur martienne. Des voix, en bas, s’interpellaient furieusement en français.

— Alors ? s’exclama Maya. Tu viens ?

— Oui.

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