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Dès son retour de l’expédition de chasse, Harpirias s’attela à la tâche d’apprendre la langue des Othinor. Il se passait beaucoup de choses qui lui paraissaient obscures et le seul interprète dont il disposait avait déjà démontré qu’on ne pouvait se fier à lui. Il lui fallait donc maîtriser cette langue, si c’était possible.

Jamais Harpirias n’avait beaucoup réfléchi au problème de l’apprentissage d’une autre langue. Hors de ces montagnes, le Majipoori était universellement compris et point n’était besoin pour un prince du Mont de se familiariser avec les idiomes que les Vroons, les Skandars, les Lii ou les autres minorités raciales de la planète pouvaient parler entre eux.

Ivla Yevikenik fit de son mieux pour l’aider. C’était comme un jeu pour elle, une activité distrayante qu’il leur était offert de partager, entre deux étreintes passionnées. Une joie enfantine émanait d’elle pendant leurs leçons. Même si son corps épanoui était celui d’une femme, Harpirias se rendit compte qu’elle n’était au fond qu’une jeune fille, fort ingénue par surcroît. Elle devait le considérer comme une sorte d’intéressante poupée grandeur nature que son père avait décidé de lui offrir. Apprendre à Harpirias le parler Othinor n’était pour elle qu’une autre manière de jouer avec son nouveau joujou.

Au début, les progrès furent lents. Elle réussit assez vite à enseigner à Harpirias un vocabulaire rudimentaire : « main », « œil », « bouche », ce que l’on peut aisément montrer du doigt. Mais il ne fut pas facile de dépasser ce degré de complexité. Au bout d’un certain temps, les choses commencèrent pourtant à se mettre en place dans l’esprit d’Harpirias, d’une manière logique et ordonnée ; et puis, à son grand étonnement, il eut le plaisir d’assimiler rapidement les principaux éléments de la langue.

Malgré cela, la grammaire demeura une énigme pour lui et sa prononciation de la plupart des mots était si défectueuse que la jeune fille se tordait de rire en l’écoutant. Mais il parvint à acquérir un vocabulaire assez étendu pour être en mesure de communiquer avec elle, tant bien que mal, grâce à un mélange de mots peu intelligibles, de gestes expressifs et de jeux de physionomie.

Il lui parla de nouveau de Majipoor, de sa gloire et de ses splendeurs. Cette fois, Ivla Yevikenik sembla beaucoup mieux comprendre. Elle parut retenir son souffle pendant qu’il décrivait le monde s’étendant derrière la barrière de glace. Elle ouvrit de grands yeux émerveillés – à moins que ce ne fût de l’incrédulité – quand il parla du Mont du Château et des Cinquante Cités, High Morpin, ses glisse-glaces et tous ses jeux, Halanx et ses vastes domaines. Normork, son énorme mur d’enceinte et l’imposante porte Dekkeret, puis, surplombant le tout, le très ancien château de lord Ambinole, avec ses milliers de pièces, si nombreuses qu’on ne les pouvait compter, qui s’étalait au sommet du Mont telle une gigantesque créature aux innombrables tentacules. Il lui parla aussi de l’immensité du Zimr, un fleuve large comme un océan, de la multitude de cités qu’il arrosait, Belka, Clarischanz et Gourkaine, Semirod. Impemond, Haunfort Major et toutes les autres ; et aussi de l’endroit où le Zimr confluait avec la Steiche pour former l’énorme Mer Intérieure sur les rives immensurables de laquelle avait été bâtie la cité de Ni-moya aux blanches tours.

Harpirias sentit la nostalgie le gagner en prononçant ces noms de villes et de paysages – même celui de cités qu’il ne lui avait jamais été donné de contempler, même celui de Ni-moya, qu’il avait détesté. Car tous ces endroits faisaient partie de Majipoor, qu’il les eût visités ou non ; et il se sentait irrémédiablement isolé de la planète qu’il connaissait ; malgré tous ses efforts pour se persuader que cette austère enclave de glace était aussi Majipoor.

Quand il eut parlé assez longtemps de Majipoor pour qu’ils commencent à s’entretenir plus librement, il l’interrogea sur les silhouettes aperçues sur les hauteurs et sur la réaction de colère du roi devant leurs gesticulations et leurs danses provocantes.

— Qui sont ces créatures ? demanda-t-il. Le sais-tu ?

— Ce sont des démons. Un peuple sauvage. Ils vivent près de la Mer Gelée.

Elle parlait des régions les plus au nord des Marches de Khyntor, presque au pôle boréal. À l’extrême limite de la planète, tout au bout du monde. Des régions où, d’après les légendes et les conjectures des géographes du passé, l’océan s’était mué en un gigantesque champ de glace éternelle et où toute vie humaine était impossible.

— Comment est ce peuple, Ivla Yevikenik ? Est-ce qu’ils nous ressemblent ?

— Non.

— Alors, comment sont-ils ?

Elle chercha ses mots, ne trouva pas ce qu’elle voulait et entreprit de faire le tour de la pièce en marchant en crabe, la tête rentrée dans les épaules, les bras ballants, comme s’ils manquaient de force. Harpirias la suivit des yeux, l’air perplexe ; mais, petit à petit, il se rendit compte qu’elle imitait Korinaam : son physique chétif, sa démarche.

Harpirias tendit la main vers la chambre contiguë à la sienne, celle de Korinaam.

— Tu veux dire que ce sont des Changeformes ? Il se mit à son tour à contrefaire Korinaam.

— Oui. Oui. Des Changeformes.

Ivla Yevikenik lui sourit et battit des mains, ravie d’avoir réussi à répondre à sa question.

Des Changeformes ! C’était donc vrai ! Comme il l’avait imaginé.

À moins qu’il ne l’eût incitée à prononcer ce nom. Avait-elle simplement dit ce qu’elle croyait qu’il voulait entendre ?

Possible. Mais Harpirias avait l’intuition que ce qu’elle portait à sa connaissance était exact. Les créatures des sommets avaient eu une apparence humaine pendant qu’elles dansaient ; mais après, lorsqu’elles avaient filé sur la corniche, c’est à quatre pattes qu’elles couraient, ce qu’aucun être humain n’aurait jamais pu faire. La seule explication rationnelle qui venait à l’esprit d’Harpirias est qu’elles avaient modifié leur apparence physique.

Et Korinaam – si évasif quand Harpirias avait essayé à deux reprises d’avoir son opinion – avait dû se rendre compte immédiatement qu’il s’agissait d’une bande de parents éloignés, que les créatures des hauteurs étaient des sortes de Métamorphes sauvages du Grand Nord. Ce qu’il n’avait pas voulu confirmer, pour des raisons qui lui appartenaient.

Que pouvait bien faire une tribu de Changeformes sauvages près des côtes de la Mer Gelée ?

Harpirias savait qu’en des temps lointains, avant l’arrivée des premiers colons humains, plusieurs milliers d’années auparavant, les Piurivars vivaient où bon leur semblait sur la planète géante. Leur capitale était établie à Velalisier, au cœur d’Alhanroel, où de stupéfiantes ruines de pierre étaient encore visibles. Il y avait eu d’autres agglomérations Métamorphes, dont il ne subsistait à présent aucun vestige, sur l’autre rive de la Mer Intérieure, dans les forêts de Zimroel, et jusque dans les étendues désertiques du continent méridional et isolé de Suvrael. Mais que seraient-ils allés faire dans le Nord inhospitalier ? D’après ce que l’on savait d’eux, les Métamorphes préféraient les climats chauds.

Harpirias se remémora la fable de la création que Korinaam lui avait racontée pendant le voyage – celle qui parlait du grand animal parcourant dans la solitude les montagnes du septentrion, cet unique habitant de la planète, qui avait donné naissance aux premiers Piurivars avec sa langue, en léchant un bloc de glace. Cette légende avait appris à Harpirias que les Piurivars croyaient que le pays des glaces était leur patrie d’origine, d’où s’étaient effectuées les migrations qui leur avaient permis de rayonner sur toute la surface de Majipoor.

Ces sauvages démons des glaces étaient-ils les derniers survivants de l’archaïque population Métamorphe, errant encore dans les paysages accidentés et tourmentés du territoire ancestral de leur race ?

Probablement pas, se dit Harpirias. Plus vraisemblablement, le mythe d’une origine nordique n’était rien d’autre qu’un mythe et il s’agissait d’un groupe oublié, parti chercher refuge dans le Grand Nord, à l’époque de la conquête de Majipoor par les humains. Qui avait simplement choisi depuis lors de rester dans ces contrées lointaines et dont l’existence était inconnue, même de leurs semblables, comme celle des Othinor qui, au long des siècles, n’avaient jamais été dérangés dans leur cirque de montagnes isolé par les neiges.

— Parle-moi encore, dit-il à la jeune fille. Dis-moi tout ce que tu sais d’eux.

Elle n’avait pas grand-chose à dire. Lentement, avec toute la patience dont il était capable, il tira d’elle tout ce qu’elle savait.

— Ce sont les Eililylal, dit-elle.

Harpirias supposa que c’était le nom que les Othinor leur donnaient ; puis il lui revint presque aussitôt en mémoire que c’était le mot que Toikella avait rugi dans sa fureur, le mot que Korinaam avait traduit par « ennemis… ennemis ». Peut-être ce mot avait-il une double signification en Othinor, l’autre étant le nom de la tribu abhorrée de Changeformes ; mais Korinaam ne pouvait pas le savoir.

Ivla Yevikenik lui fit comprendre que les Eililylal descendaient périodiquement de leur territoire inhospitalier pour s’attaquer aux Othinor, voler leurs réserves de viande séchée et piller les enclos des animaux. Dans le passé, une grande guerre avait opposé les Othinor et les Eililylal ; aujourd’hui encore, les Othinor avaient coutume de tirer à vue sur tous les Eililylal qu’ils rencontraient.

Et les Eililylal étaient revenus sur le territoire des Othinor. C’étaient eux, expliqua Ivla Yevikenik, qui avaient abattu les hajbaraks sacrés et précipité les corps au milieu du village, en manière de provocation. Nul ne savait pourquoi. Peut-être était-ce le début d’une nouvelle guerre entre les deux tribus. Le roi était très préoccupé par cette situation et son inquiétude avait été grandement accrue par l’apparition d’un groupe d’Eililylal sur les sommets, pendant la partie de chasse – un très mauvais présage. C’est pour cette raison qu’il avait mis fin à la chasse, dès qu’il avait trouvé un animal à sacrifier.

La jeune fille ne put rien lui apprendre d’autre.

Mais c’était déjà un bon début. Harpirias lui en était reconnaissant, et il le lui dit, aussi clairement qu’il le pouvait. Ivla Yevikenik comprit à l’évidence ce qu’il voulait dire et s’en montra ravie.

Harpirias se rendit compte qu’il en venait à beaucoup aimer la compagnie de la jeune fille et se félicita des circonstances qui avaient provoqué leur rencontre forcée. Ivla Yevikenik était non seulement une maîtresse avide et passionnée, mais une âme généreuse et affectueuse, un îlot de chaleur dans ce pays sinistre.

Dehors, un vent impétueux balayait l’esplanade en mugissant. Harpirias frissonna. Encore une belle nuit d’été chez les Othinor.

Il suivit affectueusement du bout des doigts le contour des joues de la jeune fille et laissa sa main s’attarder fugitivement sur l’éclat d’os ornemental qui perçait sa lèvre supérieure. Elle poussa un petit soupir d’aise et vint se nicher contre lui. Elle lui lécha le bout des doigts ; elle lui mordilla le menton ; elle lui prit les deux poignets et les serra avec une force surprenante.

Aussi étrange que cela puisse paraître, s’imagina-t-il en train de dire un jour au Coronal, il m’a paru opportun, pour des raisons diplomatiques, de devenir l’amant de la fille du roi Toikella. Mais il se trouva que la princesse barbare était jeune et belle, d’une sensualité ardente et débridée, versée dans les étranges pratiques amoureuses de son peuple…

Oui, oui. Sa Majesté aimerait certainement cet épisode du récit.

Mais il restait d’abord un petit problème à résoudre, celui du départ de ces montagnes et du retour au Mont du Château.

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