Le soir du quatrième jour de la disparition de Korinaam, Harpirias sommeillait, seul dans sa chambre, quand on vint le prévenir que le Changeforme était enfin de retour.
— Amenez-le-moi, dit-il à Eskenazo Marabaud.
Korinaam était revenu de son aventure le teint hâve et l’air hagard, la robe tachée et déchirée. Ses lèvres à peine marquées étaient complètement pincées et ses paupières gonflées tombaient sur ses yeux, les cachant presque entièrement. Il était tout crispé, tout tendu, comme s’il s’apprêtait à accomplir une transformation, et à prendre la fuite sous une nouvelle apparence. Harpirias l’imagina se muant brusquement en un long ruban onduleux et se glissant prestement hors de la pièce, tandis qu’il cherchait vainement à l’attraper.
— Voulez-vous que je reste ? demanda le Skandar, qui avait peut-être pensé à quelque chose d’approchant.
Harpirias acquiesça de la tête.
— Où étiez-vous passé ? demanda-t-il froidement à Korinaam.
Le Changeforme fut long à répondre.
— Je faisais une petite mission de reconnaissance, articula-t-il enfin.
— Je n’ai pas souvenir de vous avoir demandé d’accomplir une mission de ce genre. Où avez-vous effectué cette reconnaissance ?
— Dans les environs.
— Soyez plus précis.
— C’était une affaire privée, répliqua le Métamorphe d’un ton de défi.
— J’ai bien compris, poursuivit Harpirias. Mais je veux connaître les détails. Tenez-le, voulez-vous ? ajouta-t-il en faisant signe à Eskenazo Marabaud. Je ne voudrais pas qu’il me file entre les doigts.
Le Skandar, qui se tenait derrière Korinaam, entoura de deux bras la poitrine du Changeforme. Korinaam parut frappé de stupeur. Il ouvrit de grands yeux.
— Harpirias ne les avait jamais vus aussi ouverts – et lui lança un regard empreint d’une haine sans mélange.
— Allons, Korinaam, reprit calmement Harpirias, je vous le demande encore une fois. Dites-moi où vous êtes allé.
Le Changeforme garda le silence un moment, puis il répondit, de mauvaise grâce :
— Sur les hauteurs qui dominent le village.
— Oui, c’est bien ce qu’il me semblait. Et pourquoi exactement êtes-vous allé là-haut ?
Korinaam parut sur le point de faire éclater son indignation.
— Prince, j’exige que vous demandiez à votre Skandar de me lâcher ! Vous n’avez pas le droit de…
— J’ai tous les droits, coupa Harpirias. Il se trouve que vous êtes au service du Coronal et que vous avez décidé de vous absenter sans autorisation, à un moment où nous avions besoin de vos services. J’exige une explication. Encore une fois, Korinaam : qu’alliez-vous chercher là-haut ?
— Je refuse de discuter avec vous d’affaires privées.
— Il n’y a pas de place ici pour des affaires privées… Tordez-lui un peu le bras, Eskenazo Marabaud.
— C’est absolument scandaleux ! s’écria Korinaam. Je suis un libre citoyen…
— Mais, oui, bien sûr. Nul ne le conteste… Tordez un peu plus, voulez-vous, Eskenazo Marabaud ? Jusqu’à ce qu’il se mette à couiner. Ou qu’il me donne les réponses que j’attends. Ne craignez rien, il ne se cassera pas. On ne peut casser le bras d’un Changeforme, vous savez. Les os se déforment simplement, quand la pression devient trop forte. Mais on peut quand même lui faire mal. Il va falloir lui faire mal, s’il refuse de coopérer. Oui, c’est ce qu’il faut faire… Qu’êtes-vous allé chercher là-haut, Korinaam ?
Silence. Harpirias leva la tête vers le Skandar et fit un mouvement de torsion avec ses mains.
— Je suis parti à la recherche des créatures que nous avons vues sur la corniche, le jour de la chasse, déclara Korinaam d’un ton morne.
— Ah ! cela ne m’étonne pas ! Et pourquoi vouliez-vous les retrouver ?
Silence.
— Allez-y, fit Harpirias à l’adresse du Skandar.
— Savez-vous que vous pratiquez un interrogatoire sous la torture ? Ce sont des méthodes barbares ! Inadmissibles !
— Recevez mes excuses les plus sincères, fit Harpirias. Je me demande si votre bras se brisera quand même, s’il est soumis à une torsion assez forte. Mais nous ne tenons pas à le savoir, n’est-ce pas, Korinaam ? Dites-moi : qui étaient ces créatures que nous avons vues sur la corniche ?
— C’est ce que j’ai essayé de découvrir.
— Non. Vous le savez déjà, n’est-ce pas ? Dites-le-moi. Dites-le-moi, Korinaam : qui sont-elles ?
— Des Piurivars, murmura Korinaam, les yeux fixés sur le sol.
— Vraiment ? Des cousins à vous ?
— En quelque sorte. Des cousins éloignés. Très éloignés.
Harpirias hocha lentement la tête.
— Merci… Vous pouvez le lâcher, Eskenazo Marabaud. Il semble décidé à se montrer plus coopératif. Attendez dans le couloir, voulez-vous ?
— Très bien, reprit-il, quand le Skandar fut sorti. Dites-moi ce que vous savez sur ces cousins éloignés, Korinaam.
Mais le Métamorphe prétendit ne pas savoir grand-chose et Harpirias eut le sentiment que, pour une fois, il était sincère.
D’après certaines vieilles légendes de son peuple, une branche de la race des Métamorphes s’était établie dans le Grand Nord, au temps de lord Stiamot, des milliers d’années auparavant… Des Piurivars qui, comme Harpirias l’avait déjà deviné, avaient réchappé de la guerre génocide menée par le Coronal contre la population aborigène de la planète.
Alors que le reste des survivants était rassemblé et enfermé dans la réserve qui leur était assigné, dans la jungle de Zimroel, ces Piurivars libres, s’il fallait en croire la légende, avaient continué à vivre dans l’indépendance et l’isolement, selon leur ancestrale coutume nomade, dans la région montagneuse et enneigée qui s’étendait au-delà des neuf grands pics des Marches de Khyntor. Comme les Othinor, ils avaient vécu dans un isolement complet, ignorés du reste de la population de Majipoor et peut-être, à la longue, ignorant aussi son existence. Il n’y avait jamais eu de contacts entre eux et les autres Métamorphes, pas même pendant le règne de Valentin, quand s’était produite la grande insurrection Piurivar contre le pouvoir des humains. Leur existence même était devenue purement conjecturale et hypothétique.
De loin en loin, un des Changeformes qui, comme Korinaam, vivait à Ni-moya ou dans une des cités voisines des Marches et gagnait sa vie en servant de guide aux chasseurs ou explorateurs désireux de s’aventurer dans les régions boréales, déclarait les avoir aperçus. Mais cela n’avait jamais eu de suites. Il était impossible aux guides Métamorphes d’être sûrs que les silhouettes qu’ils voyaient – toujours à une grande distance, toujours fugitivement – étaient celles de représentants de leur propre race. Jusqu’à ce jour.
— Le doute n’est pas permis, expliqua Korinaam. J’ai une vue très perçante, prince. Le jour où ils nous sont apparus, je les ai vus effectuer leur transformation.
— Et vous avez donc décidé d’aller leur rendre visite, sans demander la permission ? Pourquoi ?
— Nous sommes de la même race, prince. Pendant près de neuf mille ans, ils ont vécu dans ces montagnes sans se trouver une seule fois face à l’un des leurs. Je voulais parler avec eux.
— Pour leur dire quoi ?
— Que les persécutions sont terminées ; que les Piurivars sont libres d’aller et venir comme bon leur semble sur Majipoor, qu’ils peuvent enfin sortir de leur refuge de neige et de glace. Est-ce si difficile à comprendre, prince ?
— Vous auriez au moins pu me faire part de vos intentions. Vous auriez pu me demander la permission.
— Jamais vous ne me l’auriez accordée.
Harpirias fut pris au dépourvu. Il s’empourpra.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que, répondit posément Korinaam, je suis un Piurivar, que c’est une affaire concernant les Piurivars et qu’elle ne peut avoir la moindre importance pour vous, prince. Vous m’auriez dit qu’il était inopportun de quitter le village, car vous aviez besoin de moi comme interprète. Vous auriez dit que je pourrais revenir plus tard dans ces montagnes, seul, pour chercher mes semblables. N’est-ce pas ce que vous auriez dit, prince ?
Harpirias éprouva soudain des difficultés à soutenir le regard implacable du Changeforme. Il fut incapable de trouver une réponse immédiate.
— C’est possible, dit-il enfin. Mais vous n’auriez quand même pas dû partir sans laisser un message quelconque indiquant où vous alliez. Que serions-nous devenus si vous aviez péri là-haut ?
— Je n’avais nullement l’intention de mourir.
— C’est une ascension difficile, en terrain dangereux. Il y a eu une chute de neige pendant votre absence. Celle-ci était légère, mais imaginez qu’elle ait été aussi violente que celle que nous avons subie dans le col des Sœurs Jumelles. Vous n’êtes pas immortel, Korinaam.
— Je sais être prudent dans ces montagnes. Comme vous pouvez le constater, je suis revenu, pas très frais, c’est tout.
— Oui. En effet.
Korinaam n’ajouta rien. Il se contenta de fixer Harpirias sans masquer son animosité.
Tout cela commençait à devenir extrêmement embarrassant. Korinaam avait fini par avoir le dessus dans cette discussion, même si Harpirias ne savait pas très bien à quel moment cela s’était produit. Il se sentait maintenant très gêné d’avoir dû recourir à la violence pour obliger le Changeforme à parler.
— Alors ? demanda-t-il, après un silence pesant. Avez-vous donc réussi à avoir une petite conversation avec ces semblables que l’on croyait disparus depuis longtemps ?
— Pas exactement.
— Soyez plus clair.
— Je leur ai parlé, répondit Korinaam. Je n’ai pas parlé avec eux.
— Je vois. Pas avec eux. Ce qui signifie que vous n’avez pas été en mesure de leur parler dans une langue qu’ils comprennent.
— En gros, c’est ce qui s’est passé, répondit Korinaam d’une voix cassée. Est-il vraiment nécessaire de poursuivre cette conversation, prince ?
— Oui. Absolument. Je veux savoir ce qui s’est passé exactement entre ces Piurivars et vous.
— Je vous l’ai dit. Je les ai cherchés pendant deux jours et j’ai fini par trouver leur campement, sur le versant opposé d’un ravin devant lequel je me tenais ; il m’était impossible de me rapprocher d’eux, mais j’ai essayé de leur parler, de l’endroit où je me trouvais ; ils n’ont pas donné l’impression de comprendre un seul mot ; au bout d’un moment, j’ai abandonné la partie et rebroussé chemin.
— C’est tout ?
— Oui, c’est tout.
— Les contours de votre silhouette commencent à osciller, Korinaam. Vous êtes incapable de conserver une forme stable, le savez-vous ? Ce qui m’incite à penser que vous mentez.
— Je les ai retrouvés, répliqua le Métamorphe d’une voix rauque, mais je n’ai pas réussi à communiquer avec eux d’une manière profitable et je suis redescendu au village. C’est tout ce qu’il y a à dire.
— Je n’en crois rien, insista Harpirias. Que s’est-il passé d’autre ?
— Rien. Rien.
L’amorce de transformation qui passa fugitivement sur les traits de Korinaam trahit le trouble qui l’agitait. Il cachait quelque chose, quelque chose qui l’avait bouleversé lors de la rencontre avec ses frères sauvages de la montagne. Pour Harpirias, cela ne faisait aucun doute.
— Voulez-vous que je rappelle le Skandar pour qu’il vous torde un peu le bras ?
— D’accord, lança Korinaam, avec un regard malveillant. Il s’est passé autre chose.
— Je vous écoute.
— Ils m’ont lancé des pierres, poursuivit le Changeforme d’une voix rauque, où perçait l’amertume.
— J’avoue que cela ne m’étonne pas.
— Je leur ai expliqué qui j’étais. Quand j’ai vu qu’ils ne me comprenaient pas, je leur ai montré que j’étais un des leurs en me transformant pour eux. Et ils… ils m’ont lancé des pierres.
L’instant d’hésitation de Korinaam éveilla l’intérêt d’Harpirias.
— C’est tout ce qu’ils ont fait ? Lancé des pierres ? Nouveaux frémissements, nouvelles oscillations.
— Dites-le-moi, Korinaam. Il faut que je sache à quel genre de créatures nous avons affaire.
Le Changeforme se mit à trembler. Les mots jaillirent de sa bouche dans un élan de fureur.
— Ils ont aussi craché vers moi. Et puis, ils m’ont lancé leurs… leurs excréments. Ils les ont pris dans leurs mains et les ont balancés par-dessus le ravin. Ils dansaient en même temps et hurlaient comme des fous. Comme des démons. Ce sont des êtres répugnants. Pires que des sauvages ! Ce sont des animaux.
— Je vois.
— Maintenant, vous savez tout. Voulez-vous me laisser seul, prince ?
— Encore un instant, fit Harpirias. Dites-moi d’abord ceci : allez-vous faire une autre tentative pour communiquer avec eux ?
— Soyez assuré que je n’en ai nullement l’intention.
— Pour quelle raison ?
— Ne soyez pas stupide, prince. Vous ne comprenez donc pas des mots simples ? Ce que j’ai vu là-haut était proprement dégoûtant. C’était affreux d’être près d’eux… de les regarder sauter comme des animaux… d’entendre leurs cris révoltants… de me dire qu’ils étaient de sang Piurivar… que nous étions, eux et moi…
— Je comprends tout cela, Korinaam, fit doucement Harpirias. Mais si je vous demandais quand même de retourner les voir, le feriez-vous ?
Korinaam garda le silence un moment.
— Si vous m’en donniez l’ordre, oui.
— Seulement si je le présente comme un ordre ?
— Je n’ai aucune envie de revoir ces créatures, absolument aucune. Mais je sais parfaitement que je suis au service du Coronal, dont vous êtes le représentant, prince, et qu’il ne m’est pas possible de désobéir à un ordre formel. Tenez-le pour assuré.
Le Changeforme s’inclina profondément devant Harpirias, en signe de déférence grossièrement outré.
— Je n’ai pas envie que l’on recommence à me tordre le bras, ajouta-t-il.
— Je regrette que cela ait été nécessaire, Korinaam.
— Je ne doute pas de votre sincérité. Cela a dû être extrêmement désagréable pour vous. Et tout à fait déplaisant pour le Skandar aussi, j’imagine.
— Je vous ai dit que je regrettais. Par le Divin, Korinaam, voulez-vous que je me jette à vos pieds pour implorer votre pardon ? Vous étiez insupportablement évasif. Sans parler de votre acte d’insubordination. Je devais savoir où vous étiez parti et pourquoi. Suffit, maintenant, poursuivit Harpirias, en le congédiant d’un petit geste impatient. Vous pouvez vous retirer. Mais, à l’avenir, ne faites pas un seul pas hors du périmètre du village sans mon autorisation. Est-ce clair ?
— Où voudriez-vous que j’aille ? demanda le Changeforme en se frottant le bras.
Quand il fut sorti, Harpirias rappela Eskenazo Marabaud dans sa chambre et lui donna l’ordre de surveiller tous les mouvements de Korinaam.
— La jeune femme est là, annonça le Skandar. Celle qui vient vous rejoindre la nuit.
Harpirias crut percevoir une désapprobation discrète dans sa voix. Étonnant de la part d’un Skandar !
— Faites-la entrer, dit-il.