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Le lendemain matin, quand Ivla Yevikenik, vêtue de ses fourrures, eut quitté la chambre, Harpirias partit à la recherche de Korinaam. Il avait quelques questions à lui poser sur les Métamorphes de la corniche. Mais Korinaam resta introuvable ; il n’était pas plus dans sa chambre qu’ailleurs dans le village Othinor.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demanda Harpirias à Eskenazo Marabaud.

— Hier soir, répondit le capitaine des Skandars, à peu près à l’heure où on nous a apporté notre dîner.

— Vous a-t-il dit quelque chose, à ce moment-là ?

— Pas un mot. Il m’a regardé un moment, avec ce regard vide qu’ils ont… Vous voyez ce que je veux dire. Et puis il s’est éloigné dans le couloir pour entrer dans sa chambre.

Mais le Ghayrog Mizguun Troyzt, qui n’avait pas besoin de dormir, puisque ce n’était pas sa saison d’hibernation, fut en mesure de fournir des renseignements plus intéressants. À une heure avancée de la nuit, le Ghayrog s’était éloigné du village pour se rendre à l’endroit où ils avaient laissé les flotteurs, afin de huiler les rotors pour les protéger du froid et d’effectuer quelques travaux d’entretien sur les véhicules ; sur le chemin du retour, dans l’obscurité, juste avant l’aube, il avait aperçu le Changeforme qui traversait l’esplanade en direction du passage qui s’ouvrait derrière le palais royal.

Par pure curiosité, Mizguun Troyzt avait observé un moment Korinaam pendant qu’il se dirigeait vers l’arrière du palais, où il s’était fondu dans les ténèbres. Et puis, après tout, ce que manigançait le Changeforme ne le regardait en rien.

— Mizguun Troyzt avait regagné sa chambre pour attendre le lever du jour. Et il était apparemment le dernier à avoir vu Korinaam.

Qu’y avait-il derrière le palais royal ?

Eh bien, il y avait le début du sentier qui s’élevait à flanc de montagne pour rejoindre la chasse royale.

Bien sûr ! Bien sûr ! La situation devint aussitôt limpide pour Harpirias. Korinaam avait dû essayer d’entrer en contact avec ses frères récemment découverts sur les hauteurs dominant le village !

Ce qui était à la fois inquiétant et exaspérant. Malgré le temps qui s’était écoulé depuis leur arrivée, les négociations avec Toikella n’avaient pas encore réellement commencé. Le roi avait été beaucoup trop préoccupé ces derniers jours par l’incursion des Eililylal dans son territoire pour trouver le temps d’engager des discussions avec Harpirias.

Et maintenant, l’interprète et guide officiel de l’expédition partait tranquillement dans la montagne, sans même demander la permission, et disparaissait.

Combien de temps Korinaam serait-il absent ? Trois jours ? Cinq ? Et s’il ne revenait jamais, s’il était victime des pièges du sentier escarpé ou de l’hostilité imprévisible de ses semblables ?

Si tel devait être le cas, comment, en l’absence d’un interprète, le traité pourrait-il jamais être conclu avec les Othinor et les otages libérés ? Et il y avait quelque chose d’encore plus important à prendre en considération. Comment, se demanda Harpirias, ferait-il avec ses soldats pour retrouver, sans l’aide du Métamorphe, le chemin de la civilisation ?

Il bouillait de rage. Mais il ne pouvait rien faire, rien d’autre qu’attendre.

Trois jours s’écoulèrent ; la colère et l’impatience d’Harpirias ne cessèrent de grandir. Le seul réconfort qu’il trouvait était dans les bras d’Ivla Yevikenik et dans l’amère bière noire du village. Mais on ne pouvait faire l’amour qu’un certain nombre de fois et boire un certain nombre de chopes, avant que l’effet de ces palliatifs ne se dissipe. Ses compagnons de voyage ne lui étaient pas non plus d’un grand secours. Eux étaient de simples soldats, lui un prince du Mont, de plus il n’y avait que des Skandars et des Ghayrogs dans sa troupe. Aucune amitié n’était possible entre eux. Il se trouvait fondamentalement seul.

Incapable de tenir en place, Harpirias parcourait le village, cherchant désespérément une distraction. Nul ne lui barrait le chemin ; il allait partout où il voulait. Partout ou presque ; à l’évidence, il ne lui était pas loisible de rendre visite aux otages dans leur prison, car, un matin, en voyant le groupe de porteurs de nourriture se mettre en route comme à l’accoutumée, il essaya de se joindre à eux, mais fut repoussé avec fermeté. À part cela, les Othinor ne restreignaient en rien ses mouvements. Sans que personne ne s’y oppose, Harpirias alla inspecter la table de pierre servant d’autel, au centre de l’esplanade, et remarqua que la surface était couverte de glyphes peu profonds et incompréhensibles, et tachée du sang séché d’anciens sacrifices. Il entra dans les cavernes sombres et mal aérées où étaient entreposés les denrées alimentaires, les racines, le grain et les baies que les habitants de ce malheureux pays ramassaient pendant l’été pour se prémunir contre les rigueurs de l’hiver qui ne tarderait pas à s’abattre sur eux. Il poussa la portière de cuir d’un abri bas, en forme de dôme, qu’il n’avait pas remarqué précédemment et se trouva devant un espace rempli de petits animaux montrant les dents, attachés avec des courroies de cuir. En entrant dans une autre construction de glace, il découvrit sept ou huit femmes ventrues et mamelues, appartenant au harem royal, étendues dans le plus simple appareil sur de grosses piles de fourrures et fumant de longues et fines pipes en os. L’air confiné, vicié, empestait la sueur, un parfum abominable et la fumée de leurs pipes. En le voyant, les femmes se mirent à glousser d’une voix aiguë et à faire de grands signes, comme pour l’inviter à entrer, mais il battit rapidement en retraite.

À l’intérieur d’une autre construction, une odeur d’encens et de moisi se dégageait d’une pile de caisses de bois mal équarri ; Harpirias souleva un couvercle et vit des crânes humains desséchés, jaunis par le temps et pulvérulents. Il interrogea Ivla Yevikenik sur ces crânes.


— C’est un endroit très sacré, répondit-elle. Tu ne dois jamais y retourner.

À qui avaient appartenu ces crânes ? À d’anciens rois ? À des prêtres défunts ? À des ennemis vaincus ? Harpirias comprit qu’il n’aurait probablement jamais la réponse. Quelle importance, de toute façon ? Il n’était pas venu dans ce village pour réaliser une étude anthropologique de ses habitants, mais pour arracher à leurs griffes une poignée de stupides chasseurs de fossiles, ce qu’il ne réussirait peut-être jamais à faire, car une nouvelle chute de neige, assez légère, s’était produite le troisième jour de l’absence de Korinaam. Harpirias était maintenant persuadé que le Changeforme avait dû périr sur les hauteurs. Son corps était enseveli sous une couche de neige ; selon toute probabilité, on ne le retrouverait jamais.

Il se pourrait donc bien, songea Harpirias, que je sois obligé de passer le reste de mes jours dans ce petit village du bout du monde, isolé par les glaces, avec des racines grillées et de la viande à moitié crue pour toute nourriture. Était-il possible que les crânes contenus dans ces caisses soient ceux d’anciens ambassadeurs du monde civilisé et que le sien soit destiné, un jour ou l’autre, à aller les rejoindre ?

Ces longues heures de désœuvrement paraissaient interminables. Il avait le sentiment d’être retenu prisonnier, comme un des malheureux séquestrés, dans leur caverne de glace, tout en haut de la paroi rocheuse. La nuit, dans les bras d’Ivla Yevikenik, il priait pour que lui vienne un rêve rassurant. Si seulement la bienheureuse Dame de l’Ile, dont l’esprit parcourait nuitamment la face de la planète pour apporter apaisement et rémittence aux âmes souffrantes, avait la bonté de lui envoyer un message pour calmer ses inquiétudes !

Mais Harpirias ne reçut nul témoignage de sa miséricorde. Le royaume de glace des Othinor était vraisemblablement hors de portée de la Dame elle-même.

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