10

Le roi, le lendemain, était d’humeur infiniment plus gracieuse que la veille. Il accueillit Harpirias à son entrée dans la salle du trône en le serrant dans ses bras, avec force démonstrations de joie affectueuse, des sourires et des clins d’œil égrillards, accompagnés de ricanements et de coups de coude qui emplirent Harpirias d’une gêne qu’il avait du mal à cacher. À l’évidence, Toikella avait reçu un rapport détaillé de sa fille et s’en trouvait fort satisfait.

Mais il refusa encore de se laisser entraîner par Harpirias dans des négociations sur des sujets précis. C’était bien, comme l’avait dit Korinaam, quelqu’un qui détestait être bousculé.

Harpirias demanda au Changeforme de présenter une requête formulée avec doigté pour discuter du sort des otages. La réponse de Toikella fut brève et distante, et Harpirias comprit que c’était un refus.

— Il a dit non, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Korinaam.

— Le roi tient à vous assurer que tout se passera pour le mieux pour tout ce qui vous tient à cœur, mais il affirme que le moment n’est pas venu d’en parler. Il va organiser une partie de chasse d’ici trois jours et il ne serait pas de bon augure de s’engager dans des affaires d’importance avant son retour.

— Cela prendra combien de temps ? Une semaine ? Un mois ?

— Deux jours. Un pour l’ascension, un pour la descente. Peut-être un troisième si le gibier est rare.

— Par la Dame ! Si cela continue, jamais nous n’arriverons…

— Vous êtes invité à l’accompagner, poursuivit benoîtement Korinaam. Je vous conseille d’accepter. La chasse royale de l’été est une grande fête sacrée et c’est un grand honneur qu’il vous fait en vous y invitant.

— Dans ce cas, je n’insiste pas, fit Harpirias, un peu calmé.

Mais tous ces délais n’en étaient pas moins agaçants.

Le reste de la réunion fut consacré aux préparatifs de la partie de chasse, après quoi Harpirias et Korinaam regagnèrent leurs appartements.

— C’est vous, n’est-ce pas, demanda Harpirias, chemin faisant, qui avez appris à cette fille des mots comme « s’il vous plaît », et « entrer » ?

— J’ai eu le sentiment que la situation devenait dangereuse. Elle avait besoin de moi.

— Dangereuse pour qui ?

— Le roi lui en voulait beaucoup de n’avoir pas su vous séduire le premier soir. Pour lui, l’échec de sa fille confinait à la trahison. Il est toujours dangereux de s’attirer le ressentiment d’un roi barbare.

— Vous croyez qu’il l’aurait fait supprimer, si je n’avais pas cédé à…

— C’était une possibilité. Il m’a paru plus prudent de ne pas en courir le risque. Le roi était résolu à arriver à ses fins. Si celle-ci avait échoué, il aurait simplement envoyé une autre femme.

— Vous êtes certainement dans le vrai, fit Harpirias.

Ils firent quelques pas en silence. Puis une autre idée vint à l’esprit d’Harpirias et il interrogea le Métamorphe.

— Connaîtriez-vous par hasard la signification du mot Othinor « shabilikat » ?

— Comment ?

— « Shabilikat », répéta Harpirias. Ou quelque chose d’approchant. C’est un mot qu’elle a prononcé juste au moment où nous étions, elle et moi… où nous étions sur le point de…

— Pouvez-vous le redire ?

Harpirias répéta le mot, distinctement, en détachant les syllabes. Korinaam fut long à réagir. Puis il se mit à rire, ce qui était très inhabituel chez lui. Le rire commença comme un son discret, contenu, qui ne tarda pas à éclater bruyamment.

— Alors, c’est drôle ?

— Obscène, plus précisément. C’est… absolument… dégoûtant…, répondit Korinaam, qui paraissait positivement électrisé par ce mot. Mais vous l’estropiez abominablement. C’est plutôt comme ceci…

Et il éructa quelque chose de rocailleux, qui comportait le même nombre de syllabes, mais où s’amoncelait comme un tas de rochers une succession invraisemblable de consonnes.

— Cela ressemble-t-il plus à ce qu’elle a dit ?

— Je suppose. Qu’est-ce que cela signifie ?

Korinaam hésita. Il se mit à ricaner d’une manière qui donna à Harpirias envie de lui balancer une paire de gifles.

— Je ne peux pas le dire à voix haute. C’est trop dégoûtant.

— Allons ! Vous n’êtes plus un enfant, Korinaam. Ne faites pas l’effarouché avec moi !

— Prince, je vous demande instamment…

— C’est un ordre !

— Connaître ce mot n’est pas indispensable à votre action diplomatique.

— Qu’en savez-vous ? Je veux que vous me disiez ce qu’il signifie.

La gêne de Korinaam était telle que son front avait viré au jaune-vert. Il étouffa un gloussement et se força à articuler une réponse.

— Cela veut dire – grosso modo : « La porte de mon corps vous est ouverte. » Le mode d’expression féminin pour un interlocuteur masculin. Ici, les hommes et les femmes emploient des formes verbales différentes.

Harpirias comprit pourquoi la jeune fille avait tant ri quand il avait répété ce mot. C’était une simple erreur grammaticale, l’emploi par un homme de la forme du féminin. Mais que voyait Korinaam de dégoûtant dans ce mot ? Effectivement, la porte de son corps était ouverte. Elle n’avait fait que décrire la situation telle qu’elle était à ce moment-là. Il avait, par ignorance, employé une forme verbale erronée en répétant ce qu’elle disait, mais nul ne pouvait exiger de lui qu’il maîtrise les subtilités de la grammaire Othinor.

Il posa sur le Changeforme un regard perplexe. Korinaam avait détourné la tête et fixait le sol d’un air confus.

— Je ne vois rien d’obscène là-dedans, reprit Harpirias. Érotique, peut-être, mais pas obscène.

— Cette image… le corps représenté avec une porte…

Korinaam ne put achever sa phrase.

— Mais c’est vrai. Pour celui de la femme, en tout cas. Expliquez-moi pourquoi quelqu’un – surtout une sauvagesse comme elle, un être simple, non corrompu par les absurdités de la civilisation – verrait de l’obscénité dans une métaphore anatomique.

— Elle n’en voit probablement pas, acquiesça Korinaam, qu’Harpirias n’avait jamais connu aussi mal à l’aise. Moi, si… Serait-il possible, prince, de parler d’autre chose ?

Cela rappela encore une fois à Harpirias à quel point son compagnon de voyage était différent de lui. Les Métamorphes avaient certes conquis l’égalité politique sur toute la surface de Majipoor ; leur reine comptait officiellement au nombre des Puissances du Royaume ; malgré cela, ils étaient différents, ils échappaient à la connaissance humaine, ceux de cette race au corps étrangement flexible, fonctionnant selon des principes qui leur étaient propres, et dont l’esprit… dont l’esprit, se dit Harpirias, pouvait tenir pour une obscénité sans nom la notion toute simple que le corps de la femme a une entrée.

Comment les Métamorphes font-ils l’amour ? se demanda-t-il.

Il se rendit compte qu’il l’ignorait. Et qu’il ne voulait pas le savoir.

Il quitta Korinaam devant la maison et resta un moment sur l’esplanade, les yeux levés au ciel. Il était d’un gris anthracite, avec des reflets métalliques. Quelques flocons de neige voletaient de-ci de-là.

L’orage menaçait ; il commençait à neiger ; et c’était la veille de la grande partie de chasse estivale ! Sous les yeux d’Harpirias, la force de la chute de neige s’accrut sensiblement. Une fine pellicule blanche recouvrait déjà la vieille glace souillée de l’esplanade. C’était l’été ! Le plein été ! Harpirias sentit les petits flocons durs piquer ses joues offertes. Comme tout cela est étrange, songea-t-il. Partout où je me tourne, je ne vois qu’étrangetés. J’aurai une belle histoire à raconter, si jamais je reviens sain et sauf de ce pays.

La jeune fille revint le voir cette nuit-là. La neige avait cessé de tomber, après une chute abondante. De jeunes garçons munis de balais de paille s’affairaient sur l’esplanade à dégager les congères obstruant les portes des maisons.

Korinaam lui avait appris pendant le dîner à dire « comment t’appelles-tu ? » dans la langue des Othinor. Il lui posa la question dès son arrivée.

— Ivla Yevikenik, répondit-elle.

Il tendit le doigt vers elle et répéta le nom. Elle hocha la tête et se frappa la poitrine.

— Ivla Yevikenik.

— Harpirias, fit-il, en se désignant à son tour.

— Harpirias.

Ils avaient au moins établi quelque chose entre eux.

Puisqu’il était maintenant capable de prononcer une phrase dans sa langue, elle sembla s’imaginer qu’il la parlait couramment. Un torrent de paroles incompréhensibles sortit de sa bouche ; pour l’endiguer, il éclata de rire et se tapota la tempe du bout des doigts, comme pour dire qu’il n’y avait que du vide à l’intérieur de son crâne. Elle donna l’impression de comprendre. Mais elle avait envie de parler, même dans ces conditions. Pendant un long moment, ils s’efforcèrent de communiquer, chacun expliquant laborieusement de son côté quelques mots à l’autre, sans résultat ; ils finirent par renoncer et se dirigèrent vers la pile de fourrures. Au moment où Harpirias s’apprêtait à la pénétrer, elle murmura de nouveau ce mot qu’il prononçait « Shabilikat ». Cette fois, il ne répéta pas.

Plus tard, nus sur les fourrures, reprenant leur souffle en attendant que la vigueur d’Harpirias lui revienne, elle recommença à parler, doucement, presque tendrement. Des paroles affectueuses, sans doute. Ou bien l’expression de sa reconnaissance pour avoir cédé de si bonne grâce aux exigences de Toikella. Harpirias se sentit mal à l’aise. Il ne voulait pas de sa reconnaissance.

En fait, se dit-il, cette fille est très attirante. Je ne fais pas cela pour rendre service à quelqu’un, mais pour moi-même.

En était-il vraiment ainsi ? Pas réellement, il le savait. Mais il souhaitait de tout cœur que ce fût vrai.

Au beau milieu de la nuit, elle insista pour sortir avec lui sur l’esplanade. L’idée parut farfelue à Harpirias, mais son intention ne faisait aucun doute, car elle se leva, s’habilla et lui tendit ses vêtements en indiquant clairement qu’il devait les mettre, puis elle le prit par la main et le conduisit dehors.

Tout était silencieux. La nuit était claire et froide, avec trois petites lunes au firmament semé d’étoiles brillantes. Elle commença à lui mimer quelque chose, la même succession de gestes qu’elle répéta à plusieurs reprises, montrant d’abord l’escarpement, puis se dressant sur la pointe des pieds, comme pour indiquer ce qu’il y avait derrière, et Harpirias devina petit à petit qu’elle voulait qu’il lui décrive le monde qui se trouvait au-delà de la muraille rocheuse.

Un des balais utilisés par les garçons pour déblayer l’esplanade avait été abandonné à proximité. Harpirias le ramassa et se servit du bout du manche pour tracer sur la neige fraîche une carte de Majipoor, les deux continents principaux côte à côte, l’Ile de la Dame entre eux et Suvrael, le continent désertique, calciné par le soleil, au-dessous.

Comprenait-elle ce qu’il avait dessiné ? Comment le savoir ?

— Voilà où nous sommes, dit-il, en montrant du bout du balai la pointe nord-est de Zimroel et en parlant avec une précision exagérée, comme si cela pouvait l’aider à comprendre. Nous appelons cette région les Marches de Khyntor.

Il lui lança un coup d’œil en coin, pour voir si elle avait enregistré ce nom ; mais son visage ne trahissait qu’une intense curiosité, nulle compréhension. Il forma un bourrelet de neige pour représenter la chaîne de montagnes qui isolait les Marches du reste du continent occidental.

— Ici, reprit-il, il y a la cité de Ni-moya. Grande, grande, grande cité. Beaucoup d’habitants, des millions et des millions.

Il se sentit idiot de lui parler ainsi. Il dessina le Zimr, qui coulait d’ouest en est, à la hauteur du tiers supérieur du continent, et enfonça le manche à balai dans la neige, à l’embouchure du fleuve, pour marquer la cité de Piliplok.

— Un port. Très grand. De nombreux Skandars y vivent.

Harpirias s’efforça de représenter les êtres à quatre bras.

— Skandars, répéta-t-il. Et cette rivière que tu vois là, qui remonte du sud, c’est la Steiche. Les Métamorphes vivent dans cette région, dans la jungle. Mais tu ne peux pas imaginer ce qu’est une jungle, hein ? Très chaud. Une pluie continue. Des arbres énormes. C’est la patrie des Métamorphes. Des gens comme Korinaam. Métamorphes. Korinaam.

Inutile. Ridicule.

Mais elle l’encouragea à poursuivre avec des signes de tête et des sourires avides. Il lui indiqua l’emplacement de plusieurs autres grandes cités de Zimroel, en faisant appel à ses souvenirs d’école. Pidruid, Til-omon et Narabal sur la côte occidentale, Dulorn, à peu près où elle se trouvait, dans les terres, et encore quelques autres. Puis il passa au second grand cercle qu’il avait dessiné, celui qui représentait le continent d’Alhanroel, s’agenouilla dans la neige et écarta les bras pour en rassembler un tas qui représenterait le Mont du Château.

— Voilà où j’habite, dit-il. Une grande, grande montagne, haute comme ça, une gigantesque montagne dressée vers les étoiles, dont les flancs sont couverts de cités. Le Château est au sommet. Château. Le château du Coronal. Coronal. Le roi de la planète. Lord Ambinole, le Coronal de Majipoor.

Il commença à grelotter, par cette belle nuit d’été. Les oreilles et le bout de son nez le brûlaient. Mais il était décidé à ne pas mettre un terme à cette leçon de géographie aussi longtemps qu’il aurait toute l’attention d’Ivla Yevikenik, et elle l’écoutait avec la plus grande attention, le regard fixé sur lui, comme fascinée, extasiée. Harpirias continua d’utiliser le manche du balai pour dessiner le Glayge, coulant près du Labyrinthe du Pontife, pour indiquer l’emplacement des cités d’Alaisor, de Treynone, de Stoien et celui des ruines de pierres de Velalisier, l’antique capitale des Métamorphes. Il aurait continué ainsi jusqu’au lever du jour, nommant tout ce qu’il y avait à nommer, énumérant les Cinquante Cités et bien d’autres choses encore, si, au bout de quelques minutes, elle ne s’était rapprochée de lui pour frotter la joue sur son épaule. Elle en avait assez de la géographie pour cette fois.

— Shabilikat, dit-elle, en l’entraînant vers la chambre.

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