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La tempête fit rage pendant des heures et des heures. Harpirias finit par trouver naturel que le monde soit réduit à la blancheur d’un linceul. Cet autre monde dans lequel il avait vécu, ce monde de couleurs, d’arbres verts, de fleurs rouges, de rivières bleues et de ciels turquoise, il avait maintenant l’impression de ne l’avoir connu qu’en rêve. La réalité, c’étaient ces nuées de particules blanches, poussées par les rafales de vent, qui s’écrasaient inlassablement sur la paroi avant du flotteur et l’épais manteau blanc qui l’enveloppait moelleusement de toutes parts, dessus et dessous, devant et derrière, brouillant irrémédiablement la vue.

Harpirias ne disait rien. Il ne posait pas de questions, ne faisait aucune remarque. Il demeurait impassible, telle une statue de bois, laissant Korinaam, assis à ses côtés, conduire le flotteur dans la tourmente avec une assurance frisant l’arrogance.

Combien de temps duraient ces tempêtes de l’été des loups ? À quelle distance se trouvait la sortie du col ? Combien de flotteurs les suivaient encore ? Autant de questions qui se bousculaient dans l’esprit d’Harpirias ; mais elles apparaissaient comme des épaves entraînées par le flux, flottant fugitivement avant d’être englouties. Les incessantes bourrasques de neige avaient quelque chose d’hypnotique. Elles l’apaisaient, le maintenaient dans une manière de demi-sommeil, un engourdissement agréable de l’âme.

Petit à petit, la fureur de la tempête retomba. Le ciel s’éclaircit. Les assauts des particules de glace cessèrent, seuls quelques flocons continuèrent de voleter. Le mur de nuages s’effilocha, se déchira, s’ouvrit et le soleil perça, vert doré, magnifique. Des formes commencèrent à apparaître distinctement dans l’univers d’une blancheur ouatée : les noirs éperons que des parois rocheuses projetaient en bordure de la route, la silhouette tourmentée d’un arbre géant poussant presque à l’horizontale sur un à-pic, la masse métallique d’un nuage sur le fond plus clair du ciel. Les amas de neige poudreuse entassés par le vent commençaient déjà à fondre.

Sortant de sa torpeur, Harpirias vit que la route s’était élargie et qu’elle descendait en pente douce et régulière. Devant le flotteur la vue était dégagée. Ils avaient franchi le col séparant les deux masses montagneuses et s’engageaient dans un plat pays d’herbe haute et éparse, et de blocs de granit dénudés, un large plateau s’étendant jusqu’aux lointains brumeux, fermé par d’autres montagnes.

Harpirias se retourna. Le deuxième flotteur les suivait de très près et d’autres étaient visibles en arrière.

— Combien en voyez-vous ? demanda Korinaam. Harpirias mit sa main en visière pour se protéger de la réverbération du soleil sur la neige fraîche et compta les véhicules à mesure qu’ils débouchaient du dernier lacet, à la sortie du col.

— Six… sept… huit.

— Parfait. Nous n’avons donc personne à attendre.

Harpirias n’en revenait pas de constater que la totalité du convoi avait réussi à franchir le col sans dommage, dans la tempête rendant la visibilité nulle. Mais, à Ni-moya, tout le monde lui avait assuré que sa petite armée était composée de soldats compétents. Il y en avait en tout à peu près deux douzaines ; il était le seul humain.

Presque tous les membres de l’expédition étaient de grands et puissants Skandars, ces êtres pesants et velus, dotés de quatre bras, d’une grande force physique et d’une merveilleuse coordination, dont les ancêtres, établis sur Majipoor depuis très longtemps, venaient d’une planète où la neige et le froid ne devaient rien avoir d’inhabituel.

Harpirias avait aussi sous son commandement quelques Ghayrogs ces créatures aux écailles luisantes et aux yeux verts, à l’apparence reptilienne, avec une langue agile et fourchue, et des cheveux flexueux ondulant sur la tête, mais qui, à bien des égards, appartenaient en réalité à la classe des mammifères.

Cela semblait a Harpirias une troupe bien maigre pour s’opposer à toute une tribu de barbares belliqueux, sur son propre territoire. Mais Korinaam avait affirmé qu’emmener des soldats en plus grand nombre eût été une grave erreur.

— Nous trouverons des cols extrêmement difficiles à franchir. Il serait très délicat d’y faire passer une formation plus importante. En outre, les montagnards considéreraient une troupe plus nombreuse comme une armée d’invasion et non comme une mission diplomatique. Il est presque certain qu’ils vous tendraient des embuscades, en occupant des positions stratégiques pour attaquer du haut des défilés. Dans ce type de guerre d’escarmouches, avait conclu le Changeforme, vous n’auriez aucune chance.

Après avoir vu le premier de ces cols, Harpirias comprit que Korinaam avait vu juste. Sans même parler des complications créées par une tempête de neige d’une telle violence, il eût été impossible de se défendre contre les attaques des montagnards. Mieux valait donner l’impression de venir en amis et s’en remettre au bon vouloir de la tribu plutôt que de déployer des troupes nombreuses, quand toute démonstration de force par une armée étrangère serait inefficace entre ces hauteurs si faciles à défendre.

Le soleil estival, déjà haut et ardent, vint rapidement à bout de la neige fraîche. Les amas et les colonnes nouvellement formés fondirent en peu de temps et se transformèrent en ruisseaux au cours rapide ; d’énormes masses duveteuses accrochées à de hautes parois rocheuses se détachèrent et glissèrent lentement jusqu’au sol en amples explosions silencieuses ; de grosses flaques se formèrent presque instantanément ; les flotteurs glissant dédaigneusement au-dessus de la surface de la route, devenue gluante et bourbeuse, s’élevèrent de soixante à quatre-vingts centimètres pour éviter de provoquer des remous boueux. L’air devint étrangement lumineux, avec une sorte de dureté cristalline que l’on ne voyait pas à des altitudes plus basses.

Des oiseaux aux teintes extraordinaires, au plumage d’un rouge éclatant, mêlé de vert incandescent et de bleu profond, affluèrent en volées innombrables et tournoyèrent au-dessus des voyageurs comme une multitude d’insectes chatoyants.

Impossible ou presque de croire qu’une heure auparavant une terrible tempête de neige faisait rage.

— Regardez, fit Korinaam. Des haigus. Ils sont sortis pour chasser les animaux isolés de leur troupeau par la tempête. Sales bêtes !

Harpirias suivit le doigt tendu du Métamorphe. De petits animaux à l’épaisse fourrure, au nombre de vingt ou trente, avaient surgi de cavités dans la roche, à mi-hauteur des versants bordant la vallée, et dévalaient la pente en bondissant de rocher en rocher avec une stupéfiante agilité. La fourrure était rousse chez la plupart, noire pour quelques-uns. Tous avaient de grands yeux brillants, d’un rouge sang ardent, et étaient armés de trois longues cornes pointues et menaçantes, très écartées sur le front large et plat.

Ils chassaient en groupe, encerclant des animaux de petite taille et les poussant vers la vallée, où ils les transperçaient à coups de corne et les dévoraient cri un rien de temps. Harpirias ne put s’empêcher de frissonner. Leur efficacité et leur gloutonnerie avaient quelque chose d’impressionnant et de terrifiant.

— Ils nous attaqueraient vous comme moi, de la même manière, affirma Korinaam. À huit ou dix, ils peuvent terrasser un Skandar. Ils sautent sur lui comme des puces, l’éventre à coups de corne et s’accrochent à lui. Les hommes des Marches les chassent pour leur fourrure. Surtout les noires, plus rares que les rousses et plus recherchées.

— Les noirs devraient être encore plus rares, s’ils sont les seuls à être chassés.

— Le haigus noir n’est pas si facile à attraper. Il est plus rusé et plus vif que le roux : une race supérieure dans tous les domaines. Vous verrez que seuls les grands chasseurs portent une robe de haigus noir. Et le roi des Othinor, naturellement.

— Dans ce cas, fit Harpirias, je devrais, moi aussi, porter du haigus noir. Pour lui montrer que je suis un important personnage. Une étole, au minimum, à défaut d’une robe. Je ne suis pas maladroit à la chasse, voyez-vous, et…

— Laissez les peaux de haigus aux chasseurs de haigus, mon ami. Ils savent comment s’y prendre. Évitez donc de vous approcher de ces sales petites bêtes, même si vous êtes un excellent chasseur. Il existe un moyen plus sûr de montrer au roi Toikella que vous êtes un important personnage, c’est de vous comporter en sa présence avec majesté, avec une noblesse véritablement royale… comme si vous étiez le Coronal.

— Comme si, répéta Harpirias. Eh bien, pourquoi pas ? Je peux le faire. Il y a déjà eu un Coronal dans ma famille, après tout.

— Vraiment ? fit Korinaam, sans manifester un grand intérêt.

— Prestimion. Coronal sous le pontificat du grand Confalume. Quand il est devenu Pontife à son tour, son Coronal était lord Dekkeret. Cela remonte à plus de mille ans.

— Je vois, fit Korinaam. Mes connaissances sur l’histoire de votre race sont assez vagues. Mais si le sang d’un Coronal coule dans vos veines, eh bien, vous devriez être capable de vous comporter comme un monarque.

— Comme un monarque, peut-être. Mais pas en monarque.

— Que voulez-vous dire ?

— Le Vroon du Bureau des Antiquités, qui m’a proposé cette mission – il s’appelle Heptil Magloir – m’a donné à entendre que les choses seraient plus faciles pour moi si je disais aux Othinor que je suis le Coronal.

— Vraiment ? gloussa Korinaam. Il a dit ça ? Au fond, ce n’est pas une mauvaise idée du tout. C’est le Coronal en personne qu’ils attendent, vous savez ? Au fait, le savez-vous ?

— Oui, je le sais. Mais je n’ai pas reçu d’instructions officielles pour me faire passer pour lord Ambinole. Et ce n’est aucunement mon intention.

— Même pour faciliter les négociations ?

— Même pour cela, répliqua sèchement Harpirias. C’est absolument hors de question.

— Comme il vous plaira, prince, fit Korinaam, d’une voix aux inflexions légèrement goguenardes. C’est hors de question, sans doute. Puisque vous le dites.

— Oui, je le dis.

Le Changeforme étouffa derechef un petit rire discret. Sa condescendance commençait à échauffer les oreilles d’Harpirias.

C’est bien digne d’un Changeforme, songea-t-il, d’envisager un subterfuge de ce genre.

Cela faisait maintenant plusieurs siècles que les Piurivars – ou Changeformes, ou Métamorphes, leur race avait autant de noms que de visages – jouissaient d’une égalité politique pleine et entière sur Majipoor ; mais, comme nombre de jeunes aristocrates du Mont du Château, Harpirias entretenait encore contre eux quelques préjugés tenaces. Il restait persuadé, et ce n’était pas totalement inexact, que les Changeformes étaient des êtres fourbes, sournois, une race d’intrigants, fuyants, aux réactions imprévisibles, qui ne s’étaient jamais résignés à l’occupation de leur planète par les milliards d’humains et de représentants d’autres races qui avaient colonisé Majipoor près de quinze mille ans auparavant. Une tentative faite par les Piurivars, quelques siècles plus tôt, au temps du pontificat de Valentin, pour chasser tous les intrus de leur planète avait échoué, fatalement, et un armistice avait été conclu entre les Changeformes, très inférieurs en nombre, et les humains, l’espèce dominante sur Majipoor, à la satisfaction générale, du moins le présumait-on.

Cependant… cependant…

On ne pouvait leur faire confiance, Harpirias en était convaincu. Aussi sincères et obligeants qu’ils pussent paraître, il n’était jamais bon de prendre ce qu’ils disaient pour argent comptant, car leurs paroles étaient presque toujours à double sens, elles recelaient quelque perfidie cachée.

Bien sûr que Korinaam ne verrait rien de mal à ce qu’Harpirias se fit passer pour lord Ambinole auprès des montagnards. Pour un Changeforme – qui, par nature, était capable de prendre à peu près n’importe quelle apparence physique –, une scandaleuse petite mascarade de cette espèce ne pouvait tirer à conséquence.

Le convoi laissa les haigus derrière lui et poursuivit sa route sur le plateau qui allait s’élargissant. La journée était devenue belle et claire, et ils avançaient sous un ciel sans nuages, d’une profonde luminosité. Il ne restait pratiquement aucune trace de la furieuse tempête de neige qu’ils avaient essuyée quelques heures auparavant. L’air était calme, le soleil haut et fort. Quelques taches éparses d’humidité, qui s’évaporaient rapidement, étaient les seuls signes visibles de la violente chute de neige qui s’était abattue sur la région.

Une énorme montagne, triangulaire et isolée, semblable à la dent d’un géant faisant saillie dans la vallée, se dressait au loin, juste devant eux, une masse violine sur le bleu du ciel. La route qui les y conduisait était flanquée de collines au relief accidenté, où poussaient de maigres bouquets très espacés d’arbres noueux, rabougris et une herbe bleuâtre en mouchetures plus sombres. De loin en loin, Korinaam montrait des animaux : un imposant steetmoy à la fourrure immaculée, dressé sur la pointe inaccessible d’un rocher escarpé ; une troupe de mazigotivel, bondissant avec grâce entre les maigres herbages ; un faucon à la vue perçante, décrivant des cercles à une grande hauteur, avec lenteur et obstination.

Pour Harpirias, les Marches semblaient être un lieu où des drames affreux couvaient en permanence. Le silence, l’immensité des perspectives, la clarté et la luminosité de l’air, l’étrangeté du paysage torturé et de ses rares habitants – tout contribuait à accroître l’effet produit par ce pays et suscitait en lui de l’émerveillement.

L’enchaînement de circonstances qui l’avait conduit dans ces montagnes lui mettait encore la rage au cœur, mais il ne regrettait plus d’être là et savait, sans que le doute fût permis, qu’il n’oublierait jamais la splendeur des paysages.

À cette époque de l’année, le soleil brillait sous ces latitudes jusqu’à une heure très tardive qui, pour Harpirias, appartenait déjà à la nuit. Comme le jour semblait n’avoir pas de fin, il se demanda si Korinaam allait leur faire poursuivre la route jusqu’à minuit, ou même plus ; mais, au moment où la faim commençait à se faire sentir, le Changeforme lui demanda de donner l’ordre de tourner à gauche, en direction d’une gorge qui s’ouvrait juste à leur hauteur.

— Il y a un campement d’hommes des Marches, expliqua Korinaam. Ils y passent l’été. Vous voyez la fumée noire de leur feu, n’est-ce pas ? Ils nous vendront de la viande pour notre dîner.

Les montagnards s’avancèrent à leur rencontre bien avant que le convoi n’eût atteint leur campement. À l’évidence, ils connaissaient Korinaam et avaient eu affaire à lui à maintes reprises, car ils l’accueillirent fort cordialement et il y eut un long échange de compliments chaleureux dans l’âpre parler des montagnards, dont Harpirias ne comprit que quelques mots saisis au vol.

C’était sa première rencontre avec les nomades des Marches. Il s’attendait plus ou moins à trouver des animaux sauvages ayant forme humaine et, de fait, ils étaient vêtus de peaux de bêtes grossièrement cousues, plutôt malodorantes, et ne semblaient pas s’être lavés depuis un certain nombre de jours. Impossible, au premier coup d’œil, de les prendre pour des habitants de Ni-moya.

Mais, en y regardant de plus près, ils avaient beaucoup moins l’air de sauvages qu’Harpirias ne l’avait imaginé. Costauds, vigoureux, s’exprimant bien, volontiers souriants, les yeux vifs et brillants, il n’y avait pas grand-chose de primitif dans leur apparence. Avec une bonne coupe de cheveux, un bain et une tenue de ville convenable, ils se fondraient aisément dans une foule. Les Skandars, immenses lourdauds à quatre bras, couverts de la tête aux pieds d’une fourrure à longs poils rêches, avaient un aspect infiniment plus farouche. Les montagnards firent cercle autour des voyageurs avec une excitation bon enfant, pour leur proposer des babioles en os et des sandales en cuir brut. Harpirias acheta quelques bricoles, comme souvenirs du voyage. Certains, qui s’exprimaient plus intelligiblement que les autres, le bombardèrent de questions sur Ni-moya et différentes cités de Zimroel ; quand il leur apprit qu’il venait en réalité du Mont du Château et n’avait passé que peu de temps à Ni-moya, ils redoublèrent de curiosité, lui demandèrent s’il était vrai que le château du Coronal comptait quarante mille pièces, voulurent savoir quel genre d’homme était lord Ambinole et si Harpirias avait lui-même vécu dans un palais grandiose, avec une armée de domestiques. Après quoi, ils l’interrogèrent sur l’aîné des monarques, le Pontife Taghin Gawad, encore plus mystérieux à leurs yeux, puisqu’il ne quittait jamais sa résidence impériale, dans le Labyrinthe d’Alhanroel. Existait-il vraiment ou n’était-ce qu’un personnage mythique ? S’il existait, pourquoi n’avait-il pas choisi son propre fils comme Coronal, plutôt qu’Ambinole à qui ne l’unissait aucun lien de parenté ? Et pour quelle raison y avait-il deux monarques sur la planète, un vieux et un plus jeune ?

Un peuple simple, assurément. Habitué à une vie rude, mais pas totalement ignorant des commodités de la cité. La plupart s’étaient rendus, en plusieurs occasions, dans les régions civilisées de Zimroel ; quelques-uns, semblait-il, avaient même vécu pendant des périodes plus ou moins longues dans l’une ou l’autre de ces cités. Ils les avaient simplement rejetées ; ils préféraient vivre dans leurs montagnes. Mais ils ne s’étaient pas entièrement coupés de la planète géante dont ils habitaient la pointe septentrionale. Des êtres simples, aux manières frustes, peut-être, mais pas des sauvages, loin de là.

— De vrais sauvages, vous en verrez bientôt, annonça Korinaam. Attendez que nous arrivions au pays des Othinor.

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