Écoute, refuser de suivre le traitement de longévité, c’est un suicide.
Et alors ?
Eh bien, d’ordinaire, le suicide est considéré comme un signe de dysfonctionnement psychologique.
D’ordinaire.
C’est souvent vrai, tu sais. Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu n’es pas heureuse.
C’est le moins qu’on puisse dire, en effet.
Et pourquoi ? Que veux-tu de plus ?
Le monde.
Tu vas encore, tous les soirs, voir le coucher du soleil.
Une habitude.
Tu attribues ta dépression à la destruction de la Mars primitive. Je pense que les raisons philosophiques invoquées par les gens souffrant de dépression sont des masques dissimulant des blessures plus graves, plus personnelles.
Toutes ces choses peuvent être réelles.
Tu veux dire, toutes les raisons ?
Oui. De quoi accusais-tu Sax ? De monocausotaxophilie ?
Touché. Mais ces choses ont généralement un point de départ. Parmi toutes les vraies raisons, il y en a une qui t’a fait dévier de ta route. Il faut souvent retourner à ce point de son parcours personnel pour pouvoir reprendre un autre chemin.
Le temps n’est pas l’espace. La métaphore de l’espace est une imposture en ce qui concerne le temps. On ne peut pas revenir en arrière.
Mais si, mais si. On peut revenir sur ses pas, métaphoriquement. Le voyage mental permet de rebrousser chemin, de voir où on a bifurqué et pourquoi, puis de repartir dans une direction différente grâce à cette espèce d’échangeur qu’est la compréhension. Mieux comprendre, c’est ajouter du sens. Quand tu prétends être avant tout préoccupée par le destin de Mars, je pense que c’est un déplacement si fort qu’il te fait perdre de vue la réalité. C’est aussi une métaphore. Peut-être réelle, oui. Mais les deux termes de la métaphore devraient être reconnus.
Je sais ce que je vois.
Mais tu ne le vois pas, justement ! Tu ne vois pas tout ce qui reste de Mars la Rouge, or il en reste énormément. Tu devrais aller le voir ! Ça te viderait la tête, tu verrais. Tu devrais sortir à basse altitude, marcher librement dans l’air, avec un simple masque facial. Ça te ferait du bien, physiologiquement parlant. Et puis au moins tu profiterais d’un des avantages du terraforming. Tu découvrirais la liberté que nous y avons gagnée, le lien que ça nous procure avec ce monde : pouvoir marcher nu à sa surface et survivre. C’est stupéfiant ! Nous faisons désormais partie de son écologie. Tout ça mérite d’être repensé. Tu devrais sortir afin d’y réfléchir, d’étudier le processus d’aréoformation.
Ce n’est qu’un mot. Nous avons pris cette planète et nous l’avons labourée. Elle fond sous nos pieds.
Dans une eau qui a toujours été là. Pas de l’eau importée de Saturne ou de je ne sais où, une eau qui faisait partie de la donne au départ, que je sache. Dégazée de la masse originelle de Mars. Elle fait maintenant partie de notre corps. Nos corps mêmes sont des structures aqueuses martiennes. Sans les oligo-éléments nous serions transparents. Nous sommes de l’eau martienne. Une eau qui était déjà à la surface de Mars, et qui jaillit en une apocalypse artésienne. Ces canaux sont si gros !
C’était le permafrost. Depuis deux milliards d’années.
Eh bien, nous l’avons aidée à remonter à la surface. La majesté des grands aquifères explosant. Nous étions là, nous en avons vu un de nos propres yeux, nous avons failli mourir dedans…
Oui, oui…
Tu as senti l’eau emporter la voiture, tu étais au volant…
Oui ! Et elle a emporté Frank à la place.
C’est vrai.
Elle a emporté le monde. Et elle nous a laissés sur le rivage.
Le monde est encore là. Il suffirait que tu sortes pour le voir.
Je ne veux pas le voir. Je l’ai déjà vu !
Pas toi. Un toi antérieur. Tu es un autre toi, aujourd’hui.
C’est ça, c’est ça.
Je pense que tu as peur. Peur d’entreprendre une transmutation, de te métamorphoser en quelque chose de nouveau. L’alambic est là, tout autour de toi. Le feu est allumé dessous. Tu fondrais, tu renaîtrais, qui sait si tu serais encore là après ?
Je n’ai pas envie de changer.
Tu ne veux pas cesser d’aimer Mars.
Non. Si.
Tu ne cesseras jamais d’aimer Mars. Pense aux roches métamorphiques : elles n’ont pas cessé d’exister. Elles sont même généralement plus dures que la roche dont elles sont issues. Tu aimeras toujours Mars. Ta mission devient de voir la Mars qui sera toujours là, sous l’épais ou le fin, le chaud ou le froid, le sec ou l’humide. Tout cela est éphémère alors que Mars perdurera. Ces inondations se sont déjà produites, n’est-ce pas ?
Oui.
Tous ces fluides sont l’eau même de Mars.
Sauf l’azote de Titan.
Eh oui. J’ai l’impression d’entendre parler Sax.
Allons, allons.
Vous vous ressemblez plus, tous les deux, que tu ne le penses. Nos fluides à tous sont les fluides de Mars.
Mais la destruction de la surface ? Elle est complètement ravagée. Tout a changé.
C’est l’aréologie. Ou l’aréophanie.
C’est la destruction. Nous aurions dû essayer de l’habiter comme elle était.
Mais nous ne l’avons pas fait. Et maintenant, être Rouge, ça veut dire s’efforcer de préserver un environnement aussi proche que possible des conditions d’origine, dans le cadre de l’aréophanie, le projet de création de biosphère qui permet aux êtres humains de vivre librement en surface, jusqu’à une certaine altitude. C’est ce que veut dire, aujourd’hui, le fait d’être Rouge. Mais il y a beaucoup de Rouges comme ça. Je crois savoir ce qui t’angoisse : tu te dis que si tu changes ne serait-ce que d’un iota, ce sera la fin du Rouge partout. Eh bien, le Rouge est plus fort que toi. Tu as contribué à son émergence, à sa définition, mais tu n’as jamais été seule. Si tu avais été seule, personne ne t’aurait écoutée.
On ne m’a pas écoutée !
Mais si. Parfois. Et même souvent. Le Rouge continuera, quoi que tu fasses. Tu pourrais quitter la scène, changer radicalement, tu pourrais devenir vert pomme, ce ne serait pas la fin du Rouge. Il se pourrait même qu’il devienne plus Rouge que tu ne l’as jamais imaginé.
Plus Rouge que je ne l’ai imaginé ? Impossible.
Songe à toutes les possibilités. Nous en vivrons une, et nous continuerons. Le processus de coadaptation avec cette planète se poursuivra pendant des milliers d’années. Nous sommes là, à présent. Tu devrais te demander à chaque instant ce qui manque encore et t’efforcer d’accepter ta réalité actuelle. C’est la santé mentale, c’est la vie. Il faut que tu imagines ta vie à partir de maintenant et au-delà.
Je ne peux pas. J’ai essayé et je n’y arrive pas.
Tu devrais regarder autour de toi, vraiment. Faire un tour. Voir tout ça de près. Même les mers de glace. Les examiner attentivement. Et sans hostilité. L’hostilité n’est pas forcément mauvaise, mais tu devrais commencer par jeter juste un coup d’œil. Effectuer une reconnaissance. Tu devrais monter un peu dans les collines. Tharsis. Elysium. Prendre de l’altitude, ce qui revient à remonter dans le temps. Ta mission consiste à trouver la Mars qui perdurera. C’est vraiment une tâche merveilleuse. Tout le monde n’a pas un rôle aussi exaltant à jouer, loin de là. Tu as de la chance, tu sais.
Et toi ?
Quoi, moi ?
Quel est ton rôle ?
Mon rôle ?
Oui, ton rôle.
… Je ne sais pas très bien. Je te l’ai dit, je t’envie d’avoir ce rôle à jouer. Le mien consiste à… C’est confus. Aider Maya, m’aider moi-même. Et tous les autres. Nous réconcilier… Retrouver Hiroko.
Tu es notre psy depuis longtemps.
Oui.
Plus de cent ans.
Oui.
Et tu n’as jamais obtenu le moindre résultat.
Eh bien, je veux croire que j’ai été d’une certaine aide.
Mais ça ne te vient pas naturellement.
Pas forcément.
Tu crois que les gens s’intéressent à la psychologie parce que ça ne tourne pas rond dans leur tête ?
C’est une théorie répandue.
Mais tu n’as jamais eu de psy.
Oh, j’ai eu des thérapeutes.
Ils t’ont aidé ?
Oui. Beaucoup ! Enfin, pas mal. Ils ont fait de leur mieux.
Mais tu ne connais pas ton rôle.
Non. Enfin… je voudrais rentrer chez moi.
Où ça, chez toi ?
C’est le problème. C’est difficile de ne pas savoir où on est chez soi, hein ?
Oui. Je pensais que tu resterais en Provence.
Non. C’est-à-dire… J’étais chez moi en Provence, mais…
Mais tu rentres sur Mars.
Oui.
Tu as décidé de revenir.
… Oui.
Tu ne sais pas où tu en es, hein ?
Non. Mais toi, si. Tu sais où tu es chez toi, et ça, c’est inestimable ! Tu devrais t’en souvenir, tu ne devrais pas refuser un don si précieux, ou le voir comme un fardeau ! Tu es stupide de penser ça. C’est une richesse, idiote, un bien inappréciable, tu comprends ce que je te dis ? Il va falloir que j’y réfléchisse.
Elle quitta le refuge dans un patrouilleur météo du siècle dernier, un véhicule carré, haut sur pattes, au compartiment supérieur vitré sur les quatre côtés, un peu comme celui qu’ils avaient au pôle Nord, Nadia, Phyllis, Edmond, George et elle. Et comme depuis elle avait passé des milliers de jours dans des engins pareils, dès le départ elle eut l’impression de faire une chose ordinaire, dans la continuité de son existence.
Elle partit vers le nord-est en suivant un canyon qui la mena dans le lit d’un petit canal sans nom, par soixante degrés de longitude et cinquante-trois degrés de latitude nord. Cette vallée avait été sculptée par une résurgence aquifère, à la fin de l’ère amazonienne, et empruntait la faille formée par un graben antérieur, au pied du Grand Escarpement. Les effets abrasifs de l’inondation étaient encore visibles sur les parois du canyon, et dans les îles lenticulaires formées dans les roches du soubassement, au fond du canal.
Lequel courait maintenant vers le nord, et une mer de glace.
Elle sortit du véhicule équipée d’un coupe-vent doublé de fibre, d’un masque à gaz carbonique, de lunettes et de bottes chauffantes. L’air était diaphane et froid, bien que ce soit maintenant le printemps dans le Nord, en ce Ls 10 de l’année M-53. Il faisait froid, il y avait du vent, et des lignes irrégulières de nuages bas, renflés, filaient vers l’est. Soit une ère glaciaire était en préparation, soit, si les manipulations des Verts aboutissaient, il fallait s’attendre à une année sans été, comme en 1810, sur Terre, lorsque l’éruption du Tambori avait plongé le monde dans l’hiver.
Elle se dirigea vers le rivage de la nouvelle mer, qui s’étendait au pied du Grand Escarpement, à Tempe Terra – un lobe d’anciennes highlands s’enfonçant au nord. Tempe avait échappé au bouleversement général de l’hémisphère Nord, sans doute parce qu’elle était à peu près à l’opposé du point d’impact de l’astéroïde qui avait heurté Mars au Noachien, et que la plupart des aréologistes s’accordaient à présent à situer près de Hrad Vallis, au-dessus d’Elysium. Enfin. Des collines accidentées surplombaient une mer couverte de glace. La roche ressemblait à une mer rouge fouettée par un gigantesque mixer. La glace évoquait une prairie au cœur de l’hiver. De l’eau indigène, comme disait Michel, de l’eau qui était là depuis le début, qui avait jadis coulé à la surface. C’était difficile à admettre. Ses pensées étaient fragmentaires, confuses, partaient dans toutes les directions à la fois. C’était une sorte de folie, et en même temps elle savait qu’il ne s’agissait pas de cela. Le vent qui bourdonnait et gémissait ne lui parlait pas sur le même ton que le conférencier du MIT. Elle n’avait pas l’impression d’étouffer quand elle respirait. Non, ce n’était pas ça. C’est plutôt que ses pensées étaient bousculées, disloquées, imprévisibles, comme cette volée d’oiseaux zigzaguant dans le ciel au-dessus de la glace, dans le vent d’ouest. Ah, sentir ce même vent sur son corps, être poussée par ce nouvel air épais comme une grosse patte d’animal…
Les oiseaux téméraires évoluaient avec habileté dans les bourrasques. Elle les contempla un instant : des mouettes pillardes, qui chassaient au-dessus des noires étendues d’eau à ciel ouvert. Ces polynies trahissaient la présence d’immenses ampoules d’eau sous la glace. Elle avait entendu dire qu’un courant ininterrompu circulait maintenant sous la glace tout autour du globe, tournait vers l’est au-dessus du vieux Vastitas, crevant souvent la surface. Ces trous pouvaient rester liquides pendant une durée allant d’une heure à une semaine. Même dans l’air glacial, les eaux souterraines étaient réchauffées par les moholes immergés de Vastitas, et la chaleur qui montait des milliers d’explosions thermonucléaires déclenchées par les métanats au tournant du siècle. Ces bombes avaient été placées assez profondément dans le mégarégolite pour piéger les retombées radioactives, en théorie du moins, mais pas la chaleur. Celle-ci remontait à travers la roche selon une pulsation thermique qui durerait des années. Non ; Michel pouvait toujours dire que c’était l’eau de Mars, cette nouvelle mer n’avait pas grand-chose de naturel.
Ann grimpa sur une crête pour avoir une vue plus large. Elle était bien là : de la glace, lisse la plupart du temps, parfois crevassée. Aussi immobile qu’un papillon sur une brindille, comme si la blancheur pouvait soudain battre des ailes et s’envoler. Les brusques virages des oiseaux, la course précipitée des nuages témoignaient de la force du vent. Tout dans le ciel se ruait vers l’est. Mais la glace restait inerte. Le vent rugissait d’une voix grave, profonde, raclant un milliard d’angles glacés. Une bande d’eau grise était hachée par les rafales, les griffures de la surface enregistrant avec précision la force de chacune d’entre elles, tout passage plus violent que le précédent cannelant les plus grosses vagues avec une délicatesse exquise. L’eau. Et, sous la surface hachurée, le plancton, le krill, les poissons, les calmars. Elle avait entendu dire que des établissements de pisciculture produisaient toutes les créatures de la courte chaîne alimentaire de l’Antarctique et les relâchaient dans la mer. L’eau grouillait de vie.
Les mouettes descendirent en tournoyant vers le rivage, derrière des rochers. Ann s’approcha et repéra leur cible dans un creux au bord de la glace : un phoque à demi dévoré. Un phoque !
La carcasse gisait sur l’herbe de la toundra, protégée du vent par une rangée de dunes, elles-mêmes abritées par une crête rocheuse qui courait vers la glace. Les os blancs tranchaient sur la chair rouge sombre, soulignée par la graisse blanche et la fourrure noire. Le ventre ouvert, offert au ciel. Les yeux arrachés.
Elle dépassa le cadavre, escalada une autre crête, une petite arête rocheuse qui s’avançait dans la glace. Il y avait une baie ronde, au-delà. Un cratère envahi par la glace, au niveau de la mer, et dont le bord était échancré, de sorte que l’eau et la glace s’étaient engouffrées dedans. Un jour, cela donnerait un port idéal, de trois kilomètres de diamètre environ.
Ann s’assit sur un rocher et regarda la nouvelle baie. Sa poitrine se soulevait, mue par des mouvements incontrôlables comparables aux contractions de l’accouchement. Des sanglots. Elle écarta son masque, se moucha dans ses doigts, s’essuya les yeux, tout cela sans cesser de pleurer à chaudes larmes. C’était son corps. Elle se rappela le jour – il y avait des lustres de ça – où elle avait vu, pour la première fois, l’eau s’engouffrer dans Vastitas. Elle n’avait pas pleuré, à ce moment-là, mais Michel avait dit que c’était le choc, l’engourdissement provoqué par le choc, comme quand on se blesse. Elle avait fui son propre corps, ses sentiments. Michel considérerait sûrement cette réaction comme plus saine, mais pour quelle raison ? Elle avait mal. Son corps était secoué de spasmes, de mouvements sismiques. Quand ce serait fini, aurait dit Michel, elle se sentirait mieux. Vidée. Toute tension évacuée. La tectonique du système limbique. Elle méprisait les analogies simplistes de Michel : la femme, une planète ? C’était absurde. N’empêche qu’elle était assise là, à renifler, regardant la baie glacée sous les nuages qui filaient, et elle se sentait vidée.
Rien ne bougeait en dehors des nuages au-dessus de sa tête et de l’eau que le vent rainurait et faisait virer du gris au mauve puis de nouveau au gris. L’eau s’agitait, mais le sol restait immobile.
Ann se releva et descendit vers une arête de shishovite durcie qui formait maintenant une étroite langue entre deux longues plages. En fait, si les choses étaient restées à peu près dans leur état primitif au-dessus de la glace, il n’en allait pas de même au niveau de l’eau. Tout l’été, le vent soufflant sur l’eau de la baie y avait formé des vagues assez violentes pour rompre les masses de glace subsistantes, provoquant la débâcle. Les fragments venaient s’échouer au-dessus du niveau actuel de la mer, pareils à des sculptures imitant le bois flotté. Et tout l’été cette glace en débâcle avait raviné le sable des nouvelles plages, y abandonnant une bouillie de glace, de boue, de sable, maintenant congelée par endroits en un vilain glaçage marron.
Ann s’avança lentement sur ce gâchis. Au-delà, il y avait un petit îlot, couronné de blocs de glace qui avaient atterri dans les creux et gelé à la surface de la mer. L’exposition au soleil et au vent les avait métamorphosés en une fantasia baroque de glace bleue, transparente, et rouge, opaque. On aurait dit une concrétion de saphir et de jaspe sanguin. Les parois sud des blocs avaient fondu avant les autres et l’eau de fonte avait regelé, formant des stalactites, des barbes, des draperies et des colonnes de glace.
Elle regarda le rivage, derrière elle, constata à quel point le sable était labouré, déchiqueté. Les dégâts étaient effroyables. Les sillons faisaient parfois deux mètres de profondeur. Il avait fallu une force incroyable pour creuser de telles tranchées ! Les buttes de sable devaient être du lœss, des dépôts de particules légères, dissociées, éoliennes. C’était maintenant un no man’s land de boue gelée et de glace sale. On aurait dit que des bombes avaient dévasté les tranchées d’une malheureuse armée.
Elle s’engagea sur la glace opaque de la baie. Le monde semblait couvert de sperme. Une fois, la glace craqua sous sa botte.
Elle ressortit de la baie, s’arrêta, regarda autour d’elle. L’horizon étant très limité, elle grimpa sur un iceberg aplati qui offrait une bien meilleure vue sur la mer de glace, jusqu’au cercle formé par le tour du cratère, sous les nuages qui filaient dans le ciel. Bien que craquelée, bouleversée et ridée par des lignes de force, la glace traduisait l’horizontalité de l’eau qui se trouvait en dessous. Au nord, l’ouverture sur la mer était apparente. Des icebergs au sommet aplati dépassaient de la glace tels des châteaux déformés. Un désert blanc.
Après s’être vainement efforcée de dominer la scène, elle descendit de l’iceberg et rejoignit le rivage et son véhicule. Elle franchissait la petite arête rocheuse lorsqu’un mouvement attira son regard. Une chose blanche se déplaçait en bordure de la glace. Un homme à quatre pattes, en combinaison blanche. Non. Un ours. Un ours polaire.
Il avait repéré les ébats des mouettes au-dessus du phoque mort. Ann s’accroupit derrière un rocher, se coucha à plat ventre sur une langue de sable gelé. Elle sentit le froid contre son corps. Elle jeta un coup d’œil par-dessus le rocher.
La fourrure ivoire de l’ours était jaunie aux flancs et aux pattes. Il souleva sa lourde tête, prit le vent comme un chien, regarda autour de lui avec curiosité. Il se traîna lourdement jusqu’au cadavre du phoque, ignorant les oiseaux criaillants. Il dévora la chair du phoque tel un chien sa pâtée. Il redressa la tête ; il avait le museau ensanglanté. Le cœur d’Ann battait à tout rompre. L’ours s’assit sur son derrière, se lécha une patte puis se nettoya le museau avec une méticulosité de chat. Enfin il se remit sur ses pattes et gravit la paroi de pierre et de sable, vers Ann, tapie derrière le rocher. Il trottinait en déplaçant les deux pattes du même côté de son corps à la fois, gauche, droite, gauche.
Ann se laissa rouler de l’autre côté de l’arête rocheuse, se releva et remonta en courant la rigole formée par une fracture de faible amplitude menant vers le sud-ouest. Son patrouilleur était droit vers l’ouest, mais l’ours venait du nord-ouest. Elle gravit à quatre pattes la courte pente du canyon, franchit en courant une bande de sol surélevé donnant sur un autre petit canyon qui passait un peu plus à l’ouest que le précédent. Elle escalada la nouvelle élévation de terrain séparant deux fosses peu profondes et regarda derrière elle. Elle était à bout de souffle, et son patrouilleur était encore à deux bons kilomètres, à l’ouest et un peu au sud, derrière des collines déchiquetées. L’ours était au nord-est. S’il allait droit vers le véhicule, ils en étaient tous deux à peu près à la même distance. Chassait-il à la vue ou à l’odorat ? Avait-il assez de cervelle pour prévoir la trajectoire de sa proie et se déplacer pour lui couper la route ?
C’était probable. Elle était en nage sous son coupe-vent. Elle se précipita dans le canyon suivant et courut un moment vers l’ouest et un peu au sud. Puis elle vit une pente douce, la gravit en courant et se retrouva sur une sorte de large route surélevée séparant deux petits canyons. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule ; l’ours était planté sur ses quatre pattes, derrière elle, à deux canyons de distance. On aurait dit un très gros chien, ou un croisement de chien et d’être humain, à la fourrure d’un blanc jaunâtre. Elle était stupéfaite de voir un pareil animal en cet endroit. La chaîne alimentaire ne pouvait sûrement pas nourrir un aussi gros prédateur. Comment était-ce possible ? On devait lui apporter à manger à des stations de ravitaillement. C’était à espérer, car autrement il devait être affamé. Il se laissa tomber dans le canyon, disparaissant à sa vue. Ann se mit à courir sur la bande rocheuse menant vers son patrouilleur. Malgré les détours qu’elle avait faits, l’étroitesse de l’horizon, son irrégularité, elle avait suffisamment le sens de l’orientation pour savoir où il se trouvait.
Elle adopta une allure qu’elle se croyait capable de tenir sur la distance. Elle devait se retenir pour ne pas se mettre à courir à toutes jambes, mais non, non, ça ne pouvait que mener à la catastrophe. Calme-toi, se dit-elle en respirant par petites saccades. Descends de ce promontoire dans un graben de façon à être hors de vue. Oriente-toi, il ne manquerait plus que tu passes au sud de ce satané patrouilleur. Remonte sur cette arête, juste le temps de jeter un coup d’œil. Là, voilà, son patrouilleur était derrière cette colline aplatie qui avait été un petit cratère, avec une bosse du côté sud. Elle en était sûre bien qu’il soit encore invisible, et qu’il soit si facile de confondre un emplacement avec un autre sur ce terrain accidenté. Mille fois elle avait failli se perdre, hésitant le plus souvent sur l’endroit exact où se trouvait son véhicule. Mais ce n’était pas grave, le système de navigation de son bloc-poignet pouvait toujours l’aider à le retrouver. Comme il l’aurait pu à l’heure actuelle, mais elle était sûre qu’il était là, derrière la bosse de ce cratère.
L’air froid lui brûlait les poumons. Elle songea à son masque respiratoire d’urgence, cessa sa course et fouilla dans son sac à dos. Elle ôta son masque à gaz carbonique, plaça sur son nez et sa bouche le masque respiratoire dont l’armature contenait une petite réserve d’oxygène comprimé, le brancha et se sentit tout à coup plus forte, capable d’adopter un rythme plus soutenu. Elle longea en courant une bande de sol surélevé séparant deux canyons, dans l’espoir d’apercevoir son patrouilleur de l’autre côté du cratère. Ah ! il était là ! Elle inspira triomphalement l’oxygène frais. C’était un vrai nectar, mais il ne suffisait pas à l’empêcher de haleter. Elle avait l’impression qu’en descendant dans la rigole à sa droite, elle tomberait droit sur son patrouilleur.
Elle jeta un coup d’œil derrière elle et vit que l’ours polaire s’était mis à courir lui aussi, ses pattes esquissant maintenant une sorte de galop maladroit, pesant. Mais il avançait à vive allure, en se riant des obstacles. Il volait par-dessus les canyons comme un cauchemar blanc, beau et terrifiant, ses muscles liquides se mouvant avec souplesse sous son épaisse fourrure aux pointes jaunes. Elle vit tout cela dans un instant d’extrême lucidité, sans cesser de courir, en regardant bien où elle mettait les pieds pour ne pas trébucher sur un obstacle. C’est ainsi qu’elle vit, dans une image rémanente, l’ours voler sur la pente rouge, danser sur les pierres, les pattes comme des pistons. Il était rapide et le terrain lui convenait parfaitement, mais elle était un animal, elle aussi, elle avait passé des années sur le sol sauvage de Mars, beaucoup plus longtemps, en fait, que ce jeune ours, elle pouvait courir comme une antilope, d’un lit de pierres à un rocher, du sable au gravier, à bout de souffle, mais avec une coordination parfaite. Et d’ailleurs son patrouilleur était tout près. Plus qu’un canyon, la pente du cratère, et ça y était, elle faillit rentrer dedans, s’arrêta, se redressa, flanqua un coup de poing sur la paroi de métal incurvé, aussi fort que si c’était le museau de l’ours, puis un second coup plus mesuré sur la console de la serrure, et elle fut à l’intérieur. Et la porte extérieure se referma derrière elle.
Elle se rua dans l’escalier, vers la cabine de pilotage. Elle vit, à travers la paroi vitrée, l’ours polaire inspecter son véhicule à distance respectable. Hors de portée de flèche soporifique, reniflant pensivement. Ann était en nage, encore à bout de souffle, inspirant, expirant, inspirant, expirant. C’était fou le paroxysme de violence que la cage thoracique pouvait encaisser ! Enfin, elle était là, en sécurité sur le siège conducteur. Quand elle fermait les yeux, elle revoyait la figure héraldique de l’ours volant par-dessus la roche. Mais elle n’avait qu’à les rouvrir pour que reparaisse le tableau de bord étincelant, brillant, artificiel, familier. Que c’était bizarre !
Elle mit plusieurs jours à s’en remettre. Il lui suffisait de fermer les yeux et de penser à l’ours polaire pour le revoir. Elle n’arrivait pas à se concentrer. La nuit, la glace de la baie craquait et gémissait, faisait parfois un bruit de tonnerre, alors elle rêvait de l’attaque de Sheffield et se mettait elle-même à gémir. Le jour, elle conduisait si imprudemment qu’elle dut se résoudre à brancher le pilote automatique du patrouilleur, lui ordonnant de suivre la rive du cratère.
Tout en roulant, elle arpentait le compartiment conducteur, l’esprit en révolution. Hors de contrôle. Et rien à faire, que d’en rire et de prendre son mal en patience. Flanquer des coups sur les murs, regarder par les vitres. L’ours était parti, et en même temps il était toujours là. Elle chercha ce mot : Ursus maritimus, ours des mers. Les Inuits l’appelaient Tôrnâssuk, « celui qui donne le pouvoir ». De même que le glissement long qui avait failli la tuer à Melas Chasma, il faisait maintenant partie de sa vie pour toujours. Face au glissement de terrain, pas un de ses muscles n’avait tressailli ; cette fois, elle avait couru comme si elle avait le diable aux trousses. Mars pouvait la tuer, et la tuerait sans doute, mais pas une grosse bête de cirque, pas si elle avait son mot à dire. Elle ne tenait guère à la vie, loin de là ; mais elle estimait qu’on devait pouvoir choisir sa mort. Comme elle l’avait choisie dans le passé, à au moins deux reprises. Mais Simon puis Sax – ces deux petits ours bruns – l’avaient arrachée à la mort. Elle ne savait pas encore ce qu’elle devait en penser, ce qu’elle devait ressentir. Ses idées se bousculaient dans sa tête. Elle se cramponna au dossier du siège conducteur. Enfin, elle se pencha sur le clavier du tableau de bord, composa un vieux numéro, XY23, le code d’un des Cent Premiers, celui de Sax, et attendit que l’IA relaie l’appel vers la navette qui le ramenait vers Mars avec les autres. Au bout d’un moment, il fut là, son nouveau visage s’inscrivit sur l’écran.
— Pourquoi as-tu fait ça ? lui hurla-t-elle en pleine face. C’est à moi de choisir la mort qui me plaît !
Le message mit un moment à l’atteindre. Puis il sursauta, son image vacilla.
— Parce que… commença-t-il, et il s’interrompit.
Ann fut prise d’un frisson. C’était exactement ce que Simon lui avait dit, juste après l’avoir tirée du chaos. Ils n’avaient jamais de raison, juste ce stupide parce que.
Sax poursuivit :
— Je ne voulais pas… Je trouvais que c’était un tel gâchis. Quelle surprise de t’entendre. Je suis content.
— Va te faire foutre ! lança Ann.
Elle était sur le point de couper la communication quand il se remit à parler. Ils étaient en transmission simultanée, maintenant, et leurs messages alternaient.
— C’était pour pouvoir te parler, Ann. Je veux dire, j’ai fait ça pour moi, tu m’aurais manqué et je ne voulais pas. Je voulais que tu me pardonnes. Je voulais pouvoir encore discuter avec toi, te faire comprendre pourquoi j’avais fait tout ça.
Il s’interrompit aussi brutalement qu’il avait commencé, et puis il parut troublé, presque effrayé. Peut-être venait-il d’entendre son : « Va te faire foutre ! » Elle avait le pouvoir de lui faire peur, c’était indéniable.
— Quel merdier, dit-elle.
— Oui. Euh… comment ça va ? demanda-t-il au bout d’un moment. Tu as l’air…
Elle coupa la communication. Je viens d’échapper à un ours polaire ! hurla-t-elle silencieusement. J’ai failli être dévorée par la faute de l’un de tes stupides jeux !
Non. Elle ne lui dirait pas ça. Le salopard. Il avait besoin d’une lectrice pour ses contributions au Métajournal d’histoire martienne, ça se résumait à ça. Il voulait être sûr que ses articles scientifiques seraient revus par quelqu’un de compétent. Dans ce but, il foulerait aux pieds les désirs les plus intimes de l’individu, il lui refuserait le droit fondamental de choisir entre la vie et la mort, d’être un être humain libre !
Enfin, il n’avait pas essayé de nier.
Et puis… bah, elle était là. Furieuse, en proie à un remords irraisonné, à une angoisse inexplicable. Une exaltation curieusement douloureuse. Tous ces sentiments l’envahirent en même temps. Le système limbique en folie, vibrant, lardant chaque pensée d’émotions contradictoires, sauvages, déconnectées de leur contenu : Sax l’avait sauvée, elle le haïssait, elle éprouvait une joie farouche. Kasei était mort, mais Peter était en vie, ce n’était pas un ours qui aurait sa peau, et tant d’autres pensées… Que c’était étrange !
Elle repéra un petit patrouilleur vert perché sur un escarpement au-dessus de la baie de glace. Instinctivement, elle prit le volant et s’en approcha. Elle fit signe, à travers le pare-brise, à un petit visage qui la regardait : des yeux noirs, des lunettes, un crâne chauve. Comme son beau-père. Elle arrêta son patrouilleur à côté de celui de l’homme. Il lui suggéra de le rejoindre en levant une cuillère de bois. Il semblait légèrement égaré, comme s’il était plongé dans des pensées profondes.
Ann enfila une parka fourrée, franchit le sas et s’aventura entre les voitures. Il faisait si froid qu’elle eut l’impression d’être tombée dans un bain glacé. C’était bon de pouvoir se rendre d’un patrouilleur à un autre sans être obligé de mettre une combinaison, ou, pour aller au fond des choses, sans risquer la mort. Des tas de gens avaient péri à la suite d’une imprudence ou du mauvais fonctionnement d’un sas. Il était même étonnant qu’il n’y en ait pas eu davantage. Et maintenant, tout ce qu’on risquait, c’était un petit coup de froid.
Le chauve ouvrit son sas intérieur.
— Salut, dit-il en lui tendant la main.
— Salut, répondit Ann en la serrant. Je m’appelle Ann.
— Harry. Harry Whitebook.
— Hum. J’ai entendu parler de vous. Vous concevez des animaux.
— Oui, répondit-il avec un gentil sourire, sans le moindre embarras.
Il n’avait même pas l’air sur la défensive.
— J’ai été poursuivie par un de vos ours.
— Vraiment ? fit-il en ouvrant des yeux ronds. Ils courent vite !
— Pour ça oui. Mais ce ne sont pas de vrais ours polaires ?
— Ils ont des gènes de grizzly, à cause de l’altitude, sinon ce sont des Ursus maritimus. Des animaux très costauds.
— Beaucoup d’animaux sont comme ça.
— Oui, c’est merveilleux, hein ? Mais j’y pense ! Vous avez mangé ? J’ai fait de la soupe, vous en voulez ? De la soupe de poireaux, j’imagine que ça se sent.
Et comment.
— Avec plaisir, répondit Ann.
Tout en mangeant, elle l’interrogea sur l’ours polaire.
— Je doute que la chaîne alimentaire soit suffisante, par ici, pour permettre à une aussi grosse bête de vivre, n’est-ce pas ?
— Détrompez-vous. La région est bien connue pour ça. C’est la première biorégion capable d’accueillir des ours. La baie est liquide, au fond, vous comprenez. Le mohole Ap est au centre du cratère, qui est devenu une sorte de lac sans fond. Il est gelé en hiver, évidemment, mais les ours y sont habitués dans l’Arctique.
— Les hivers sont longs ?
— Oui. Les femelles creusent des repaires dans la neige, près de certaines cavernes dans des digues en surplomb, à l’ouest. Les ours n’hibernent pas vraiment, la température de leur corps tombe juste de quelques degrés, et ils peuvent se réveiller en l’espace d’une ou deux minutes s’ils doivent réadapter le nid pour avoir chaud. Ils restent à l’abri pendant l’hiver, ils se débrouillent pour trouver leur pitance comme ils peuvent, et au printemps nous dégageons une partie de la glace qui couvre la baie vers la mer, par l’échancrure, et les choses se développent à partir de là. Les chaînes de base sont antarctiques dans l’eau – du plancton, du krill, des poissons et des calmars –, et arctiques sur la terre ferme : des phoques de Weddell, des lièvres et des lapins, des lemmings, des marmottes, des souris, des lynx, des chats sauvages. Et les ours. Nous avons essayé d’acclimater des caribous, des rennes et des loups, mais il n’y a pas encore assez à manger pour des ongulés. Les ours sont là depuis quelques années à peine, la pression de l’air n’était pas suffisante avant. Mais on est à l’équivalent de quatre mille mètres maintenant, et les ours semblent s’y sentir très bien. Ils se sont vite adaptés.
— Les êtres humains aussi.
— Eh bien, on n’en voit pas beaucoup à quatre mille mètres. (Il voulait dire quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer sur Terre. Donc plus haut que l’habitat humain permanent, si elle se souvenait bien. Mais il poursuivait :)… on finit toujours par constater le développement de la cavité thoracique, c’est inévitable…
Il parlait tout seul. Un grand gaillard massif, au crâne dégarni, entouré d’une frange de cheveux blancs. Des yeux noirs, liquides, nageant derrière des lunettes rondes.
— Vous avez rencontré Hiroko ? lui demanda-t-elle.
— Hiroko Ai ? Oui, une fois. Une belle femme. J’ai entendu dire qu’elle était retournée sur Terre, aider les gens à s’adapter à l’inondation. Vous la connaissiez ?
— Oui. Je suis Ann Clayborne.
— C’est bien ce que je me disais. La mère de Peter, hein ?
— Oui.
— Il était à Boone, ces temps-ci.
— Boone ?
— La petite station de l’autre côté de la baie. Ici, c’est Botany Bay, la station s’appelle Boone Harbour. Une sorte de plaisanterie. Il y aurait, si j’ai bien compris, deux endroits de ce nom en Australie.
— Vraiment ? fit-elle en secouant la tête.
John serait toujours avec eux. Ils auraient pu être hantés par un fantôme plus malveillant.
Cet homme, par exemple, le fameux concepteur d’animaux. Il entrechoquait les ustensiles de cuisine comme s’il n’y voyait pas très bien. Il finit par poser une assiette devant elle et elle mangea sans cesser de l’observer du coin de l’œil. Il savait qui elle était et ne semblait en être aucunement gêné. Il n’essayait pas de se justifier. Elle était une aréologiste rouge, il concevait de nouveaux animaux martiens. Ils travaillaient sur la même planète. Et pour lui, ça ne voulait pas dire qu’ils étaient ennemis. Il mangeait avec elle sans penser à mal. Il y avait quelque chose de glaçant dans cette idée, quelque chose de violent, malgré ses manières benoîtes. L’oubli était si brutal. En même temps, il lui plaisait bien. Ce pouvoir vague, dépassionné… Il avait quelque chose. Il cessa de fourrager dans sa cuisine, prit place en face d’elle et mangea rapidement, avec bruit, le museau mouillé de bouillon. La soupe finie, ils arrachèrent des morceaux de pain à une longue miche. Ann lui posa des questions sur Boone Harbour.
— Il y a un bon boulanger, fit Whitebook en indiquant le pain. Et un bon labo. Pour le reste, c’est un avant-poste comme les autres. Nous avons fait tomber la tente l’an dernier, et maintenant il fait vraiment froid, surtout l’hiver. Nous ne sommes qu’à 46 degrés de latitude, mais on se croirait beaucoup plus au nord. À tel point qu’on parle de remonter la tente, au moins l’hiver. Et certains voudraient que nous la laissions jusqu’à ce que le climat se réchauffe.
— Jusqu’à la fin de l’ère glaciaire ?
— Je ne pense pas qu’il y ait une ère glaciaire. La première année sans la soletta a été terrible, évidemment, mais il devrait être possible de trouver des compensations. Ça se bornera à quelques années froides.
Il fit osciller une de ses grosses pattes, l’air de dire que la situation pouvait pencher d’un côté ou de l’autre. Frémissante, Ann se retint à grand-peine de lui lancer son bout de pain à la figure. Mieux valait éviter de l’énerver.
— Peter est encore à Boone ? demanda-t-elle entre ses dents.
— Sûrement, oui. Il y était ces jours-ci, en tout cas.
Ils parlèrent encore un peu de l’écosystème de Botany Bay. L’éventail de la vie végétale étant restreint, les concepteurs d’animaux étaient obligés de travailler dans des limites étroites, et la vie animale était plus proche de l’Antarctique que de l’Arctique. Peut-être de nouvelles méthodes de bonification des sols parviendraient-elles à accélérer l’arrivée de plantes d’un règne supérieur. Pour l’instant, il y avait surtout des lichens. Les plantes de la toundra suivraient.
— Ça ne vous plaît pas, observa-t-il.
— J’aimais comme c’était avant. Dans tout Vastitas Borealis il y avait de grandes dunes barkhanes de sable noir. Du sable de grenat.
— Il en restera sûrement près de la calotte polaire.
— La calotte polaire tombera droit dans la mer, comme dans l’Antarctique, pour reprendre votre comparaison. Non, les dîmes et le terrain laminé seront submergés, d’une façon ou d’une autre. Tout l’hémisphère Nord disparaîtra.
— Il est là, l’hémisphère Nord.
— Une péninsule de terrain surélevé. Et elle a disparu aussi, dans une certaine mesure. Botany Bay était le cratère Ap d’Arcadia.
Il la scruta derrière ses lunettes.
— Peut-être que si vous viviez en altitude, ça vous rappellerait le bon vieux temps. Le bon vieux temps, avec de l’air en plus.
— Peut-être, convint-elle avec circonspection.
Il faisait le tour du compartiment à pas lourds, nettoyait de grands couteaux de cuisine dans l’évier. Ses doigts se terminaient par de courtes griffes émoussées. Même s’il les coupait à ras, il devait avoir du mal à manipuler les petits objets.
Elle se leva prudemment.
— Merci pour le dîner, dit-elle en se dirigeant vers la porte du sas.
Elle prit sa veste fourrée et claqua la porte sur son regard étonné. Enfila sa parka dans la gifle froide de la nuit. Ne jamais courir devant un prédateur. Elle regagna son véhicule sans se retourner.
Les antiques highlands de Tempe Terra étaient criblées de petits volcans. Il y avait donc des plaines de lave et des canaux partout. Ces highlands étaient aussi caractérisées par des plis fluides, visqueux, provoqués par la glaciation, et parfois un petit canal d’écoulement qui dévalait la paroi du Grand Escarpement ; sans parler de la collection habituelle d’impacts remontant au Noachien et de traces de déformation, si bien que, sur les cartes aréologiques, Tempe ressemblait à une palette de peintre, éclaboussée de couleurs censées indiquer les différents aspects de la longue histoire de la région. Trop bariolée pour Ann. Elle considérait les plus petites divisions en différentes unités aréologiques comme artificielles, une survivance de l’aréologie céleste, une tentative pour distinguer les régions plus creusées de cratères, plus disloquées ou plus crantées que les autres, alors que sur place tout ne faisait qu’un, les diverses signatures étant visibles partout. Le paysage était accidenté, et voilà tout. C’était le paysage noachien dans toute sa rudesse.
Même le fond des longs canyons rectilignes qui formaient Tempe Fossae était trop disloqué pour qu’on roule dessus, de sorte qu’Ann emprunta un chemin moins direct sur les hauteurs. Les coulées de lave plus récentes (elles n’avaient qu’un milliard d’années) étaient plus dures que les agrégats d’ejecta qu’elles avaient repoussés, et maintenant elles formaient de longues digues, ou des arêtes. Sur le sol plus tendre entre ces coulées, on repérait beaucoup de cratères d’éclaboussement, pareils à des châteaux de sable avec leur tablier manifestement formé de coulées liquides. Des îles faites d’alluvions usées émergeaient parfois de ces résidus, mais c’était pour l’essentiel du régolite, et tout trahissait la présence d’eau dans le sol, du permafrost invisible sous la surface. Avec la température qui montait, et peut-être la chaleur provoquée par les explosions souterraines de Vastitas, les affaissements étaient de plus en plus fréquents. On en constatait sans cesse de nouveaux : une piste Rouge bien connue avait disparu, ensevelie sous une rampe menant à Tempe 12. Les parois de Tempe 18 s’étaient effondrées des deux côtés, faisant un V d’un canyon en forme de U. Tempe 21 avait été comblée par l’affaissement de sa paroi ouest. Partout le sol fondait. Elle vit même quelques taliks, des zones liquéfiées au-dessus du permafrost, des marécages glacés. Et la plupart des puits ovales des grandes alases étaient occupés par des lacs qui fondaient le jour et regelaient la nuit, ce qui avait pour effet de disloquer encore davantage le sol.
Elle passa devant le tablier lobé du cratère Timushenko, dont la paroi nord était enfouie dans les vagues de lave les plus au sud de Coriolanus, le plus grand des innombrables volcans de Tempe. À cet endroit, le sol était criblé de trous. La neige avait fondu et regelé dans des myriades de bassins de captation. Le sol s’effondrait selon tous les schémas caractéristiques du permafrost : des crêtes de gravier polygonales, le remplissage concentrique des cratères, des pingos, des marques de solifluxion sur les flancs des collines. Dans chaque dépression, un étang ou une mare plein d’eau congelée. Le sol fondait.
Sitôt que les pentes exposées au sud étaient un peu abritées du vent, des arbres poussaient sur une sous-couche de mousse, d’herbe, de broussaille. Dans les creux ensoleillés, il y avait des forêts naines de krummholz, des arbres convulsés sur le matelas de leurs aiguilles. Dans les creux à l’ombre, de la neige sale et des névés. Un si vaste territoire, dévasté. Ravagé. Vide sans l’être. La roche, la glace, la plaine emplie de fondrières, tout cela bordé d’arêtes basses, fracassées. Des nuages surgissaient de nulle part, dans la chaleur de l’après-midi, et leurs ombres faisaient comme des reprises sur ce patchwork fou, rouge, noir, vert et blanc. Ça, personne ne se plaindrait jamais de l’homogénéité de Tempe Terra. Tout était parfaitement immobile sous la ruée des nuages. Pourtant, un soir, dans le crépuscule, une masse blanche glissa sous un bloc de pierre. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, mais elle n’en vit pas davantage.
Il y avait quelque chose quand même : juste avant la nuit, on frappa à la porte. Le cœur frémissant, elle courut regarder par la fenêtre. Des silhouettes de la même couleur que la roche, qui agitaient la main. Des êtres humains.
C’était un petit groupe d’écoteurs Rouges. Ils avaient reconnu son patrouilleur, lui dirent-ils quand elle les fit entrer. On le leur avait décrit au refuge de Tempe. Ils espéraient bien tomber sur elle et étaient ravis de l’avoir trouvée. Ils riaient, bavardaient, s’approchaient d’elle pour la toucher ; de jeunes indigènes de haute taille, aux canines de pierre, aux yeux luisants, des Orientaux, des Blancs, quelques Noirs. Tous heureux. Elle les reconnut, pas individuellement, mais leur groupe ; les jeunes fanatiques de Pavonis Mons. Elle eut un frisson.
— Où allez-vous ? leur demanda-t-elle.
— À Botany Bay, répondit une jeune femme. Nous allons prendre les labos de Whitebook.
— Et Boone Station, ajouta une autre.
— Ah non ! fit Ann.
Ils se turent, la dévisagèrent. Comme Kasei et Dao à Lastflow.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda la jeune femme.
Ann respira profondément, tenta de réfléchir. Ils la regardaient en ouvrant de grands yeux.
— Vous étiez à Sheffield ? leur demanda-t-elle.
Ils acquiescèrent. Ils voyaient ce qu’elle voulait dire.
— Alors vous auriez dû comprendre, reprit-elle lentement. Ce n’est pas en mettant la planète à feu et à sang que nous en ferons une Mars Rouge. Il faut trouver un autre moyen. Nous n’y arriverons pas en massacrant les gens, en tuant les plantes et les animaux, ou en faisant sauter les machines. Ça ne marchera pas. C’est destructeur. Ce n’est pas comme ça que vous emporterez l’adhésion des gens, vous comprenez ? En fait, ce serait plutôt un repoussoir. Vous ne réussirez qu’à susciter des vocations de Verts. Ça va à l’encontre de nos intérêts. Et à partir du moment où on a compris ça, le faire quand même, c’est trahir la cause. Ce n’est pas agir pour la cause mais en fonction de sentiments personnels. Pour se faire plaisir. Parce qu’on est en colère. Ou pour s’amuser. Il faut trouver autre chose.
Ils l’écoutaient sans saisir le sens de ses paroles, ennuyés, choqués, méprisants. Mais fascinés. C’était Ann Clayborne, après tout.
— Je ne peux pas vous dire quelle pourrait être cette autre chose, poursuivit-elle. Je n’en sais trop rien moi-même. Mais je crois… je crois que c’est le premier élément auquel nous devrions réfléchir. Il faudrait que ça ressemble à une aréophanie rouge. L’aréophanie a toujours été perçue comme étant verte, depuis le début. À cause d’Hiroko, j’imagine, parce que c’est elle qui avait pris l’initiative de la définir. Et de lui donner une réalité. L’aréophanie a toujours été assimilée à la viriditas. Mais il n’y a aucune raison pour que cela soit. Nous devons changer ça, ou nous n’arriverons à rien. Nous devons apprendre aux gens à partager notre adoration pour cet endroit. Le Rouge de la planète primitive doit devenir un contre-pouvoir à la viriditas. Nous devons maculer ce vert jusqu’à ce qu’il devienne d’une autre couleur. La couleur de certaines pierres, comme le jaspe, ou la serpentine ferrique, vous voyez ce que je veux dire ? Peut-être faudrait-il emmener les gens sur le terrain, dans les highlands, pour qu’ils voient de quoi il s’agit. Peut-être faudrait-il s’installer ici, partout, définir des droits d’occupation et d’intendance, pour que nous puissions parler au nom du sol, et qu’on soit obligé de nous écouter. Des droits de promenade, d’aréologie, de nomadisme. Voilà ce que pourrait être l’aréoformation. Vous comprenez ?
Elle se tut. Les jeunes indigènes la regardaient maintenant d’un air un peu inquiet, peut-être. Inquiets pour elle, ou à cause de ce qu’elle leur avait dit.
— Nous avons déjà évoqué ce genre de chose, dit enfin l’un des garçons. Il y a des gens qui font ça. Nous-mêmes, parfois. Mais nous pensons que la résistance active est une part indispensable du combat. Sans ça, nous serons simplement récupérés. Tout deviendra vert.
— Pas si nous maculons tout. De l’intérieur, dans leur cœur même. Alors que le sabotage, le meurtre… Il n’en sortira que du vert, croyez-moi, j’ai déjà vu ça. Je me suis battue plus longtemps que vous, et je l’ai vu je ne sais combien de fois. Écrasez la vie et elle repoussera plus forte.
Le jeune homme n’était pas convaincu.
— Ils nous ont accordé la limite des six kilomètres parce que nous leur avons fichu la trouille, parce que nous étions le moteur de la révolution. Sans nous, si nous ne nous étions pas battus, les métanats régiraient encore tout ceci.
— C’était différent. Quand nous avons combattu les Terriens, les Verts martiens ont été impressionnés. Quand nous luttons contre les Verts martiens, nous ne les impressionnons pas, nous les rendons enragés. Et ils sont plus nombreux que jamais.
Le groupe l’écoutait pensivement, découragé, peut-être.
— Que pouvons-nous faire, alors ? demanda une femme aux cheveux gris.
— Installez-vous dans un endroit menacé. Pourquoi pas ici ? suggéra Ann en indiquant la fenêtre. Ou quelque part près de la limite des six kilomètres. Installez-vous, bâtissez une ville, faites-en un sanctuaire primitif, un endroit merveilleux. On y viendra de partout, dans les highlands.
Ils méditèrent ses paroles dans un morne silence.
— Ou allez dans les villes, organisez des conférences, créez une fondation. Montrez la planète aux gens. Combattez tous les changements qu’ils proposent.
— Merde, fit le jeune homme en secouant la tête. Ça va être l’horreur.
— C’est vrai, acquiesça Ann. Ça va être un sacré boulot. Mais c’est de l’intérieur qu’il faut faire la conquête des gens. De l’endroit où ils vivent.
Ils restèrent encore un moment à bavarder, mais ils faisaient grise mine. Ils parlèrent de leur mode d’existence, de la façon dont ils auraient aimé vivre. De ce qu’ils pouvaient faire pour passer de l’un à l’autre. De l’impossibilité de la vie de guérilla depuis la fin de la guerre. Il y eut beaucoup de gros soupirs, quelques larmes, des récriminations, des encouragements.
— Venez avec moi, demain, proposa Ann. Je voudrais jeter un coup d’œil sur cette mer de glace.
Le lendemain, Ann et le groupe partirent vers le sud, par soixante degrés de longitude. La progression fut pénible. Les Arabes appelaient ça al-Khali, le Quart Vide. D’un côté, c’était beau. La désolation du paysage noachien avait quelque chose de grandiose. D’un autre côté, les écoteurs parlaient peu, à voix basse, comme s’ils effectuaient une sorte de pèlerinage funèbre. Ils arrivèrent au grand canyon de Nilokeras Scopulus et descendirent au fond par une large rampe naturelle, grossière. À l’est, Chryse Planitia était couverte de glace : un autre bras de la mer du Nord. Ils n’y couperaient pas. Devant eux, au sud, s’étendait Nilokeras Fossae, l’extrémité d’un complexe de canyons qui partait de très loin au sud, de l’énorme puits de Hebes Chasma. Hebes n’avait pas d’issue, et l’on considérait à présent que son effondrement était consécutif à la rupture de l’aquifère situé juste à l’ouest, au sommet d’Echus Chasma. Une énorme quantité d’eau s’était déversée dans Echus. Elle s’était heurtée à la paroi ouest, dure, de Lunae Planum et avait sculpté la haute falaise abrupte du Belvédère d’Echus ; puis elle avait trouvé une brèche dans cette falaise stupéfiante, s’était engouffrée dedans avec une violence fantastique, arrachant à la roche la grande courbe de Kasei Vallis et creusant un profond chenal vers l’auge de Chryse. C’était l’une des manifestations aquifères les plus spectaculaires de l’histoire de Mars.
La mer du Nord avait maintenant reflué dans Chryse, et l’eau remplissait à nouveau la partie terminale de Nilokeras et de Kasei. La colline au sommet aplati qui était le cratère Sharanov s’élevait, tel le donjon d’un château géant, sur le promontoire, au-dessus de l’embouchure de ce nouveau fjord. Au milieu se dressait une longue île en forme de larme, l’un des lemniscates de l’ancienne inondation à nouveau réduit à l’état d’île, obstinément rouge dans la mer de glace blanche. Ce fjord ferait un jour un port encore meilleur que Botany Bay. Ses parois étaient hautes, mais des épaulements ménagés çà et là pourraient devenir des villes portuaires. Le vent d’est qui se ruait dans Kasei comme dans un entonnoir poserait problème, certes, et il faudrait s’en occuper, de même que des assauts catabatiques qui maintenaient les voiliers au large du golfe de Chryse…
Que tout cela était bizarre… Elle mena ses Rouges silencieux le long d’une rampe qui descendait vers une large banquette, à l’ouest du fjord de glace. Et comme le soir approchait, ils sortirent des patrouilleurs et descendirent se promener le long du rivage, dans le soleil couchant.
Lorsque le soleil descendit sur l’horizon, ils étaient serrés les uns contre les autres, comme pour se réconforter, devant un bloc de glace isolé d’environ quatre mètres de hauteur, aux parois convexes, fondues, lisses comme des muscles. Ils restèrent là en attendant que le soleil brille à travers. Des deux côtés du bloc de glace, la lumière faisait étinceler le sable vitreux, mouillé. Une exhortation de lumière. Indéniable, d’une réalité éclatante ; qu’en feraient-ils ? Ils la contemplèrent sans bouger, sans mot dire.
Quand le soleil eut disparu, Ann repartit seule vers son patrouilleur. Elle jeta un coup d’œil vers la grève. Les Rouges étaient toujours là-bas, près de l’iceberg échoué. On aurait dit qu’ils entouraient un dieu blanc, teinté d’orange comme le drap blanc, froissé, de la baie de glace. Un dieu blanc, un ours blanc, une baie blanche, un dolmen de glace martienne : l’océan serait là, avec eux, pour toujours, aussi réel que la roche.
Le lendemain, elle remonta Kasei Vallis vers Echus Chasma, à l’ouest. Elle progressa sans réelle difficulté, grimpant une marche après l’autre jusqu’à l’endroit où Kasei s’incurvait sur la gauche et s’engageait sur le fond d’Echus. La courbe était l’une des traces les plus importantes, les plus évidentes, de l’action de l’eau sur la planète. Ann découvrit que le fond plat du fleuve à sec disparaissait maintenant sous des arbres nains, si petits qu’on aurait dit des broussailles : une écorce noire, des épines, des feuilles vert foncé, brillantes, tranchantes, pareilles à des feuilles de houx. De la mousse couvrait le sol sous ces arbres noirs, mais c’était à peu près tout. C’était une forêt à une seule espèce, qui couvrait Kasei Vallis d’une paroi à l’autre, emplissant le vaste canyon comme des flocons de suie hypertrophiés.
Ann ne put faire autrement que de passer sur cette forêt naine avec son patrouilleur. Le véhicule tangua et roula alors que les branches ployaient sous ses roues et se redressaient aussitôt, aussi dures que de la manzanita épineuse. Il était impossible de marcher dans ce canyon maintenant, se dit Ann, ce canyon profond, étroit, arrondi comme une sorte d’Utah imaginaire qui était devenu cette noire forêt de conte de fées, à laquelle on ne pouvait échapper, pleine de choses aux ailes noires, où l’on voyait détaler une forme blanche dans le crépuscule… Il n’y avait plus trace du complexe de sécurité de l’ATONU qui occupait naguère la courbe de la vallée. Que votre maison soit maudite jusqu’à la septième génération, comme avait été maudite cette terre innocente. Sax avait été torturé à cet endroit, il y avait semé des graines pyrophiles et y avait mis le feu, donnant naissance à une forêt d’épineux qui avait tout recouvert. Et on disait que les savants étaient des gens rationnels ! Que leur maison soit maudite aussi, se dit Ann, les dents serrées, qu’elle soit maudite jusqu’à la septième génération, et sept générations encore au-delà.
Elle siffla entre ses dents et poursuivit dans Echus, vers le cône volcanique abrupt de Tharsis Tholus. Une ville était blottie au pied du volcan, à l’endroit où la paroi devenait horizontale. L’homme-ours lui avait appris que Peter allait par là, aussi l’évita-t-elle. Peter, le sol inondé ; Sax, le sol incendié. Il avait jadis été à elle. Sur cette pierre je bâtirai. Peter Tempe Terra, la Pierre de la Terre du Temps. Le nouvel homme, Homo martial. Qui les avait trahis. Rappelez-vous.
Elle gravit la bosse de Tharsis, au sud, jusqu’à ce que le cône d’Ascraeus s’offre à sa vue. Une montagne à l’échelle d’un continent, bouchant l’horizon. Pavonis avait été envahi à cause de sa position équatoriale, et du petit avantage que cela présentait pour le câble de l’ascenseur. Mais Ascraeus, qui se trouvait à cinq cents kilomètres seulement au nord-est de Pavonis, était resté désert. Personne n’y vivait. Seuls l’avaient escaladé quelques aréologistes venus étudier sa lave et les jaillissements occasionnels de cendres pyroclastiques, d’un rouge presque noir.
Elle s’engagea sur le bas de la pente, douce et ondulée. Ascraeus était un nom d’albédo classique. La montagne était si grosse qu’elle était aisément visible de la Terre, mais comme c’était pendant la folie des canaux, ils avaient décidé que c’était un lac. Ascraeus Lacus. À la même époque, Pavonis avait été baptisé Phoenicus Lacus, le lac du Phénix. Ascra, lut-elle, était le lieu de naissance d’Hésiode, « situé à droite du mont Hélicon, en un endroit élevé et accidenté ». Bien que croyant avoir affaire à un lac, ils lui avaient donc donné un nom de montagne. Peut-être avaient-ils inconsciemment analysé les images des télescopes, après tout. Ascraeus était, de façon générale, un nom poétique désignant la campagne, l’Hélicon, en Béotie, étant la montagne sacrée d’Apollon et des Muses. Hésiode avait un jour levé les yeux de sa charrue, il avait vu la montagne et décidé d’en raconter l’histoire. C’était bizarre de voir comment naissaient les mythes, bizarre de voir les vieux noms qui jalonnaient leur existence, en ignorant tout alors qu’ils continuaient à en raconter l’histoire, inlassablement, par leur vie même.
C’était le plus abrupt des quatre gros volcans de Mars, mais contrairement à Olympus Mons il n’y avait pas d’escarpement autour. Elle put donc, après avoir rétrogradé, monter régulièrement, au ralenti, comme si elle partait à l’assaut du ciel. Elle se cala confortablement dans son fauteuil et piqua un somme, détendue. Elle se réveillerait en haut, à vingt-sept kilomètres au-dessus du niveau de la mer, la même altitude que les trois autres cônes. Il n’y avait pas de plus hautes montagnes sur Mars. Ça devait être la limite isostatique, le point au-delà duquel la lithosphère cédait sous le poids de toute cette roche. Les quatre montagnes étaient allées aussi haut que possible. C’était dire leur taille et leur grand âge.
Elles étaient vieilles, certes, mais en même temps la lave qui recouvrait Ascraeus était parmi les plus récentes des roches ignées de Mars, et n’avait été que légèrement érodée par le vent et le soleil. En se refroidissant, au cours de la descente, les plaques de lave s’étaient rétractées, formant des bosses incurvées, de faible hauteur, qu’il fallait escalader ou contourner. Une piste tracée par des roues de patrouilleurs zigzaguait sur la pente, évitant les parties abruptes de ces coulées, profitant d’un ample réseau de rampes et de reflux. Au milieu des teintes permanentes, la poudreuse avait gelé, formant des bancs de neige sale, durcie. Les ombres étaient maintenant d’un blanc brumeux, noirâtre, et elle avait l’impression de rouler dans une photo en négatif. Au fur et à mesure qu’elle montait son moral tombait en chute libre, inexplicablement. Derrière elle apparaissait une portion de plus en plus vaste du flanc nord, conique, du volcan, plus loin elle voyait Tharsis et, encore au-delà, Echus, une ligne basse à une centaine de kilomètres de distance. Tout dans son champ de vision était taché par de la neige, du verglas, des congères. Blanc tavelé. Les flancs à l’ombre des cônes volcaniques finissaient souvent par geler en profondeur.
Là, sur la roche, une tache vert émeraude. De la mousse. Tout devenait vert.
Mais au fur et à mesure qu’elle montait, jour après jour, à une altitude qui passait l’imagination, les taches de neige s’affinèrent, se raréfièrent. Elle était à vingt kilomètres au-dessus du niveau moyen, vingt et un au-dessus du niveau de la mer de glace – près de soixante-dix mille pieds – deux fois plus haut que le sommet de l’Everest par rapport aux océans de la Terre, et pourtant le cône du volcan était encore à sept mille pieds au-dessus d’elle, dressé dans le ciel qui s’assombrissait, dans l’espace même.
Loin en dessous d’elle s’étendait une mer de nuages blancs, plats, qui masquaient Tharsis et semblaient la repousser toujours plus haut sur la pente. À cette altitude, il n’y avait plus de nuages, au moins ce jour-là. Parfois la partie supérieure des nuages d’orage montait le long de la montagne, ou bien les minces balafres de quelques cirrus. Aujourd’hui, le ciel était d’un violet indigo clair, teinté de noir, piqueté au zénith de quelques étoiles parmi lesquelles trônait Orion. À l’est du sommet planait un fin nuage pareil à une bannière, si impalpable qu’elle voyait les ténèbres du ciel à travers. L’humidité était faible à cette altitude, et l’atmosphère très raréfiée. La pression de l’air serait toujours dix fois plus élevée au niveau de la mer qu’en haut des grands volcans. À cette altitude, elle devait être de 35 millibars environ, à peine plus que lors de leur arrivée.
Elle repéra néanmoins de petits points, au sommet des roches, dans des trous qui retenaient la neige et beaucoup de soleil. Des lichens si petits qu’ils étaient presque invisibles à l’œil nu. Le lichen : une association symbiotique d’algue et de champignon, unissant leurs forces pour survivre, même par 30 millibars de pression. C’était inimaginable ce que la vie pouvait supporter. Vraiment bizarre.
À tel point qu’elle enfila une combinaison pour aller y voir de plus près. À cette altitude, toutes les vieilles précautions s’imposaient : vérifier son équipement et verrouiller le sas avant de sortir dans l’éclat aveuglant de l’espace.
Les pierres qui accueillaient les lichens étaient de ces solariums plats sur lesquels les marmottes se seraient prélassées si elles avaient pu vivre aussi haut, mais il ne s’y trouvait que de petites têtes d’épingle d’un vert jaunâtre ou grisâtre. Des flocules de lichen, disait son bloc-poignet. Des fragments arrachés par les orages, emportés par le vent sur ces roches auxquelles ils s’étaient cramponnés comme des pieuvres végétales. Le genre de chose que seule Hiroko aurait pu expliquer.
Des choses vivantes. Michel avait dit qu’elle aimait les pierres et non les hommes parce que son esprit avait souffert des mauvais traitements dont elle avait été victime. Un hippocampe sensiblement atrophié, des réactions de surprise plus vives, une tendance à la dissociation. Voilà pourquoi elle s’était trouvé un homme qui ressemblait à une pierre. Michel aussi avait aimé cette qualité chez Simon, lui avait-il dit. Quel soulagement, quel privilège ç’avait été, dans les années d’Underhill, que d’avoir un homme en qui on pouvait avoir confiance, un homme calme, solide, qu’on pouvait prendre dans sa main et dont on pouvait sentir le poids.
Mais Simon n’était pas seul de son espèce, avait souligné Michel. Les autres avaient aussi cette qualité, diluée, moins pure, mais quand même. Pourquoi ne pouvait-elle aimer cette endurance, cet endurcissement chez les autres, chez tous les êtres vivants ? Ils se contentaient d’exister, comme n’importe quelle pierre, comme n’importe quelle planète. Il y avait une obstination minérale en chacun d’eux.
Le vent gémissait dans son casque, sur les éclats de lave, bourdonnait dans son tube à air, couvrant le bruit de sa respiration. Le ciel était plus noir qu’indigo, sauf juste sur l’horizon, où s’étendait une brume violette, pourpre, surmontée par une bande bleu clair… Oh, qui aurait pu croire que les choses changeraient jamais à cet endroit, sur les pentes d’Ascraeus, pourquoi ne s’étaient-ils pas installés ici pour se souvenir de ce qu’ils étaient venus chercher sur Mars, de ce qu’ils y avaient trouvé et avaient dilapidé avec une telle prodigalité ?
Elle regagna son patrouilleur et poursuivit son escalade.
Elle était au-dessus des cirrus argentés, à l’ouest de la bannière diaphane qui partait du sommet du volcan. Dans le sillage du jet-stream. Grimper, c’était remonter dans le temps, au-dessus des lichens, de toutes les bactéries. Elle était sûre, pourtant, qu’il y en avait jusqu’ici, cachées à la surface de la roche. Une vie chasmoendolithique, comme le petit peuple rouge mythique, les dieux microscopiques qui avaient parlé à John Boone, leur Hésiode local. C’est ce que disaient les gens.
La vie était partout. Le monde devenait vert. Mais si on ne pouvait voir le vert, si la planète ne changeait pas, ce serait peut-être supportable. Des êtres vivants. Michel lui avait dit, tu aimes les roches pour ce que la vie peut avoir de rocheux ! Tout se ramène à la vie. Simon, Peter. Sur cette pierre je bâtirai mon église. Pourquoi ne pouvait-elle aimer la pierre qu’il y avait en toute chose ?
Son patrouilleur franchit les dernières terrasses concentriques de lave avec plus d’aisance maintenant qu’il contournait les méplats asymptotiques du large bord. De moins en moins haut à chaque tour de roue. Il grimpa sur la lèvre du cratère, puis sur la crête intérieure qui surplombait la caldeira.
Elle sortit du véhicule, les pensées palpitantes comme des mouettes.
Le complexe intérieur d’Ascraeus consistait en huit cratères qui se recoupaient, les nouveaux écrasant les anciens. La caldeira la plus grande et la plus récente se trouvait près du centre, les caldeiras plus anciennes des niveaux supérieurs enchâssant le pourtour comme les pétales d’un motif floral. Chaque caldeira était à un niveau légèrement différent, et caractérisée par un schéma de fractures circulaires. La perspective changeait selon l’endroit où l’on se trouvait. Les distances, les niveaux semblaient varier, comme s’ils planaient dans un rêve. L’ensemble était une véritable merveille. Une merveille de quatre-vingts kilomètres de diamètre.
On aurait dit un cours de mécanique volcanique. Chaque éruption vidait la cheminée active de son magma, et le fond de la caldeira finissait par s’effondrer. D’où cette succession de formes circulaires, au fur et à mesure que la cheminée active se déplaçait, au cours des âges. Rares étaient les endroits de Mars où l’on voyait des pentes aussi abruptes. Ces falaises arquées étaient presque parfaitement verticales. Des mondes annulaires, basaltiques. Un vrai paradis pour les amateurs d’escalade. Un jour, ils s’y précipiteraient.
La complexité d’Ascraeus était bien éloignée du trou unique, géant, de Pavonis. Pourquoi la caldeira de Pavonis s’était-elle toujours effondrée sans jamais changer de circonférence ? Sa dernière éruption aurait-elle effacé et nivelé tous les anneaux précédents ? Son réservoir magmatique était-il plus petit, ou se ventilait-il moins sur les parois ? La cheminée d’Ascraeus s’était-elle déplacée davantage ? Ann ramassa des pierres éparses au bord du cratère et les regarda. Des bombes volcaniques, les derniers météores d’ejecta, des ventifacts sculptés par les vents incessants. Toutes ces questions restaient à étudier. Rien de ce qu’ils pourraient faire ne perturberait jamais la volcanologie, à cette altitude, l’étude ne serait pas affectée. En fait, le Journal d’études aréologiques publiait beaucoup d’articles sur des sujets de ce genre, il lui arrivait encore de le constater. Michel le lui avait bien dit : les endroits élevés ressembleraient éternellement à ça. Gravir les grandes pentes reviendrait à remonter dans le passé préhumain, dans la pure aréologie, dans l’aréophanie elle-même, avec ou sans Hiroko. Avec ou sans lichen. Des gens avaient parlé d’assujettir un dôme ou une tente sur ces caldeiras, afin qu’elles demeurent totalement stériles, mais cela ne reviendrait qu’à en faire des zoos. Des réserves naturelles entourées de murs et de toits. Des serres vides. Non. Elle se redressa, parcourut du regard l’immense paysage circulaire qui s’offrait à l’espace. Elle fit un signe de la main à l’intention de la vie chasmoendolithique qui luttait peut-être pour survivre en cet endroit. Vis, chose. Elle dit le mot, et il résonna d’une façon étrange : « Vis. »
Mars pour toujours, rocheuse à la face du soleil. Et puis du coin de l’œil, elle aperçut l’ours blanc, qui se glissait derrière le bord déchiqueté d’un rocher. Elle sursauta : il n’y avait rien à cet endroit. Elle regagna son patrouilleur comme si elle avait besoin de se sentir protégée. Mais tout l’après-midi, sur l’écran de l’IA, des yeux vagues semblèrent l’observer derrière leurs lunettes, prêts à l’appeler d’une seconde à l’autre. Une sorte d’homme-ours, qui la dévorerait s’il parvenait à l’attraper. Mais rien ni personne ne lui mettrait la main dessus, elle pourrait disparaître à jamais dans cette forteresse imprenable de roche – libre elle était et libre elle resterait, être ou ne pas être selon son bon plaisir, tant que ce rocher résisterait. Et puis, encore une fois, devant la porte du sas, cet éclair blanc, du coin de l’œil. Ah, que c’était difficile !