Ce soir-là, peu après le retour d’Harpirias de la caverne des otages, un deuxième hajbarak mutilé fut balancé dans le village Othinor. Les circonstances étaient à peu près les mêmes que la première fois. Au crépuscule, un feu flamba au sommet de la paroi rocheuse – dans un secteur différent – et de minuscules silhouettes, se détachant sur le fond du ciel qui allait s’assombrissant, se mirent à danser avec frénésie autour des flammes. Puis le corps d’un autre animal géant, à demi dépecé, dégringola l’à-pic, roulant et rebondissant lourdement sur les rochers dans sa chute. Il s’écrasa près de l’endroit où le premier était tombé.
Le vacarme attira Harpirias hors de sa chambre. Il vit le roi en proie à un violent courroux, le poing levé vers les hauteurs, lançant en rafales des ordres furieux à ses guerriers.
Comme la première fois, on fit disparaître le cadavre de l’animal et on purifia rituellement l’esplanade des taches de sang. Harpirias entendit des chants discordants bien avant dans la nuit. Les négociations du lendemain ne se passèrent pas bien. Korinaam était mal à l’aise avant même l’ouverture de la séance.
— Faites montre d’un peu de patience aujourd’hui, recommanda le Changeforme à Harpirias au moment où ils pénétraient dans la salle du trône. Il sera d’une humeur exécrable. Ne le provoquez en aucune manière. Je suggère de vous contenter d’exprimer vos regrets de la mort choquante d’un nouvel hajbarak sacré et de demander un renvoi immédiat de la séance.
— C’est du temps perdu, Korinaam. Il faut que je l’interroge sur cette idée monstrueuse de forcer les prisonniers à coucher avec des femmes de la tribu.
— Interrogez-le une autre fois, prince. Je vous en prie. Je vous en prie !
— Laissez-moi être juge de ce qu’il convient de faire.
Mais il n’eut guère l’occasion de définir l’ordre du jour de la discussion. Le roi paraissait très secoué. Maussade, distant, énervé, il les salua d’un grognement bourru et d’un petit signe négligent de la main gauche.
Harpirias demanda au Changeforme de faire savoir d’entrée de jeu que l’ambassadeur souhaitait aborder certains sujets relatifs à la situation des otages. Un risque calculé, estima Harpirias. Korinaam se montra réticent, mais, autant qu’Harpirias pût en juger, il s’exécuta.
Avachi sur son trône, Toikella garda le silence et se contenta d’un grognement accompagné d’un haussement d’épaules.
— Dites-lui que c’est à propos des femmes qu’on leur envoie, poursuivit Harpirias. Que j’ai été extrêmement troublé d’apprendre ce qui se passait. Que je m’élève avec la plus grande vigueur contre de tels agissements.
— Prince, je vous conjure…
— Dites-le-lui. Suivez précisément mes instructions.
Korinaam acquiesça d’un signe de tête résigné. Il se retourna vers le roi et lui adressa quelques mots.
Cette fois, la réaction fut immédiate et violente. Le visage de Toikella s’empourpra et devint d’un rouge ardent. Il martela les accoudoirs du trône et poussa des rugissements presque incohérents. Puis, se ressaisissant, il s’adressa plus calmement au Changeforme, mais d’un ton grave et impérieux qui ne laissait planer aucun doute sur la colère qui couvait en lui. À mesure qu’il parlait, il recommençait à hausser la voix.
— Vous voyez, prince ? fit Korinaam avec une certaine suffisance.
— Que dit-il ?
— En substance, qu’il n’a pas l’intention d’aborder ce sujet avec vous. Que la chose n’est pas négociable et qu’il estime, en tout état de cause, que vous n’êtes pas qualifié pour en parler. À propos, il emploie la forme dépréciative du pronom vous.
— La forme dépréciative ?
— Celle qu’ils emploient quand ils veulent jeter le doute sur la virilité d’un ennemi.
Harpirias sentit la moutarde lui monter au nez.
— Encore cette histoire, hein ? Eh bien, vous pouvez lui dire de ma part…
— Attendez, coupa Korinaam. Le roi avait repris la parole.
— Il dit… que nous devons nous retirer. Immédiatement.
— Pas de discussions aujourd’hui. La réunion est annulée.
— Parce qu’il est encore bouleversé par l’affaire du hajbarak ?
— Pas seulement. C’est beaucoup plus compliqué. Il était déjà de méchante humeur, mais vous avez envenimé les choses, je le crains. Je vous avais pourtant mis en garde. Il est dans une rage folle. Nous devons partir, sans plus attendre.
— Vous ne parlez pas sérieusement. Encore une journée gâchée ? L’hiver sera là avant que nous ne nous soyons mis…
— Nous n’avons pas le choix. Si vous compreniez ce qu’il est en train de dire, vous en seriez convaincu. Venez… venez… il va lancer sur nous des morceaux de son trône si nous restons une minute de plus. Venez, prince ! insista Korinaam en tirant nerveusement sur la manche du pourpoint d’Harpirias.
— Très bien, fit Harpirias, quand ils furent sortis. Qu’est-ce qui l’a jeté ainsi hors de ses gonds ?
— C’est le problème de votre vœu de chasteté, prince. Voilà ce qui le dérange, bien plus que les otages ou n’importe quoi. Quand vous avez commencé à parler des femmes qu’ils envoient auprès des otages, cela lui a rappelé autre chose : sa fille que vous avez repoussée.
— Mon vœu ne le regarde en aucune manière.
— Mais si, prince. Mais si. Comme les hommes retenus dans la caverne vous l’ont dit hier, il compte bien que vous engendrerez un royal héritier. Il est furieux que vous ayez éconduit sa fille et les pourparlers resteront au point mort tant que vous ne l’aurez pas honorée et qu’elle ne portera pas dans son ventre le fils d’un Coronal.
— Le fils d’un Coronal ! s’écria Harpirias. C’est ce qu’il s’imagine obtenir de moi ?
Il crut percevoir dans les yeux impénétrables du Changeforme une lueur de plaisir narquois. Mais Korinaam garda le silence.
— Pour l’amour du Divin, Korinaam, voyez-vous ce que vous avez fait ? Je vous ai dit et répété sur tous les tons que je n’aimais pas l’idée de le laisser croire que j’étais lord Ambinole. Je vous ai ordonné, à trois reprises au moins, de lui dire la vérité. Mais vous avez refusé, une fois, deux fois, trois fois… et voyez où nous en sommes. Il veut pour petit-fils le descendant d’un Coronal, mais comment pourrais-je le satisfaire ? Je ne suis pas le Coronal, Korinaam ! Non et non !
— Vous êtes de sang royal, prince.
— Cela remonte à mille ans.
— Peu importe. Votre ancêtre fut un grand monarque. Même si vous n’êtes pas Coronal vous-même, nous pouvons expliquer que vous êtes de lignée royale. Faites cet enfant, et Toikella sera satisfait.
— « Faites cet enfant » ? bredouilla Harpirias. Mais que dites-vous ?
— Est-ce une corvée si pénible ? Cette jeune fille m’a paru assez agréable de sa personne.
— Comme si vous y connaissiez quelque chose, soupira Harpirias. Mais son physique n’a rien à voir avec la question. Non, je ne le ferai pas, conclut-il d’un ton résolu. Non. Nous allons retourner dans la salle du trône et vous lui direz la vérité, c’est tout.
— Il nous tuera, prince, répliqua le Changeforme d’un ton où la moquerie était absente.
— Vous êtes sérieux ?
— Il vous prend pour le monarque. Il est trop tard pour le détromper. Il tire trop d’orgueil de voir le Coronal de Majipoor courber l’échine devant lui. Si nous lui révélons si tardivement que nous l’avons laissé se méprendre sur votre véritable identité, il nous tuera tous deux sur-le-champ. Croyez-moi, prince.
— Mais ce serait un acte de guerre ! Le gouvernement de Sa Majesté enverrait une armée pour le conduire en prison, où il resterait jusqu’à la fin de ses jours.
— Il n’a pas la moindre idée de la puissance de ce gouvernement, rétorqua Korinaam. Comme vous le savez, il est persuadé que le Coronal n’est qu’un petit chef tribal, ni plus important ni plus puissant que lui-même, et qu’un envahisseur ne pourrait jamais lancer avec succès un assaut contre son village. Il finirait, bien sûr, par découvrir qu’il est dans l’erreur. Mais, vous et moi, nous serions déjà morts.
Sans espoir. C’était sans espoir. Harpirias comprit qu’il était totalement coincé par le refus obstiné de Korinaam de dire la vérité au roi et les convictions erronées de Toikella.
Il se retira dans sa chambre pour réfléchir à la situation.
Cela avait été pure folie de laisser Korinaam entretenir si longtemps cette absurde méprise. Pour arriver à une situation inextricable. Être forcé de prolonger, sous peine de mort, la supercherie absurde consistant à se faire passer pour le maître du Mont du Château… et s’entendre demander d’offrir au roi un héritier dans les veines duquel le sang royal de Majipoor se mêlerait à celui du chef des Othinor…
C’était assurément un grand crime contre le royaume de se faire passer pour un Coronal. Malgré toutes les explications qu’il pourrait fournir pour avoir commis une telle imposture, il savait que ce ne serait même pas la peine d’essayer. Et pourtant… et pourtant… Lord Harpirias, Coronal de Majipoor ! Il pouvait faire semblant, s’il avait une bonne raison pour cela. Pour la réussite de sa mission ? Se comporter comme le souverain ? Parcourir ce royaume de glace et de misère comme le vrai maître du Mont du Château, comme s’il était celui qui occupait le glorieux Trône de Confalume, celui dont la couronne à la constellation ceignait le front ? Comment Toikella pourrait-il jamais savoir qu’il n’en était rien ? Non. Non. Chimères de songe creux. Il ne pouvait pas plus s’imaginer en Coronal qu’en vieillard. Il était Harpirias de Muldemar, un jeune homme de la lignée de Prestimion, un petit prince de l’aristocratie du Mont du Château. Il voulait continuer d’être Harpirias de Muldemar. Il s’en contentait. Il n’avait pas de plus hautes ambitions. Se faire passer, même dans cette contrée, même pour un temps limité, même par prétendue nécessité diplomatique, pour le monarque de la planète serait un sacrilège inavouable.
Il savait qu’il devait sans tarder sortir de cette situation stupide dans laquelle Korinaam l’avait enfermé. Mais comment faire ? Comment ? Aucune réponse ne lui vint à l’esprit. Seul dans sa chambre, il continua de s’interroger très avant dans la soirée.
Puis, très tard, il entendit une voix à sa porte, une voix de femme prononçant doucement des paroles qu’il ne comprenait pas.
— Qui est là ? demanda-t-il. Mais il avait une idée de l’identité de la visiteuse. Elle articula encore quelques mots. Sa voix semblait avoir des accents plaintifs, implorants.
Harpirias s’avança vers la porte, écarta la portière de cuir. C’était bien elle : celle qui était déjà venue à lui, la brune et jeune fille du roi. Elle avait mis cette fois de la recherche dans sa toilette : jolie robe de fourrure blanche, bottes de cuir, élégant ruban écarlate dans la masse brillante des cheveux. Un éclat d’os taillé et effilé perçait de part en part sa lèvre supérieure : une parure tribale, sans doute.
Elle paraissait terrifiée. Elle fixait sur lui des yeux écarquillés et tremblait d’une manière qui n’avait rien à voir avec la température. Un muscle se contractait convulsivement sur sa joue. Harpirias la considéra un long moment, ne sachant que faire.
— Non, dit-il enfin, en s’efforçant de s’exprimer avec douceur. Je suis sincèrement désolé, mais je ne peux pas faire ça. Je ne peux vraiment pas.
Il eut un sourire triste, secoua la tête, indiqua la porte.
— Comprenez-vous ce que je dis ? Il faut partir. Ce que vous voulez de moi, je ne peux vous le donner.
Elle fut parcourue d’un frisson convulsif. Tendit les mains vers lui. Elles tremblaient.
— Non, fit-elle. Non… s’il vous plaît… s’il vous plaît…
— Vous connaissez le Majipoori ? demanda Harpirias, stupéfait de l’entendre parler sa langue.
Pas beaucoup, apparemment. Il avait l’impression que la jeune fille récitait des phrases apprises par cœur.
— S’il vous plaît… s’il vous plaît… je peux… entrer ?
Il vint brusquement à l’esprit d’Harpirias que Korinaam lui avait appris ces quelques mots. Cela lui ressemblait tout à fait.
— Vous ne pouvez pas, fit-il en secouant derechef la tête. Il ne faut pas. Je ne vous ferai pas…
— S’il vous plaît !
Elle avait lancé ce cri d’une voix implorante. Elle semblait sur le point de se jeter à ses pieds.
Comment la renvoyer, dans l’état où elle était ? En soupirant, Harpirias lui fit signe d’entrer. Juste un petit moment, se dit-il. Un petit moment, et ce serait tout.
La jeune fille fit quelques pas hésitants dans la chambre glaciale. Elle ne parvenait pas à maîtriser les frissons qui la secouaient. Harpirias eut envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter. Mais il ne pouvait se le permettre. Il était important de conserver ses distances.
À l’évidence, elle avait épuisé sa maigre provision de mots compréhensibles. Sans plus recourir au langage, elle commença de s’exprimer par gestes, leva les bras très haut, les fit redescendre le long de ses flancs en un ample mouvement qu’elle répéta à plusieurs reprises. Harpirias s’efforça de comprendre ce qu’elle mimait. Quelque chose de gros. Une montagne ? Était-ce ce qu’elle voulait représenter ? Y avait-il un rapport avec les deux cadavres d’animaux poussés au milieu du village, du haut de la paroi rocheuse ?
Elle fit descendre une main le long de son corps, décrivant une large courbe qui allait du front aux genoux. Pour indiquer son ventre ? Une représentation de la grossesse qu’elle désirait ? Peut-être pas. Elle fit de nouveau le geste de la montagne, puis celui du ventre. Il l’observa sans comprendre. Elle ouvrit la bouche, montra ses dents. Puis la montagne. Le ventre. Encore les dents.
Harpirias secoua la tête.
Elle s’interrompit un instant pour réfléchir. Puis elle pointa obliquement les bras vers le sol, un geste qui semblait indiquer une haute taille, et se mit à marcher dans la pièce, les jambes raides, imitant une démarche comique de lourdaud.
Il était complètement perdu. Un animal ? Un gros animal ? Un hajbarak ?
— Non. Non.
Elle parut agacée par sa stupidité. Encore une fois la montagne, le ventre, les dents. La démarche raide et engourdie. Cette fois, la lumière se fit dans l’esprit d’Harpirias.
Une montagne qui marche… un gros ventre… et les dents… Un homme grand, ventripotent, à la denture particulière…
— Toikella ! s’écria-t-il.
La jeune fille hocha joyeusement la tête. Enfin ils se comprenaient.
Il attendit. Elle parut réfléchir de nouveau. Puis, comme le premier soir où elle était venue le voir, elle montra la pile de fourrures, se tapota la poitrine, tendit la main à Harpirias. Il s’apprêta à lui expliquer encore une fois qu’il ne voulait pas coucher avec elle. Sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, elle imita de nouveau Toikella ; puis elle se gonfla les joues en roulant des yeux furibonds, une évocation évidente du courroux royal, et se mit à faire des bonds dans la chambre en brandissant furieusement une épée ou une lance imaginaire. Après quoi, rapetissant pour passer de la taille de Toikella à la sienne, elle se prit les épaules à deux mains et laissa son regard devenir vitreux. Blessée. Mourante.
— Toikella te tuera si je ne couche pas avec toi ? demanda Harpirias. C’est bien cela ?
Elle lui lança un regard de détresse, indiquant qu’elle ne comprenait pas. Il répéta, en prenant soin de parler plus fort et plus lentement.
— Le roi… te… tuera ?
Elle haussa les épaules et recommença sa mimique depuis le début.
— Il nous tuera tous les deux ? fit Harpirias. Il me tuera, moi ?
Mais les paroles étaient inutiles. À l’évidence, elle avait déjà utilisé tous les mots de la langue d’Harpirias, au nombre de quatre ou cinq, qu’elle avait appris. Il n’en connaissait que deux ou trois de la sienne, qui ne pouvaient lui être d’aucun secours.
Elle l’implora des yeux. Posa sur lui un regard désespéré, puis se tourna vers la pile de fourrures. Elle s’offrait de nouveau.
Harpirias se dit qu’il avait probablement saisi l’essentiel de sa pantomime angoissée. Le roi avait ordonné à sa fille de lui donner un héritier. Rien ne pourrait l’en faire démordre. Si Harpirias la chassait, comme il l’avait déjà fait, Toikella, aveuglé par la colère, serait porté aux pires extrémités.
Qu’il choisisse de supprimer sa fille, lui ou les deux, Harpirias n’avait pas été en mesure de le comprendre. Mais peu importait. Il apparaissait clairement que le roi userait de violence, s’il ne se pliait pas à ses exigences.
Pris au piège entre les mensonges cyniques commis par Korinaam et les espérances dynastiques du roi Toikella, Harpirias comprit qu’il n’avait pas le choix.
— D’accord, fit-il. Viens. Je vais te faire un petit prince, puisque ton père y tient tellement.
Il ne s’attendait pas qu’elle comprenne ses paroles, et elle ne comprit pas. Mais, quand il la prit délicatement par le poignet pour l’entraîner vers la couche de fourrures, il vit ses yeux s’éclairer instantanément. Une sorte d’éclat irradia de son visage, qui la rendit presque attirante.
Harpirias ne la trouvait pas particulièrement répugnante. Un peu trop trapue et musclée à son goût, elle négligeait quelque peu la propreté corporelle et les brèches dans ses dents de devant, quand son sourire les découvrait, le perturbaient. Mais… quand même…
Harpirias n’avait jamais été lui-même un modèle de moralité. Il avait étreint dans le passé nombre de jeunes femmes dont le comportement et l’apparence auraient fait froncer plus d’un sourcil à la cour du Coronal. La danseuse de Bombifale, il y avait si longtemps, une rousse au rire éclatant, aux yeux de braise et à la voix éraillée de marchande de poisson… la svelte jongleuse de High Morpin, la ville de villégiature, qui jurait comme un loup de mer… et surtout la chasseuse roulant de larges hanches, qu’il avait rencontrée en se promenant seul dans les forêts des environs de Norfolk et qui avait montré au jeune homme de dix-huit ans un ou deux trucs auxquels il n’aurait jamais pensé…
Il y en avait eu d’autres. Plus d’une. Beaucoup plus d’une. S’il se voyait maintenant contraint d’ajouter à la liste une sauvagesse au teint basané et à la figure sale, il n’en ferait pas une maladie. Un diplomate est obligé d’accomplir toutes sortes de choses insolites dans l’exercice de ses fonctions, se répéta-t-il. Sa mission se solderait probablement par un échec s’il persistait dans son refus pudibond d’exaucer les vœux de Toikella. Faire plaisir au roi pouvait donc être interprété comme une nécessité professionnelle. Et s’il n’était pas le vrai Coronal, quoi que Toikella eût choisi de croire, il n’en était pas moins indiscutable que le sang d’anciens monarques coulait dans ses veines. Toikella devrait s’en contenter. Le sort en était jeté. Le sort en était jeté. Harpirias dégrafa la robe de fourrure blanche et la tint écartée pendant que la jeune fille se glissait hors du vêtement.
Elle était nue dessous. Son corps était mince et ferme, avec de petits seins durs et des hanches joliment évasées. Elle avait apparemment enduit son corps de la tête aux pieds de quelque chose – était-ce de la graisse de hajbarak ? – qui rendait sa peau douce et agréablement glissante au toucher, et masquait dans une certaine mesure l’odeur de son corps jamais lavé.
Ils se laissèrent tomber ensemble sur les fourrures. Harpirias s’enfouit rapidement au milieu des peaux, car il faisait beaucoup trop froid dans la chambre pour exposer trop longtemps son corps nu à l’air glacial. Bien que la jeune fille eût apparemment préféré rester au-dessus de la pile de fourrures qu’à l’intérieur, elle sembla comprendre qu’il ne pouvait faire autrement et, au bout d’un moment, s’y enfonça à son tour. Quand ils furent bien couverts, côte à côte, douillettement installés sous la montagne de fourrures, elle posa la main sur sa poitrine en riant et roula sur elle-même, de manière à se placer au-dessus de lui.
— C’est comme cela que tu aimes, hein ? Parfait. Fais comme tu voudras.
Elle lui sourit. Une étincelle malicieuse brilla dans ses yeux, comme si, pour elle, c’était une sorte de jeu. Harpirias se demanda quel âge elle avait. Vingt ans ? Moins, peut-être. Quinze ? Impossible à dire.
Il essaya de l’embrasser, mais elle déroba ses lèvres. Ce n’était pas dans leurs us et coutumes, selon toute apparence. Tant pis, se dit Harpirias. Le petit éclat d’os taillé qui lui transperçait la lèvre supérieure aurait, de toute façon, créé des difficultés.
Elle prononça quelques mots dans sa langue.
— Je ne comprends pas, fit-il. Elle se mit à rire et répéta ce qu’elle venait de dire. Des mots tendres exprimant sa passion ? Harpirias en doutait fortement. Peut-être lui disait-elle seulement son nom ?
— Harpirias, dit-il. Je m’appelle Harpirias. Et toi ?
Elle pouffa. Dit encore quelque chose, un seul mot qu’elle répéta un instant plus tard. Peut-être était-il lourd de sens ; il n’avait évidemment pas la moindre idée de sa signification.
— Shabilikat ? hasarda-t-il.
Cette imitation hésitante déclencha un fou rire chez la jeune fille.
— Shabilikat, répéta Harpirias. Shabilikat. Cela semblait l’amuser énormément d’entendre Harpirias répéter ce mot. Mais, quand il voulut essayer une nouvelle fois, elle lui couvrit la bouche de sa main ; dans la seconde qui suivit, elle enserra sa taille de ses cuisses musclées, se campant sur lui, à califourchon, d’une manière qui lui ôta toute envie de poursuivre la conversation.
Ce fut une longue nuit, fort animée et bien plus agréable qu’Harpirias ne l’avait espéré, bien que d’un genre très inhabituel pour un homme accoutumé aux femmes plus raffinées de l’aristocratie de Majipoor. Mais il s’adapta aisément à ses élans fougueux, aux mains qui le labouraient de leurs ongles, au va-et-vient des reins puissants, entrecoupé de grands éclats de rire, à des moments qu’Harpirias trouvait singulièrement mal choisis. Elle semblait insatiable. Harpirias, de son côté, après de longs mois de continence ininterrompue, ne s’en plaignait pas.
Dans le courant de leurs ébats, les fourrures dans lesquelles ils s’étaient enfouis furent projetées sur le côté, mais c’est à peine s’il prit conscience du froid. Enfin – sans qu’il pût dire combien d’heures s’étaient écoulées –, il sombra dans un sommeil profond, un de ces sommeils où l’on tombe comme dans un puits ; quand il en sortit, beaucoup plus tard, il vit qu’elle l’avait recouvert pendant qu’il dormait et s’était retirée de la chambre sans le réveiller.
Il ne pouvait savoir, bien entendu, si un petit prince pour Toikella avait été engendré pendant la nuit. Mais, si leurs efforts n’avaient pas abouti, eh bien, il était tout à fait disposé à faire une nouvelle tentative.