Ils se promenaient dans les dunes, au-dessus de la Florentine. Il faisait nuit, l’air était calme et frais, les étoiles par milliers formaient des bouquets dans le ciel. Ils marchaient côte à côte sur la piste, en regardant les plages en contrebas. L’eau noire était lisse, éclaboussée par la lumière des étoiles, striée de longues lignes brisées par les reflets de Pseudophobos qui se couchait à l’est, attirant l’œil vers la masse de terre sombre, indistincte, de l’autre côté de la baie.
Je suis inquiet. Très inquiet, même. Mortellement inquiet.
Pourquoi ?
C’est Maya. Son esprit. Ses problèmes mentaux. Émotionnels. Ils empirent.
Quels sont les symptômes ?
Les mêmes, en pire. La nuit, elle n’arrive pas à dormir. Elle est pleine de dégoût pour son aspect physique. Elle est encore plongée dans un de ses cycles maniaco-dépressifs, mais ce n’est pas tout à fait comme d’habitude. Je ne saurais dire pourquoi. Elle donne l’impression de ne plus savoir où elle en est. Elle se débat comme une mouche dans un bocal. Elle oublie des choses. Des tas de choses.
Comme nous tous.
Certes. Mais Maya oublie des choses qui sont, je dirais, essentiellement de Maya. Et on dirait qu’elle s’en fiche. C’est ça le pire ; elle donne l’impression d’être indifférente à tout.
Ça, j’ai du mal à l’imaginer.
Moi aussi. C’est peut-être seulement la phase dépressive de son cycle qui prédomine maintenant. Mais il y a des jours où elle perd tout affect.
C’est ce que tu appelles le jamais-vu, non ?
Pas exactement, bien qu’elle ait aussi ce genre d’incidents. On dirait parfois certains symptômes annonciateurs de l’attaque. Je sais, je te l’ai déjà dit, mais j’ai peur. Je ne vois pas ce que c’est, je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Elle a des jamais-vu qui ressemblent aux signes précurseurs de l’attaque. Elle a aussi des presque-vu. Dans ces moments-là elle se sent au bord d’une révélation qui ne vient jamais. C’est fréquent chez les épileptiques, au moment de l’aura qui précède la crise.
Ça m’arrive à moi aussi.
Oui, je suppose qu’il nous arrive à tous d’avoir l’impression fugitive que tout va s’expliquer. Mais chez Maya, c’est très intense, comme tout le reste.
C’est mieux que la perte d’affect.
Ça, je suis bien d’accord. Le presque-vu, ce n’est pas si grave. Le pire, c’est le déjà-vu, et elle a des périodes de déjà-vu continu qui peuvent durer jusqu’à une semaine. Ces périodes sont dévastatrices pour elle. Elles privent le monde d’une chose sans laquelle elle ne peut pas vivre.
La contingence. Le libre arbitre.
Peut-être. En tout cas, ces symptômes ont pour effet de la plonger dans un état apathique. Presque catatonique. Elle s’efforce de les éviter en se retenant d’éprouver les choses. En ne ressentant plus rien.
On dit que l’une des maladies habituelles des issei est de sombrer dans la panique.
Oui, j’ai lu quelque chose à ce sujet. La perte des fonctions affectives, l’anomie, l’apathie. On traite ça comme la catatonie, ou la schizophrénie, par un complexe de sérotonine et de dopamine, des stimulants du système limbique. Un cocktail monumental, tu t’en doutes. La chimie du cerveau… J’avoue que je lui ai donné tout ce que j’ai pu imaginer – je tiens un journal ; je lui fais subir des tests, parfois avec sa coopération, parfois sans qu’elle s’en rende compte ou presque. J’ai fait tout ce que je pouvais, je te jure.
J’en suis sûr.
Mais ça ne marche pas. Elle perd pied. Oh, Sax…
Il s’arrêta, se cramponna à l’épaule de son ami.
Je ne pourrais pas supporter qu’elle s’en aille. Elle toujours si légère… Nous sommes la terre et l’eau, le feu et l’air. Maya planait au-dessus de nous. Un esprit tellement élevé, volant au-dessus de nous, sur ses propres courants aériens. Je ne peux pas supporter de la voir tomber comme ça !
Enfin…
Ils poursuivirent leur promenade.
Ça fait plaisir de revoir Phobos.
Oui, tu as eu une bonne idée.
C’était la tienne, en fait. C’est toi qui m’en as donné l’idée.
Vraiment ? Je ne m’en souviens pas.
Mais si.
En dessous d’eux, la mer s’écrasait mollement sur les rochers.
Ces quatre éléments, la terre, l’eau, le feu et l’air. Encore un de tes carrés sémiotiques ?
Ça vient de la Grèce antique.
Comme les quatre humeurs ?
Oui. C’est Thalès qui a fait cette hypothèse. Le premier savant.
Mais il y a toujours eu des savants, c’est toi qui me l’as dit. Il y en avait déjà dans la savane.
C’est vrai.
Et les Grecs – loués soient-ils – étaient manifestement de grands esprits. Mais ils faisaient seulement partie d’un continuum de savants, tu sais. On a fait du chemin, depuis.
Je le sais, oui.
Enfin, une partie du travail accompli depuis pourrait t’être utile, dans ta schématique conceptuelle. Elle pourrait t’aider à dresser pour nous la carte du monde. À imaginer de nouvelles façons de voir les choses qui te permettraient peut-être de résoudre des problèmes comme ceux de Maya. Parce qu’il y a plus de quatre éléments. Cent vingt, plus ou moins. Peut-être y a-t-il aussi plus de quatre humeurs. Peut-être y en a-t-il cent vingt, qui sait ? Et la nature de ces éléments… Eh bien, les choses sont devenues étranges depuis les Grecs. Tu sais que les particules subatomiques sont caractérisées par leur spin qui, mesuré en unités du quantum de Planck, est un multiple d’un demi ? Et que tout objet de notre monde visible doit effectuer un spin de 360 degrés pour reprendre sa position originelle ? Eh bien, les particules avec un spin demi-entier, comme le proton ou le neutron, doivent effectuer une rotation de 720 degrés pour retrouver leur position de départ.
Comment ça ?
Elles doivent effectuer une double rotation par rapport aux objets ordinaires pour revenir à leur position initiale.
Tu veux rire ?
Non, non. Il y a des siècles qu’on sait ça. La géométrie de l’espace est simplement différente pour les particules de spin demi-entier. Elles vivent dans un autre monde.
Et alors…
Eh bien, je ne sais pas. Mais je trouve que ça ouvre la voie à toutes sortes de spéculations. Je veux dire, si tu utilises des données physiques comme modèles de nos états mentaux, si tu les rapproches selon tes schémas habituels, tu devrais peut-être réfléchir à ces modèles physiques un peu plus nouveaux. Imaginer Maya comme un proton, peut-être, une particule avec un spin demi-entier, vivant dans un monde deux fois plus grand que le nôtre.
Ah !
Et il y a encore plus bizarre. C’est un monde à dix dimensions, Michel. Dix. Les trois du macroespace que nous percevons, plus celle du temps, et six autres microdimensions concentrées autour des particules fondamentales d’une façon qu’on peut décrire mathématiquement, mais pas visualiser. Des convolutions, des topologies. Une géométrie différentielle, invisible mais réelle, au niveau ultime de l’espace-temps. Tu devrais y réfléchir. Ça pourrait te mener à des systèmes de pensée tout à fait nouveaux. Un élargissement considérable de ton esprit.
Ce n’est pas pour mon esprit que je m’en fais ; c’est pour celui de Maya.
Oui. Je sais.
Ils regardèrent un moment l’eau étoilée. Au-dessus d’eux s’incurvait le dôme étoilé. Et dans le silence, l’air respirait, la mer marmonnait. Le monde semblait un endroit immense, sauvage et libre, sombre et mystérieux.
Au bout d’un moment, ils rebroussèrent chemin et repartirent le long de la piste.
Une fois, j’étais dans le train qui allait de Da Vinci à Sheffield, et comme il y avait des problèmes sur la piste, nous nous sommes arrêtés à Underhill. Je suis descendu et je me suis promené dans le vieux parc à caravanes. Et j’ai repensé à des tas de choses. Rien qu’en regardant autour de moi. Je n’ai fait aucun effort pour ça. Mais quantité de choses me sont revenues.
Un phénomène habituel.
Oui, c’est ce que j’ai compris. Mais je me demande si ça ne pourrait pas aider Maya de faire quelque chose comme ça. Pas à Underhill en particulier, mais dans tous les endroits où elle a été heureuse. Où vous avez été heureux tous les deux. Vous habitez à Sabishii, maintenant, mais pourquoi ne pas retourner à un endroit comme Odessa ?
Elle ne veut pas.
Elle a peut-être tort. Pourquoi n’essaieriez-vous pas d’aller vivre à Odessa, et de revenir de temps en temps à Underhill ou Sheffield. Au Caire, ou pourquoi pas à Nicosia ? Les villes du pôle Sud, Dorsa Brevia. Une plongée à Burroughs. Un tour en train du bassin d’Hellas. Ce genre de plongée dans le passé pourrait l’aider à se reconstruire, à voir où votre histoire a commencé. Où nous avons été formés pour le meilleur ou pour le pire, dans le matin du monde. Ça lui ferait peut-être du bien, qu’elle en ait conscience ou non.
Hum.
Bras dessus, bras dessous, ils retournèrent vers le cratère, le long de la piste à peine visible dans les fougères sombres.
Béni sois-tu, Sax. Béni sois-tu.
L’eau de la baie d’Isidis était d’un bleu d’ecchymose ou de clématite, éclaboussée de soleil. La houle venant du nord décoiffait les vagues écumantes, faisait tanguer et rouler le bateau à moteur qui se dirigeait cap au nord-ouest depuis le port de DuMartheray. Ce Ls 51 de M-79, 2181 sur Terre, était une belle journée de printemps.
Assise sur le pont, Maya se soûlait d’air et de soleil, tout au plaisir d’être sur l’eau, loin de la brume et du chaos de la rive. La mer ne pouvait être ni domptée, ni changée en aucune façon, et c’était merveilleux. Comme était merveilleuse la façon dont on était bercé sur ce bleu sauvage, toujours le même quoi qu’il puisse arriver en ce monde. Elle aurait pu voguer ainsi tout le jour, tous les jours, l’âme éprouvant un instant d’apesanteur à chaque descente dans le creux d’une vague.
Mais ils n’étaient pas venus là pour ça. Devant eux, les vagues écumantes se brisaient sur une vaste zone. Le capitaine du bateau tourna un peu la barre, réduisit l’allure. La zone écumante marquait le sommet de Double Decker Butte, devenue un récif signalé par une bouée noire qui faisait un bruit métallique assourdissant : Bongbong, bongbong, bongbong.
Des bouées d’amarrage ponctuaient cet immense clocher aquatique. Leur pilote mit le cap sur la plus proche. Aucun autre bateau n’était en vue. Ils étaient seuls au monde. Michel remonta de la cabine et posa la main sur l’épaule de Maya alors que le pilote coupait les machines. Un marin fixa une amarre à la bouée. Le bateau dériva au gré du courant, jusqu’à ce que le bout se tende, les renvoyant dans une vague qui les gifla brutalement et les aspergea d’écume blanche. Ils étaient juste au-dessus de Burroughs.
Dans la cabine, sous le pont, Maya se déshabilla et enfila une combinaison orange, souple – le capuchon, les chaussons, le réservoir, le casque, les gants. Elle avait appris à plonger spécialement pour l’occasion et tout était encore nouveau pour elle, à part la sensation d’apesanteur comparable à celle qu’on éprouve dans l’espace, aussi ne fut-elle pas dépaysée, une fois dans l’eau : c’était la même descente, due cette fois à la ceinture plombée. Elle savait que l’eau autour d’elle était froide mais ne le sentait pas vraiment. Respirer sous l’eau était étrange, mais ça marchait. Elle tourna le dos au petit point lumineux du soleil et s’enfonça vers les profondeurs ténébreuses.
Plus bas, toujours plus bas, devant le bord supérieur de Double Decker Butte et ses rangées de fenêtres argentées ou cuivrées, pareilles à des extrusions minérales ou des miroirs sans tain abritant des observateurs d’une autre dimension. La pénombre les engloutit rapidement, et elle continua à tomber, plus bas, toujours plus bas, comme avec un parachute de rêve. Michel et quelques autres la suivaient, mais il faisait tellement sombre qu’elle ne les voyait pas. Puis un chalut robot semblable à un gros cadre de lit les rattrapa, ses phares puissants projetant devant eux de longs cônes d’une fluidité cristalline, diffuse, qui voletait mollement, révélant les fenêtres métalliques d’une mesa distante, puis les toits couverts de boue noire du vieux canal de Niederdorf. Un éclair de dents blanches – les colonnes de Bareiss, d’un blanc immuable sous leur couche de diamant, à moitié enfouies dans le sable et la boue noire. Elle s’arrêta, battit des pieds pour stopper sa descente et se stabilisa en appuyant sur un bouton qui envoya de l’air comprimé dans sa ceinture lestée. Elle plana au-dessus du canal comme un fantôme. Il lui sembla qu’elle avait été projetée dans le rêve de Scrooge, le chalut était une sorte de robot des Noëls Passés, illuminant le monde immergé du temps perdu, la ville qu’elle avait tant aimée. De soudaines flèches de douleur lui lardèrent les côtes, mais elle était incapable d’éprouver le moindre sentiment. C’était trop étrange, trop incompréhensible, ou incroyable. Cette Atlantide engloutie au fond d’une mer martienne ne pouvait pas être Burroughs, sa Burroughs.
Agacée par son insensibilité, elle donna de grands coups de palmes et descendit vers le parc du canal, au-dessus des colonnes de sel et plus loin vers l’ouest. Là, sur Hunt Mesa, à gauche, c’est là qu’ils avaient vécu, Michel et elle, au-dessus d’un studio de danse. Puis la vaste montée noire du boulevard du Grand Escarpement. Et là, devant, c’était le parc de la Princesse où, lors de la seconde révolution, elle s’était dressée sur une estrade et avait fait un discours à une foule immense, juste là, en dessous de l’endroit où elle passait à présent. C’est là qu’ils avaient parlé, Nirgal et elle. C’était maintenant le fond noir d’une baie. C’était sa vie, longtemps auparavant – si longtemps. Ils avaient éventré la tente, quitté la ville et tout inondé sans un regard en arrière. Oui, Michel avait raison, absolument raison. Cette plongée était une image parfaite du processus boueux de la mémoire. Peut-être cela l’aiderait-il. D’un autre côté… elle se sentait comme anesthésiée, et elle doutait. La cité était submergée, certes. Mais elle était encore là. Quand ils voudraient, s’ils le voulaient, ils pourraient reconstruire la digue, assécher ce bras de la baie, et la cité reparaîtrait, trempée, fumant au soleil, soigneusement enclose dans un polder comme une ville des Pays-Bas. Ils pourraient laver les rues boueuses, y planter de l’herbe et des arbres, nettoyer l’intérieur de la mesa et des maisons, les boutiques du Niederdorf et des larges boulevards, les vitres, et tout redeviendrait comme avant – Burroughs étincelante, à la surface de Mars. Ils pourraient le faire. Ce n’était pas une idée insensée, étant donné tous les travaux d’excavation qui avaient été effectués dans les neuf mesas et l’absence de tout autre bon port dans la baie d’Isidis. C’était possible. Mais personne ne le ferait jamais. Donc ce n’était pas le passé, ça n’avait rien à voir.
Se sentant engourdie et glacée, Maya renvoya un peu d’air dans sa ceinture de lestage, fit demi-tour et retourna vers le parc du canal et le chalut lumineux. Elle revit la rangée de colonnes de sel et se sentit attirée dans cette direction. Elle nagea juste au-dessus du sable noir, le remous de ses palmes troublant la surface ridée. Les colonnes de Bareiss donnaient l’accolade au vieux canal. Elles paraissaient plus délabrées que jamais maintenant que l’enfouissement partiel rompait leur symétrie. Elle se rappela les promenades de l’après-midi, dans le parc, vers l’ouest et le soleil, puis leur retour, la lumière coulant sur leur dos. C’était un endroit magnifique. Au pied de la grande mesa, on se serait cru dans une cité géante, aux innombrables cathédrales.
Au-delà des colonnes, sur une rangée de bâtiments était ancrée une ligne de varech. De longues tiges montaient des toits dans l’eau glauque, leurs larges feuilles ondulant doucement dans le courant paresseux. Il y avait un café au bout de ce bâtiment, un café avec une terrasse, partiellement ombragée par un treillis couvert de glycine. La dernière colonne de sel servait de point de repère, et Maya était sûre de ne pas se tromper.
Elle nagea laborieusement en position debout, et un souvenir lui revint. Frank lui avait crié quelque chose et était parti en courant, sans raison, comme d’habitude. Elle s’était habillée et l’avait retrouvé là, attablé devant un café. Oui. Elle avait provoqué une explication et ils s’étaient chamaillés. Elle lui avait reproché avec véhémence de ne pas être parti à Sheffield. Elle avait fait valser sa tasse. L’anse s’était cassée, était tombée de la table en tournoyant. Frank s’était levé. Ils étaient partis en se querellant, et ils étaient retournés à Sheffield. Mais non, non. Ça ne s’était pas passé comme ça. Ils s’étaient disputés, ça oui, mais ils s’étaient raccommodés. Frank s’était penché sur la table, lui avait pris la main, lui ôtant un énorme poids de la poitrine. Un bref moment de grâce, le sentiment d’aimer et d’être aimée.
C’était l’un ou l’autre. Mais lequel…
Elle ne se souvenait pas. Elle ne savait plus. Tant de querelles avec Frank, tant de réconciliations. Les deux avaient pu arriver.
Impossible de garder une trace, de se rappeler ce qui s’était passé, à quel moment. Tout était flou, brouillé dans son esprit, réduit à de vagues impressions, des moments déconnectés. Le passé, à jamais aboli. De petits cris de bête blessée. Ah, c’était elle qui faisait ça avec sa gorge. Gémissant, miaulant, sanglotant. Engourdie et en même temps sanglotante, c’était absurde. Quoi qu’il leur soit arrivé, elle voulait seulement que ça revienne.
— Fuh…
Elle ne pouvait pas prononcer son nom. Elle avait mal, comme si on lui avait enfoncé une épingle dans le cœur. Ah… ça, c’était une sensation ! Impossible de le nier. Elle avait tellement mal qu’elle hoquetait. On ne pouvait pas dire le contraire.
Elle battit lentement des pieds, s’éleva au-dessus du sable, loin des toits auxquels était accroché le varech. Qu’auraient-ils pensé, tristement assis à cette table de café, s’ils avaient su que cent vingt ans plus tard elle nagerait au-dessus, et que Frank serait mort depuis tout ce temps ?
La fin du rêve. La désorientation au passage d’une réalité à une autre. Flotter dans l’eau noire la replongea en partie dans son engourdissement. Mais il y avait cette douleur aiguë, là, au fond d’elle-même, enchâssée, insistante. Elle devait s’y cramponner de toutes ses forces, saisir tous les sentiments à sa portée, toutes les sensations susceptibles d’être extraites de cette gadoue, n’importe quoi. Tout plutôt que l’engourdissement. Sangloter de douleur était une volupté, à côté.
C’était la preuve que Michel avait raison, une fois de plus. Le vieil alchimiste. Elle le chercha du regard. Il s’était éloigné à la nage, effectuant son propre pèlerinage. Un long moment avait passé, les autres se retrouvaient dans le cône de lumière devant le chalut, comme des poissons tropicaux dans un bassin noir, glacial, attirés par la lumière dans l’espoir qu’elle leur apporterait la chaleur. Rêveusement, une lente apesanteur. Elle pensa à John, flottant tout nu sur l’espace noir et les étoiles de cristal, mais c’en était trop, trop de sensations. Impossible de supporter plus d’une écharde de passé à la fois. Cette cité engloutie. Elle avait fait l’amour avec John, ici, dans un dortoir, quelque part, au cours des premières années – avec John, avec Frank, avec cet ingénieur dont elle ne se rappelait plus le nom, avec d’autres aussi, sans doute, tous oubliés, ou presque. Elle devrait creuser ça. Les enchâsser tous, précieuses échardes de sentiment incrustées en elle à jamais, jusqu’à ce que la mort fasse son office. Encore plus haut, toujours plus haut, parmi les poissons tropicaux multicolores, leurs bras, leurs jambes, remonter dans la lumière du jour, le soleil bleu et, Seigneur ! oui, le claquement des tympans, une impression d’ébriété, peut-être l’ivresse des profondeurs. L’ivresse des profondeurs humaines, plutôt, comme ils vivaient, ce qui les faisait courir, ces géants plongeant à travers les années. Michel remontait derrière elle. Elle battit des pieds pour l’attendre, le serra contre elle, fort fort fort. Ah, comme elle aimait ce corps solide dans ses bras, cette preuve de réalité. Elle le serra contre elle en pensant merci, Michel, sorcier de mon âme, merci pour Mars, pour ce qui perdure en nous, même englouti ou enchâssé. Tout là-haut, dans le glorieux soleil, dans le vent, ôter la combinaison avec des doigts glacés, maladroits, s’extirper de cette espèce de chrysalide, indifférente au pouvoir de la nudité féminine sur l’œil masculin, puis en prendre soudainement conscience, leur offrir cette vision stupéfiante de chair dans le soleil, de sexe dans l’après-midi, respirer profondément dans le vent, la chair de poule, la sensation choquante d’être vivante.
— Je suis moi, Maya, dit-elle à Michel avec fermeté, en claquant des dents.
Elle croisa les bras sur ses seins et s’essuya, le luxe de l’éponge sur sa peau mouillée. Elle s’habilla, hurlant dans la fraîcheur du vent. Le visage de Michel était l’image du bonheur, la déification, le masque de la joie, le vieux Dionysos, riant tout haut du succès de son plan, devant l’ivresse de sa compagne et amie.
— Qu’as-tu vu ?
— Le café, le parc, le canal. Et toi ?
— Hunt Mesa, le studio de danse. Thot Boulevard, la montagne de la Table.
Dans sa cabine, il avait mis une bouteille de champagne à rafraîchir dans un seau à glace. Il fit sauter le bouchon qui vola dans le vent, atterrit en douceur sur l’eau et dériva sur les vagues bleues.
Mais elle refusa d’en dire plus, de raconter sa plongée. Les autres le firent, et elle aurait dû sacrifier au rite. Ils la regardaient comme des vautours, avides de s’approprier son histoire. Elle but son champagne sans mot dire, en regardant les vagues aux amples courbes. Les vagues avaient un drôle d’air sur Mars. Elles étaient grosses et molles, impressionnantes. Elle jeta un coup d’œil à Michel pour le rassurer ; elle allait bien, il avait eu une bonne idée de la faire descendre, mais elle conserva le silence. Qu’ils se repaissent de leurs propres expériences, ces rapaces.
Le bateau retourna au port de DuMartheray, un petit croissant d’eau entouré de marinas, incurvé sous le tablier du cratère. La pente du tablier était couverte de bâtiments et de verdure jusqu’au rivage.
Ils mirent pied à terre, marchèrent jusqu’à la ville, mangèrent dans un restaurant au bord du cratère et regardèrent le soleil couchant embraser l’eau de la baie d’Isidis. Le vent du soir tomba sur l’escarpement et souffla vers le large, retroussant les vagues, arrachant à leur crête des plumets d’écume blanche irisée de brefs arcs-en-ciel. Maya s’assit à côté de Michel, la main posée sur sa cuisse ou son épaule.
— Stupéfiant, dit quelqu’un, de voir les colonnes de sel briller encore en bas.
— Et les fenêtres dans les mesas ! Vous avez vu celle qui était cassée ? Je serais bien entré jeter un coup d’œil, mais j’ai eu peur.
Maya fit la grimace et se concentra sur l’instant présent. Des gens, de l’autre côté de la table, parlaient à Michel d’un nouvel institut concernant les Cent Premiers et les colons de la première heure – une sorte de musée, un conservatoire de la tradition orale, un comité destiné à préserver les premiers bâtiments de la destruction, mais aussi un programme d’aide aux plus âgés. Évidemment, ces graves jeunes gens (les jeunes gens peuvent être si graves quand ils veulent) étaient très désireux d’obtenir l’appui de Michel, de retrouver et d’enrôler, d’une façon ou d’une autre, les Cent Premiers encore vivants. Ils n’étaient plus que vingt-trois, disait-on. Michel se montra naturellement d’une parfaite courtoisie et parut vivement intéressé par le projet.
Rien n’aurait pu faire plus horreur à Maya que cette idée. Une plongée dans les ruines du passé pouvait avoir le même effet qu’une bouffée de sels d’ammoniaque : un vrai repoussoir, mais revigorant. Très bien. C’était tolérable, et même sain. Mais se laisser obnubiler par le passé, se focaliser dessus, ça, c’était répugnant. Elle aurait volontiers balancé ces graves jeunes gens à l’eau. Et Michel qui acceptait de parler aux Cent Premiers survivants, de participer au lancement du projet… Maya se leva et alla s’accouder à la rambarde, un peu plus loin. En dessous, sur l’eau noire, des volutes d’écume lumineuses jaillissaient du sommet des vagues inlassables.
Une jeune femme s’approcha et appuya les coudes sur la rambarde à côté d’elle.
— Je m’appelle Vendana, dit-elle à Maya tout en regardant les vagues. Je suis la représentante locale des Verts pour l’année.
Elle avait un beau profil, net et bien dessiné, dans un visage indien classique : la peau olivâtre, les sourcils noirs, le nez long et la bouche petite. Des yeux bruns, subtils, intelligents. C’était drôle de voir tout ce que pouvait dire un visage. Maya arrivait à saisir l’essentiel d’une personne au premier coup d’œil. C’était un don. Il lui était bien utile compte tenu du fait qu’elle ne comprenait rien à ce que les jeunes indigènes racontaient ces temps-ci.
Mais elle comprenait qu’on soit vert, ou elle pensait le comprendre. Elle trouvait même que c’était un terme archaïque, Mars étant complètement verte à présent. Vert et bleu.
— Que voulez-vous ?
— Jackie Boone et les candidats de Mars Libre pour la zone font campagne dans le secteur en prévision des prochaines élections, répondit Vendana. Si Jackie représente une fois de plus le parti au conseil exécutif, elle œuvrera encore pour le projet de Mars Libre qui consiste à interdire toute immigration de la Terre. Elle défend avec force l’idée selon laquelle l’immigration terrienne pourrait être dirigée vers d’autres destinations dans le système solaire. C’est faux, mais c’est une position qui passe très bien dans certains quartiers. Sur Terre, évidemment, on n’aime pas beaucoup ça. Si Mars Libre l’emporte largement avec un programme isolationniste, on peut craindre que la Terre le prenne très mal. Ils ont déjà les plus grandes difficultés à surmonter leurs problèmes, ils ont besoin du peu d’aide que nous pouvons leur apporter. Ils diront que c’est une rupture du traité et ça pourrait aller jusqu’à la déclaration de guerre.
Maya acquiesça. Michel avait beau dire, elle sentait que les relations se tendaient entre la Terre et Mars. Elle savait que ça finirait mal, elle le voyait venir.
— Jackie est appuyée par un certain nombre de groupes, et Mars Libre a une majorité écrasante dans le gouvernement global depuis maintenant des années. Ils ont mis tout ce temps à profit pour placer des amis à eux dans les cours environnementales, et si elle propose d’interdire l’immigration, ils la soutiendront. Nous voulons maintenir la politique définie par le traité que vous avez négocié, voire élargir un peu les quotas d’immigration pour aider la Terre dans toute la mesure du possible. Mais il sera difficile d’arrêter Jackie. Pour vous dire la vérité, je ne sais pas comment faire. Alors je me suis dit que j’allais vous le demander.
— Comment arrêter Jackie ? répéta Maya, surprise.
— Oui. Ou, d’une façon plus générale, vous demander votre aide. Je pense qu’il faudrait lui mettre des bâtons dans les roues, et je me suis dit que ça pouvait vous intéresser.
Elle tourna la tête pour regarder Maya avec un sourire entendu.
Il y avait quelque chose de vaguement familier dans le retroussis ironique des lèvres pleines, quelque chose d’un peu agressif, mais de loin préférable à l’enthousiasme béat des jeunes historiens qui harcelaient Michel. Et plus Maya y réfléchissait, plus la proposition lui plaisait. C’était de la politique contemporaine, un engagement dans le présent. La trivialité du débat public actuel l’écœurait passablement, mais elle supposait que la politique du moment avait toujours l’air mesquine et stupide. Elle ne gagnait la respectabilité dévolue aux choses de l’État, à l’Histoire, qu’avec le recul du temps. L’enjeu pouvait se révéler important, comme l’avait dit la jeune femme. Ça lui permettrait de reprendre pied dans la réalité. Et puis, bien sûr – mais ça, elle ne se le dit pas consciemment –, tout ce qui pouvait entraver les desseins de Jackie était bon à prendre.
— Si vous me racontiez un peu tout ça ? fit Maya en s’éloignant, hors de portée de voix des autres.
Et la grande jeune femme ironique la suivit.
Michel avait toujours rêvé de faire un tour sur le Grand Canal, et il avait récemment parlé à Maya de quitter Sabishii pour Odessa, espérant ainsi lutter contre ses divers problèmes mentaux. Ils pourraient même prendre un appartement dans le complexe de Praxis où ils avaient vécu avant la seconde révolution. C’était le seul endroit où Maya se considérait comme chez elle, en dehors d’Underhill, où elle refusait catégoriquement de mettre les pieds. Or Michel pensait que cela l’aiderait de retourner quelque part où elle se sentait chez elle. Donc à Odessa. Maya accepta. Cela lui était égal. Et l’idée de Michel d’y aller en empruntant le Grand Canal lui convenait aussi. Elle s’en fichait. Elle n’était sûre de rien, ces temps-ci, elle n’avait plus d’avis sur grand-chose, de rares préférences ; c’était tout son drame.
Et Vendana venait lui dire que la campagne de Jackie devait suivre le Grand Canal dans un bateau de croisière en guise de quartier général. Ils étaient justement à l’extrémité nord du canal.
Aussi, quand Maya retourna auprès de Michel, sur la terrasse, après le départ des historiens, elle dit :
— Tu ne m’avais pas proposé d’aller à Odessa par le Grand Canal ?
Michel fut ravi. Il parut, en fait, sortir des ténèbres qui l’avaient englouti après la plongée dans Burroughs submergée. Il se réjouissait de l’effet qu’elle avait eu sur Maya, mais elle n’avait peut-être pas été aussi bénéfique pour lui. Il était, à ce sujet, d’un laconisme plutôt rare chez lui. Il paraissait oppressé, comme étouffé sous le poids de ce que la grande capitale sous les eaux représentait dans sa propre vie. Difficile à dire. En tout cas, voir Maya réagir aussi positivement à l’expérience et s’entendre soudain proposer de voir le Grand Canal – une vaste blague, de l’avis de Maya – le faisait rire. Et elle aimait le voir rire. Michel pensait que Maya avait terriblement besoin d’aide, ces temps-ci, mais pour elle, c’était lui qui avait le plus de problèmes.
C’est ainsi que, quelques jours plus tard, ils montaient la passerelle d’un long bateau à voile élancé, dont le mât et l’unique voile formaient une courbe de matière blanche, mate, en forme d’aile d’oiseau. Ce bateau faisait le tour de la mer du Nord par l’est. Quand tout le monde fut à bord, le capitaine lança les machines, ils quittèrent le petit port de DuMartheray et mirent cap à l’est en longeant la côte. Le mât-voile du navire était flexible, mobile dans à peu près toutes les directions, et son IA lui faisait adopter, en réponse aux sollicitations du vent capricieux, des courbures rappelant celles d’une aile d’oiseau.
Le deuxième après-midi de leur voyage dans le Détroit, le massif d’Elysium éleva sur l’horizon de jacinthe, devant eux, sa masse rose comme les cimes des Alpes au lever du soleil. Le continent se dressait maintenant au sud, comme s’il tendait le cou pour voir le grand massif de l’autre côté de la baie : des falaises alternant avec des marécages, puis une longue étendue fauve terminée par un rebord de plus en plus haut. Les strates rouges, horizontales de cette paroi étaient rayées de noir et d’ivoire, tandis que les crêtes étaient soulignées de vert par l’herbe et de blanc par le guano. Les vagues se jetaient sur la roche nue au pied de ces falaises et rebondissaient, refluaient, heurtaient les vagues qui arrivaient dans un rapide jaillissement. Cette traversée était un enchantement, avec ses longues glissades dans le creux des vagues, le vent qui paraissait produit par une centrale offshore et, surtout l’après-midi, les embruns, l’odeur salée de l’air – car la mer du Nord commençait à être salée –, le vent dans les cheveux, le V de tapisserie blanche dans le sillage du bateau, lumineux sur la mer indigo : des journées magnifiques. Maya aurait voulu faire le tour du monde et recommencer, ne jamais accoster, ne jamais rien changer… Elle avait entendu dire que des gens vivaient ainsi, maintenant, sur des vaisseaux-serres géants complètement autonomes, de véritables thalassocraties qui sillonnaient l’océan…
Mais devant eux se trouvait le goulet du Détroit. Le voyage arrivait à son terme. Pourquoi les bonnes journées étaient-elles toujours si courtes ? D’un instant à l’autre, d’un jour à l’autre – si remplis, si beaux, et à jamais disparus, disparus avant qu’on ait le temps de s’en imprégner comme il aurait fallu, de les vivre vraiment. Voguer dans la vie en regardant le sillage derrière soi, la haute mer, le grand vent… Le soleil était bas, à présent, la lumière oblique sur les falaises soulignait leurs sauvages irrégularités, les surplombs, les grottes, les parois lisses, propres, se jetant droit dans la mer, la roche rouge dans l’eau bleue, la roche qu’aucune main humaine n’avait effleurée (à ceci près que la mer elle-même était l’œuvre de l’homme). Des éclats de splendeur soudaine qui se fichaient en elle. Mais le soleil allait disparaître. La rupture dans les falaises, devant, marquait le premier grand port du Détroit, Rhodes, où ils devaient jeter l’ancre. Le soir tomberait. Ils dîneraient dans un café du port, près de l’eau, dans le long crépuscule, et la glorieuse journée de mer ne reviendrait jamais. Cet étrange regret de l’instant qui venait de passer, de la soirée encore à venir.
« Ah, je revis ! » se dit-elle, émerveillée de ce miracle.
Michel et ses trucs… Depuis le temps, son salmigondis psychoalchimique aurait dû la laisser de marbre. C’en était trop pour un cœur humain. Enfin, une chose était sûre : tout était préférable à l’engourdissement. Cette sensation aiguë avait une beauté douloureuse, et la douleur était supportable, presque jouissive, d’une certaine façon, par accès. Les couleurs saturées de cette fin d’après-midi possédaient une intensité sublime. Et sous ce déferlement de lumière nostalgique, le port de Rhodes était magnifique – le grand phare sur le cap ouest, les deux bouées à cloche rouge et verte, tribord et bâbord. Là, descendre vers le miroir noir d’un mouillage, et les barques, loin en bas, dans la lumière déclinante, traverser les ténèbres liquides, franchir une forêt de vaisseaux à l’ancre, tous différents, car la construction navale vivait une période d’innovation rapide ; les nouveaux matériaux permettant presque tout, les anciens modèles étaient constamment revus et modifiés, puis on y revenait. Là, un clipper, là, une goélette, plus loin, une chose qui ressemblait à un espar en saillie… Heurter enfin un quai de bois plein de monde, dans l’ombre.
La nuit, les villes portuaires se ressemblaient toutes. Une corniche, un parc étroit, incurvé, des rangées d’arbres, un croissant d’hôtels et de restaurants délabrés, le long des quais… Ils prirent une chambre dans un de ces hôtels et se promenèrent sur les quais, dînèrent sous un vélum, comme Maya l’avait imaginé. Elle se détendit dans la stabilité concrète, matérielle de son fauteuil, regardant la lumière liquide s’échouer sur l’eau noire, visqueuse, du port, écoutant Michel parler aux gens de la table voisine, savourant l’huile d’olive et le pain, le fromage et l’ouzo. Elle n’en revenait pas que la beauté puisse être aussi douloureuse, et même le bonheur. Et pourtant, elle espérait que l’avachissement paresseux accompagnant la digestion dans leurs fauteuils ne finirait jamais.
C’était évidemment impossible. Ils allèrent se coucher, la main dans la main, et elle garda Michel en elle un temps infini. Le lendemain, ils portèrent leurs sacs de l’autre côté de la ville, vers le port intérieur, juste au nord de la première écluse du canal, puis dans un grand bateau long et lascif, une sorte de barge transformée en bateau de plaisance. Une centaine de passagers montèrent à bord ; et parmi eux se trouvaient Vendana et ses amis. Quelques écluses plus loin, sur un bateau privé, Jackie et sa cour s’apprêtaient eux aussi à descendre vers le sud. Certaines nuits, ils se retrouveraient amarrés au même ponton, le long du canal.
— Intéressant, fit Maya d’une voix traînante, et à ce mot, Michel parut à la fois content et inquiet.
Le lit du Grand Canal avait été creusé par une loupe spatiale concentrant le soleil renvoyé par la soletta. La loupe planait très haut dans l’atmosphère, au-dessus des nuages thermiques formés par la roche fondue et volatilisée. Elle avançait en ligne droite, et avait tracé un chemin de feu dans le sol, sans prendre garde aux détails topographiques. Maya se souvenait vaguement avoir vu des vidéos du processus, à l’époque, mais les images étaient forcément prises de loin, et ne permettaient pas d’imaginer la taille du canal. Leur long bateau à moteur, bas sur l’eau, entra dans la première écluse. Il fut soulevé par l’eau entrante, sortit à l’autre bout du sas… et ils se retrouvèrent sur un lac ridé par le vent, de deux kilomètres de large, qui allait tout droit vers le sud-ouest et la mer d’Hellas, à deux mille kilomètres de là. Un grand nombre de bateaux, gros et petits, se croisaient en tenant leur droite, comme sur une route. Presque tous les bâtiments étaient motorisés, même si plusieurs étaient gréés en goélette. Les plus petits avaient parfois de grandes voiles triangulaires et pas de moteur : « Des dhows », fit Michel en tendant le doigt. Un modèle arabe, sans doute.
Quelque part devant eux se trouvait le vaisseau de campagne de Jackie. Maya l’ignora et se concentra sur les rives du canal. Il était visible que la roche disparue n’avait pas été excavée mais s’était tout simplement transformée en poussière. La température, sous l’intense lumière de la loupe spatiale, atteignait 5 000 degrés kelvin, et la roche s’était dissociée en ses atomes constitutifs, lesquels s’étaient rapidement élevés dans l’air. En se refroidissant, la matière était retombée sur les berges et une petite quantité avait coulé dans la tranchée comme de la lave, formant un canal au fond plat bordé de rives de quelques centaines de mètres de haut et de plus d’un kilomètre de large : des levées de scories noires, arrondies, sur lesquelles ne poussait pas grand-chose, de sorte qu’elles étaient presque aussi nues et noires à présent que lorsqu’elles s’étaient refroidies, une quarantaine d’années martiennes plus tôt. Seules de rares fissures emplies de sable éclataient de verdure. L’eau du canal qui paraissait noire le long des berges prenait la teinte du ciel au milieu, ou plutôt une couleur un peu plus sombre que le ciel, sans doute à cause du fond sombre, le tout strié de bandes vertes.
L’étendue rectiligne d’eau sombre entre deux parois d’obsidienne. Des bateaux de toutes les tailles, mais souvent longs et effilés pour maximiser l’espace dans les écluses. Puis, à quelques heures de distance les unes des autres, des villes en bordure du canal, incrustées sur la berge et étalées sur les terres au-delà. La plupart d’entre elles portaient les noms déjà existants sur les anciennes cartes de Lowell et Antoniadi, noms que ces astronomes entichés de canaux avaient choisis parmi les rivières de l’antiquité classique. Les premières villes devant lesquelles ils passèrent étaient assez près de l’équateur, et entourées de palmeraies. Derrière les quais en bois se trouvaient de petits quartiers portuaires grouillants d’activité, eux-mêmes chapeautés d’agréables quartiers en terrasses. Puis la masse des villes sur la partie plate des berges. La loupe avait coupé tout droit à travers le Grand Escarpement, vers les hautes plaines d’Hesperia, ce qui représentait une dénivellation de quatre kilomètres. Aussi le canal était-il ponctué par des écluses éloignées les unes des autres de quelques kilomètres. Comme partout, à cette époque, les barrages étaient transparents, leurs parois paraissaient aussi fines que de la Cellophane, et pourtant on disait qu’ils étaient dix fois plus résistants que nécessaire, compte tenu de la masse d’eau qu’ils retenaient. Maya se sentait agressée par leur transparence. Elle y voyait une manifestation d’hubris. Ce caprice recevrait forcément son châtiment. Un jour, l’une des minces parois exploserait comme un ballon, semant la ruine et la désolation alentour, et les gens en reviendraient au bon vieux béton et à la fibre de carbone.
En attendant, ils voguaient vers une écluse, un mur d’eau pareil à la mer Rouge s’ouvrant pour laisser passer le peuple d’Israël, des poissons filant au-dessus d’eux tels des oiseaux primitifs, vision surréaliste, digne d’un dessin d’Escher. Ils entrèrent dans le sas, véritable tombe aux parois liquides. Ils montèrent, montèrent, montèrent, entourés par ces poissons-oiseaux, et émergèrent enfin au niveau supérieur de la grande rivière aux parois rectilignes, qui traversait le sol noir.
— Bizarre, dit Maya après la première écluse, puis après la deuxième et la troisième.
Et Michel ne pouvait que sourire et hocher la tête.
La quatrième nuit, ils mouillèrent dans une petite ville appelée Naarsares. De l’autre côté du canal s’élevait une ville encore plus petite nommée Naarmalcha. Des noms à consonance mésopotamienne. Du restaurant en terrasse juché sur la berge on avait une bonne vue sur le canal et les highlands arides qui l’entouraient, et, plus loin, sur l’endroit où le canal traversait le cratère Gale. Gale était maintenant une bulle greffée sur le canal, un bassin ouvert pour les bateaux et les marchandises.
Après dîner, Maya resta sur la terrasse à regarder dans la faille qui donnait sur Gale. Dans l’encre poudreuse du crépuscule, Vendana et certains de ses compagnons s’approchèrent d’elle.
— Comment trouvez-vous le canal ? lui demandèrent-ils.
— Très intéressant, répondit sèchement Maya.
Elle n’aimait ni qu’on lui pose des questions, ni se retrouver au milieu d’un groupe. Elle avait trop l’impression d’être un objet de musée. Ils ne tireraient rien d’elle. Elle les foudroya du regard. L’un des jeunes gens abandonna la partie et commença à parler avec la femme qui se trouvait à côté de lui. Il avait un visage d’une beauté extraordinaire, les traits fins sous une crinière noire. Un sourire doux, un rire spontané. En tous points, fascinant. Jeune, mais pas au point d’avoir l’air inachevé. Quelque chose d’indien, peut-être, la peau sombre, les dents blanches, régulières, fort et mince comme un lévrier, plus grand qu’elle, mais pas un de ces nouveaux géants. Il était encore à l’échelle humaine, solide et gracieux sans ostentation. Sexy.
Elle s’approcha lentement de lui alors que le groupe adoptait une formation plus détendue, comme dans un cocktail, les gens se déplaçant pour bavarder, pour regarder le canal et les quais. Elle eut enfin l’occasion de lui parler, et il ne réagit pas comme si elle était Hélène de Troie ou Lucy, le chaînon manquant. Ce serait merveilleux d’embrasser cette bouche. Hors de question, évidemment, et elle n’en avait pas vraiment envie. Mais cette idée lui plaisait, et le seul fait d’y penser lui donnait des idées. Les visages avaient une telle force.
Il s’appelait Athos. Il était de Licus Vallis, à l’ouest de Rhodes. Un sansei, d’une famille de marins, des grands-parents grecs et indiens. Il avait contribué à la refonte du parti Vert et il était convaincu que le seul moyen de rester hors du maelström était d’aider la Terre à surmonter son problème. Une approche controversée – l’éternelle histoire de la queue qui remue le chien, il l’admettait volontiers, avec un beau sourire. Il était candidat à la représentation des villes de la baie de Nepenthes, et participait d’une façon générale à la coordination de la campagne des Verts.
— Il paraît que nous allons rattraper la campagne de Mars Libre d’ici quelques jours ? demanda plus tard Maya à Vendana.
— Oui. Nous avons prévu de débattre avec eux dans un meeting à Gale.
Puis, alors qu’ils remontaient la passerelle menant à leur bateau, les jeunes se détournèrent d’elle et se dirigèrent ensemble vers le pont avant pour continuer à faire la fête. Oubliée, Maya. Elle n’était pas des leurs. Elle les regarda s’éloigner et rejoignit Michel dans leur petite cabine, à l’arrière. Elle n’y pouvait rien, ça la faisait chaque fois bouillir de colère. Il y avait des moments où elle détestait les jeunes.
— Je les exècre, dit-elle à Michel.
Tout ça parce qu’ils étaient jeunes. Elle pouvait toujours dire qu’elle avait une aversion pour leur insouciance, leur stupidité, leur désinvolture, leur indécrottable provincialisme. Ce n’était pas faux, mais ce qu’elle abhorrait par-dessus tout, c’était leur jeunesse. Pas seulement leur perfection physique, non, juste leur âge, une simple question de chronologie, le fait qu’ils avaient la vie devant eux. Tout était meilleur dans l’anticipation, tout. Elle rêvait encore parfois qu’elle regardait Mars du haut de l’Arès, alors qu’ils venaient d’entrer en orbite martienne et s’apprêtaient à descendre. Et dans le choc du réveil, du retour au présent, elle se rendait compte qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse que dans cette fièvre anticipatrice alors qu’un nouveau monde s’étendait à leurs pieds, que tout était possible. C’était ça, la jeunesse.
— Pense que ce sont des compagnons de route, lui conseilla alors Michel, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises, lorsque Maya lui avait avoué ce sentiment. Ils ne seront pas jeunes plus longtemps que nous, un claquement de doigts, et voilà ! ils seront vieux et ils cesseront d’être tout court. Nous passons tous par là. Un siècle de différence n’est rien. Et de tous les humains qui ont jamais existé et qui existeront jamais, ces gens sont les seuls qui vivront en même temps que nous. Ça fait d’eux tes contemporains. Et tes contemporains sont les seuls qui te comprendront jamais.
— Je sais, je sais, fit Maya (et c’était vrai). Mais je les exècre quand même.
La loupe spatiale avait creusé un chenal d’une profondeur à peu près constante partout, aussi la tranchée qu’elle avait ouverte dans le bord du cratère Gale, au nord-est et au sud-ouest, était-elle plus haute que le lit du canal. Il avait donc fallu l’approfondir, puis on y avait installé des écluses et le cratère intérieur avait été transformé en un lac d’altitude, un bulbe dans l’interminable thermomètre du canal. L’ancien système lowellien de nomenclature ne semblait pas s’appliquer ici, et les écluses du nord-est étaient entourées par une petite ville divisée en deux appelée Tranchée du Bouleau, alors que la ville plus vaste qui entourait l’écluse du sud-ouest s’appelait Berges. Berges était construite sur la zone de fonte de la brûlure, s’élevait en larges terrasses incurvées sur le bord non fondu de Gale et surplombait le lac intérieur. C’était une ville sauvage, où descendaient les équipages et les passagers des bateaux pour se joindre à la fête plus ou moins continue. Cette nuit-là, l’animation était concentrée sur l’arrivée de la campagne de Mars Libre. Une grande place plantée d’herbe, perchée sur une large saillie au-dessus de l’écluse du lac, était pleine de gens. Certains écoutaient les orateurs discourir sur une estrade, d’autres, ignorant le tumulte, faisaient des courses ou se promenaient, buvaient, dansaient ou exploraient les hauteurs de la ville.
Maya assista à tous les discours de la campagne du haut d’une terrasse surplombant l’estrade, ce qui lui permettait de voir Jackie et les dirigeants de Mars Libre grenouiller, parler et écouter en attendant leur tour de se retrouver sous les feux des projecteurs. Antar et Ariadne étaient là, ainsi que d’autres que Maya reconnaissait plus ou moins pour les avoir vus aux infos. Les observer de la coulisse pouvait être très révélateur. Elle voyait se déployer la dynamique de domination des primates dont Frank lui rebattait les oreilles. Deux ou trois hommes tournaient autour de Jackie, et, pour d’autres motifs, quelques femmes aussi. L’un des hommes, un certain Mikka, siégeait depuis peu au conseil exécutif global, en tant que chef de Mars-Un. Mars-Un était l’un des plus vieux partis politiques de Mars, formé pour contester les termes du renouvellement du premier traité de Mars. Maya croyait se souvenir d’y avoir participé. La politique martienne était maintenant organisée selon un schéma qui rappelait celui des démocraties parlementaires européennes, avec un large spectre de petits partis gravitant autour de quelques coalitions centristes, dans leur cas Mars Libre, les Rouges et les gens de Dorsa Brevia, les autres leur emboîtant le pas, comblant les vides ou courant sur les côtés, tous se déplaçant d’un bord à l’autre au gré des alliances temporaires, pour faire progresser leur petite cause. Dans ce dispositif, Mars-Un était devenu une sorte d’aile politique des écoteurs Rouges qui sévissaient encore, une organisation déplaisante, expéditive, sans scrupules, acoquinée à la majorité écrasante de Mars Libre sans véritable raison idéologique. Il devait y avoir un accord quelconque derrière tout ça. Ou quelque chose de plus personnel. La façon dont Mikka suivait Jackie, la regardait. Un amant, ou un ex-amant de fraîche date. Maya en aurait mis sa tête à couper. Elle en eut plus tard la confirmation par des rumeurs.
Leurs discours évoquaient toujours la belle, la merveilleuse Mars, qui allait finir anéantie par la surpopulation, à moins qu’ils ne la ferment à toute immigration. C’était un point de vue qui disait quelque chose au public, ainsi qu’en témoignaient les acclamations de la foule. Attitude profondément hypocrite, car la plupart de ceux qui approuvaient ce programme gagnaient leur vie grâce aux touristes terriens, et tous étaient des immigrants ou des enfants d’immigrants, mais ça ne les empêchait pas d’applaudir. C’était un bon programme électoral. Surtout quand on ignorait le risque de guerre, l’immensité de la Terre et sa primauté en matière de civilisation humaine. La défier ainsi… Mais ça n’avait pas d’importance. Ces gens se fichaient pas mal de la Terre et ne comprenaient rien, de toute façon. Et puis cette attitude de défi faisait paraître Jackie plus brave et plus belle, la championne de Mars Libre. Elle reçut une véritable ovation. Elle avait beaucoup appris depuis ses discours maladroits de la seconde révolution. Elle était devenue assez bonne, pour ne pas dire excellente.
Les orateurs Verts se levèrent à leur tour et plaidèrent en faveur d’une Mars ouverte. Bien entendu, ils évoquèrent le danger de la politique de fermeture, mais la réaction fut beaucoup moins enthousiaste. Leur prise de position ressemblait à de la lâcheté, à vrai dire, et la vision d’une Mars ouverte paraissait naïve. Avant d’arriver à Berges, Vendana avait proposé à Maya de prendre la parole, mais elle avait refusé, et elle venait de recevoir la confirmation de ce qu’elle pensait. Elle n’enviait pas ces orateurs de devoir soutenir une position impopulaire devant une foule qui allait en s’amenuisant.
À la suite des discours, les Verts tinrent une petite soirée post-mortem, et Maya critiqua sévèrement leur prestation.
— Je n’ai jamais vu une incompétence pareille. Vous essayez de leur faire peur et vous ne réussissez qu’à donner l’impression d’être terrifiés. Le bâton est nécessaire, mais il faut aussi une carotte. Si le risque de guerre est le bâton, il faut aussi que vous leur disiez sans avoir l’air idiot pourquoi les Terriens doivent pouvoir continuer à venir. Vous devez leur rappeler qu’ils sont tous d’origine terrienne, que nous sommes toujours des immigrants ici et que nous ne pouvons pas abandonner la Terre.
Ils acquiescèrent. Athos semblait pensif. Puis Maya prit Vendana à part et l’interrogea sur les récentes liaisons de Jackie. Mikka était bien l’un de ses derniers partenaires, et l’était probablement encore. Mars-Un était peut-être plus opposé à l’immigration que Mars Libre. Maya hocha la tête ; elle commençait à entrevoir les grandes lignes d’un plan.
Après la réunion, Maya alla se promener en ville avec Vendana, Athos et les autres. Ils passèrent devant un orchestre qui jouait ce qu’on appelait du Sheffield. La musique n’était que du bruit pour Maya : vingt percussionnistes ayant chacun son rythme propre sur des instruments qui n’avaient pas été conçus pour les percussions, ou pour un quelconque usage musical. Mais cela servait ses intentions, car dans le bruit et le tintamarre, elle put guider ses jeunes compagnons comme si de rien n’était vers Antar, qu’elle avait repéré de l’autre côté de la piste de danse. Quand ils furent près de lui, elle s’exclama :
— Tiens, mais c’est Antar ! Salut, Antar ! Voici les gens avec qui je descends le canal. Nous sommes juste derrière vous, apparemment. Nous allons vers Hell’s Gate, et puis Odessa. Comment marche la campagne ?
Antar déploya le charme princier qui lui était coutumier. C’était un homme auquel on avait du mal à s’opposer, même quand on savait à quel point il pouvait être réactionnaire et qu’il avait été l’instrument des nations arabes de la Terre. Il avait dû apprendre à tourner le dos à ces vieux alliés, encore un aspect dangereux de cette stratégie anti-immigration. Il était curieux de voir de quelle façon la direction de Mars Libre avait décidé de défier le pouvoir terrien tout en essayant de dominer chaque nouvelle colonie du système solaire extérieur. L’hubris. Ou peut-être se sentaient-ils seulement menacés : Mars Libre avait toujours été le parti des jeunes indigènes, et si une immigration débridée amenait des millions de nouveaux issei, son statut, sa supermajorité et même sa majorité tout court seraient menacés. Ces nouvelles hordes, avec leur fanatisme intact – leurs églises, leurs mosquées, leurs drapeaux, leurs caches d’armes, leurs guerres ouvertes –, constituaient indéniablement une cause à défendre pour Mars Libre, car l’immigration intensive de la décennie écoulée avait de toute évidence engendré l’émergence d’une autre Terre tout aussi absurde que la première. John serait devenu dingue. Frank aurait bien rigolé. Arkady aurait lancé : Je vous l’avais bien dit, et il aurait suggéré une autre révolution.
Mais il fallait être réaliste ; on ne pouvait pas faire disparaître la Terre d’un coup de baguette magique. En attendant, Antar était si chaleureux, si courtois qu’il donnait l’impression de penser que Maya pourrait lui être utile. Il suivait toujours Jackie comme un petit chien, aussi Maya ne fut-elle pas étonnée de voir apparaître Jackie et quelques autres. Tout le monde se salua. Maya fit un signe de tête à Jackie, et celle-ci répondit d’un sourire sans défaut. Maya prit soin de lui présenter un à un ses nouveaux compagnons. En arrivant à Athos, elle vit que Jackie l’observait, et celui-ci lui dédia un regard amical. Maya demanda à Antar, en passant, comment allaient Zeyk et Nazik, qui vivaient sur la baie d’Acheron. Les deux groupes se déplaçaient lentement vers la musique, et bientôt, s’ils continuaient à avancer, le bruit serait tel qu’elle ne pourrait plus suivre la conversation des autres.
— J’aime le rythme du Sheffield, dit Maya à Antar. Tu m’aides à approcher de la piste de danse ?
Comme si elle avait besoin de qui que ce soit pour traverser une foule. Mais Antar la prit par le bras, sans voir – ou en feignant de ne pas voir – que Jackie parlait à Athos. C’était de l’histoire ancienne pour lui, de toute façon. Mais ce Mikka, qui avait l’air très grand et très costaud de près (une hérédité Scandinave, peut-être), semblait avoir la tête près du bonnet. Il suivait le groupe d’un air boudeur. Maya eut une moue satisfaite. Ça commençait bien. Si Mars-Un était encore plus isolationniste que Mars Libre, une bisbille entre les deux pouvait être utile.
Alors elle dansa avec un enthousiasme qu’elle n’avait pas éprouvé depuis des années. En fait, si on se concentrait sur les tambours de basse, leur rythme rappelait celui d’un cœur battant la chamade. Et le charivari des bouts de bois, ustensiles de cuisine et cailloux ronds qui se greffait sur cette pulsation fondamentale n’était que le bruit éphémère d’un grondement d’estomac ou d’une pensée fugitive. Cela semblait suivre une certaine logique. Pas une logique musicale au sens où elle l’entendait, mais une sorte de logique rythmique. Danser, suer, regarder Antar bouger gracieusement. Il devait être idiot, mais ça ne se voyait pas. Jackie et Athos avaient disparu. De même que Mikka. Il allait peut-être disjoncter et tous les tuer ? Maya eut un grand sourire et tourna de plus belle sur la piste.
Quand Michel s’approcha, elle l’accueillit avec un sourire radieux et le serra sur son cœur. Elle était en sueur, mais Michel aimait ça. Il en fut ravi et intrigué.
— Je croyais que tu détestais ce genre de musique ?
— Il y a des moments où je l’adore.
Au sud-ouest de Gale, le canal montait, par un système d’écluses, jusqu’au plateau d’Hesperia. Il traversait les highlands à l’est du massif de Tyrrhena à l’altitude à peu près constante de quatre kilomètres au-dessus du niveau de la mer, de sorte que les écluses n’étaient plus nécessaires. Pendant plusieurs jours d’affilée, ils suivirent le canal soit aux machines, soit propulsés par les petits mâts-voiles du vaisseau, s’arrêtant dans toutes les villes qui bordaient le canal : Oxus, Jaxartes, Scamander, Simois, Xanthus, Steropes, Polyphemus. Ils restèrent à distance constante du bateau de Mars Libre, ainsi que de la plupart des barges et des yachts qui se dirigeaient vers Hellas. Tout s’étendait, immuable, d’un horizon à l’autre, si ce n’est que, dans cette région, le canal n’était pas foré dans le régolite de basalte habituel, de sorte qu’on observait des variations dans les berges, des strates d’obsidienne et d’autres roches sidérolithiques, des volutes de porphyre marbré, brillant, aux couleurs étincelantes, des jaunes de soufre violents, des conglomérats granuleux, et même une longue section vitreuse, transparente, cristalline, qui bordait le canal sur les deux côtés, déformant les hauts plateaux qui se trouvaient derrière et reflétant la couleur du ciel. Cette bande, appelée Rives de Verre, était évidemment très peuplée. Entre les villes qui longeaient le canal à cet endroit serpentaient des chemins de mosaïque bordés de villas aux pelouses entourées de haies, ombragées par des palmiers plantés dans de gigantesques pots de céramique. Les maisons de Rives de Verre étaient blanchies à la chaux, avec des portes et des persiennes de teintes pastel, éclatantes, des toits de tuiles bleues, vernissées. Les restaurants avaient des tentures bleues surmontées d’enseignes lumineuses multicolores. C’était une sorte de Mars de rêve, un cliché de l’ancien paysage onirique, mais non moins beau pour autant, son évidence faisant en fait partie du plaisir. Lorsqu’ils traversèrent cette région, il faisait chaud et il n’y avait pas un souffle de vent, de sorte que la surface de l’eau était aussi lisse et claire que les rives : un monde de verre. Assise sur le pont avant, sous un auvent de toile, Maya observait, comme tout le monde, les barges de marchandises et les bateaux à aubes chargés de touristes qu’ils croisaient, les berges de verre et les villes colorées qui les bordaient. C’était l’un des plus grands centres touristiques martiens, la destination favorite des visiteurs des autres mondes : ridicule, mais vrai. Et il fallait admettre que c’était joli. Elle comptait bien gagner son pari, mais quel que soit le parti qui remporterait les élections, se disait Maya en regardant défiler le paysage, quelle que soit l’issue de la bataille de l’immigration, ce monde continuerait à briller comme un jouet au soleil.
Alors qu’ils poursuivaient vers le sud, l’automne austral rafraîchit un peu l’air. Sur les rives redevenues basaltiques commençaient à apparaître des arbres à bois dur, aux feuilles de tous les tons de jaune et de rouge du spectre visible. Un matin, une mince pellicule de glace couvrit l’eau immobile le long des rives. Du haut de la berge, à l’ouest, ils voyaient Tyrrhena Patera et Hadriaca Patera se découper sur l’horizon tels des Fujis aplatis. Les flancs noirs d’Hadriaca étaient rayés comme un berlingot par des glaciers blancs. Maya l’avait vu de l’autre côté, en revenant de Dao Vallis, quand elle avait fait le tour du bassin d’Hellas lors de sa mise en eau, il y avait si longtemps. Avec cette jeune fille – comment s’appelait-elle, déjà ? Une parente d’une de ses relations.
Le canal traversait les montagnes en dos de dragon de Dorsa Hesperia. Les villes du bord du canal devenaient moins équatoriales, plus austères, plus semblables aux villes fluviales des hauts plateaux de la Volga ou aux villages de pêcheurs de Nouvelle-Angleterre, mais ils s’appelaient Astapus, Aeria, Uchronia, Apis, Eunostos, Agathadaemon, Kaiko… Ils allaient toujours plus loin vers le sud-ouest, sur le large ruban d’eau aussi droit qu’un relevé au compas, jour après jour, jusqu’à ce qu’il soit difficile d’imaginer que c’était le seul canal de ce genre sur toute la planète, qu’il n’y en avait pas tout un réseau comme sur les cartes du vieux rêve. Oh, il y avait un autre canal à Boone’s Neck, mais il était court, très large, et s’élargissait chaque année, déchiqueté par les câbles des draglines et les courants, si bien que ce n’était plus vraiment un canal mais plutôt un détroit artificiel. Non, le rêve des canaux ne s’était concrétisé qu’en cet endroit de la planète. Et quand on voguait là, entre les hautes berges, on avait le sentiment romantique que les querelles politiques et personnelles avaient une sorte de grandeur barsoomienne[5].
Telle était du moins l’impression qu’on avait, le soir, sous les néons pastel des villes du canal. Maya se promenait dans une de ces villes, Antaeus, en regardant les bateaux, les grands et beaux jeunes gens qui bavardaient nonchalamment, attablés à des buvettes, la viande qui cuisait sur des braseros fixés aux rambardes, le long de l’eau, lorsque d’un large ponton jeté sur le canal monta la plainte d’un violon tzigane. Elle s’approcha instinctivement et vit, mais trop tard, Jackie et Athos, assis à une table de café en plein air, penchés l’un vers l’autre au point que leurs fronts se touchaient presque. Elle n’avait surtout pas envie d’interrompre un tête-à-tête aussi prometteur et s’arrêta brusquement, mais le mouvement attira l’attention de Jackie qui leva les yeux et sursauta. Maya n’eut pas le temps de battre en retraite. Déjà Jackie se dirigeait vers elle.
Encore une scène, se dit Maya que cette perspective ennuyait vaguement. Mais Jackie était tout sourire, Athos à côté d’elle, observant le monde avec de grands yeux candides. Soit il n’avait aucune idée de ce qui se passait, soit il contrôlait admirablement son expression. Maya opta pour la seconde hypothèse. La lueur qui brillait dans son regard était trop innocente pour être réelle. Un comédien. C’était un grand comédien.
— Ce canal est magnifique, tu ne trouves pas ? fit Jackie.
— Un piège à touristes, répondit Maya. Mais un beau piège. Et les touristes ne risquent pas de s’envoler.
— Allons ! s’esclaffa Jackie en prenant le bras d’Athos. Qu’as-tu fait de ton beau romantisme ?
— Quel romantisme ? répliqua Maya, ravie de cette démonstration publique d’affection.
La Jackie d’autrefois n’aurait jamais fait une chose pareille. En fait, Maya constata avec un choc qu’elle n’était plus toute jeune. Elle était stupide de ne pas y avoir pensé, mais elle avait du temps une vision tellement brouillée que son propre visage dans le miroir la surprenait toujours. Elle se réveillait chaque matin dans le mauvais siècle, et voir Jackie jouer les rombières, Athos pendu à son bras, lui faisait un peu le même effet. Ce n’était pas possible, il y avait erreur, c’était la fille fraîche, redoutable, de Zygote, la jeune déesse de Dorsa Brevia !
— Tout le monde est romantique, dit Jackie.
Les années ne l’avaient pas assagie. Encore une discontinuité chronologique. Peut-être les traitements de longévité répétés lui avaient-ils coagulé le cerveau. Bizarre qu’après s’être administré autant de drogues elle donne encore des signes de vieillissement. D’où venait-il, d’ailleurs, en l’absence d’erreur dans la division cellulaire ? Elle avait le visage aussi lisse qu’une fille de vingt-cinq ans, il émanait d’elle une confiance typiquement boonéenne, plus forte que jamais, son seul vrai trait de famille avec John, aussi éclatant que l’enseigne au néon du café, au-dessus d’eux. Et malgré tout, elle faisait son âge, quelque chose dans le regard, ou dans une gestalt au travail malgré toutes les manipulations médicales.
Soudain, l’une des nombreuses assistantes de Jackie se rua sur eux, haletante, hoquetante, tremblant de tous ses membres. Elle arracha le bras de Jackie à celui d’Athos, et dit en sanglotant :
— Oh, Jackie, je suis tellement, tellement désolée, elle s’est tuée, elle s’est tuée…
— Qui ça ? lança Jackie d’une voix qui claqua comme un coup de fouet.
— Zo, répondit lamentablement la jeune femme.
Sauf qu’elle n’était plus si jeune que ça, elle non plus.
— Zo ?
— Elle a eu un accident. Elle volait quand elle est tombée dans la mer.
Voilà qui devrait la refroidir, se dit Maya.
— Naturellement, fit Jackie.
— Mais sa tenue d’homme-oiseau ? protesta Athos. (Il prenait de la bouteille, lui aussi.) Elle ne l’a pas…
— Je n’en sais rien.
— Quelle importance ! fit Jackie, leur intimant le silence à tous.
Plus tard, Maya entendit un témoin oculaire raconter l’accident, dont l’image devait rester à jamais gravée dans son esprit : les deux femmes-oiseaux se débattant dans les vagues comme des mouches trempées, se maintenant à la surface de sorte qu’elles auraient dû s’en tirer, et puis une des grosses vagues de la mer du Nord les avait cueillies, projetées sur un écueil, et elles avaient disparu dans l’écume.
Jackie était prostrée, lointaine, perdue dans ses pensées. Maya avait entendu dire qu’elles ne s’entendaient pas, Zo et elle, qu’elles se détestaient. Mais son enfant… On n’était pas censé survivre à ses enfants ; même Maya, qui n’en avait jamais eu, le pensait profondément. Seulement toutes les lois avaient été abrogées, la biologie ne voulait plus rien dire, et voilà où ils en étaient. Si Ann avait perdu Peter dans la chute du câble, si Nadia et Art perdaient jamais Nikki… Même Jackie, cette imbécile, devait le sentir.
Oh oui, elle le sentait ! Elle tournait et retournait la chose dans sa tête, cherchant un moyen d’en sortir. Mais elle n’en sortirait pas. Elle deviendrait une personne différente, vieillissante – ça n’avait aucun rapport avec le temps, aucun.
— Oh, Jackie ! Je suis tellement désolée, fit Maya en tendant la main.
Jackie eut un mouvement de recul. Maya retira sa main. C’est quand les gens ont le plus besoin d’aide que leur isolement est le plus extrême. C’est ce que Maya avait appris la nuit de la disparition d’Hiroko, quand elle avait essayé de réconforter Michel. Il n’y avait rien à faire.
Maya dut se retenir pour ne pas flanquer une calotte à l’assistante éplorée.
— Vous devriez la raccompagner au bateau et tenir les gens à l’écart pendant un moment.
Jackie était toujours perdue dans ses pensées. Sa réaction de rejet avait été purement instinctive. Elle était assommée, en proie à un sentiment d’irréalité qui absorbait toute son énergie. Une réaction normale, celle de n’importe quel être humain. C’était peut-être encore pire quand on ne s’entendait pas avec son enfant, pire que si on l’aimait. Ah, Seigneur…
— Allez, fit Maya à l’assistante en signifiant du regard à Athos de l’aider.
Il finirait bien par lui faire de l’effet, d’une façon ou d’une autre. Ils l’entraînèrent. Elle avait toujours le plus beau dos du monde. Un port de reine. Ça changerait quand elle réaliserait.
Plus tard, Maya se retrouva à la limite sud de la ville, à l’endroit où les lumières s’arrêtaient et où le canal piqueté d’étoiles était enserré dans des berges de mâchefer noir. Cela ressemblait au parchemin d’une vie, la ligne de vie du monde : des vers de néon grouillant dans un paysage, vers l’horizon noir. Des étoiles au-dessus de leurs têtes, sous leurs pieds. Une piste noire sur laquelle ils planaient sans bruit.
Elle retourna au bateau. S’appuya au bastingage. C’était désespérant d’éprouver de tels sentiments pour un ennemi, de perdre un ennemi dans un désastre de ce genre.
— Qui vais-je haïr maintenant ? cria-t-elle à Michel.
— Euh… fit Michel, pris de court, puis il ajouta, réconfortant : Tu trouveras bien quelqu’un, va.
Maya eut un petit rire sec et Michel se fendit d’un sourire. Puis il haussa les épaules et reprit son air grave. Il ne s’était pas fait avoir par le traitement comme les autres. Des histoires d’immortalité dans une chair mortelle, avait-il toujours dit et répété. Il était d’une morbidité absolue sur le sujet. Encore une illustration de son propos.
— Alors la plus qu’humaine a fini par se faire avoir, dit-il.
— Elle prenait trop de risques, aussi. L’idiote ! Elle l’a bien cherché.
— Elle n’y croyait pas.
Maya hocha la tête. Ça ne faisait aucun doute. Rares étaient ceux qui croyaient encore à la mort, surtout les jeunes, qui n’y avaient jamais cru, même avant le traitement, et maintenant moins que jamais. Mais qu’on y croie ou non, elle frappait de plus en plus souvent, surtout les plus vieux, évidemment. De nouvelles maladies, d’anciennes qui revenaient, ou un effondrement rapide, holistique, sans cause apparente.
C’est comme ça qu’étaient partis, ces dernières années, Helmut Bronski et Derek Hastings, des gens que Maya avait rencontrés, sinon bien connus. Et voilà qu’un accident avait frappé un être bien plus jeune qu’eux. Cela n’avait aucun sens, ça n’entrait dans aucun schéma. C’était l’imprudence de la jeunesse. Un accident. Le hasard. Un coup du sort.
— Tu veux toujours que Peter revienne ? demanda Michel, changeant radicalement de sujet.
Allons bon ! Michel qui donnait dans la realpolitik ! Ah… C’était pour lui changer les idées. Elle manqua éclater de rire.
— Essayons toujours de le contacter. Il voudra peut-être venir, dit-elle.
Mais c’était seulement pour rassurer Michel. Le cœur n’y était pas.
La ronde des morts avait commencé.
Mais elle ne le savait pas, à ce moment-là. Ce n’était que la fin de leur voyage sur le canal.
La loupe spatiale avait cessé son œuvre de forage juste avant le bord est de la cataracte du bassin d’Hellas, entre Dao et Harmakhis Vallis. La dernière partie avait été creusée par des moyens conventionnels, et la rapidité de la descente, du côté est du bassin, avait exigé la construction de multiples écluses qui faisaient ici office de barrage. L’aspect du canal n’était plus du tout le même que dans les highlands. C’était maintenant une succession de lacs de réservoir reliés par de larges tronçons de rivière rougeâtres. À travers les parois cristallines des écluses, l’enfilade de lacs leur apparaissait comme un escalier géant aux marches bleues descendant jusqu’au miroir de bronze lointain de la mer d’Hellas. Ils descendirent donc, marche après marche, participant à une lente parade de barges et de bateaux à voile, de bateaux de croisière et à vapeur. Les canyons de Dao et d’Harmakhis entaillaient profondément le plateau de roche rouge à gauche et à droite, mais depuis que les bâches avaient été enlevées, il fallait pour les voir se trouver juste au bord, et ils étaient invisibles du canal.
À bord de leur bateau, la vie continuait. Il en allait apparemment de même sur la barge de Mars Libre, où on disait que Jackie allait bien. Elle voyait encore Athos quand les deux bateaux mouillaient dans la même ville. Elle acceptait avec grâce les marques de sympathie, puis changeait de sujet pour aborder généralement celui de la campagne en cours. Laquelle se déroulait sans anicroche. Sous la direction de Maya, la campagne des Verts était mieux dirigée qu’avant, mais le sentiment anti-immigration était fort. Partout où ils allaient, divers conseillers et candidats de Mars Libre haranguaient la foule, Jackie ne faisant que de brèves apparitions pleines de dignité. Ses propos avaient gagné en force et en intelligence. Maya acquit, en regardant les autres discourir, une bonne idée d’ensemble des rapports de force au sein de l’organisation. Plusieurs de ses membres avaient l’air très satisfaits de se retrouver enfin sous la lumière des projecteurs. L’un des partenaires de Jackie, un dénommé Nanedi, se mettait particulièrement en avant, ce qui semblait irriter Jackie. Elle lui battit froid, se tourna de plus en plus vers Athos, Mikka et même Antar. Certains soirs, on aurait vraiment dit une reine au milieu de sa cour. Mais Maya connaissait la réalité sous-jacente, elle savait ce qu’elle avait vu à Antaeus. Même éloignée d’une centaine de mètres, elle avait une vision pénétrante de la noirceur tapie au cœur des choses.
Enfin, quand Peter répondit à son appel, Maya demanda à le voir pour parler des élections en cours. Et quand il arriva, elle guetta la suite des événements. Car il allait se passer quelque chose, c’était une certitude.
Peter avait l’air calme et détendu. Il vivait maintenant à Charitum Montes et travaillait à la fois sur le projet de réserve d’Argyre et avec une coop qui fabriquait des navettes de transport Mars-espace pour les gens qui voulaient court-circuiter l’ascenseur. Calme, détendu, un peu en retrait. Simon tout craché.
Antar en voulait déjà à Jackie de l’avoir humilié plus que d’ordinaire en s’affichant avec Athos. Mikka était encore plus furieux qu’Antar. Et voilà qu’elle déconcertait Athos et allait jusqu’à le mettre en colère, car elle consacrait maintenant toute son attention à Peter. Elle était aussi fiable qu’un aimant. Elle était attirée par Peter qui avait toujours réagi en sa présence avec l’inertie du fer face à l’aimant. Ils étaient tous tellement prévisibles que c’en était déprimant. Mais c’était utile : la campagne de Mars Libre perdait subtilement de son impact. Antar n’osait plus suggérer aux Qahiran Mahjaris d’oublier un peu l’Arabie en cette période de trouble. Mikka fustigeait les positions de Mars Libre hormis celles liées à l’immigration, et attirait certains membres du conseil exécutif dans sa sphère d’influence. Oui, décidément, Peter catalysait les maladresses de Jackie, la rendant erratique et inefficace. Tout marchait donc comme Maya l’avait prévu : il suffisait de pousser les hommes vers Jackie pour la faire tomber comme une quille. Elle n’en éprouvait pourtant aucun sentiment de triomphe.
Sitôt la dernière écluse passée, ils débouchèrent dans la baie de Malachite, un entonnoir peu profond qui se jetait dans la mer d’Hellas. Ils laissèrent derrière eux les vaguelettes dorées par le soleil et s’engagèrent dans la mer plus sombre, où beaucoup de barges et de petits bateaux tournaient vers le nord et se dirigeaient vers Hell’s Gate, le plus grand port de mer de la côte est d’Hellas. Ils suivirent les autres, et bientôt le grand pont qui franchissait Dao Vallis apparut à l’horizon, puis les parois couvertes de bâtiments de l’entrée du canyon et enfin le port avec ses quais, sa longue jetée et ses mâts.
Maya et Michel débarquèrent et empruntèrent le dédale de rues pavées et d’escaliers menant aux vieux dortoirs de Praxis, sous le pont. Michel voulait assister au festival des moissons d’automne qui avait lieu la semaine suivante, après quoi ils partiraient pour l’île Moins-Un et enfin Odessa. Ils retinrent une chambre, déposèrent leurs bagages, et Maya partit se promener dans les rues de Hell’s Gate, heureuse de sortir de l’espace confiné du bateau, de se débrouiller seule. Le soleil allait bientôt se coucher sur une journée qui avait commencé sur le Grand Canal. Le voyage était terminé.
Maya n’était pas revenue à Hell’s Gate depuis 2121. Elle travaillait alors pour Deep Waters et faisait le tour du bassin avec… avec Diana ! C’était la petite-fille d’Esther, et une cousine au second degré de Jackie. Cette grande gamine chaleureuse lui avait fait connaître les jeunes indigènes, non seulement grâce à ses contacts dans les nouvelles colonies entourant le bassin, mais par son attitude et ses idées : la Terre n’était qu’un mot pour elle, seule l’intéressait sa propre génération. C’est là que, pour la première fois, Maya s’était sentie glisser hors du présent, avait eu la sensation d’entrer dans les livres d’histoire. Elle n’avait réussi à continuer d’exercer une influence sur son époque qu’au prix d’un violent effort sur elle-même. Mais elle avait fourni cet effort, elle avait marqué son temps. C’était l’une des grandes périodes de sa vie, peut-être la dernière. Depuis les années avaient coulé comme un fleuve dans les highlands du Sud, errant entre les fissures et les grabens, puis disparaissant dans un trou que l’on n’attendait pas.
Mais un jour, soixante ans plus tôt, elle s’était dressée à cet endroit, sous le grand pont qui enjambait l’embouchure du canyon de Dao, le fameux pont de Hell’s Gate, avec la cité qui gravissait les pentes abruptes, baignées par le soleil, des deux côtés du fleuve, face à la mer. À l’époque, il n’y avait là que du sable et une bande de glace sur l’horizon. La ville était plus petite, plus fruste. Les escaliers de pierre étaient rugueux, poussiéreux. Maintenant les marches étaient polies par le temps, la poussière avait été balayée par les années. Tout était propre, patiné. Un beau port méditerranéen, à flanc de colline, perché dans l’ombre d’un pont qui en faisait une miniature, une inclusion dans un presse-papiers ou une carte postale du Portugal. Une jolie ville florissante dans le soleil couchant, un instant emprisonné dans l’ambre. Elle était jadis passée par ici avec une jeune amazone vibrante. C’était un nouveau monde qui s’ouvrait, la Mars indigène qu’elle avait aidée à venir au monde. Tout s’était révélé à elle, alors qu’elle en faisait encore partie.
Le soleil se coucha sur ces souvenirs. Maya voulut retourner au bâtiment de Praxis, sous le pont, comme autrefois. En montant l’escalier aussi raide qu’une échelle, les mains appuyées sur ses cuisses pour s’aider, elle fut envahie par un sentiment de déjà-vu. Non seulement elle avait gravi cet escalier mais encore elle l’avait gravi en pensant l’avoir déjà fait, et elle avait eu aussi l’impression d’être jadis venue là alors qu’elle jouait un rôle actif dans le monde.
Évidemment – ça lui revenait, maintenant : elle avait été l’une des premières à explorer le bassin d’Hellas, juste après Underhill. Elle avait contribué à la fondation de Low Point, puis elle avait poursuivi son chemin, explorant le bassin avant tout le monde, Ann y compris. Et plus tard, alors qu’elle travaillait pour Deep Waters, elle avait eu, en voyant les nouvelles colonies indigènes, la même impression d’être écartée de la scène contemporaine.
— Seigneur ! s’exclama-t-elle, consternée.
Des couches de vie superposées. Ils avaient vécu si longtemps ! C’était une sorte de réincarnation, d’éternel retour.
D’un autre côté, il y avait un petit noyau d’espoir dans tout ça. La première fois qu’elle s’était sentie dériver ainsi, elle avait commencé une nouvelle vie. Elle était allée s’installer à Odessa et avait contribué au succès de la révolution par son travail acharné, en réfléchissant aux raisons pour lesquelles les gens supportaient le changement, en se demandant comment éviter le retour de bâton qui paraissait inévitable après quelques décennies, anéantissant ce que la révolution pouvait avoir de bon. Et ils donnaient l’impression d’être parvenus à éviter cet écueil.
Jusqu’ici du moins. Peut-être était-ce la meilleure façon de voir cette élection : un inévitable retour de bâton. Si ça se trouve, elle n’avait pas aussi bien réussi qu’elle le pensait, elle avait seulement moins échoué qu’Arkady, que John ou que Frank. Comment le savoir ? Il était si difficile d’y voir clair dans l’histoire : c’était trop vaste, trop imparfait. Il se passait tellement de choses ; tout était possible. Les coops, les républiques, les monarchies féodales… On pouvait être sûr qu’il y avait des satrapes orientaux dans des caravanes égarées dans l’arrière-pays. Quelle que soit la façon dont on définissait l’histoire, on était assuré d’avoir raison quelque part. Le projet dont elle s’occupait maintenant, les jeunes colonies indigènes qui réclamaient de l’eau, sortaient du système, échappaient au contrôle de l’ATONU… Non, ce n’était pas ça, c’était autre chose.
Mais pour l’instant, ça lui échappait. Le lendemain matin, elle devait prendre avec Diana un train qui faisait le tour d’Hellas par le sud-est pour voir Dorsa Zea et le tunnel de lave dont ils avaient fait un aqueduc… Non. Elle était ici parce que…
Elle n’arrivait pas à remettre le doigt dessus. Deep Waters… Diana… Elles revenaient juste de Dao Vallis, où des indigènes et des immigrants mettaient sur pied une communauté agraire au fond du canyon, créant une biosphère complexe sous leur énorme tente. Certains parlaient russe, elle en avait eu les larmes aux yeux rien que de les entendre ! Oh, la voix de sa mère, sèche et sarcastique, alors qu’elle repassait dans le coin-cuisine de leur petit appartement, l’odeur de chou qu’elle sentait encore…
Ce n’était pas ça non plus. La trémulation de la mer dans le crépuscule, à l’ouest. L’eau avait recouvert les dunes de sable de Hellas Est. Un siècle au moins avait passé, ça devait être ça. Elle était là pour autre chose… Des dizaines de bateaux, coques de noix dans un port de timbre-poste, derrière une jetée. Ça ne lui revenait pas. Elle avait l’impression affreuse, vertigineuse de l’avoir sur le bout de la langue. Une sensation nauséeuse, comme si elle espérait le faire revenir en vomissant. Elle s’assit sur une marche. Sa vie sur le bout de la langue, toute sa vie ! Elle laissa échapper un gémissement, et des enfants qui jetaient des gravillons aux mouettes la regardèrent. Diana. Elles étaient tombées sur Nirgal, ils avaient dîné ensemble… Et Nirgal était tombé malade. Malade sur la Terre !
Tout lui revint d’un coup presque physique, renversant, comme un direct au foie. Le voyage sur le canal, forcément, la plongée dans Burroughs engloutie, Jackie, et Zo, cette pauvre idiote. Naturellement. Elle n’avait pas vraiment oublié, bien sûr que non. C’était si évident maintenant que ça lui était revenu. Cela ne lui avait échappé qu’un instant, elle avait eu un trou de mémoire, parce qu’elle pensait à autre chose. À une autre vie. Une bonne mémoire avait son intégrité, ses écueils, tout autant qu’une mauvaise mémoire. Voilà ce qui arrivait quand on se disait que le passé était plus intéressant que le présent. C’était souvent vrai. Mais tout de même…
Tout de même, elle préféra rester assise un moment. Elle avait encore un peu mal au cœur. Elle ressentait une légère pression résiduelle à la tête, comme si le fait que tout cela lui soit si durement resté sur le bout de la langue l’avait un peu endolorie. Oui, ç’avait été un mauvais moment à passer. Difficile à nier alors qu’elle sentait encore les poussées spasmodiques, désespérées, de sa langue.
Elle attendit que le crépuscule plonge la ville dans une lueur orange intense, pareille à celle du soleil filtré par le verre d’une bouteille ambrée. C’était bien ça, Hell’s Gate. Elle frissonna, se leva, gravit d’un pas mal assuré l’escalier menant au port. Les restaurants qui longeaient les quais étaient des globes lumineux frémissant comme des ailes de papillon. Une voie lactée en négatif les dominait de toute sa hauteur – le pont. Maya passa derrière les quais, vers la marina.
Elle tomba nez à nez avec Jackie. Ses assistants la suivaient à distance, mais Jackie marchait toute seule devant, venait à sa rencontre sans la voir. Quand elle l’aperçut, un coin de sa bouche se durcit, pas plus, mais ça suffit pour que Maya constate qu’elle avait, quoi, quatre-vingt-dix, cent ans ? Elle était belle, puissante, mais elle n’était plus jeune. Les événements auraient vite fait de la rattraper, comme tout le monde. L’histoire était une vague qui parcourait le temps un peu plus vite que la vie proprement dite, de sorte que même si les gens ne vivaient que soixante-dix ou quatre-vingts ans, ils se retrouvaient derrière la vague au moment de leur mort. C’était de plus en plus vrai. Rien ne les maintiendrait à flot, pas même une tenue d’homme-oiseau qui permettrait de surfer sur l’eau comme un pélican, comme Zo. Ah, c’était ça ; c’était la mort de Zo qu’elle voyait sur le visage de Jackie. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’ignorer, pour la laisser glisser sur elle comme l’eau sur un canard. Mais ça n’avait pas marché, et maintenant c’était une vieille femme qui marchait à Hell’s Gate, le long de l’eau criblée d’étoiles.
Maya s’arrêta, choquée par la force de cette image. Jackie s’arrêta aussi. Le bruit des assiettes entrechoquées, le brouhaha des conversations dans les restaurants, au loin. Les deux femmes se regardèrent. Maya ne se rappelait pas avoir jamais croisé le regard de Jackie, cet acte fondamental de reconnaissance, rencontrer le regard de l’autre. Oui, tu es réelle ; je suis réelle. Nous sommes là, toutes les deux. De grands pans de glace, se rompant à l’intérieur. Maya se détourna et s’éloigna, un peu plus libre.
Michel trouva un navire qui acceptait de les emmener à Odessa via l’île Moins-Un. L’équipage leur dit que Nirgal devait y être pour une compétition sportive, nouvelle qui combla Maya de joie. Elle éprouvait toujours du plaisir à voir Nirgal, et en ce moment elle avait bien besoin de son aide. Et puis elle voulait voir Moins-Un. La dernière fois qu’elle était passée par là, ce n’était pas une île ; rien qu’une station météo et une piste d’atterrissage sur une bosse, au fond du bassin.
Le navire était une longue goélette fuselée, avec cinq mâts-voiles en forme d’aile. Dès qu’ils furent au bout de la jetée, les mâts-voiles extrudèrent leur surface triangulaire, tendue, puis, lorsqu’ils filèrent par vent arrière, l’équipage déploya à l’avant un grand spinnaker bleu et le vaisseau bondit dans les vagues bleutées, soulevant des gerbes de gouttelettes. Après la noire contrainte des rives du Grand Canal, c’était merveilleux de se retrouver en pleine mer, avec le vent dans la figure et les vagues qui couraient le long des bords. Son cerveau se nettoya de Hell’s Gate et de sa confusion. Jackie, le mois écoulé n’étaient plus qu’une sorte de carnaval morbide que rien ne l’obligerait à revivre. Elle ne retournerait jamais là-bas. La mer était à elle, sa vie était dans le vent !
— Oh, Michel, ça, c’est la vie !
— C’est beau, hein ?
Au bout du voyage, ils devaient s’installer à Odessa, qui était maintenant au bord de la mer comme Hell’s Gate. Ils pourraient donc naviguer quand ils voudraient, pourvu qu’il fasse beau, et ce serait toujours comme ça : plein de soleil et de vent. Des moments éblouissants, le présent vivant. Ils n’auraient jamais d’autre réalité. L’avenir n’était qu’une vision, le passé un cauchemar – ou vice versa –, de toute façon, il n’y avait qu’ici, dans l’instant, qu’on pouvait sentir le vent, admirer les grandes vagues molles ! Maya lui indiqua une colline bleue qui roulait parallèlement à eux, le long d’une ligne fluctuante, et Michel éclata de rire. Ils la regardèrent attentivement, et leur hilarité redoubla. Il y avait des années que Maya n’avait eu à ce point l’impression d’être sur un autre monde. Ces vagues ne se comportaient pas comme elles auraient dû ; elles allaient dans tous les sens, retombaient, faisaient le dos rond, se tortillaient d’une façon que la brise n’expliquait pas. C’était étrange. Étranger. Ah, Mars, Mars, Mars !
Il n’y avait pas de marées, leur dit l’équipage, sur la mer d’Hellas. Cela ne changeait rien pour les vagues. Ce qui comptait, c’était la gravité et la force du vent. En entendant cela, en regardant la plaine bleue qui se soulevait, Maya sentit son esprit enfler de la même façon. Sa gravité était faible, et les vents étaient forts en elle. Elle était une Martienne, l’une des premières Martiennes, elle avait contribué à la mise en eau de ce bassin, participé à la construction de ses ports, permis que des marins le sillonnent librement. Elle y voguait elle-même à présent, et quand bien même elle ne ferait plus rien d’autre de sa vie, ça lui suffirait.
Maya voguait donc, debout à la proue, près du beaupré, la main sur le bastingage, dans le vent et les embruns. Michel s’approcha d’elle.
— C’est bon d’être sortis du canal, dit-elle.
— C’est vrai.
Ils parlèrent de la campagne, et Michel secoua la tête.
— Le thème de l’anti-immigration est si populaire.
— Tu crois que les yonsei sont racistes ?
— Ils auraient du mal, compte tenu de leurs propres origines mélangées. À mon sens, il s’agit purement et simplement de xénophobie. C’est de l’indifférence aux problèmes de la Terre, la crainte d’être submergés. Jackie se contente d’exprimer tout haut la peur que tout le monde éprouve déjà. Pas la peine d’être raciste pour ça.
— Mais toi tu es bon.
— Pff, comme la plupart des gens, soupira Michel.
— Tu parles ! s’exclama Maya qui le trouvait parfois trop optimiste. Qu’il s’agisse ou pas de racisme, ça pue. La Terre louche sur toute notre surface habitable et, si nous claquons la porte, il est probable qu’ils reviendront avec un bélier. Les gens ne veulent pas croire que ça pourrait arriver, mais si les Terriens sont suffisamment désespérés, ils ne nous demanderont pas notre avis pour venir, et si nous essayons de les empêcher de se poser, il y aura de la bagarre. En moins de deux ce sera la guerre, et pas sur Terre ou dans l’espace, non : ici, sur Mars. Ça nous pend au nez. Les gens de l’ONU essaient bien de nous mettre en garde. Mais Jackie ne veut rien entendre. Elle s’en fiche. Elle brandit l’étendard de la xénophobie à son profit.
Michel la regardait avec des yeux ronds. C’est vrai ; elle était censée ne plus haïr Jackie, mais certaines habitudes avaient la vie dure. D’un geste, elle balaya tout ce qu’elle venait de dire, la politicaillerie hallucinatoire, maligne, du Grand Canal.
— Ses intentions sont peut-être excellentes, dit-elle comme pour s’en persuader. Si ça se trouve, elle ne veut que le bien de Mars. Mais elle se trompe quand même, et il faut l’empêcher de nuire.
— Elle n’est pas seule en cause.
— Je sais. Il faut que nous réfléchissions à un moyen d’action. Enfin, ne parlons plus d’eux. Essayons de repérer l’île avant l’équipage.
Ils arrivèrent en vue de l’île deux jours plus tard. Comme ils s’en approchaient, Maya découvrit avec ravissement que Moins-Un n’était pas du tout dans le style du Grand Canal. Oh, il y avait des petits villages de pêcheurs aux maisons blanches, mais elles avaient l’air faites à la main, et ne possédaient même pas l’électricité. Sur les falaises au-dessus, des groupes de maisons se dressaient dans les arbres, des petits villages dans les airs. L’île était occupée par des farouches et des pêcheurs, leur dirent les marins. Le sol était nu sur les pointes de terre, vert dans les vallées cultivées. Des collines de grès ambré s’enfonçaient dans la mer, en alternance avec des petites baies sablonneuses, totalement dénudées en dehors des joncs agités par le vent.
— Ça a l’air si vide, remarqua Maya alors qu’ils contournaient la pointe nord puis le rivage ouest. Ils ont vu des images de ça sur Terre. Voilà la raison pour laquelle ils ne nous laisseront jamais leur claquer la porte au nez.
— Oui, acquiesça Michel. Tu as vu comment l’habitat est regroupé ? Ce sont les gens de Dorsa Brevia qui ont rapporté ce modèle de Crète. Tout le monde vit dans les villages et travaille dans les champs pendant la journée. Ce qui a l’air désert est en fait exploité, pour permettre à ces petits villages de vivre.
Il n’y avait pas de port à proprement parler. Ils entrèrent dans une baie peu profonde surplombée par un petit village de pêcheurs, et jetèrent l’ancre, qui resta distinctement visible sur le sable, par dix mètres de fond. Ils empruntèrent le dinghy de la goélette pour aller à terre, dépassant quelques grosses corvettes et plusieurs bateaux de pêche mouillés plus près de la plage.
De l’autre côté du village, quasi désert, un arroyo sinueux menait dans les collines, jusqu’à un canyon encaissé, après quoi une piste montait et descendait comme des montagnes russes vers le plateau, au-dessus. Sur cette lande accidentée, d’où la mer était visible de toutes parts, de grands chênes avaient été plantés longtemps auparavant. Certains étaient festonnés d’escaliers et de coursives, et des petites cabanes rondes étaient perchées dans les branches. En voyant ces maisons dans les arbres, Maya pensa à Zygote, et elle ne fut pas surprise d’apprendre que parmi les habitants de premier plan de l’île se trouvaient plusieurs ectogènes de Zygote – Rachel, Tiu, Simud, Emily. Ils étaient venus nicher ici, selon un mode de vie dont Hiroko aurait été fière. On disait même qu’ils la cachaient, avec les colons perdus, dans une plantation de chênes où ils avaient toute la place de vaquer à leurs occupations sans crainte d’être découverts. Quand elle regardait autour d’elle, Maya se disait que c’était au moins aussi plausible que n’importe laquelle des rumeurs qui couraient à son sujet. Enfin, il n’y avait pas moyen de savoir, et quelle importance de toute façon ? Si Hiroko avait décidé de vivre cachée, comme elle avait dû le faire si elle était en vie, il était inutile de chercher l’endroit où elle se terrait. Maya ne comprenait pas pourquoi cela obsédait tout le monde, et ça ne datait pas d’aujourd’hui. Elle n’avait jamais rien compris à Hiroko.
L’extrémité nord de l’île Moins-Un était moins mamelonnée que le reste et, en redescendant dans la plaine, ils repérèrent les bâtiments consacrés aux Olympiades. Ils avaient un aspect délibérément grec : un stade, un amphithéâtre, une plantation sacrée de séquoias monumentaux, et, sur un promontoire surplombant la mer, un petit temple à colonnes fait d’une pierre blanche qui ressemblait à du marbre : de l’albâtre, ou du sel couvert de diamant. Des campements temporaires de yourtes avaient été érigés sur les collines, au-dessus. Des milliers de gens grouillaient autour de cet endroit ; sans doute une bonne partie de la population de l’île et pas mal de visiteurs du bassin d’Hellas – les jeux étaient encore une affaire essentiellement locale. Ils furent donc surpris de trouver Sax dans le stade. Il aidait à prendre des mesures pour les épreuves de lancer. Il les serra sur sa poitrine en hochant la tête selon son habitude.
— Annarita lance le disque, aujourd’hui, dit-il. Ça devrait être bien.
C’est ainsi que Maya et Michel passèrent ce bel après-midi avec Sax, sur la piste, ce qui leur permit de suivre les épreuves de près et de tout oublier en dehors de l’instant présent. La discipline préférée de Maya était le saut à la perche. Ça la fascinait complètement. Plus que les autres sports, il illustrait pour elle les possibilités offertes par la gravité martienne. Cela dit, il fallait manifestement une technique formidable pour l’exploiter, pour maîtriser la course bondissante avec l’interminable perche, la pose précise de la pointe oscillante, le décollage, la traction, le saut proprement dit, les pieds pointés vers le ciel, puis le catapultage dans l’espace, alors que la perche flexible projetait le sauteur tête en bas à une hauteur vertigineuse, enfin le retournement presque complet au-dessus (ou non) de la barre, et la longue chute sur un matelas d’aérogel. Le record martien était de quatorze mètres environ. Le jeune homme qui sautait à présent, le gagnant de la journée, tenta de franchir la barre des quinze mètres mais il échoua. Quand il redescendit du matelas d’aérogel, Maya se rendit compte à quel point il était grand, avec des épaules et des bras puissants, mais d’une minceur qui frisait la maigreur. Les perchistes féminines qui attendaient leur tour lui ressemblaient beaucoup.
Tous les sportifs étaient comme ça, grands, minces, les muscles durs. La nouvelle race, se dit Maya, qui se sentait faible, petite et vieille. L’Homo martial. Par bonheur, elle avait de bons os et se tenait encore bien, sans quoi elle aurait eu honte de marcher parmi de telles créatures. Elle regarda, inconsciente de sa grâce provocante, Annarita, la lanceuse de disque que leur avait indiquée Sax, tourner sur elle-même, accélérer, catapulter le disque. Elle était très grande, avec un torse long, large, des épaules profilées, et des grands dorsaux qui faisaient comme des ailes sous ses bras ; de beaux seins, moulés par le maillot, des hanches étroites mais des fesses fortes, rondes, de longues cuisses surpuissantes… Une belle bête, vraiment, et si forte, même s’il était clair que c’était la vitesse de sa rotation qui propulsait le disque à cette distance.
— Cent quatre-vingts mètres ! s’exclama Michel, souriant. Ce qu’elle doit être heureuse !
Elle avait l’air très contente, en effet. Tous se concentraient intensément au moment de l’effort, puis se redressaient et se détendaient, ou essayaient de se détendre, s’étiraient, plaisantaient entre eux. Il n’y avait pas d’officiels, pas de score, rien que des bénévoles comme Sax. Les gens apportaient leur aide aux épreuves auxquelles ils ne participaient pas. Le départ des courses était donné par un coup de pistolet. Le temps était chronométré à la main, annoncé à haute voix et inscrit sur un écran.
Les poids avaient encore l’air très lourds, pas faciles à lancer. Les javelots mettaient une éternité à toucher le sol. Les sauteurs en hauteur ne dépassaient pas les quatre mètres, à la grande surprise de Maya et de Michel. Le record du saut en longueur était de vingt mètres. La vision des sauteurs agitant les membres pendant un saut qui durait quatre ou cinq secondes et traversait une grande partie du terrain était des plus singulières.
Le départ des courses fut donné à la fin de l’après-midi. Comme dans les autres disciplines, les hommes et les femmes s’affrontaient, tous vêtus du même maillot une pièce.
— Le dimorphisme sexuel semble particulièrement atténué chez ces gens, fit Michel en observant un groupe à réchauffement. Les genres sont tellement moins marqués, pour eux. Ils font les mêmes travaux, les femmes n’auront jamais qu’un enfant, sinon aucun, ils pratiquent les mêmes sports, exercent les mêmes muscles…
Maya était fermement convaincue de la réalité de cette nouvelle race, mais cette idée lui arracha un petit ricanement :
— Alors pourquoi regardes-tu toujours les femmes ?
— Oh, je vois la différence entre les sexes, répondit Michel avec un sourire, mais je suis un vieux de la vieille. Ce que je me demande, c’est si eux, ils en sont capables.
Maya éclata d’un grand rire.
— Allons ! Regarde plutôt celui-ci – et celle-là. Les proportions, les visages.
— Ouais, ouais. Mais ce n’est plus la même chose quand même. Bardot et Atlas, si tu vois ce que je veux dire.
— Oh oui ! Ces gens-là sont beaucoup plus beaux.
Michel acquiesça. Il l’avait toujours dit, songea Maya ; sur Mars, il deviendrait évident qu’ils étaient tous de petits dieux et déesses, que leur vie devait se dérouler dans une joie sacrée… En attendant, la différence sexuelle sautait aux yeux. Pour elle, qui était de la vieille école, du moins… Tiens, et ce coureur, là-bas… Ah, une femme, mais avec de petites jambes courtes, robustes, des hanches étroites, la poitrine plate. Et l’autre, à côté d’elle ? Encore une femme ? Non, un homme ! Un sauteur en hauteur, aussi gracieux qu’un danseur, mais tous les sauteurs en hauteur avaient des problèmes : Sax marmonna quelque chose à propos de plante des pieds. Enfin, même si certains d’entre eux étaient un peu androgynes, on reconnaissait toujours leur sexe au premier coup d’œil.
— Tu vois ce que je veux dire, fit Michel, en constatant son silence.
— Un peu. Mais je me demande comment le regard que ces jeunes portent sur les choses a évolué. Ils ont mis fin au patriarcat, il faut donc, nécessairement, qu’il existe un nouvel équilibre social des deux sexes…
— C’est sûrement ce que diraient les gens de Dorsa Brevia.
— Alors je me demande si ce n’est pas le problème que pose l’immigration terrienne. S’il ne vient pas tant du nombre que de l’origine culturelle de tous ces Terriens. Beaucoup donnent l’impression de sortir du Moyen Âge, alors pour tous ces gigantesques Minoens, ces hommes et ces femmes qui partagent une telle ressemblance…
— Et un nouvel inconscient collectif.
— Sans doute. Les nouveaux arrivants ne peuvent pas s’en sortir. Ils s’entassent dans des ghettos ou des villes nouvelles, ils gardent leurs traditions, leurs liens avec l’ancien monde, ils détestent tout ici, et la xénophobie, la misogynie des vieilles cultures s’exercent à nouveau à l’encontre de leurs propres femmes mais aussi des filles indigènes.
Elle avait entendu dire qu’il y avait des problèmes à Sheffield et à Tharsis Est. De jeunes indigènes avaient donné du fil à retordre à des agresseurs immigrés qui n’en revenaient pas. Et parfois le contraire.
— Et les jeunes indigènes n’aiment pas ça. Elles ont l’impression qu’on a laissé entrer des monstres chez elles.
Michel fit la grimace.
— Les cultures terriennes étaient toutes fondamentalement névrotiques, et quand le névrotique affronte le sain, il en résulte généralement une aggravation de la névrose. Et les sujets sains ne savent pas quoi faire.
— Alors ils exigent qu’on mette fin à l’immigration. Au prix d’une nouvelle guerre.
L’attention de Michel fut attirée par le départ d’une autre course. Les coureurs allaient vite, mais pas deux fois et demi plus vite que sur Terre, malgré la différence de gravité. C’était le même problème que la plante des pieds des sauteurs en hauteur, à ceci près qu’il persistait tout au long de la course : les coureurs accéléraient tellement au départ qu’ils restaient presque accroupis, faute de quoi ils auraient décollé de la piste. Les sprinters restaient penchés en avant jusqu’au bout, les jambes jouant furieusement du piston. Sur les plus longues distances, ils finissaient par se redresser et se mettaient à battre l’air comme s’ils nageaient debout, tels des kangourous avançant une patte à la fois. Maya repensa à Peter et Jackie, les deux sprinters de Zygote, courant sur la plage, sous le dôme polaire. Ils avaient mis au point un style comparable.
Grâce à ces techniques, le record du cinquante mètres fut de quatre secondes quatre dixièmes, celui du cent mètres de huit secondes trois, le deux cents mètres se courut en dix-sept secondes un dixième, et le quatre cents mètres en trente-sept secondes neuf. Mais, dans tous les cas, le problème d’équilibre posé par la vitesse semblait empêcher les coureurs de se donner à fond comme Maya se rappelait l’avoir vu faire dans sa jeunesse.
Les courses plus longues s’effectuaient à grands bonds gracieux, similaires au trot martien, comme ils disaient à Underhill, où ils s’y étaient exercés sans grand succès dans leurs combinaisons étroites. On aurait dit qu’ils volaient. Une jeune femme mena presque tout le dix mille mètres, et elle avait encore assez de réserve pour accélérer sur toute la longueur du dernier tour, gazelle effleurant la piste par intervalles de plusieurs mètres, dépassant des coureurs qui semblaient se traîner alors qu’elle-même volait. C’était magnifique. Maya cria à s’en esquinter les cordes vocales. Elle se cramponnait au bras de Michel, elle se sentait étourdie, des larmes lui picotaient les yeux et en même temps elle riait ; c’était tellement étrange et merveilleux de voir ces nouvelles créatures, et pourtant aucune d’entre elles n’en avait conscience, aucune !
Elle aimait voir les femmes battre les hommes, ce qu’ils ne semblaient même pas remarquer. Si les hommes étaient meilleurs au sprint, les femmes remportaient un peu plus souvent les courses d’obstacles et de fond. D’après Sax, la testostérone allait de pair avec la force mais provoquait des crampes à la longue, ce qui était un handicap pour les efforts prolongés. La plupart des épreuves relevaient de la technique, de toute façon. Et puis on voyait ce qu’on voulait bien voir, se dit-elle. Sur Terre – ils auraient ri s’ils l’avaient entendue commencer une phrase par ces mots ; quoi, sur Terre ? – ils avaient toutes sortes de comportements bizarres et assez laids, mais pourquoi y penser quand un obstacle approchait et qu’on voyait un coureur arriver du coin de l’œil ? Vole, vole ! Elle hurla de plus belle.
À la fin de la journée, les athlètes dégagèrent un passage dans le stade et autour de la piste, et un coureur s’y engagea, tout seul, sous les acclamations de la foule. Nirgal ! Maya, qui commençait à avoir mal à la gorge, poussait des cris rauques, presque pénibles à entendre.
Les coureurs de cross étaient partis le matin de la pointe sud de l’île Moins-Un, entièrement nus, même les pieds. Ils avaient couru plus de cent kilomètres sur les landes très accidentées du centre de l’île, un réseau diabolique de ravins, de grabens, de pingos, d’alases, d’escarpements et d’éboulis. Rien de très profond, apparemment, de sorte que de nombreux chemins étaient possibles, ce qui en faisait plus une épreuve d’orientation qu’une course, mais le parcours était difficile sur toute sa longueur, et arriver en courant à quatre heures de l’après-midi devait être un exploit surhumain. Le second n’arriverait pas avant le coucher du soleil, disaient les gens. Aussi Nirgal fit-il un tour d’honneur, couvert de poussière, l’air épuisé, comme le rescapé de quelque désastre, puis il enfila un short, pencha la tête pour recevoir la couronne de laurier et donna une multitude d’accolades.
Maya fut la dernière à l’embrasser, et Nirgal eut un grand rire heureux en la voyant. Il avait la peau blanche de sueur séchée, et les lèvres gercées et crevassées, les cheveux poussiéreux, les yeux injectés de sang. Ses côtes, ses tendons saillaient sous sa peau, il semblait décharné. Il vida une gourde, refusa la seconde :
— Non, merci, je ne suis pas déshydraté à ce point. Je suis tombé sur un réservoir du côté de Jiri Ki.
— Alors, quel chemin as-tu pris ? lui demanda quelqu’un.
— Ne m’en parlez pas ! fit-il en riant, comme si c’était un souvenir effroyable.
Plus tard, Maya apprit que les différents trajets suivis par les concurrents n’étaient ni observés ni décrits. Ils demeuraient pour ainsi dire secrets. Ce genre de cross était populaire dans certains milieux, et Maya savait que Nirgal était un champion, sur les longues distances en particulier. Les gens parlaient de ses itinéraires comme s’il avait le don de téléportation. La distance était un peu courte pour lui, et il était d’autant plus content d’avoir gagné.
— Laissez-moi récupérer un peu, dit-il en s’asseyant sur un banc, et il suivit les dernières épreuves, l’air distrait et heureux.
Maya s’assit à côté de lui, le dévorant du regard. Il avait passé le plus clair de son existence dehors, en partie dans une coop farouche qui vivait de culture et de cueillette. C’était une vie que Maya avait peine à imaginer. Elle se le représentait plus ou moins dans des sortes de limbes, exilé dans un sous-monde au milieu de nulle part, survivant comme un rat ou une plante. Et il était là, épuisé mais hurlant de joie à l’arrivée avec photo d’un quatre cents mètres, exactement comme le Nirgal débordant de vie qu’elle avait rencontré en faisant le tour de Hell’s Gate, il y avait si longtemps. Des années glorieuses pour lui comme pour elle. Mais à le voir, il semblait peu probable qu’il en ait la même vision qu’elle. Elle se sentait envoûtée par son passé, par l’histoire, et il avait un autre but que l’histoire. Il avait mis sa destinée de côté comme un vieux livre, et maintenant il était là, dans l’instant, riant sous le soleil, après avoir battu toute une tribu de jeunes animaux sauvages à leur propre jeu, par son intelligence, son sens de Mars, son lung-gom-pa, ses jambes d’acier. Il avait toujours couru, elle les revoyait comme si c’était hier, Jackie et lui filant sur la plage après Peter. Les deux autres étaient plus rapides, mais il lui arrivait de passer la journée à faire le tour du lac, pour le plaisir.
— Oh, Nirgal !
Elle se pencha et embrassa ses cheveux pleins de poussière. Il la serra contre elle. Elle rit, regarda autour d’elle tous ces beaux géants qui s’exerçaient sur le stade, ces athlètes rougeoyant dans le soleil couchant, et elle se sentit reprendre sa place en elle-même. Nirgal avait ce pouvoir.
Plus tard, ce soir-là, après un festin en plein air dans la fraîcheur du soir, elle prit Nirgal à part et lui confia ses craintes, lui exposa les menaces de conflit entre la Terre et Mars. Michel était ailleurs, en train de parler avec des gens ; assis sur un banc, Sax leur faisait face et les écoutait en silence.
— Jackie et les caciques de Mars Libre ont adopté une ligne dure, mais ça ne marchera pas. Rien n’arrêtera les Terriens. Ça pourrait mener à la guerre, je te le dis. La guerre.
Nirgal la regarda un long moment. Il la prenait au sérieux, Dieu bénisse sa noble et belle âme. Maya le prit par les épaules, comme s’il était son propre fils, et le serra contre elle de toutes ses forces.
— Que crois-tu que nous devrions faire ? demanda-t-il.
— Mars doit rester ouverte. Nous nous battons pour ça, et je compte sur toi. Tu nous seras plus utile que n’importe qui. C’est toi qui as eu le plus d’impact pendant notre visite sur Terre. Tu es le Martien le plus important pour eux depuis cette visite. Ils écrivent toujours des livres et des articles sur toi, tu sais ? Le mouvement farouche devient très influent en Amérique du Nord et en Australie, et il commence à se répandre dans le monde entier. Les gens de l’île de la Tortue ont presque entièrement réorganisé l’Ouest américain ; il y a des dizaines et des dizaines de coops farouches, à présent. Ils t’écoutent. Et c’est pareil ici. Je me suis vraiment démenée. Nous venons de faire campagne contre eux tout au long du Grand Canal. Je crois leur avoir donné du fil à retordre, mais à présent, même Jackie est dépassée. Elle est allée trouver Irishka, et tu te doutes bien que les Rouges sont contre l’immigration. Ils pensent que ça les aidera à protéger leurs précieux cailloux. Alors Mars Libre et les Rouges se retrouvent dans le même camp pour la première fois du fait de ce problème. Ils seront très difficiles à battre. Mais s’ils l’emportent…
Nirgal hocha la tête. Il voyait où elle voulait en venir. Pour un peu, elle l’aurait embrassé. Elle resserra son étreinte, lui planta un baiser sur la joue, lui fourra son nez dans le cou.
— Je t’aime, Nirgal.
— Moi aussi, je t’aime, dit-il avec un rire léger, l’air un peu surpris. Mais, écoute, je ne veux pas m’embarquer dans une campagne politique. Non, je t’assure. Je suis d’accord : c’est important, et nous ne pouvons pas interdire l’immigration sur Mars. Nous devons aider la Terre à surmonter son problème démographique, c’est ce que j’ai toujours dit, même là-bas, quand nous y sommes allés. Mais je ne veux pas me retrouver embrigadé dans des institutions politiques. C’est au-dessus de mes forces. Je vous aiderai comme je l’ai toujours fait. Je couvre beaucoup de terrain, je vois des tas de gens. Je leur parlerai. Je vais recommencer à participer à des meetings. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir à ce niveau.
Maya hocha la tête.
— Ce serait merveilleux, Nirgal. C’est le niveau que nous voulons atteindre, de toute façon.
Sax s’éclaircit la gorge.
— Nirgal, tu as rencontré la mathématicienne Bao ?
— Non, je ne crois pas.
— Ah.
Sax replongea dans sa rêverie. Maya parla un moment des problèmes dont ils avaient discuté ce jour-là, Michel et elle, de l’immigration qui fonctionnait comme une sorte de machine à explorer le temps, en ramenant des îlots de passé dans le présent.
— C’était aussi le grand souci de John, et voilà : c’est arrivé.
Nirgal acquiesça.
— Nous devons avoir foi en l’aréophanie. Et dans la Constitution. Tous ceux qui arrivent ici doivent s’y conformer. Au gouvernement d’y veiller.
— Oui. Mais les gens, les indigènes, je veux dire…
— Une sorte d’éthique assimilationniste. Il faut que nous y fassions adhérer tout le monde.
— Oui.
— C’est bon, Maya. Je vais voir ce que je peux faire, dit-il en souriant, puis tout à coup la fatigue le submergea. On réussira peut-être une fois de plus, hein ?
— Peut-être.
— Il faut que j’aille me coucher. Bonne nuit. Je t’aime.
En quittant Moins-Un, ils mirent le cap au nord-ouest. L’île glissa sous l’horizon comme une Grèce antique de rêve, et ils se retrouvèrent à nouveau en pleine mer, au milieu des hautes et larges vagues huileuses. De forts vents dominants soufflèrent du nord-est durant toute la traversée, déchirant les crêtes d’écume qui faisaient paraître encore plus sombre l’eau violette. Ils avaient du mal à s’entendre dans le rugissement du vent et de l’eau, et étaient forcés de crier pour se faire comprendre. L’équipage renonça au langage et s’affaira à déployer le maximum de toile. L’IA du bateau assurerait les conséquences de leur enthousiasme. Les mâts-voiles s’étiraient ou se rétractaient à chaque coup de vent comme des ailes, de sorte qu’une composante visuelle accompagnait la cinétique invisible du vent telle que la percevait la peau tannée de Maya, debout à la proue, cambrée en arrière pour ne pas en perdre une miette.
Le troisième jour, le vent soufflait si fort que le bateau se changea en hydravion. La coque se souleva à la poupe et fila sur les vagues, faisant jaillir tellement d’embruns qu’il était impossible de rester sur le pont. Maya battit en retraite vers la première cabine, d’où elle pouvait admirer le spectacle par les hublots galbés. Quelle vitesse ! Les membres de l’équipage venaient parfois s’ébrouer, reprendre leur souffle et avaler une tasse de java. L’un d’eux dit à Maya qu’ils compensaient leur cap en fonction du courant d’Hellas.
— Cette mer est une merveilleuse démonstration de la force de Coriolis. Elle est ronde, et aux endroits où les vents dominants soufflent dans le même sens que la force de Coriolis, ça tourne autour de Moins-Un comme dans un immense trou d’évier. Si nous n’avions pas corrigé le cap, nous aurions touché terre à mi-chemin de Hell’s Gate.
Le vent se maintint et, à cette allure, il ne leur fallut que quatre jours pour traverser le rayon de la mer d’Hellas. Dans l’après-midi du quatrième jour, les mâts-voiles se déployèrent et la coque retomba sur l’eau, dans les vagues écumantes. La côte apparut soudain à l’horizon, au nord : le bord du grand bassin, pareil à une chaîne de montagnes mais sans pics, un rivage en pente, si gigantesque qu’on aurait dit la paroi intérieure d’un cratère ; ce qu’il était, d’ailleurs, mais tellement plus grand qu’un cratère normal qu’on en discernait à peine la courbure. Maya fut frappée par sa beauté particulière. Et comme ils se rapprochaient de la côte, puis la longeaient par l’ouest, vers Odessa (malgré la correction de cap, ils avaient accosté à l’est de la ville), elle vit, en grimpant dans les drisses, la plage que la mer avait créée : une large bande adossée à des dunes couvertes d’herbe, coupée çà et là par des torrents. Une belle côte, proche d’Odessa ; une partie de sa ville, donc.
Loin à l’ouest, les pics déchiquetés d’Hellespontus Montes se dressaient au-dessus des vagues, tout petits et très différents de la pente nord, lisse. Ils arrivaient. Maya grimpa plus haut dans les drisses. Et là, elle les vit, sur la paroi nord, les rangées supérieures de parcs et de bâtiments, le vert et le blanc, le turquoise et la terre cuite. Puis le vaste centre incurvé de la ville, semblable à un immense amphithéâtre tourné vers la scène, vers le port, apparut : le phare, la statue d’Arkady, la digue, les mille mâts de la marina, le fouillis de toits et d’arbres derrière le béton taché de la corniche au-dessus de la mer. Odessa.
Elle descendit des drisses comme un vieux loup de mer, ou presque, embrassa quelques matelots puis Michel avec un grand sourire, soûlée par le vent. Ils entrèrent dans le port et les voiles se rétractèrent dans les mâts comme un escargot dans sa coquille. Une fois dans la darse, ils suivirent une passerelle, puis les quais, traversèrent la marina et entrèrent dans le parc, sur la corniche. Ils étaient arrivés. Le trolley bleu brinquebalait toujours dans la rue, derrière le parc.
Maya et Michel suivirent la corniche main dans la main, regardèrent les vendeurs des rues, les petits cafés en plein air. Les noms ne leur disaient rien, ils avaient tous changé, mais c’étaient toujours des restaurants ; ils ressemblaient à ceux qu’ils avaient remplacés, et la ville montant terrasse après terrasse derrière le front de mer était exactement telle que dans leurs souvenirs.
— Voilà l’Odéon, et là le Sinter…
— C’est là que je travaillais pour Deep Waters. Je me demande ce qu’ils font tous, maintenant ?
— Le maintien du niveau de la mer doit en occuper pas mal. Il y a toujours des travaux à faire autour de l’eau.
— C’est vrai.
Ils arrivèrent au vieil immeuble d’habitation de Praxis. Ses murs disparaissaient presque sous le lierre, le stuc blanc avait jauni, les persiennes bleues étaient délavées. Il aurait mérité un bon coup de peinture, dit Michel, mais Maya l’aimait comme ça : vieux. Là, au deuxième étage, elle repéra la fenêtre, le balcon de leur cuisine, et Spencer à côté. Spencer, qui devait être chez lui.
Ils franchirent le seuil, firent connaissance avec le nouveau concierge. Et Spencer était bien là. Oui, mais il était mort l’après-midi même.
Ça n’aurait jamais dû l’affecter autant. Maya n’avait pas vu Spencer Jackson depuis des années, elle le fréquentait peu, d’ailleurs, même quand ils étaient voisins. Elle ne le connaissait guère, au fond. Mais personne ne le connaissait vraiment. Spencer était l’un des plus compliqués des Cent Premiers, ce qui n’était pas peu dire. Il était comme il était, il vivait sa vie. Et il avait vécu pendant près de vingt ans sous une fausse identité, un espion qui travaillait pour la Gestapo de la sécurité à Kasei Vallis, jusqu’à la nuit où ils avaient fait sauter la ville, sauvé Sax et Spencer. Vingt ans sous une fausse identité, avec un faux passé, sans personne à qui parler. Dans quel état pouvait-on sortir de là ? Enfin, Spencer n’avait jamais été communicatif. Alors peut-être que c’était moins grave pour lui. Il paraissait très bien quand ils l’avaient connu à Odessa. Il suivait une thérapie avec Michel, bien sûr, et il buvait beaucoup. Mais c’était un bon copain, facile à vivre, calme, solide et fiable, à sa façon. Il avait sûrement continué à travailler, sa collaboration avec les designers bogdanovistes n’avait jamais cessé, quand il menait sa double vie et après. Un grand designer. Ses dessins à la plume étaient magnifiques. Mais dans quel état sortait-on de vingt ans de double vie ? Peut-être avait-il assumé toutes ses identités. Maya n’y avait jamais réfléchi ; elle ne pouvait pas imaginer ça. Et maintenant, en emballant ses affaires dans son appartement vide, elle se demandait pourquoi elle n’avait jamais essayé, comment Spencer avait réussi à vivre de telle sorte que personne ne se pose de questions. C’était vraiment bizarre. Elle dit en pleurant à Michel :
— Il faut s’interroger sur tout le monde !
Il hocha la tête. Spencer était l’un de ses meilleurs amis.
Pourtant, les jours qui suivirent, un nombre stupéfiant de gens vinrent à Odessa pour l’enterrement. Sax, Nadia, Mikhail, Zeyk et Nazik, Roald, Coyote, Mary, Ursula, Marina et Vlad, Jurgen et Sibilla, Steve et Marion, Samantha, George et Edvard, on aurait dit une réunion des Cent encore en vie et des issei associés. Maya regarda leurs vieux visages familiers, et se rendit compte avec désespoir qu’ils se rencontreraient comme ça pendant un long moment encore, dans tous les coins du monde, un de moins à chaque fois, comme au jeu des chaises musicales, jusqu’au jour où il n’en resterait plus qu’un. Un horrible destin. Mais Maya ne le connaîtrait pas. Elle mourrait sûrement avant. Frappée par le déclin subit, ou autre chose. Elle se jetterait sous un trolley s’il le fallait. Tout plutôt que ça. Enfin, pas tout, non. Se jeter sous un trolley serait à la fois trop lâche et trop courageux. Elle comptait bien mourir avant d’en arriver là. On pouvait compter sur la Grande Faucheuse pour ça. Elle l’emporterait sans doute avant qu’elle ne le veuille vraiment. Peut-être survivre à tous les autres Cent Premiers ne serait-il pas un sort si effroyable, après tout. De nouveaux amis, une nouvelle vie – n’était-ce pas ce qu’elle cherchait à présent, ces tristes figures ne faisant que la tirer en arrière ?
Elle suivit avec morosité le bref service et les rapides éloges funèbres. Ceux qui prirent la parole le firent avec l’air de se demander un peu quoi dire. Beaucoup d’ingénieurs étaient venus de Da Vinci, des collègues de Spencer du temps où il était designer. Maya l’aimait bien, mais elle trouvait un peu étonnant qu’il ait été aussi apprécié et qu’un homme si secret puisse susciter une telle émotion. Peut-être avaient-ils tous spéculé sur son néant, inventé leur propre Spencer qu’ils avaient chéri comme une partie d’eux-mêmes. Ils faisaient tous ça, n’importe comment. C’était la vie.
Mais il était parti, maintenant. Ils descendirent vers le port et les ingénieurs lâchèrent un ballon d’hélium. Quand il arriva à une centaine de mètres d’altitude, les cendres de Spencer retombèrent en pluie. Participant de la brume, du bleu du ciel, du bronze du soleil couchant.
Puis la foule se dispersa et Maya se promena dans Odessa, fouina dans les boutiques de meubles d’occasion et s’assit sur la corniche, pour regarder le soleil ricocher sur l’eau. C’était bon de se retrouver à Odessa, mais la mort de Spencer la glaçait plus qu’elle n’aurait cru. Elle jetait un voile sur la beauté de cette ville, la plus belle de toutes. Elle lui rappelait qu’en revenant s’installer ici, dans le vieux bâtiment, ils tentaient l’impossible : ils essayaient de revenir en arrière, de nier le passage du temps. C’était sans espoir. Tout passait, tout ce qu’ils faisaient, ils le faisaient pour la dernière fois. Les habitudes étaient mystificatrices, elles les enfermaient dans le sentiment que les choses étaient durables alors que rien ne durait. Elle s’asseyait sur ce banc pour la dernière fois. Si elle revenait demain sur la corniche et se rasseyait sur le même banc, ce serait encore la dernière fois, et rien n’en resterait. Une dernière fois après l’autre, ainsi allait la vie, un dernier moment après l’autre, en une succession ininterrompue. Insaisissable. Impossible à exprimer par des mots, par des idées. Mais elle la percevait, comme une vague irrésistible, ou un vent incessant dans son esprit, poussant les choses, les précipitant si vite en avant qu’elle avait du mal à réfléchir, à éprouver vraiment les choses. Au lit, la nuit, elle pensait, c’est la dernière fois pour aujourd’hui, et elle serrait Michel contre elle, comme si ça pouvait empêcher les choses d’arriver. Même Michel, même le petit duo qu’ils avaient bâti.
— Oh, Michel, disait-elle, terrifiée, ça va si vite.
Il acquiesçait, faisait la moue. Il avait renoncé à lui faire suivre une thérapie ou à lui peindre la vie en rose. Il la traitait en égale, maintenant, et considérait ses états d’âme comme une espèce de vérité, ce qui n’était que normal. Mais le réconfort lui manquait parfois.
Or Michel ne cherchait pas à la contredire, à lui apporter une vision optimiste. Spencer avait été son ami. Avant, à Odessa déjà, quand ils se bagarraient, Maya et lui, il allait parfois dormir chez Spencer, et sans doute parlaient-ils toute la nuit en buvant du whisky. Si quelqu’un pouvait faire sortir Spencer de sa coquille, c’était bien Michel. Et maintenant, il était assis sur le lit, un vieil homme fatigué qui regardait par la fenêtre. Ils ne se disputaient plus. Maya avait l’impression que cela lui ferait du bien, que cela chasserait les toiles d’araignée. Mais Michel ne se laissait pas aller à répondre à ses provocations. Il aspirait à la paix, il avait mis fin à sa thérapie, il ne faisait plus ça pour elle. Ils étaient assis côte à côte sur le lit. Si quelqu’un était entré, se disait Maya, il aurait vu un couple si vieux et si usé qu’il ne se parlait même plus. Ils étaient juste assis côte à côte, perdus chacun dans ses pensées.
— Enfin, fit Michel après un temps infini. Nous y sommes quand même arrivés.
Maya sourit. La remarque optimiste, enfin, faite au prix d’un effort prodigieux. C’était un homme courageux. « Nous y sommes quand même arrivés. » Les premières paroles jamais prononcées sur Mars. John avait le chic pour dire les choses d’une façon amusante. C’était stupide, au fond. Mais peut-être voulait-il dire quelque chose de plus que John quand il avait poussé cette exclamation spontanée, ce cri du cœur qui aurait pu venir aux lèvres de n’importe qui. « Nous y sommes quand même arrivés », répéta-t-elle, pour se l’entendre articuler. Sur Mars. D’abord une idée, puis un endroit. Et maintenant ils étaient dans un appartement presque vide, pas celui dans lequel ils avaient jadis vécu, non, un appartement d’angle dont les grandes fenêtres donnaient au sud et à l’ouest. Mais la vaste courbe de mer et de montagnes était celle d’Odessa, et d’aucune autre ville. Les vieux murs de plâtre étaient tachés, le parquet sombre, luisant. Il avait fallu des années pour obtenir cette patine. Cette porte donnait sur le salon, l’autre dans le couloir qui menait à la cuisine. Ils avaient un lit, un canapé, quelques chaises, des cartons encore fermés – les choses d’autrefois, tirées d’une réserve. Des meubles restés en suspens. C’était bizarre et réconfortant. Ils déballeraient tout, ouvriraient les cartons, installeraient les meubles, s’en serviraient jusqu’à ce qu’ils deviennent invisibles. L’habitude draperait une fois de plus la réalité du monde. Et Dieu soit loué pour ça.
Les élections globales eurent lieu peu après. Mars Libre et sa galaxie de petits alliés retrouvèrent leur majorité écrasante au parlement, avec une marge un peu moins importante toutefois, et certains groupuscules maugréaient et cherchaient de meilleurs accords. Mangala bruissait d’intrigues, et on aurait pu passer des jours devant les écrans à lire les articles des commentateurs, des analystes et des provocateurs qui décortiquaient la situation. Maintenant que le problème de l’immigration avait été étalé au grand jour, l’enjeu était plus important qu’il ne l’avait été depuis des années, et la preuve en était que Mangala ressemblait à une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied. L’issue de l’élection au conseil exécutif était très incertaine, et on disait que Jackie avait fort à faire au sein même de son parti.
Maya éteignit l’écran, la cervelle en ébullition. Elle appela Athos, qui se montra d’abord surpris, puis d’une courtoisie un peu bourrue. Il avait été élu représentant des villes de la baie de Nepenthes, et il travaillait à Mangala pour les Verts, qui avaient fait une assez forte percée, disposaient d’un solide groupe de représentants et avaient conclu beaucoup de nouvelles alliances intéressantes.
— Tu devrais te présenter au conseil exécutif, lui suggéra Maya.
Cette fois, il eut l’air franchement sidéré.
— Moi ?
— Toi. (Maya retint la réplique cinglante qu’elle avait sur le bout de la langue.) Tu as fait une excellente impression pendant la campagne, et des tas de gens voudraient soutenir une politique pro-terrienne mais ne savent pas vers qui se tourner. Tu représentes leur meilleure chance. Tu pourrais même aller voir Mars-Un et essayer de leur faire rompre leur alliance avec Mars Libre. Promets-leur une position modérée, la voix d’un conseiller et la sympathie des Rouges.
Il semblait carrément ennuyé, maintenant. S’il était encore avec Jackie, en se présentant au conseil, il risquait de gros ennuis de ce côté-là. Surtout s’il allait en plus trouver Mars-Un. Mais après la visite de Peter, il se pouvait que la question le préoccupe moins qu’au cours des nuits brillantes sur le canal. Maya le laissa mariner dans son jus. On ne pouvait pas tenir ces gens à bout de bras.
Elle ne voulait pas revivre sa vie antérieure à Odessa, mais elle voulait travailler, or l’hydrologie était devenue son premier domaine de compétence, supplantant l’ergonomie (et la politique, au demeurant). Elle s’intéressait au cycle de l’eau dans le bassin d’Hellas : maintenant qu’il était plein, elle était curieuse de voir sur quoi ils travaillaient. Michel avait ses clients et s’impliquait dans le projet des premiers colons dont on lui avait parlé à Rhodes. Il fallait bien qu’elle s’occupe, et après avoir installé leur nouvel intérieur, elle alla voir Deep Waters.
Les vieux bureaux étaient maintenant un élégant appartement sur le front de mer, et Deep Waters n’était plus dans l’annuaire. Mais Diana y était. Elle vivait dans un des grands immeubles de la ville haute, et elle fut heureuse de trouver Maya sur le pas de sa porte, d’aller déjeuner avec elle et de lui parler de la situation actuelle dans le monde de l’eau, pour lequel elle travaillait toujours.
— La plupart des gens de Deep Waters sont maintenant à l’Institut océanographique d’Hellas.
C’était un groupe pluridisciplinaire qui rassemblait des représentants des villes côtières, des pêcheries, des coops agricoles et des stations hydrauliques entourant le bassin, de l’Université d’Odessa et de toutes les colonies situées plus haut dans les bassins hydrographiques environnants. Les villes côtières étaient particulièrement préoccupées par la stabilisation du niveau de la mer juste au-dessus de l’ancien niveau moins un, quelques dizaines de mètres à peine plus haut que le niveau actuel de la mer du Nord.
— Ils sont prêts à tout pour empêcher le niveau de la mer de varier ne serait-ce que d’un mètre, dit Diana. Le Grand Canal n’a aucun intérêt en tant que chenal d’écoulement vers la mer du Nord, parce que, pour les écluses, il faut que l’eau aille dans les deux sens, et l’équilibre entre l’apport d’eau des aquifères, la pluie et l’évaporation est délicat. Pour le moment, tout va bien. L’évaporation est légèrement supérieure aux précipitations dans le bassin hydrographique, aussi, tous les ans, ils abaissent le niveau des aquifères de quelques mètres. Ça va finir par poser un problème, mais ça ne durera pas, parce qu’il y a de la marge, et les aquifères se remplissent déjà un peu et pourraient se remplir davantage à l’avenir. Nous espérons aussi que le niveau des précipitations va augmenter. C’est ce qui s’est passé jusqu’ici, et il est probable que ça va continuer, pendant un moment du moins. Je ne sais pas. C’est le principal souci, en tout cas ; que l’atmosphère aspire plus d’eau que les aquifères ne peuvent en fournir.
— Mais l’atmosphère devrait finir par se saturer, non ?
— Peut-être. Personne ne sait jusqu’à quel taux d’humidité on va arriver. Les études climatiques sont de la blague, si tu veux mon avis. Les modèles globaux sont trop complexes, il y a trop d’inconnues. Nous savons seulement que l’air est encore assez sec et qu’il devrait continuer à se charger en eau. Bref, tout le monde croit ce qu’il veut croire et y va surtout pour se faire plaisir, les cours environnementales s’efforçant de suivre les choses du mieux qu’elles peuvent.
— Elles n’interdisent rien ?
— Seulement les grands extracteurs de chaleur. Elles ne s’occupent même plus des petits. Ou du moins, elles y avaient renoncé, mais dernièrement, elles sont devenues plus strictes et se mêlent des plus petits projets.
— Les petits projets seraient pourtant les plus faciles à estimer, il me semble.
— Si on veut. Ils ont tendance à se neutraliser mutuellement. Les Rouges ont beaucoup de projets de protection des zones d’altitude et de tous les endroits possibles dans le Sud. Ils s’appuient sur la limite de hauteur constitutionnelle et portent systématiquement plainte devant la cour globale, pas moins. Ils gagnent, ils font leur truc, et l’effet de tous les petits projets de développement est plus ou moins contrebalancé. C’est un cauchemar juridique.
— Ils réussissent quand même à stabiliser les choses.
— Je pense que les zones d’altitude reçoivent un peu plus d’air et d’eau qu’elles ne devraient. Il faut vraiment monter très haut pour y échapper.
— Tu viens de me dire qu’ils gagnaient à tout coup devant les cours ?
— Devant les cours, oui. Dans l’atmosphère, non. Il se passe trop de choses.
— Tu veux dire qu’ils devraient attaquer les usines de gaz à effet de serre ?
— Ils l’ont fait. Et ils ont perdu. Ces gaz ont le soutien de tous les autres. Sans eux, ce serait l’ère glaciaire, et nous ne serions pas près d’en sortir.
— Mais une réduction du niveau d’émission…
— Oui, je sais. C’est toujours un sujet de controverse. Ça n’arrêtera jamais.
— Ça, c’est vrai.
En attendant, tout le monde était tombé d’accord sur le niveau de la mer d’Hellas. C’était une donnée légale, et tous les efforts autour du bassin étaient coordonnés afin de la respecter. L’affaire, simple en théorie, était en réalité monstrueusement complexe, à l’image du cycle hydrologique, avec toutes ses tempêtes et ses variations pluviométriques, la neige qui fondait et s’infiltrait dans le sol, les cours d’eau qui couraient à la surface, se jetaient dans les lacs ou dans la mer d’Hellas, le tout gelant en hiver, s’évaporant en été et recommençant… Ils s’efforçaient, dans ce cycle immense, de stabiliser le niveau d’un océan qui était à peu près de la taille de la mer des Caraïbes. S’il montait trop, ils pouvaient toujours renvoyer de l’eau dans les aquifères asséchés des montagnes d’Amphitrite, au sud. Mais les aquifères étaient composés de roches poreuses qui avaient tendance à s’effondrer quand on les vidait, ce qui limitait leur capacité de remplissage lorsque celui-ci était encore possible. En fait, le risque de débordement était l’un des principaux obstacles au projet. Tout était question d’équilibre…
Des projets de ce genre, ils en menaient partout sur Mars. C’était démentiel. Mais il y avait une volonté, un point c’est tout. Diana lui parla de leurs efforts pour maintenir le bassin d’Argyre à sec, programme aussi vaste, à sa façon, que celui consistant à remplir Hellas. Ils avaient construit des pipelines géants pour évacuer l’eau d’Argyre vers Hellas si besoin était et sinon vers les rivières qui se jetaient dans la mer du Nord.
— Et la mer du Nord ? demanda Maya.
Diana secoua la tête, la bouche pleine. Apparemment, tout le monde s’accordait à penser que le niveau de la mer du Nord était impossible à réguler, mais il restait à peu près stable. Ils se contentaient d’observer ce qui se passait, et les villes côtières de la région assumaient le risque. Beaucoup croyaient que l’eau finirait par redescendre un peu, qu’elle retournerait dans le permafrost ou serait piégée par les milliers de cratères des highlands du Sud. Mais, encore une fois, les précipitations et les déversements dans la mer du Nord étaient importants. La clé du problème résidait dans les highlands du Sud, disait Diana. Elle fit apparaître une carte sur l’écran de son bloc-poignet et la montra à Maya. Les coops de construction des bassins hydrographiques installaient toujours des tuyaux de drainage, amenant l’eau dans les torrents des hauts plateaux, renforçant le lit des fleuves, extrayant les sables mouvants, faisant parfois apparaître sous les fines le lit de torrents fantômes. Pour l’essentiel, le tracé des nouveaux cours d’eau dépendrait de la configuration de la lave, des canyons de fracture et des courts canaux occasionnels. Le résultat n’avait pas grand-chose à voir avec les nervures formées par les réseaux hydrographiques terriens : c’était un méli-mélo de petits lacs ronds, d’étangs gelés, d’arroyos et de longues rivières rectilignes qui décrivaient soudain des angles droits ou disparaissaient dans des siphons ou des pipelines. Seuls les cours d’eau qui empruntaient les anciens lits asséchés « faisaient vrai ». Partout ailleurs, on aurait dit que le sol avait été pilonné par des bombes.
Beaucoup d’anciens de Deep Waters qui n’avaient pas rejoint l’Institut océanographique d’Hellas avaient fondé une coop qui établissait la carte des bassins hydrographiques autour d’Hellas, mesurant la quantité d’eau qui retournait aux aquifères, les rivières souterraines, calculant ce qui pourrait être stocké et récupéré, et ainsi de suite. Diana appartenait à cette coop, comme la plupart des gens qui travaillaient jadis dans le bureau de Maya. Après déjeuner, Diana leur annonça le retour de Maya en ville. En apprenant qu’elle était intéressée par leurs travaux, ils lui proposèrent un poste dans la coop, à des conditions préférentielles. Flattée, elle décida de les prendre au mot.
Elle entra donc à la Nappe aquifère d’Égée, puisque tel était le nom de la coop. En se levant le matin, elle préparait le café, s’asseyait sur le balcon, quand il faisait beau, ou devant la baie vitrée, à la table ronde de la salle à manger, et grignotait quelques toasts, un biscuit, un croissant, un muffin ou un crumpet en lisant le Messager d’Odessa sur écran. Les relations avec la Terre s’envenimaient. Les députés de Mangala avaient élu le nouveau conseil exécutif, et Jackie ne faisait pas partie du lot. Elle avait été remplacée par Nanedi. Maya poussa des hurlements de joie, puis elle lut tous les comptes rendus et les entretiens qu’elle put trouver. Jackie prétendait ne pas s’être présentée parce qu’elle en avait assez après toutes ces années et voulait prendre un peu de recul, comme elle l’avait déjà fait plusieurs fois, mais elle reviendrait (et ses yeux, à ces mots, lancèrent des éclairs). Nanedi conservait un silence discret sur la question, mais il avait l’air à la fois ravi et un peu déboussolé de l’homme qui a tué le dragon. Et si Jackie déclarait qu’elle continuerait à travailler pour l’appareil de Mars Libre, il était clair que son influence sur le parti avait sérieusement décliné. Sans ça, elle serait encore au conseil, se dit Maya.
Ainsi donc, elle avait réussi à éjecter Jackie du terrain de jeux global. Mais le parti opposé à l’immigration était encore au pouvoir. Mars Libre devait surveiller de près les alliances qui garantissaient sa colossale majorité. La vie continuait sans changement significatif. Les rapports avec la Terre pullulante étaient toujours tendus. Tôt ou tard, ces gens allaient se jeter sur eux, Maya en était convaincue. En attendant, ils s’en sortaient ; ils pouvaient se reposer, souffler un peu, faire des projets, coordonner leurs efforts. Elle n’avait pas intérêt à allumer l’écran avant de manger ; ça lui coupait l’appétit.
Elle prit donc l’habitude de faire un petit déjeuner plus copieux sur la corniche avec Diana, plus tard avec Nadia et Art, ou avec des visiteurs venus faire un tour en ville. Elle descendait ensuite vers les bureaux de la NAE, à l’extrémité est du front de mer, ce qui faisait une bonne marche, dans l’air un peu plus salé d’année en année. À la NAE, elle avait un bureau avec une fenêtre et, comme pour Deep Waters, elle faisait la liaison avec l’Institut océanographique d’Hellas et coordonnait une équipe, dont le nombre variait, d’aréologistes, d’hydrologistes et d’ingénieurs qui concentraient surtout leurs efforts dans l’Hellespontus et les montagnes d’Amphitrite, où se trouvaient la plupart des aquifères. Elle se déplaçait le long de la côte pour inspecter certains sites ou installations, montait dans les collines, descendait souvent dans la petite ville portuaire de Montepulciano, sur la côte sud-ouest. À Odessa, elle travaillait toute la journée, partait tôt et allait se promener en ville, fouinait chez les brocanteurs, achetait des vêtements. Elle s’intéressait aux nouveaux styles, à leur évolution au fil des saisons. C’était une ville raffinée, les gens s’habillaient bien, et la mode lui plaisait, ces temps-ci. On aurait dit une petite indigène entre deux âges, droite comme un i. Elle se débrouillait pour se trouver le plus souvent possible sur la corniche en fin d’après-midi et regagner l’appartement à pied ou s’asseoir en bas, dans le parc. L’été, elle dînait tôt dans un restaurant du bord de mer. L’automne, on jetait des passerelles entre les bateaux au mouillage dans le port, et on organisait un festival du vin payant, avec des feux d’artifice sur le lac, après le coucher du soleil. L’hiver, le crépuscule tombait tôt sur la mer. L’eau, le long du rivage, était parfois gelée et adoptait la couleur pastel, translucide, qui était celle du ciel ce soir-là. Des patineurs et des chars à voile évoluaient sur la glace.
Un soir qu’elle mangeait seule, une compagnie théâtrale donna une représentation du Cercle de craie caucasien dans une ruelle voisine. Entre le crépuscule et l’éclairage de la scène improvisée, la lumière était si belle que Maya fut attirée comme un papillon. Elle suivit à peine la pièce, mais certains moments la frappèrent par leur force, surtout les noirs où l’action s’arrêtait, figeant les acteurs dans la pénombre. Il ne manquait qu’un peu de bleu à ce moment pour qu’il soit parfait, se dit-elle.
Après, la troupe alla dîner au restaurant et Maya parla avec le metteur en scène, une indigène entre deux âges du nom de Latrobe qui se réjouit de la rencontrer et de parler avec elle de la pièce, de Brecht et de sa théorie du théâtre politique. Latrobe était pro-terrienne, pro-immigrationniste. Elle voulait monter des pièces prônant l’ouverture de Mars et l’assimilation des nouveaux immigrants dans l’aréophanie. Le nombre de pièces du répertoire classique qui défendaient ce point de vue était terriblement restreint, disait-elle. Ils avaient besoin de nouvelles pièces. Maya lui parla des soirées politiques de Diana, du temps de l’ATONU, de leurs réunions dans les parcs et du manque de bleu dans l’éclairage de la représentation de ce soir-là. Latrobe proposa à Maya de venir parler politique à la troupe et de l’aider à travailler les éclairages si ça l’amusait, car c’était un point faible de la compagnie, qui était née dans des parcs comme ceux où se réunissait le groupe de Diana. Ils pourraient peut-être y retourner pour monter d’autres pièces de Brecht.
Maya s’entretint donc avec la troupe, et avec le temps, sans vraiment le décider, elle intégra l’équipe d’éclairagistes et collabora aux costumes, ce qui était une autre sorte de mode. Souvent aussi, elle leur parlait jusqu’à une heure avancée de la nuit du concept de théâtre politique et les aidait à trouver de nouvelles pièces. En fait, elle était une sorte de consultante politico-esthétique. Mais elle refusa fermement de monter sur scène ainsi que l’y incitaient la troupe, Michel et même Nadia.
— Non, dit-elle. Je ne veux pas faire ça. Si j’acceptais, ils me demanderaient aussitôt de jouer le rôle de Maya Toïtovna dans la pièce sur John.
— C’est un opéra, rétorqua Michel, et tu n’es pas soprano.
— N’empêche.
Elle ne voulait pas jouer la comédie. La vie de tous les jours lui suffisait. Mais elle aimait le monde du théâtre. C’était une nouvelle façon d’atteindre les gens, de les amener à revoir leurs valeurs, moins usante que l’approche politique directe, plus ludique, et peut-être même plus efficace. Le théâtre, à Odessa, était un art dynamique. Le cinéma était mort, tué par l’invasion des images qui les avait toutes rendues également ennuyeuses. Les citoyens d’Odessa semblaient apprécier l’immédiateté, la fugacité, le risque que représentait la performance spontanée. Le théâtre était l’art le plus vivant de la ville ainsi que de nombreuses cités martiennes. Au fil des années, la troupe d’Odessa monta un certain nombre de pièces politiques, dont l’intégrale des œuvres de l’auteur sud-africain Athol Fugard. Ses pièces âpres, passionnées, décortiquaient des préjugés institutionnalisés, la xénophobie de l’âme, et Maya les considérait comme les meilleures pièces de langue anglaise depuis Shakespeare. La troupe permit ensuite l’émergence de ce qu’on appela plus tard le Groupe d’Odessa, une demi-douzaine de jeunes auteurs de théâtre indigènes aussi féroces que Fugard, qui abordaient dans leurs pièces le problème crucial des nouveaux issei et nisei, et de leur pénible assimilation dans l’aréophanie – un million de petits Roméos et Juliettes, de petits nœuds de sang[6] noués ou tranchés. Pour Maya, c’était la meilleure fenêtre sur le monde contemporain et le moyen qu’elle privilégiait désormais pour s’adresser à lui, le façonner, beaucoup de pièces faisant parler, parfois même suscitant la colère, comme les nouvelles œuvres du Groupe qui attaquaient le gouvernement anti-immigrant de Mangala. C’était la façon la plus satisfaisante qu’elle ait jamais trouvée de faire de la politique. Elle aurait tant voulu en discuter avec Frank, lui faire voir ça…
Pendant ces mêmes années, au fil des mois doubles, Latrobe revisita un certain nombre de classiques. En les regardant, Maya fut fascinée par le pouvoir de la tragédie. Elle aimait les pièces politiques, furieuses ou pleines d’espérance, qui véhiculaient une utopie, une pulsion pour le progrès ; mais les pièces qui la frappaient le plus par leur véracité ou l’émouvaient le plus profondément étaient les vieilles tragédies terriennes. Et plus elles étaient tragiques, mieux c’était. La catharsis vue par Aristote semblait très bien marcher pour elle. Elle en sortait vidée, nettoyée, un peu plus heureuse d’une certaine façon. Une grande tragédie bien montée valait une de ses bonnes bagarres d’antan avec Michel, se dit-elle un soir. Il aurait dit que c’était une sublimation, et une bonne façon de sublimer, moins pénible pour lui, et plus digne, au fond, plus noble. Et puis il y avait le lien avec les Grecs anciens, un lien établi de mille façons tout autour du bassin d’Hellas, dans les villes et chez les farouches, un néoclassicisme que Maya trouvait bon pour eux dans la mesure où il les amenait à se mesurer à la grande honnêteté des Grecs, à leur regard qui ne flanchait pas devant la réalité. L’Orestie, Antigone, Électre, Médée, Agamemnon – qui aurait dû s’appeler Clytemnestre – toutes ces femmes stupéfiantes qui réagissaient par un austère pouvoir à l’étrange destin que les hommes leur infligeaient, rendant coup pour coup, comme lorsque Clytemnestre avait assassiné Agamemnon. Cassandre racontait au public comment elle s’y était prise et, à la fin, regardait le public, regardait Maya droit dans les yeux :
Ne faisons point d’autres malheurs !
Il y a assez de souffrances, assez de sang sur nous.
Et vous aussi, respectables vieillards,
Rentrez dans les maisons où vous veut le destin
Avant d’agir et donc de subir rien de fâcheux.
Ce que nous avons fait, il nous fallait le faire[7].
Ce que nous avons fait, il nous fallait le faire… C’était si vrai, si vrai. Elle aimait la vérité de ces choses, les pièces tristes, la musique triste, les chants funèbres, les tangos tziganes, Prométhée enchaîné, et même les pièces vengeresses du théâtre élisabéthain. Plus elles étaient noires, plus elles étaient vraies et mieux c’était. Elle régla les éclairages de Titus Andronicus et les gens furent écœurés, consternés, ils dirent que ce n’était qu’un bain de sang. Bon, elle n’avait pas mégoté avec les gélatines rouges. Mais au moment où Lavinia essaie de dire, sans mains et sans langue, qui lui a fait ça, puis s’agenouille et emporte la main coupée de Titus entre ses dents, comme un chien, le public avait été pétrifié. Bain de sang ou non, il fallait reconnaître à Shakespeare un certain sens de la mise en scène. Il avait gagné en puissance à chaque pièce. Avec l’âge, il était devenu d’une noirceur et d’une vérité tétanisantes. D’une représentation déchirante, inspirée, du Roi Lear, elle sortit exaltée et vibrante. Elle prit un jeune éclairagiste par les épaules, le secoua en riant et lui cria :
— N’est-ce pas que c’était merveilleux, magnifique ?
— Ka, Maya, j’aurais peut-être préféré la version de la Restauration, celle où Cordelia s’en sort et épouse Edgar, vous la connaissez ?
— Bah ! Stupide enfant ! Stupide jeunesse ! Nous avons dit la vérité, ce soir, c’est ce qui compte. Demain, tu retourneras à tes mensonges ! conclut-elle avec un rire rauque, en le repoussant vers ses amis.
— C’est Maya, expliqua-t-il à ses amis.
— Toïtovna ? Celle de l’opéra ?
— Oui. Enfin, la vraie.
— La vraie ! ironisa Maya. Vous ne savez même pas ce qui est vrai, ajouta-t-elle en les congédiant d’un revers de main, avec le sentiment qu’elle, elle le savait.
Des amis restaient une semaine ou deux. Puis, l’été devenant de plus en plus chaud dans l’hémisphère Sud, ils prirent l’habitude de passer l’un des mois de décembre sur la côte, dans une cabane derrière les dunes, à nager, faire du bateau et du char à voile, à paresser sous un parasol, à lire et à dormir tout le long du périhélie. Puis ils rentraient en ville, retrouvaient le confort familier de leur appartement dans la lumière cuivrée de l’automne. La plus longue saison de l’année martienne devenait plus sombre de jour en jour, jusque vers Ls 70 et l’aphélie. Avant Ls 90 et le solstice d’hiver, il y avait le festival des glaces, et ils patinaient sur la mer gelée, sous la corniche, devant les maisons du front de mer toutes blanches sous les nuages noirs. Ou ils faisaient du bateau à glace, si loin que la ville n’était plus qu’une rayure sur la courbe blanche du grand arc. Elle mangeait seule dans la touffeur des restaurants animés en attendant que la musique commence tandis que la neige fondue tombait dehors. Entrait dans un petit théâtre qui sentait le moisi en riant d’avance. Mangeait sur le balcon pour la première fois du printemps, avec un pull pour ne pas avoir froid, en regardant apparaître sur les arbres les bourgeons d’un vert incomparable, pareils à de petites larmes de viriditas. Et ainsi de suite, dans les replis de l’habitude et de ses rythmes, heureuse de ce déjà-vu qu’on se fabrique pour soi.
Et puis, un matin, elle alluma l’écran, regarda les nouvelles, et apprit qu’on avait découvert une grande colonie chinoise implantée dans Huo Hsing Vallis (comme si le nom justifiait l’intrusion). La police globale, qui n’en revenait pas, leur avait demandé de déguerpir, mais ils faisaient de la résistance passive. Et le gouvernement chinois avait prévenu Mars que toute intervention policière dans la colonie serait considérée comme une agression contre des ressortissants chinois, et qu’il y aurait des représailles.
— Quoi ? s’exclama Maya. Oh non !
Elle appela tous les gens qu’elle connaissait à Mangala, mais rares étaient ceux qui occupaient encore des postes importants. Elle leur demanda ce qu’ils savaient, pourquoi ces gens n’avaient pas été raccompagnés à l’ascenseur, renvoyés chez eux, et tout ce qui s’ensuit.
— C’est absolument inacceptable ! Il faut que ça cesse, et tout de suite !
Mais des incursions à peine plus discrètes se produisaient depuis un certain temps maintenant, elle l’avait elle-même vu aux infos. Les immigrants étaient déposés par des atterrisseurs bon marché, court-circuitant les autorités de Sheffield. Et comment y remédier sans risquer un incident interplanétaire ? Les gens réfléchissaient fébrilement au problème dans la coulisse. L’ONU soutenait la Chine, alors c’était difficile. Enfin, on avançait, lentement mais sûrement. Elle ne devait pas s’inquiéter.
Elle éteignit l’écran. Elle avait jadis souffert de l’illusion selon laquelle le monde ne changerait que si elle s’y donnait à fond. Elle savait maintenant à quoi s’en tenir.
C’était quand même un peu dur à avaler.
— Ça suffirait à teindre n’importe qui en Rouge, dit-elle à Michel en allant travailler. Ça suffirait à me faire partir pour Mangala, ajouta-t-elle d’un ton menaçant.
Enfin, une semaine plus tard, la crise était passée. Un accord avait été trouvé ; la colonie resterait, mais les Chinois promettaient de réduire d’autant le nombre d’immigrants l’année suivante. Ce n’était pas satisfaisant, mais c’était comme ça. La vie continua sous cette nouvelle ombre.
Et puis, elle rentrait chez elle après le travail, vers la fin du printemps, quand une haie de rosiers, le long de la corniche, attira son attention. Elle s’approcha pour les regarder de plus près. Derrière les rosiers, des gens marchaient à pas pressés sur l’avenue Harmakhis, le long des cafés. Les feuilles des rosiers étaient d’un brun fait d’un mélange de rouge et de vert. Les nouvelles roses étaient d’un rouge sombre, intense, leurs pétales de velours brillaient dans le soleil de l’après-midi. Lincoln, disait l’étiquette sur le tronc. Un rosier hybride. Et pour Maya, le plus grand de tous les Américains, une sorte d’hybride de John et de Frank. L’un des membres du Groupe avait écrit sur lui une pièce géniale, sombre et troublante. À la fin, le héros finissait bêtement assassiné. Poignant, vraiment. Ils auraient bien besoin d’un Lincoln, ces temps-ci. Le rouge des roses brillait, brillait. Soudain, tout se brouilla. Elle eut un éblouissement, comme si elle avait regardé le soleil en face.
Puis elle vit des choses. Toutes sortes de choses.
Des formes, des couleurs, elle en avait bien conscience, mais ce que c’était, qui elle était… Rien n’avait plus de nom. Elle essaya désespérément de les reconnaître…
Tout lui revint d’un coup. Les roses, Odessa, comme s’ils n’avaient jamais cessé d’être là. Elle manqua perdre l’équilibre et se rattrapa de justesse.
— Oh non, dit-elle. Mon Dieu…
Elle déglutit péniblement. Elle avait la gorge sèche. Un événement physiologique. Il avait duré un certain temps. Elle siffla, étouffa un cri. Se tint toute raide sur l’allée de gravier, devant la haie d’un brun mêlé de vert, taché de rouge vif. Il faudrait qu’elle se souvienne de cet effet de couleur pour la prochaine pièce élisabéthaine qu’ils monteraient.
Elle avait toujours su que ça arriverait. Toujours. L’habitude, quelle mystification ! Elle le savait. Elle avait une bombe à retardement dans le ventre. Dans le temps, elle faisait tic-tac trois milliards de fois, à quelque chose près. Maintenant, elles étaient réglées pour faire tic-tac dix milliards de fois, un peu plus, un peu moins. Le tic-tac se poursuivait en dépit de tout. Elle avait entendu dire qu’on trouvait des pendules qui marchaient à l’envers pendant un nombre d’heures déterminé à l’avance, un nombre correspondant à cinq cents ans, ou à la durée de vie qu’on voulait. Choisir un million d’années et voir venir. En prendre une et faire un peu plus attention à l’instant qui passe. Ou sombrer dans la routine et ne jamais y penser, comme tous les gens de sa connaissance.
Ce qui lui aurait parfaitement convenu. Elle l’avait déjà fait, elle le referait. Mais en cet instant précis, il était arrivé quelque chose, elle avait réintégré l’interrègne, la période de temps nu séparant les plages d’habitudes, attendant la prochaine exfoliation. Non, non ! Pourquoi ? Elle ne voulait pas de ce temps, c’était trop dur. Elle ne supportait pas la sensation atroce qu’elle éprouvait dans ces moments-là, l’impression du temps qui passait. Que tout arrivait pour la dernière fois. Elle détestait ça. Et cette fois, elle n’avait rien changé à ses habitudes ! Rien du tout. Ça l’avait frappée sans prévenir. Peut-être s’était-il passé trop de temps depuis la dernière fois, nonobstant les habitudes. Peut-être que ça recommencerait sans prévenir, souvent peut-être.
Elle rentra chez elle (en pensant : je sais où c’est) et essaya de raconter à Michel ce qui s’était passé, décrivant, sanglotant, décrivant encore et renonçant.
— On ne fait jamais les choses qu’une fois, tu comprends ?
Il essaya de ne pas le montrer mais il était très inquiet. Passages à vide ou non, les états d’âme de M. Duval n’avaient pas de secret pour Maya. Il lui dit que ce bref jamais-vu était peut-être une petite crise épileptiforme, ou une attaque bénigne, il ne savait pas trop. Les examens ne le révéleraient même pas forcément. On comprenait mal le jamais-vu. Une variante du déjà-vu, son contraire, pour dire les choses simplement.
— On pense que c’est une sorte d’interférence temporaire dans le schéma d’ondes cérébrales. On passe des ondes alpha aux ondes delta, en une petite plongée. Si tu portais un moniteur, on pourrait le savoir la prochaine fois que ça se produira – si ça se reproduit. C’est un peu comme le somnambulisme : au cours des crises, bon nombre d’acquis semblent avoir disparu.
— On ne risque pas de rester coincé dans cet état ?
— Non. Je n’ai jamais entendu parler de cas de ce genre. C’est rare et toujours temporaire.
— Jusqu’ici.
Il essaya de faire comme si ses craintes n’étaient pas fondées.
Mais elle savait à quoi s’en tenir. Elle alla dans la cuisine préparer le dîner. Entrechoquer les gamelles, ouvrir le réfrigérateur, sortir les légumes, les couper en morceaux, chop chop chop chop, les jeter dans la poêle. Arrête de pleurer, arrête d’arrêter de pleurer. C’est déjà arrivé dix mille fois. Les désastres inévitables, l’habitude de la faim. Dans la cuisine, essayer d’ignorer tout ça et de préparer le dîner. Combien de fois. Enfin, nous y sommes quand même arrivés.
Après ça, elle évita la haie de rosiers, de peur que l’incident ne se reproduise. Mais ils étaient visibles de partout à cet endroit de la corniche. Et presque tout le temps en fleur, les roses étaient formidables pour ça. Un jour, dans la même lumière de l’après-midi, qui se déversait sur l’Hellespontus et faisait tout paraître un peu délavé, assombri jusqu’à une opacité de pastel, elle aperçut du coin de l’œil les mouchetures rouges de la haie. Elle longeait le muret donnant sur la mer et voyait d’un côté la tapisserie d’écume sur l’eau noire et de l’autre les roses et Odessa. Elle s’arrêta, paralysée par un élément de cette double vision, une prise de conscience – ou presque, le début d’une épiphanie. Une immense vérité tendait vers elle, juste à sa portée, en elle-même peut-être, dans son crâne mais hors de ses pensées, appuyant sur la dure-mère qui contenait le cerveau. Tout s’expliquait, tout lui apparaissait enfin clair, enfin, pour toujours.
Mais l’épiphanie ne franchit jamais la barrière. Juste une impression. Brumeuse, énorme. Puis la pression sur son esprit passa, et l’après-midi retrouva sa luminescence d’étain ordinaire. Elle rentra à la maison avec une impression de trop-plein, des océans de nuage dans la poitrine, débordant d’une sorte de frustration ou d’une joie angoissante. Elle raconta à Michel ce qui s’était passé, et il opina du chef. Il avait un nom pour ça aussi.
— Un presque-vu. J’en ai tout le temps, dit-il avec un air de nostalgie caractéristique.
Mais Maya avait soudain l’impression que toutes ces catégories symptomatiques n’étaient qu’un rideau de fumée destiné à masquer ce qui lui arrivait en réalité. Elle était parfois très troublée. Elle avait parfois l’impression de comprendre des choses qui n’existaient pas. À d’autres moments elle oubliait des choses, définitivement, et à d’autres encore elle avait très, très peur. Voilà ce que Michel essayait d’enfermer dans ses noms et ses combinatoires.
Presque-vu. Presque-compris. Et de nouveau dans le monde de la lumière et du temps. Elle n’y pouvait rien, il fallait faire avec. Alors elle continua son petit bonhomme de chemin, les jours passèrent et elle oublia. Ce qu’elle avait ressenti, sa peur, la joie qu’elle avait failli éprouver. Elle trouvait étrange qu’il soit aussi facile d’oublier. De vivre au quotidien, de s’intéresser à son travail, à ses amis, à ses visiteurs.
Parmi ces derniers, il y eut Charlotte et Ariadne, qui étaient venues de Mangala consulter Maya sur l’aggravation des relations avec la Terre. Elles allèrent prendre leur petit déjeuner sur la corniche et parlèrent des dossiers de Dorsa Brevia. En dehors des Minoens qui avaient quitté la coalition de Mars Libre, en partie parce qu’ils désapprouvaient ses manœuvres pour dominer les colonies extérieures, la plupart des gens de Dorsa Brevia en venaient à se dire que Jackie n’avait pas totalement tort en matière d’immigration.
— Mars n’est pas saturée, loin de là, disait Charlotte. Ceux qui le proclament se trompent. On pourrait se serrer la ceinture, accroître la densité urbaine. Les nouvelles villes flottantes de la mer du Nord pourraient accueillir beaucoup de monde. Elles n’ont pratiquement aucun impact sur l’environnement, sauf peut-être dans les ports, et des ports, on pourrait en créer d’autres.
— Beaucoup d’autres, approuva Maya.
Malgré les coups de force terriens, elle n’aimait pas le discours anti-immigration, quel qu’il soit. Charlotte, qui siégeait de nouveau au conseil exécutif et entretenait depuis des années des relations étroites avec la Terre, fit un aveu qui lui coûtait :
— Ce n’est pas le nombre des immigrants qui suscite les difficultés mais leur nature, ce à quoi ils croient. On commence à avoir de sérieux problèmes d’assimilation.
— C’est ce que j’ai entendu dire aux infos, acquiesça Maya.
— On a tout fait pour intégrer les nouveaux arrivants, mais ils forment bloc, et on ne peut évidemment pas les diviser.
— Non.
— Mais les ennuis se multiplient, souvent liés à la charia, des cas de violence familiale, des bandes ethniques qui s’affrontent en bataille rangée, des agressions d’indigènes, des femmes le plus souvent, mais pas toujours, par des immigrés, et les représailles par des bandes de jeunes indigènes qui font des raids sur les nouvelles colonies et ainsi de suite. Ça devient grave. Et ce malgré la diminution, du moins légale, de l’immigration. Que l’ONU ne nous a pas pardonnée. Elle voudrait nous envoyer toujours plus de monde. Si ça se fait, nous deviendrons une sorte de poubelle à humains, et nous aurons fait tout ce travail en pure perte.
— Hmm, fit Maya en secouant la tête.
Elle connaissait le problème. C’était déprimant de penser que de tels alliés pourraient se retourner contre eux et se liguer avec leurs adversaires parce que la situation se dégradait.
— Quoi que vous fassiez, vous devez tenir compte de l’ONU. Si vous interdisez l’immigration et que, non contents de passer outre, les immigrants reçoivent le soutien de l’ONU, ça va vraiment tourner au vinaigre. Regardez ce qui se passe avec ces incursions. Mieux vaut autoriser l’immigration, quitte à négocier le plus faible taux possible avec l’ONU et nous occuper des immigrants au fur et à mesure de leur arrivée.
Les deux femmes hochèrent la tête, désolées, et se remirent à manger en regardant le bleu frais de la mer matinale.
— Les ex-métas n’arrangent pas les choses, reprit Ariadne. Elles ont encore plus envie que l’ONU de venir ici.
— Ben tiens.
Maya n’était pas étonnée que les anciennes métanationales aient encore autant de pouvoir sur Terre. Elles avaient toutes singé le modèle de Praxis pour survivre, et n’étaient donc plus des féodalités totalitaires déterminées à conquérir le monde, mais elles étaient toujours énormes, puissantes, et représentaient une masse phénoménale de gens et de capitaux. Or elles étaient bien obligées, pour continuer à exister, de faire des affaires. Les stratégies qu’elles employaient dans ce but étaient parfois admirables, mais ce n’était pas une constante. Il y avait de nouveaux besoins à satisfaire, par le biais de moyens originaux, meilleurs. Mais certaines profitaient de la situation et tentaient de tirer leur épingle du jeu en suscitant de faux besoins. La plupart des ex-métas poursuivaient naturellement un cocktail de stratégies, espérant s’en sortir par la diversification, comme elles diversifiaient leurs investissements au bon vieux temps. Tout le monde était plus ou moins engagé dans la mêlée, ce qui ne facilitait pas la lutte contre les abus. Beaucoup d’ex-métas menaient des programmes martiens très actifs, pour le compte des gouvernements de la Terre. Elles envoyaient des gens pour bâtir des villes, créer des fermes, travailler dans les mines, la production ou le commerce. Il semblait parfois que l’émigration de la Terre vers Mars cesserait seulement le jour où l’équilibre serait réalisé entre les deux mondes. Ce qui, étant donné la situation démographique sur Terre, serait un désastre pour Mars.
— Nous devons quand même essayer de les aider, fit impatiemment Maya. Préservons-nous autant que la Terre nous le permettra. Mais si nous ne le faisons pas, ce sera la guerre.
Charlotte et Ariadne repartirent, l’air aussi inquiètes que Maya. Elle se dit tout à coup, et ce n’était pas une pensée réjouissante, que si elles étaient venues chercher de l’aide auprès d’elle, c’est qu’elles avaient vraiment touché le fond.
Elle se relança donc dans la politique, en essayant de ne pas se laisser déborder. Elle ne s’éloignait plus guère d’Odessa, sauf quand son travail pour la NAE l’exigeait. Elle poursuivit sa collaboration avec son groupe de théâtre, qui était maintenant au cœur de son action politique, mais elle recommença à assister à des réunions, des meetings. Il lui arrivait parfois de monter sur l’estrade et de prendre la parole. Le Werteswandel pouvait prendre bien des formes. Un soir, elle accepta, sous la pression, de présenter sa candidature au sénat global en tant que représentante pour Odessa de la Société des amis de la Terre. Plus tard, quand elle prit le temps de réfléchir, elle les implora de chercher quelqu’un d’autre, et ils se rabattirent sur une jeune fonctionnaire qui écrivait des pièces pour le Groupe. C’était un bon choix. Elle avait donc réussi à y couper. Elle continua à aider les Quakers de la Terre, mais moins activement. Elle se sentait de plus en plus étrangère à tout ça, car on ne pouvait pas dépasser la capacité d’une planète sans provoquer un désastre, l’histoire de la Terre depuis le XIXe siècle en était la preuve. Ils devaient donc faire attention à ne pas laisser venir trop de gens. C’était un numéro de haute voltige, mais il valait mieux régler un problème limité de surpopulation que de se retrouver avec une véritable invasion sur les bras ; c’est ce qu’elle leur répétait inlassablement, à toutes les réunions, à tous les meetings.
Pendant ce temps-là, Nirgal vivait comme un nomade dans l’outback, parlant aux farouches et aux fermiers, avec l’impact habituel, elle l’espérait du moins, sur leur vision du monde, sur ce que Michel appelait leur inconscient collectif. Elle fondait beaucoup d’espoirs sur Nirgal, cet autre brin de son existence, le plus sombre d’une certaine façon. Il se faufilait dans sa vie, la fronçait, en faisait une grande boucle, la ramenait au mauvais pressentiment qui avait dominé sa vie antérieure à Odessa.
C’était une espèce perverse de déjà-vu. Et puis les vrais déjà-vu étaient revenus, absorbant la vie des choses, comme toujours. Un éclair de déjà-vu était un choc, évidemment, mais ce n’était qu’un coup de semonce aussitôt évanoui. Alors qu’une journée entière, c’était une torture, et une semaine, un enfer. D’après Michel, les journaux médicaux donnaient à ce phénomène le nom d’état stéréotemporel, ou de sensation de toujours-déjà. Apparemment, c’était un problème que rencontraient un pourcentage non négligeable des plus anciens. Rien ne pouvait être pire, sur le plan émotionnel. Quand elle se réveillait ces jours-là, elle avait l’impression que chaque moment était l’exacte répétition d’un moment identique d’une journée précédente. Comme si la notion nietzschéenne d’éternel retour, la répétition infinie de tous les continuums possibles de l’espace-temps, était devenue en quelque sorte transparente pour elle, une expérience vécue. C’était horrible, horrible ! Et il n’y avait rien à faire, elle était condamnée à revivre, vaille que vaille, comme un zombi, les toujours-déjà de journées prévisibles, jusqu’à ce que la malédiction se lève, parfois lentement, progressivement, parfois en la renvoyant d’un seul coup dans l’état non stéréotemporel, sa double vision redevenant nette, redonnant leur profondeur aux choses. Le retour à la réalité, avec sa miraculeuse nouveauté, sa contingence, sa cécité, la liberté de découvrir chaque moment avec surprise, de sentir la montée et la retombée ordinaires de sa sinusoïde émotionnelle, de ces montagnes russes qui, si inconfortables soient-elles, étaient au moins un mouvement.
— Ah, parfait, dit Michel alors qu’elle sortait d’une de ces crises, l’air de se demander laquelle des drogues qu’il lui administrait lui avait joué ce tour.
— Peut-être que si j’arrivais à passer de l’autre côté du presque-vu, disait faiblement Maya. Pas le déjà, le presque ou le jamais, juste le vu.
— Une sorte d’illumination, avança Michel. De satori[8]. Ou d’épiphanie. Une fusion mystique avec l’univers. C’est généralement un phénomène assez bref, à ce que j’ai entendu dire. Une expérience paroxystique.
— Mais qui laisse des traces ?
— Oui. Après, on se sent mieux à tout point de vue. Enfin, pour ça, on dit qu’il faut être arrivé à une certaine…
— Sérénité ?
— Non, enfin… si. Disons tranquillité d’esprit.
— Pas mon genre, tu veux dire.
— Ça peut se cultiver, répondit-il avec un sourire. Se préparer. C’est à ça que vise le bouddhisme zen, si j’ai bien compris.
Alors elle avait lu des textes zen. Il en ressortait clairement que le zen ne relevait pas de l’information mais du comportement. Si on se comportait bien, on pouvait recevoir l’illumination mystique. Mais pas forcément. Et même si ça arrivait, c’était très bref. Juste une vision.
Elle était trop ancrée dans ses habitudes pour changer à ce point de comportement mental. Elle n’était pas accoutumée au contrôle de pensée susceptible de produire une expérience paroxystique de cette espèce. Elle vivait sa vie, et ces ruptures mentales s’imposaient à elle. Penser au passé semblait contribuer à leur venue, alors elle essayait de se concentrer sur le présent. C’était une attitude zen, après tout, et elle était assez bonne à cet exercice. Elle en avait fait une stratégie de survie instinctive pendant des années. Mais une expérience paroxystique… Elle aspirait parfois à connaître enfin le presque-vu. Il l’envahirait, le monde prendrait cette aura de signification vague, puissante, juste à la limite de sa conscience, elle se dresserait, se tendrait, pleine d’espoir ; et puis ça passerait. Mais un jour… Si seulement ça pouvait s’éclaircir ! Cela pourrait l’aider, pour après. Cela l’intriguait tellement. Que serait sa vision intérieure ? Quelle était cette illumination qui planait juste à portée d’elle dans ces moments-là, et paraissait trop réelle pour n’être qu’une illusion ?
C’est alors qu’elle accepta, sans réaliser que c’était ce qu’elle cherchait, d’accompagner Nirgal au festival d’Olympus Mons. Michel trouva que c’était une idée de génie. Une année martienne sur deux, au printemps de l’hémisphère Nord, les gens se réunissaient au sommet d’Olympus Mons, près du cratère Zp, sous une cascade de tentes en forme de croissant, au sol orné d’une mosaïque de pierre et de carreaux vernissés. C’était la commémoration de la première rencontre qui avait eu lieu à cet endroit pour fêter la fin de la Grande Tempête, quand l’astéroïde de glace avait tracé une ligne fulgurante dans le ciel et que John leur avait parlé de la société martienne à venir.
Et la société y était arrivée, on pouvait le dire, songeait Maya alors qu’ils escaladaient le grand volcan en train. En certains endroits, à certains moments, du moins. Ici et maintenant, nous y sommes arrivés quand même. Sur Olympus, tous les Ls 90, se rappeler la promesse de John et fêter son accomplissement. Il y avait surtout de jeunes indigènes, mais aussi beaucoup de nouveaux immigrants venus voir à quoi ressemblait le fameux festival, décidés à faire la fête toute la semaine, à jouer de la musique, à danser, ou les deux. Maya préférait la danse, car elle ne savait jouer que du tambourin. Elle perdit Michel et les autres, Nadia, Art, Sax, Marina, Ursula, Mary, Nirgal et Diana, aussi dansa-t-elle avec des étrangers et oublia-t-elle tout. Ne rien faire, juste se concentrer sur les visages lumineux qui passaient devant elle, pareils à des pulsars de conscience qui criaient je suis en vie je suis en vie je suis en vie.
Elle dansa toute la nuit. C’était génial. Ça prouvait que l’assimilation était possible. L’aréophanie était un enchantement qui faisait oublier leur passé terrien toxique à tous ceux qui venaient sur la planète. Une création collective qui réalisait la vraie culture martienne. Oui, et c’était bien. Mais ce n’était pas une expérience paroxystique. Ce n’était pas l’endroit pour ça, ou pour elle. Peut-être n’était-ce que la main morte du passé. Les choses n’avaient guère changé sur Olympus Mons, le ciel était toujours noir et criblé d’étoiles, avec une bande violette sur l’horizon… Des hôtels avaient été construits sur l’immense lèvre, pour les pèlerins qui faisaient le tour du sommet, lui dit Marina. Et il y avait d’autres abris dans la caldeira, pour les grimpeurs Rouges qui passaient leur existence au fond de ce monde de falaises convexes, les unes sur les autres. Les gens faisaient parfois de drôles de choses, se disait Maya. Qu’il était étrange, le destin qu’on pouvait se forger sur Mars, à cette époque…
Mais Olympus Mons était trop haut, donc trop enfoncé dans le passé pour elle. Elle n’y aurait jamais le genre d’expérience qu’elle cherchait.
Elle eut quand même une longue conversation avec Nirgal dans le train qui les ramenait à Odessa. Elle lui parla de Charlotte, d’Ariadne et de leurs craintes. Il acquiesça et lui raconta certaines de ses expériences dans l’outback, qui étaient souvent preuve de progrès dans l’assimilation.
— Nous finirons par gagner, prédisait-il. Mars est actuellement un champ de bataille entre le passé et l’avenir. Le passé a un pouvoir, mais nous allons tous vers l’avenir. Et la force de l’avenir est inexorable, comme l’attraction du vide. Je la trouve presque palpable ces jours-ci.
Et il avait l’air heureux.
Il récupéra leurs sacs dans les porte-bagages au-dessus de leurs têtes et l’embrassa sur la joue. Il était mince et dur, il lui échappait.
— On va continuer à y travailler, d’accord ? Je viendrai vous voir, Michel et toi, à Odessa. Je t’aime.
Du coup, elle se sentit mieux, bien sûr. Ce n’était pas une expérience paroxystique, juste un trajet en train avec Nirgal, une occasion de parler avec le plus fuyant des indigènes, ce fils tant aimé.
Après son retour, pointant, elle continua à éprouver tout l’éventail des « épisodes psychosensoriels », comme disait Michel.
Il était chaque fois plus inquiet. Cette histoire commençait à l’effrayer, Maya le voyait bien, même s’il essayait de le lui cacher. Et cela n’avait rien d’étonnant. Ses clients âgés étaient sujets à des désordres de ce genre, parmi bien d’autres troubles. Le traitement gérontologique semblait impuissant à aider les gens à garder le souvenir d’un passé de plus en plus long. Et plus le passé leur échappait, année après année, plus leur mémoire chancelait et plus les crises se rapprochaient, jusqu’à ce qu’il faille mettre certaines personnes en maison spécialisée.
Ou qu’ils meurent, ce qui arrivait aussi. L’Institut des premiers colons, pour lequel Michel travaillait, accueillait un petit nombre de sujets tous les ans. Après la mort de Vlad, Marina et Ursula quittèrent Acheron et vinrent habiter Odessa. Nadia et Art s’étaient déjà installés à l’ouest d’Odessa, pour rejoindre leur fille Nikki. Même Sax Russell, qui passait encore la majeure partie de l’année à Da Vinci, prit un appartement en ville.
Pour Maya, ces déménagements étaient à la fois bons et mauvais. Bons parce qu’elle aimait tous ces gens, que les voir se grouper autour d’elle lui faisait plaisir et flattait sa vanité. C’est ainsi, par exemple, qu’elle aidait Marina à surmonter le chagrin lié à la disparition de Vlad. Il lui semblait qu’Ursula et Vlad étaient pour ainsi dire le vrai couple, même si Marina et Ursula… Enfin, comment définir les trois personnages d’un ménage à trois, quelle que soit la façon dont il était constitué ? Marina et Ursula, qui étaient maintenant seules, formaient un couple très uni dans le chagrin, et en dehors de ça assez semblable aux jeunes couples indigènes du même sexe qu’on voyait à Odessa, les hommes bras dessus, bras dessous dans la rue (image réconfortante), les femmes main dans la main.
Elle était donc heureuse de les voir, tout comme elle était heureuse de voir Nadia et tous les membres de la vieille bande. Mais elle n’arrivait pas toujours à se rappeler les incidents qu’ils évoquaient comme s’ils étaient inoubliables, et ça l’agaçait. Encore une sorte de jamais-vu : sa propre vie. Non, mieux valait se concentrer sur l’instant présent, sur son travail ou sur l’éclairage de la pièce en cours, bavarder dans les bars avec de nouveaux amis de travail ou de parfaits étrangers. En attendant l’illumination qui finirait bien par venir un jour.
Samantha mourut. Puis Boris. À deux ou trois années d’écart, certes, mais, après les longues décennies où ils n’avaient eu à déplorer aucun décès, cette fréquence paraissait affreusement rapide. En même temps tout s’assombrissait, comme sur la corniche, quand une tempête approchait d’Hellespontus : les nations terriennes continuaient à leur envoyer des immigrants clandestins et l’ONU à les menacer, la Chine et l’Indonésie s’étaient soudain prises à la gorge, les écoteurs Rouges faisaient sauter les choses sans discernement, sans précaution, avec des morts à la clé. Puis un soir Michel gravit l’escalier, lourd de chagrin.
— Yeli est mort.
— Quoi ? Oh, non !
— Une sorte d’arythmie cardiaque.
— Oh ! mon Dieu…
Maya n’avait pas vu Yeli depuis des décennies, mais perdre encore un des Cent Premiers… Ne plus jamais revoir le sourire timide de Yeli… Non. Elle n’entendit pas la suite de ce que lui dit Michel, plus par distraction qu’à cause de la douleur. Ou alors, c’est pour elle qu’elle avait mal.
— Ça va arriver de plus en plus souvent, hein ? dit-elle enfin quand elle remarqua que Michel la regardait fixement.
— C’est possible, soupira-t-il.
La plupart des Cent Premiers survivants revinrent à Odessa pour la cérémonie, organisée par Michel. Maya apprit beaucoup de choses sur Yeli, grâce à Nadia surtout. Il avait très vite quitté Underhill et s’était installé à Lasswitz. Il avait participé à la construction de la ville sous dôme et il était devenu expert en hydrologie. En 61, il avait accompagné Nadia lorsqu’elle allait un peu partout dans l’espoir d’arranger les choses et de réparer les dégâts. Puis au Caire, où Maya l’avait revu brièvement, il s’était trouvé séparé des autres et n’avait pas réussi à fuir dans Marineris. À l’époque, on l’avait cru mort, comme Sasha, mais il s’en était sorti, avec la plupart des gens du Caire. Après la révolte, il s’était installé à Sabishii et remis à travailler sur les aquifères, en collaboration avec l’underground. Il avait contribué à faire de Sabishii la capitale du demi-monde. Il avait vécu un moment avec Mary Dunkel, et quand l’ATONU avait fermé Sabishii, ils étaient passés par Odessa, et ils y étaient encore lors des fêtes du cinquantenaire de Mars. C’était la dernière fois que Maya se rappelait l’avoir vu. Il portait des toasts selon la tradition, avec les autres Russes du groupe. Puis Mary et lui avaient rompu, et Mary elle-même lui avait raconté qu’il s’était installé à Senzeni Na où il était devenu l’un des chefs de la seconde révolution. Quand Senzeni Na avait rejoint Nicosia, Sheffield et Le Caire dans l’alliance de Tharsis Est, il était allé donner un coup de main à Sheffield. Ensuite, il était retourné à Senzeni Na, avait siégé dans le premier conseil indépendant de la ville, et était devenu l’un des patriarches de la communauté comme tant de Cent Premiers un peu partout. Il avait épousé une nisei nigérienne, ils avaient eu un garçon. Il était retourné deux fois à Moscou, et il était un commentateur populaire sur les réseaux d’infos. Juste avant sa mort, il travaillait sur le projet du bassin d’Argyre avec Peter. Il avait une arrière-petite-fille qui vivait sur Callisto. Elle attendait un bébé. Un jour, au cours d’un pique-nique sur le mont du mohole de Senzeni Na, il s’était écroulé et ils n’avaient pas pu le ranimer.
Les Cent Premiers n’étaient donc plus que dix-huit. Auxquels Sax rajoutait les sept membres du groupe d’Hiroko, car rien ne prouvait qu’ils étaient morts. Pour Maya ce n’était qu’un fantasme, un vœu pieux, mais comme, d’un autre côté, ce n’était vraiment pas le genre de Sax, il y avait peut-être du vrai là-dedans. Enfin, la plus jeune d’entre eux, Mary (à moins qu’Hiroko ne soit encore en vie), avait maintenant 212 ans. La plus vieille, Ann, avait 226 ans, et Maya en avait 221, ce qui était grotesque, mais c’était comme ça : sur Terre, on était en 2206.
— Et encore, il y a des gens qui ont 250 ans, nota Michel. Le traitement pourrait parfaitement agir pendant une très, très longue période. Ce n’est peut-être qu’une triste coïncidence.
— Peut-être.
Chaque mort semblait l’amputer d’une partie de lui-même. Il devenait de plus en plus sombre, ce qui agaçait Maya. Il était manifeste qu’il se disait qu’il aurait mieux fait de rester en Provence. C’était son rêve, ce qu’il avait de plus cher au monde, en dépit du fait évident qu’il était chez lui sur Mars, depuis le jour où ils s’y étaient posés ou même avant, depuis le moment où il l’avait vue pour la première fois dans le ciel, quand il était encore gamin. Personne ne pouvait dire quand c’était arrivé, mais Mars était devenue son chez-lui. C’était évident pour tout le monde sauf pour lui. Il continuait à regretter la Provence et considérait Maya à la fois comme celle qui l’avait exilé et comme son pays d’exil. Il voyait dans son corps une Provence de substitution : ses seins étaient ses collines, son ventre, sa vallée, et son sexe, sa plage et son océan. Il était évidemment impossible d’être la maison de quelqu’un, mais la nostalgie avait ses raisons que la raison ne connaissait pas, et Michel croyait que les projets irréalisables étaient une bonne chose, alors dans le fond… Et puis c’était une partie de leur relation, même si c’était parfois un fardeau épouvantable pour elle. Surtout quand la mort d’un des Cent Premiers le poussait vers elle, et donc vers les idées de retour au foyer.
Les enterrements et les cérémonies funéraires mettaient toujours Sax en rogne. Il ne pouvait s’y faire, pour lui la mort était une sorte d’impôt vulgaire, une manifestation du Grand Inexplicable qui lui agitait un chiffon rouge sous le nez. Un problème scientifique en attente de résolution. Le phénomène du déclin subit le confondait, par la façon chaque fois différente – en dehors de sa brusquerie – dont il survenait et par l’absence de cause unique, évidente. On s’effondrait d’un coup, comme emporté par une vague. Une sorte de jamais-vu, ou plutôt de jamais-vivre. Les théories ne manquaient pas. C’était une préoccupation vitale pour tous les vieux, et pour les plus jeunes qui espéraient devenir vieux, autrement dit pour tout le monde, aussi le phénomène faisait-il l’objet de multiples études. Mais personne n’avait encore réussi à dire ce que c’était, ni même si c’était une seule et unique chose ; et les gens continuaient à mourir.
Ils mirent une partie des cendres de Yeli dans un ballon qui monta rapidement dans le ciel, depuis le point de la digue où ils avaient lancé Spencer, un endroit d’où on avait une vue imprenable sur l’arc d’Odessa. Après ça, ils se réunirent chez Maya et Michel. Une vraie Praxis, tous ces gens qui se soutenaient mutuellement. Ils feuilletèrent les albums de Michel, parlèrent d’Olympus Mons en 61, d’Underhill. Du passé. Maya ignora leur conversation, leur servit du thé et des gâteaux, puis il ne resta plus dans l’appartement que Michel, Sax et Nadia. La veillée mortuaire était terminée. Elle pouvait se détendre. Elle s’arrêta à la table de la cuisine, mit la main sur l’épaule de Michel et regarda avec lui une photo en noir et blanc, granuleuse, maculée de taches qui ressemblaient à de la sauce bolognaise et à du café. Une photo passée d’un jeune homme au sourire confiant, sûr de lui.
— Quel visage intéressant, dit-elle.
Elle sentit Michel se raidir, vit la consternation de Nadia et comprit qu’elle avait dit une bêtise. Même Sax avait l’air ébranlé, presque affolé. Maya regarda le jeune homme de la photo, le regarda encore et encore. Il ne lui rappelait rien.
Elle quitta l’appartement. Elle gravit les rues en escalier d’Odessa – Odessa, ses maisons blanches aux portes et aux volets turquoise, ses chats, ses jardinières en terre cuite –, et se retrouva tout en haut de la ville. De là, on voyait le miroir indigo de la mer d’Hellas, à des kilomètres de distance. Elle pleurait en marchant, sans savoir pourquoi, désolée, étonnée. Et pourtant, cela aussi s’était déjà produit.
Un moment plus tard, elle était dans la partie ouest de la ville haute, dans Paradeplatz Park, où ils avaient donné Le Nœud de sang. Ou bien Un conte d’hiver… Oui, c’était plutôt ça, Un conte d’hiver. Mais eux, ils ne reviendraient pas à la vie.
Enfin. Elle était là quand même. Elle repartit lentement dans les longues ruelles qui descendaient vers leur immeuble, à penser à des pièces de théâtre, le cœur un peu plus léger au fur et à mesure qu’elle se rapprochait. Il y avait une ambulance devant la porte. Elle se sentit soudain glacée, comme si on lui avait jeté un seau d’eau en pleine figure. Elle passa son chemin, tourna le dos au bâtiment et descendit vers la corniche.
Elle marcha jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, alors elle s’assit sur un banc, face à une terrasse de café où un homme jouait d’un bandonéon asthmatique, un vieux au crâne dégarni, aux joues rondes, au nez rouge, avec une moustache blanche et des poches sous les yeux. La tristesse de sa musique était le reflet de celle de son visage. Le soleil se couchait et chaque facette de la mer immobile luisait de cet éclat visqueux, vitreux, qu’ont parfois les surfaces liquides. Tout était orange, comme le soleil qui flirtait avec les montagnes, à l’ouest. Elle s’appuya au dossier du banc. La brise du large lui caressait la peau. Des mouettes planaient dans le ciel. Tout à coup, la couleur de la mer lui rappela celle de la boule orange tachetée qu’elle avait vue depuis l’Arès, après leur insertion orbitale. Mars, la planète vierge tournant en dessous d’eux, le symbole de tout le bonheur potentiel. Elle n’avait jamais été plus heureuse depuis.
C’est alors qu’elle la sentit venir, l’aura pré-épileptique du presque-vu, une signification immensément vaste imprégnant tout – la mer étincelante –, immanente mais juste hors de portée, s’imposant aux choses… Et l’illumination arriva avec un petit claquement sec : cet aspect du phénomène était le sens en lui-même, la signification de tout se trouvait juste hors de portée, dans l’avenir, les tirant vers l’avant, dans certains moments particuliers on éprouvait la traction du devenir, impérieuse, semblable à une marée, à une sensation aiguë de plaisir anticipé, celle qu’elle avait eue en baissant les yeux sur Mars depuis l’Arès, l’inconscient chargé non des détritus d’un passé mort mais des inimaginables possibilités de l’avenir en train de se faire. Tout était possible, tout. Et le presque-vu reflua lentement dans l’invisibilité, presque compris cette fois. Elle resta un moment assise, dans un état de plénitude radieuse. Elle était quand même là, dans le fond, et ce potentiel de bonheur serait toujours en elle.