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La discussion dura un certain temps. Harpirias prêta l’oreille, s’efforçant désespérément d’y repérer des mots clés qu’il retiendrait, pour les faire traduire ensuite. Le Changeforme n’était absolument pas fiable ; il devait essayer d’apprendre seul les rudiments de la langue Othinor.

Il remarqua un mot nouveau qui revenait fréquemment dans la conversation : goszmar, ou quelque chose d’approchant. Harpirias l’entendit prononcer à maintes reprises. Il espéra que ce mot signifiait « otages », que, pour une fois, Korinaam s’était conformé à ses ordres, pour ce qui concernait le sujet de la conversation. Goszmar, goszmar, goszmar – ce mot revint comme un leitmotiv pendant ce qui parut durer une heure.

— Ce ne fut pas facile, déclara enfin le Changeforme, en se tournant vers Harpirias. Je vous l’ai dit, il déteste être bousculé. Mais il a accepté de vous laisser les voir dès aujourd’hui, à l’heure où ses hommes apporteront leur repas.

— Très bien. Où sont-ils ?

— Dans une caverne de glace, à flanc de montagne, très haut, à l’extrémité nord de la vallée. Il dit que l’ascension est extrêmement ardue et pénible.

— Surtout pour un jeune seigneur efféminé comme moi, je présume. Dites-lui que j’attends avec impatience l’occasion de faire un peu d’exercice.

— C’est déjà fait, prince.

— Vraiment ? Comme c’est aimable à vous, Korinaam !

Le mot « ardu » se révéla assez faible pour qualifier l’ascension de la paroi. Malgré sa jeunesse et sa vigueur, Harpirias se trouva poussé près de la limite de son endurance. Le sentier, étroit et accidenté, dessinant une suite exaspérante de virages en épingle à cheveux, s’élevait lentement en décrivant des sinuosités sur la face de l’escarpement. Sur de dangereuses saillies de la roche, nombreuses et à demi cachées par les plaques de neige parsemant le chemin, le grimpeur imprudent risquait de trébucher, de glisser et de basculer dans le précipice béant qui s’ouvrait sans garde-fou sur la gauche. L’air devenait plus froid au fil de l’ascension et des bourrasques de vent glacial leur cinglaient implacablement le visage. Des oiseaux disgracieux au gros bec, chassés de leur nid entre les rochers, tournaient avec des cris stridents au-dessus de la tête des intrus et les frappaient à grands coups de leurs ailes puissantes.

Harpirias n’avait plus l’habitude de tels efforts. Les muscles de ses jambes ne tardèrent pas à protester. Des ondes de douleur se propageaient dans sa poitrine et son ventre. Les yeux lui cuisaient, les narines le piquaient. Mais il se fit un point d’honneur de ne montrer en aucune manière qu’il trouvait l’ascension éprouvante. Il avait insisté pour subir cette épreuve et savait qu’il devait réussir.

Il s’était fait accompagner non seulement de Korinaam, mais aussi du Skandar Eskenazo Marabaud, une présence rassurante par sa taille et sa force physique. Cinq Othinor complétaient le groupe : le grand prêtre et quatre hommes de la caste des guerriers. Le roi, resté au village, s’était dispensé de l’ascension en arguant de l’importance de sa personne avec une telle désinvolture qu’Harpirias ne put s’empêcher d’être charmé par son aplomb.

— Je vous accompagnerais à l’instant et avec grand plaisir, expliqua Toikella, mais mes sujets ont toujours besoin de m’avoir auprès d’eux. Il m’est impossible de ne pas respecter leurs désirs.

Était-ce un royal clin d’œil qu’Harpirias surprit ? Et un petit sourire narquois ?

Le sentier parsemé de plaques de neige durcie qui craquaient sous le pied leur fit traverser un pont de glace à l’aspect dangereusement précaire. Sous son arche fragile coulait un cours d’eau rapide, jaillissant des entrailles de la roche comme un sombre jet de sang. Au-delà, les lacets cessaient brusquement et le sentier filait tout droit, s’élevant en pente raide sur des pierres branlantes recouvertes d’une pellicule de glace. L’extrémité des doigts d’Harpirias s’engourdit et il crut que le froid de l’air allait lui faire éclater la poitrine.

Et c’était l’été ! L’été Othinor ! Par la Dame, comment faisaient-ils donc pour survivre à l’hiver ? Étaient-ils faits de pierre ? Le liquide qui coulait dans leurs veines était-il glacé ?

À cette hauteur, l’air était pâle et raréfié. Harpirias songea qu’il pouvait voir à travers, puis se demanda avec une certaine perplexité ce qu’il avait voulu dire. Son cerveau commençait-il à dérailler sous l’effet de la fatigue de l’ascension ? Il se mit en garde contre toute pensée absurde. L’altitude, la latitude – l’attitude, ajouta-t-il – l’altitude, la latitude, l’attitude… les mots roulaient interminablement dans son esprit, un refrain exaspérant, qui revenait sans cesse.

L’ascension ne posait à l’évidence aucun problème aux autres. Tous les Othinor, à l’exception du prêtre, portaient de pesants sacs de provisions destinées aux prisonniers, sans peine, semblait-il. Plus les difficultés augmentaient, plus Eskenazo Marabaud donnait l’impression d’apprécier l’ascension. Même le frêle Korinaam suivait aisément le rythme. Harpirias en fut mortifié ; mais il lui revint à l’esprit que ses compagnons étaient tous originaires de contrées au climat froid, qu’ils étaient habitués à des conditions aussi rigoureuses que celles qu’ils rencontraient ici. Lui, aussi jeune et robuste fût-il, n’avait connu toute sa vie que les températures clémentes du Mont du Château.

Il regarda en contrebas, une seule fois. Seuls les contours du village apparaissaient, formes blanches sur un fond blanc, entassement de petites boîtes, rapetissées par la distance, blotties contre la paroi de la montagne. Ce spectacle lui donna le vertige, il se mit à osciller, mais Eskenazo Marabaud tendit prestement sa main extérieure gauche pour le soutenir. Harpirias le remercia d’un sourire.

Ils n’étaient plus très loin du bord de l’escarpement. Harpirias en aperçut le sommet, large et plat. Le sentier fit encore un coude et s’élargit brusquement, jusqu’à deux ou trois fois sa largeur. Légèrement au-dessous du sommet, un ovale sombre et irrégulier indiquait la présence d’une grotte dans la paroi escarpée. Un amas de rochers obstruait l’entrée ; deux Othinor vêtus de peaux de bêtes, l’épée au côté, montaient la garde, les bras croisés, le visage impénétrable.

Le grand prêtre – son nom était Mankhelm – adressa quelques mots aux sentinelles d’une voix rude. Les deux hommes saluèrent et s’empressèrent de dégager les rochers de la couche supérieure pour laisser le passage.

À l’intérieur, tout était sombre. Il fallut un certain temps pour allumer des torches ; après quoi, Harpirias vit qu’ils se trouvaient dans une caverne étroite et profonde, basse de plafond, qui s’enfonçait jusqu’au cœur de la roche. L’eau d’une source de montagne suintait le long des parois recouvertes d’une pellicule glacée qui émettait un magnifique éclat bleuté à la lueur fumeuse des torches.

Des ombres sortirent en titubant des profondeurs de la caverne, murmurant et clignant des yeux tandis qu’elles se rapprochaient des lumières.

— En ma qualité d’ambassadeur de Son Altesse lord Ambinole, déclara cérémonieusement Harpirias, je suis venu obtenir votre libération. Je m’appelle Harpirias. Prince Harpirias de Muldemar.

— Le Divin soit loué ! En quelle année sommes-nous ?

— En quelle… année ? fit Harpirias, interloqué. Eh bien, la treizième du pontificat de Taghin Gawad. Avez-vous l’impression d’avoir vécu si longtemps en captivité ?

— Une éternité. Une éternité.

Harpirias dévisagea l’homme qui venait de parler. Grand, affreusement maigre, sa peau avait la pâleur d’un parchemin décoloré, une touffe de gros cheveux gris se déployait en éventail sur son crâne déplumé et une barbe noire et hirsute lui mangeait le visage. Des yeux ardents, à moitié fous, brûlaient au cœur de cette pilosité exubérante. Il était couvert de haillons flottant sur son corps décharné, dérisoire protection contre le froid.

— Vous n’êtes ici que depuis un an, poursuivit Harpirias. Peut-être un petit peu plus. C’est le milieu de l’été dans les Marches. L’été de l’an treize.

— Un an seulement, répéta l’homme d’un air incrédule. Cela m’a vraiment paru une éternité. Je m’appelle Salvinor Hesz, reprit-il après un silence.

Harpirias connaissait ce nom. C’était celui du chef de l’expédition des infortunés paléontologues.

D’autres loqueteux tout aussi émaciés s’étaient rassemblés derrière lui. Harpirias les compta rapidement : six, sept, huit, neuf. Neuf. En manquait-il un ?

— Votre groupe est-il au complet ? demanda-t-il.

— Oui, nous sommes tous là.

— La question s’est posée de savoir combien vous étiez à entreprendre ce voyage. Huit, dix, les chiffres ne concordaient pas.

— Neuf, répondit Salvinor Hesz. Des changements ont eu lieu à la dernière minute. Deux de nos membres ont renoncé – les veinards ! – et nous avons trouvé un remplaçant.

— C’est moi, lança un homme d’une taille exceptionnelle et d’une maigreur extrême, d’une voix sépulcrale, qui semblait monter du fond de la Grande Mer. J’ai eu la chance de pouvoir me joindre à l’expédition, juste au moment où elle quittait Ni-moya. L’occasion de favoriser ma carrière ! Je m’appelle Vinin Salai, ajouta-t-il en tendant une main tremblante. Combien de temps allons-nous encore rester ici ?

— Je viens d’arriver, répondit Harpirias. Avant que vous ne soyez libérés, un accord officiel doit se négocier avec le roi. Mais j’espère vous faire sortir avant la fin de l’été. Je vous aurai fait sortir d’ici là.

Il les considéra l’un après l’autre, stupéfait de leur maigreur extrême. Ils n’avaient que la peau sur les os.

— Par la Dame, ils vous ont affamés ! Ils le paieront ! Dites-moi : quel genre de traitement vous ont-ils infligé ?

— Nous avions deux repas par jour, répondit Salvinor Hesz, sans rancune apparente.

Il indiqua les sacs de provisions que les Othinor avaient posés contre une paroi de la caverne et sur lesquels les captifs ne semblaient pas pressés de se jeter.

— Viande et fruits séchés, racines – à peu près la même chose que ce qu’ils mangent, eux. Ce n’est pas un régime dont nous raffolons. Mais ils nous ont toujours nourris.

— Matin et soir, ponctuellement, ajouta l’un des autres. Un petit groupe monte jusqu’ici pour nous apporter ces sacs de nourriture. Nous entendons parfois la tempête qui fait rage dehors, mais jamais ils n’oublient un seul repas, ils grimpent de toute façon. La nourriture des Othinor ne fait pas grossir, vous savez. Mais nous ne pouvons pas dire qu’ils nous ont laissés mourir de faim.

— Non, approuva un autre prisonnier. Pas laissés mourir de faim, non.

— Pas du tout.

— Plutôt bien traités, en fait.

— Ce sont de braves gens. Très arriérés, mais pas méchants, tout bien considéré.

Harpirias fut intrigué par la modération de leurs commentaires, par le ton presque bienveillant qu’ils employaient pour parler de leurs sauvages ravisseurs. Ces hommes étaient devenus des squelettes ambulants. Ils avaient passé plus d’un an dans ce trou glacial et ténébreux, loin de leur foyer, de ceux qui leur étaient chers et de leurs travaux, s’étiolant lentement, frugalement nourris des aliments répugnants que leur apportaient les Othinor. Où était leur fureur ? Pourquoi n’agonissaient-ils pas d’injures leurs geôliers ? Leur détention les avait-elle brisés au point de susciter de la reconnaissance pour les pauvres reliefs que leur jetaient ceux qui les avaient condamnés à vivre dans ces conditions ?

Il avait entendu dire que des prisonniers, après des mois et des années de captivité, en venaient à aimer leurs gardiens. Mais c’était une chose qu’il avait du mal à comprendre.

— Vous n’avez donc pas de griefs contre les Othinor ? demanda Harpirias. Je veux dire rien d’autre que d’avoir été contraints de rester ici contre votre gré ?

Un silence suivit sa question. Il semblait difficile à ces hommes de penser avec lucidité. Les privations ont dû affaiblir leur esprit autant que leur corps, se dit Harpirias. La faim, le froid, la claustration.

— Eh bien, dit enfin Salvinor Hesz, ils ont pris nos spécimens. Les fossiles. Ce fut très pénible. Vous devez essayer de les récupérer.

— Les fossiles, répéta Harpirias. Vous avez donc découvert des ossements de ces dragons de terre ?

— Oh ! oui ! Oui. Une découverte spectaculaire. Un lien indubitable avec les espèces marines de dragons… un maillon avéré de la chaîne de l’évolution.

— Vraiment ?

— Nous avons réussi à exhumer des dents d’une taille stupéfiante, des côtes, des vertèbres, des fragments d’une colonne vertébrale gigantesque…

Le visage émacié de Salvinor Hesz se mit à rayonner d’excitation, ses yeux à briller au milieu de la barbe broussailleuse.

— Les plus grands animaux terrestres ayant jamais vécu sur notre planète, et de loin. Et sans aucun doute les ancêtres de nos dragons de mer – peut-être une espèce intermédiaire dans l’évolution, qui exigera une étude beaucoup plus poussée. Les os des oreilles, par exemple, indiquent clairement qu’elles étaient conçues pour entendre sur terre et sous l’eau. Nous avons ouvert tout un nouveau chapitre dans notre connaissance du développement de la vie sur Majipoor. Et ce coteau contient une quantité, une grande quantité d’autres choses qui attendent d’être mises au jour. Nous venions juste de terminer notre échafaudage et de commencer les fouilles quand les Othinor nous ont faits prisonniers.

— Et ont confisqué tout ce que nous avions exhumé, ajouta quelqu’un. Enfoui de nouveau, d’après ce que nous avons cru comprendre.

— C’est ce qui est le plus rageant, lança une autre voix, venant du fond de la caverne. D’avoir fait une découverte de cette importance et de ne pas être en mesure de rapporter le fruit de nos recherches dans le monde civilisé. Nous ne pouvons repartir sans ce que nous avons exhumé. Vous insisterez pour qu’ils nous rendent les fossiles, n’est-ce pas ?

— Je verrai ce que je peux faire, oui.

— Et pour obtenir l’autorisation de poursuivre nos travaux. Il faut leur faire comprendre que l’exhumation de ces fossiles n’est que de la recherche scientifique, que les ossements n’ont aucune valeur pour eux. Et que nous ne mécontentons aucunement leurs dieux tribaux, s’ils en ont, en faisant ces fouilles. Ce qui, je suppose, est la raison pour laquelle ils nous ont empêchés de continuer. Vous n’êtes pas de cet avis ?

— Euh !… fit Harpirias.

— Il s’agissait certainement d’une interdiction de caractère religieux, ne croyez-vous pas ? Nous avons dû transgresser un tabou ?

— Je ne saurais le dire. Je vous rappelle que je viens d’arriver et que les négociations ne sont pas encore engagées. Mais ils ont demandé que nous arrivions à un accord leur garantissant que nous nous abstiendrons définitivement de toute ingérence dans leur vie. Il est possible que je puisse récupérer les ossements que vous avez exhumés, mais je ne suis pas sûr qu’ils autoriseront de nouvelles excavations à proximité de leur territoire.

Un chœur de protestations s’éleva.

— Attendez ! lança Harpirias en levant la main pour demander le silence. Écoutez-moi. Je ferai mon possible pour vous aider, mais mon principal objectif est votre libération, ce qui ne sera déjà pas chose aisée. Tout ce que je pourrai obtenir en matière de protection de la recherche scientifique passée ou future viendra en prime. C’est bien compris ? ajouta-t-il en leur jetant un regard dur. Pas de réponse.

Il décida de prendre leur silence comme un consentement.

— Bien, fit-il. Bien. Et maintenant, à part la confiscation des fossiles, avez-vous été victimes de mauvais traitements dont je doive être informé ?

— Eh bien, fit l’un des paléontologues d’une voix hésitante, il y a le problème des femmes.

Harpirias perçut des murmures visant à le faire taire. Il les vit échanger des regards embarrassés.

— Les femmes ? demanda-t-il, déconcerté, en lançant un regard circulaire. Quelles femmes ?

— C’est très embarrassant, dit Salvinor Hesz.

— Il faut que je sache. Quelle est cette histoire de femmes ?

— Ils nous amènent leurs femmes, articula un scientifique d’une voix ténue, après un silence qui menaçait de ne jamais finir.

— Pour être fécondées, expliqua un autre.

— C’est le plus terrible, ajouta un troisième. Vraiment le plus terrible.

— Honteux.

— Scandaleux.

— Révoltant.

Maintenant qu’ils s’étaient départis de leur réserve, ils voulaient tous parler en même temps. Harpirias dut faire face à leurs piaillements assourdissants. Dans la confusion des déclarations, il réussit petit à petit à reconstituer les faits.

Aussi sauvages que pussent être les Othinor, ils avaient apparemment des notions de génétique. Ils s’inquiétaient des conséquences négatives des croisements consanguins au sein de la tribu. Leur peuplade était composée d’individus aux liens de parenté très étroits, vivant dans un isolement séculaire, au cœur d’une région montagneuse quasi inaccessible, et ils devaient déjà souffrir de nombreux vices de conformation congénitaux. Ils avaient donc décidé de considérer la venue des neuf paléontologues comme un apport inespéré de matériel génétique tout frais. Au long des mois de captivité des scientifiques, les Othinor avaient systématiquement envoyé des femmes se faire féconder dans la caverne. Les paléontologues pensaient que plusieurs métis avaient déjà vu le jour et que d’autres étaient en route.

Harpirias se sentit vivement alarmé et indigné. Il commençait à comprendre pourquoi la fille du roi Toikella l’avait attendu dans sa chambre, le soir du banquet.

— Cela se poursuit depuis le début ?

— Oui, répondit Salvinor Hesz, depuis le début. Tous les trois ou quatre jours, deux femmes arrivent avec le ravitaillement et elles passent la nuit ici. Il va sans dire que l’on nous demande de les honorer.

— Avez-vous vu leurs femmes ? lança Vinin Salai, tremblant d’une colère difficilement contenue. Les avez-vous senties ? Il ne s’agit pas seulement d’un outrage moral et physique. C’est un crime contre l’esthétique !

Harpirias entendit Korinaam ricaner. Il lança au Changeforme un regard courroucé.

Il était pourtant difficile de ne pas trouver la situation assez amusante. Dans des circonstances normales, selon toute probabilité, ces hommes érudits, graves et passionnés ne s’intéressaient pas plus aux choses de la chair que lui à l’exhumation d’ossements fossilisés. Les contraindre à faire office de reproducteurs mâles pour les femmes Othinor avait quelque chose de vaguement comique. Au point de vue de l’esthétique, il fallait reconnaître que ces scientifiques n’étaient pas d’une grande beauté et qu’ils n’avaient pas à se vanter, après ces longs mois de captivité, de leur odeur corporelle.

Peu importe, songea Harpirias, ce n’est pas une manière de traiter des prisonniers. Il comprenait leur indignation. Il les regarda, touché de compassion.

— Ce qu’ils vous ont obligés à faire est répugnant, murmura-t-il. Absolument ignoble.

— La première nuit, reprit Vinin Salai, nous ne nous sommes évidemment pas approchés d’elles. Jamais il ne nous serait venu à l’esprit de poser la main sur ces femmes. Mais, le lendemain matin, elles racontèrent aux gardes ce qui s’était passé – ou plutôt ce qui ne s’était pas passé – et on ne nous donna rien à manger ce jour-là. Le matin suivant, quand les sacs de nourriture arrivèrent, comme d’habitude, il y avait deux autres femmes. Les gardes s’exprimèrent clairement par des gestes. Nourriture : femmes. Femmes : nourriture. Nous avons très vite compris ce qu’on attendait de nous.

— Nous avons tiré au sort, lança une voix au fond. Ceux qui ont eu les deux brins de paille les plus courts ont été choisis. Et cela a continué de cette manière.

— Mais qu’est-ce qui vous donne à penser qu’il s’agit d’un programme de reproduction ? demanda Harpirias. Peut-être les Othinor cherchent-ils seulement à rendre votre captivité un peu plus agréable.

— Si seulement c’était vrai ! répliqua Salvinor Hesz avec un sourire sans joie. Mais nous savons maintenant qu’il n’en est rien. Depuis le temps que nous sommes ici, nous avons appris les rudiments de leur langage. Les femmes qui viennent pour la première fois nous parlent de grossesse. Elles disent : « Fais-moi un bébé aussi. Ne me renvoie pas le ventre vide. Le roi sera fâché contre moi, si je ne suis pas enceinte. » Il ne peut y avoir aucun doute. Elles semblent y tenir par-dessus tout.

— Vous le verrez bien assez tôt, ajouta Vinin Salai. Ils vous demanderont d’apporter votre quote-part à leur patrimoine génétique. Surtout vous, avec votre sang noble. Notez bien ce que je dis, prince. Le roi essaiera de rendre votre séjour plus… agréable, comme vous dites, comme il l’a fait pour nous. Que ferez-vous, quand cela arrivera ?

— Je ne suis pas son prisonnier, répondit Harpirias avec un sourire. Et, bientôt, vous ne le serez plus non plus.

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