7

La journée du lendemain s’écoula lentement et bizarrement.

Presque personne n’était debout, il n’y avait presque pas de mouvement dans le village, quand Harpirias sortit à son réveil : il ne vit que quelques enfants quasi nus qui jouaient à des jeux de poursuite au pied de la haute paroi rocheuse entourant l’agglomération et une demi-douzaine de femmes de la tribu qui étalaient des lanières de viande fraîchement découpée, pour les faire sécher sur l’étroite bande de terrain où le soleil pénétrait dans la cuvette. Une viande destinée, supposa-t-il, à être conservée en prévision de l’hiver qui ne tarderait pas à arriver.

Le village s’anima peu à peu. Il faisait chaud, le ciel était clair et serein. Des chasseurs se rassemblèrent près du palais et se dirigèrent gravement en file indienne vers la falaise proche. Quelques vieilles femmes transportèrent une pile de peaux dans la partie ensoleillée de l’esplanade et s’accroupirent en cercle pour les gratter à l’aide de couteaux en os. Un musicien boiteux sortit d’une maison, s’assit en tailleur sur la glace et joua inlassablement, plus d’une heure durant, le même air grêle sur une flûte en os.

À midi, le grand prêtre au visage émacié – c’est ainsi qu’Harpirias en était venu à le considérer – sortit du palais royal et s’avança d’une démarche altière vers une grande dalle de pierre noire, vraisemblablement une sorte d’autel, qui s’élevait de quelques centimètres au-dessus du sol glacé de l’esplanade, à mi-chemin entre l’entrée de la cuvette et le groupe d’habitations. Il portait une jatte en argile grossièrement peinte dans laquelle, en s’arrêtant devant l’autel, il puisa des graines qu’il lança aux quatre vents. Une offrande aux divinités, songea Harpirias.

Jusqu’à la fin de la matinée, il n’y eut aucun signe du roi ni de son entourage.

— Il se lève toujours tard, expliqua Korinaam.

— Eh bien, je l’envie, fit Harpirias. Je me suis réveillé à l’aube, à moitié étouffé et à moitié gelé. Quand les négociations commenceront-elles, à votre avis ?

— Demain, peut-être. Après-demain. Ou encore plus tard.

— Pas avant ?

— Le roi n’est jamais pressé.

— Moi, je le suis, répliqua Harpirias. Je veux repartir avant le début de l’hiver.

— Oui, fit le Métamorphe. Je n’en doute pas.

La manière dont il dit cela n’avait rien de très encourageant.

Harpirias pensa aux huit paléontologues – peut-être étaient-ils au nombre de dix ; nul ne semblait le savoir précisément – retenus prisonniers près de là. Eux savaient ce qu’était l’hiver au pays des Othinor. Ils avaient passé une année tout près de là, probablement dans le froid et l’obscurité d’un cachot, se nourrissant de bouillie et de brouet acide, de fragments de viande grasse et froide, et de racines amères. Ils en avaient vraisemblablement plus qu’assez de vivre ici. Mais, d’après Korinaam, le roi n’était jamais pressé. Et le Métamorphe devait savoir de quoi il parlait.

Harpirias essaya de s’adapter au rythme ralenti du village.

La vie, il devait le reconnaître, y avait quelque chose de fascinant. C’est certainement ainsi que vivaient les peuplades primitives, des milliers d’années auparavant, ou plutôt des centaines de milliers d’années, en ces temps quasi mythiques où la Vieille Terre était la seule et unique patrie de l’humanité et où l’idée de voir des êtres humains voyager vers les étoiles relevait de l’imaginaire le plus extravagant. Les tâches quotidiennes, la chasse et la cueillette, la préparation et la conservation des aliments, la longue fabrication d’outils et d’armes simples, les rites, les observances et les petites pratiques superstitieuses, les jeux d’enfants, les brusques et inexplicables éclats de rire ou de voix, les chants qui s’arrêtaient aussi brusquement qu’ils avaient commencé, tout cela donnait à Harpirias l’impression d’avoir remonté dans le passé jusqu’aux temps reculés des premiers âges de l’humanité.

Il eût de loin préféré se trouver au milieu de ses amis du Mont du Château, savourant une coupe du vin fruité et capiteux de Muldemar en échangeant des anecdotes piquantes sur les intrigues et les chicanes des ducs et des princes de la cour du Coronal ; mais il devait reconnaître que ce qu’il vivait était une expérience donnée à bien peu de gens, qu’il évoquerait peut-être un jour, dans un avenir lointain, avec plaisir et nostalgie. Quand le roi sortit enfin de son palais, l’après-midi touchait à sa fin. Harpirias, qui jouait aux osselets avec Éskenazo Marabaud et deux autres Skandars, vit avec stupéfaction le roi s’arrêter, se tourner vers eux, les considérer d’un regard vide, sans manifester aucun intérêt, sans même paraître les reconnaître, et poursuivre son chemin.

— C’est comme s’il n’avait pas remarqué notre présence, murmura Harpirias.

— Peut-être, approuva Éskenazo Marabaud. Un roi ne voit que ce qu’il veut voir. Il n’avait peut-être pas envie de nous voir aujourd’hui.

Une remarque pénétrante, songea Harpirias. Toikella, qui, la veille, était toute sollicitude et générosité, n’avait pas accordé plus d’attention à l’ambassadeur et à ses soldats qu’à une poignée d’insectes. Était-ce sa manière de faire savoir aux visiteurs venus du monde extérieur qu’au pays des Othinor les événements suivaient leur cours selon le bon vouloir de Toikella ?

Ou bien – et cette possibilité était plus ennuyeuse – avait-il pris ombrage de l’attitude d’Harpirias, qui avait repoussé grossièrement et sans ménagement les avances de sa fille ?

Quelle que fût la raison, il n’y eut ce jour-là ni négociation ni contact d’aucune sorte avec le roi. Les membres de la délégation furent abandonnés à eux-mêmes tout l’après-midi. Nul ne leur adressa la parole, nul ne leur prêta une attention particulière, pendant qu’ils déambulaient dans le village.

En début de soirée, trois femmes apportèrent leur dîner aux visiteurs sur de pesants traîneaux qu’elles tirèrent avec effort à travers l’esplanade : un quartier de viande froide, un seau de la bière gris-noir, déjà éventée, un monceau de racines grillées, à l’évidence des restes du festin de la veille. Une maigre pitance.

— Je crains que les choses ne se gâtent, dit Harpirias à Korinaam.

— Efforcez-vous à la patience, prince. Tout cela est normal. Le roi cherche à prendre l’ascendant sur nous.

— Mais nous ne pouvons pas lui permettre de prendre l’ascendant sur nous !

— Cela ne veut pas dire qu’il n’essaiera pas. C’est un roi, après tout.

— Un roi barbare.

— Un roi quand même. De la manière dont il voit les choses, il est l’égal du Coronal et du Pontife réunis. Ne l’oubliez jamais, prince. Il entamera les négociations quand il estimera le moment venu. Nous n’avons passé qu’une journée ici.

— Une journée d’oisiveté me rend nerveux.

— C’est précisément ce qu’il cherche, répliqua Korinaam. Il vous met ainsi en position de faiblesse. Patience, prince. Patience.

Un autre événement étrange, et de conséquence, eut lieu après le dîner.

Harpirias sortait prendre l’air sur l’esplanade, à l’heure du crépuscule, quand son regard fut attiré par le flamboiement d’une lumière éclatante au bord de la paroi rocheuse, tout à fait au sommet, du côté du village où se trouvait le palais royal. Comme si quelqu’un avait allumé une torche tout là-haut.

Peut-être font-ils cela tous les jours, à la tombée de la nuit, se dit-il. Ils envoient un garçon agile de la tribu au sommet de l’abrupt pour allumer le flambeau du soir. Mais non, non, il devait s’agir d’un événement insolite, car l’esplanade s’emplissait de membres de la tribu qui se montraient la lumière du doigt en jacassant. Une jeune fille s’engouffra dans le palais pour aller chercher Toikella qui sortit à grandes enjambées, presque nu dans le froid du soir, le cou tendu, la main en visière pour se protéger de l’éclat de la lune.

Harpirias concentra toute son attention sur l’endroit où il avait vu le flamboiement ; il ne lui fallut pas longtemps pour distinguer de petites silhouettes, pas plus grosses que des insectes à cette distance, tout près du feu, au sommet de l’escarpement. Elles semblaient aux prises avec quelque chose qu’elles s’efforçaient de pousser par-dessus le bord de l’escarpement, une sorte de grosse masse noire, fort pesante et difficile à mouvoir. Au bout d’un moment, elles arrivèrent à leurs fins : Harpirias regarda la masse tomber, rebondissant deux ou trois fois dans sa chute sur la paroi escarpée, fugitivement retenue par un éperon rocheux en forme de corne dont elle se détacha pour dégringoler au pied de l’abrupt où elle s’écrasa avec un affreux bruit mat, presque aux portes du palais.

C’était le corps d’un énorme animal : pattes puissantes, toison broussailleuse, longues défenses en croissant, une espèce d’herbivore géant, peut-être, un descendant de l’imposante créature monticole qui, dans la mythologie Métamorphe, avait donné naissance aux premiers habitants de Majipoor en léchant une paroi de glace.

L’animal gisait maintenant sur le sol glacé de l’esplanade, formant un tas sombre et inerte, une énorme bosse noire hirsute d’où coulaient des filets de sang rutilant.

La mine renfrognée, marmonnant entre ses dents, le roi fit plusieurs fois le tour du cadavre, le poussant du pied, tiraillant les poils rudes. Il était à l’évidence profondément troublé. Harpirias remarqua que l’animal avait dû être délibérément mutilé avant d’être poussé dans le vide ; non seulement il avait la gorge tranchée, mais de longues entailles, visibles dans l’épaisseur du pelage, dessinaient des figures géométriques le long des flancs et du ventre.

La population entière du village, à n’en pas douter, s’était rassemblée pour inspecter l’animal phénoménal tombé des hauteurs. Les silhouettes minuscules n’étaient plus visibles au bord de l’à-pic et le feu, même s’il fumait encore, était presque éteint.

— Comprenez-vous ce que cela signifie ? demanda Harpirias à Korinaam.

— C’est un mystère pour moi, prince, répondit le Changeforme en secouant la tête. Quand je suis venu l’an dernier, je n’ai jamais rien vu de tel.

— Eux non plus, apparemment.

Harpirias indiqua de la tête Toikella et un petit groupe composé du grand prêtre et d’une poignée de courtisans, qui formaient un cercle autour du corps de l’animal.

— Allez les interroger, reprit-il. Voyez si vous pouvez apprendre quelque chose.

Mais Korinaam ne parvint pas à retenir l’attention de Toikella et de son entourage. Ils semblèrent même ne pas l’entendre quand il s’adressa à eux. Au bout d’un moment, il s’éloigna pour s’entretenir avec un membre de la tribu de rang inférieur, puis un autre avant de rejoindre Harpirias.

— Le cadavre, rapporta le Changeforme, est celui d’un hajbarak. Le hajbarak est considéré comme un animal sacré. Il y en a un petit troupeau qui vit dans la montagne, juste derrière le village, et seul le roi a le privilège de les chasser. Si quelqu’un d’autre tue un de ces animaux, il commet un grand sacrilège. Les plus gros des os dont est formé le trône sont des os d’hajbarak.

— S’agit-il alors d’une déclaration de guerre de la part d’une tribu hostile ?

— À ma connaissance, aucune autre tribu, hostile ou non, ne vit dans cette région.

— À votre connaissance ou à celle de quiconque, les Othinor ne vivaient pas non plus dans cette région, jusqu’à ce qu’on découvre leur existence. À l’évidence, il y a quelqu’un là-haut.

— À l’évidence, reconnut Korinaam avec une pointe d’agacement. Mais j’ignore si ceux qui ont poussé le corps de l’animal du haut de cette paroi appartiennent à une tribu ennemie ou ont été bannis de celle-ci. Le premier homme à qui je me suis adressé était tellement bouleversé qu’il ne semblait même plus capable de parler. Tout ce que le second a pu me dire, c’est que cet animal est sacré et que cela n’aurait jamais dû arriver. Vous êtes libre d’en tirer vos propres conclusions, prince.

Mais Harpirias n’avait aucune conclusion à tirer. Le Changeforme ne put rien obtenir de plus des villageois le lendemain. Ils refusaient tout simplement de parler de ce qui s’était passé.

La principale conséquence de cet étrange événement fut, pour Harpirias, qu’il provoqua un nouveau report de l’ouverture des négociations. Le roi passa la journée du lendemain et celle du surlendemain cloîtré en son palais. Le transport du corps de l’animal avait été effectué avec un accompagnement solennel de chants choraux ; l’endroit où il s’était écrasé avait été nettoyé de tout le sang ; des sentinelles, postées jour et nuit sur l’esplanade, étaient chargées de surveiller le faîte de l’escarpement pour y guetter les signes d’une nouvelle intrusion.

Le matin suivant, un messager vint annoncer à Harpirias que le roi était enfin prêt à s’entretenir avec lui.

— Avant d’aborder tout autre sujet de discussion, dit Harpirias au Métamorphe tandis qu’ils traversaient l’esplanade pour gagner le palais, vous lui direz que je ne suis pas le Coronal lord Ambinole.

— Pas comme premier sujet de discussion, prince. Je vous en prie.

— Un des premiers, alors.

— Laissez-moi juger du moment opportun.

— Le moment opportun, rétorqua Harpirias, était précisément celui où l’équivoque s’est installée.

— Oui, peut-être en est-il ainsi. Mais il était inopportun d’interrompre le roi à ce moment-là pour rétablir la vérité. Et maintenant…

— Je tiens à clarifier la situation, Korinaam.

— Bien sûr. Dès que ce sera faisable.

— Et désormais, poursuivit Harpirias, chaque fois que je m’adresserai au roi, je veux que vous traduisiez littéralement et exactement mes paroles. De la même manière, j’exige une traduction exacte et littérale de tout ce que le roi pourra me dire.

— Certainement, prince. Certainement.

— Vous savez, je ne suis pas aussi stupide que vous pouvez l’imaginer et il n’est pas au-dessus de mes capacités de commencer à apprendre la langue que l’on parle ici. Si je devais découvrir que vous n’avez pas été un interprète entièrement fidèle, je vous tuerais de mes propres mains, Korinaam.

Korinaam fut tellement surpris par le mot que, sous le coup de l’émotion, il esquissa une métamorphose involontaire. Les contours de son corps se brouillèrent en palpitant, sa longue et frêle silhouette s’épaissit et se resserra comme pour se protéger ; son teint vira d’un vert pâle à un bleu-vert plus soutenu ; son visage se ferma de telle sorte que ses yeux et ses lèvres ne furent presque plus visibles. Avec un petit cri étouffé et un dernier frémissement des épaules, il reprit son apparence habituelle.

— Me tuer, prince ?

— Vous tuer. Comme je tuerais un animal dans une forêt.

— Je ne vous ai trahi en aucune manière, protesta le Changeforme. Et je n’ai nullement l’intention de le faire.

— N’y pensez même pas, fit Harpirias.

Il fut surpris de trouver le roi Toikella d’humeur joviale, presque exubérante. L’étrange événement qui s’était produit quelques jours auparavant ne semblait plus, ce matin-là, assombrir son visage. Il n’y paraissait non plus aucune trace de la réserve, de la froideur témoignées à Harpirias la seule fois où ils s’étaient rencontrés depuis le soir du banquet.

Au pied de son trône, Toikella allait et venait à longues enjambées dans la vaste salle. Entouré de ses femmes comme à l’accoutumée – Harpirias remarqua avec embarras la présence de la jeune princesse venue s’offrir à lui dans sa chambre –, le roi interrompait de loin en loin sa déambulation précipitée pour gratifier l’une d’une caresse brusque, murmurer quelques mots rauques, peut-être affectueux dans le creux de l’oreille d’une autre.

En voyant entrer Harpirias, il pivota sur lui-même et lança d’une voix forte et gutturale une longue formule de salut dans laquelle Harpirias reconnut le vocable Othinor helminthank qui, d’après le contexte dans lequel il l’avait déjà entendu, devait signifier « majesté », « altesse », un titre honorifique de ce genre – et les mots Coronal et lord Ambinole.

Harpirias foudroya Korinaam du regard. Plus ce quiproquo se perpétuait, plus il deviendrait difficile d’y mettre fin.

Mais il n’y avait rien à faire dans l’immédiat. Le roi, entre deux éclats de rire assourdissants, avait passé le bras autour de la taille d’Harpirias et lui hurlait dans l’oreille une litanie d’exclamations incompréhensibles. Au bout d’un certain temps, Harpirias parvint à se dégager plus ou moins délicatement de l’étreinte qui l’étouffait et se tourna vers le Changeforme.

— Que dit-il ?

— Il vous souhaite la bienvenue à sa cour.

— Ce n’est pas tout. Il a dû dire autre chose.

La silhouette de Korinaam tremblota fugitivement, sur les bords.

— Je veux une traduction exacte, rappela Harpirias. Sinon…

Il passa vivement un doigt sur sa pomme d’Adam.

— Ce que le roi disait, reprit le Changeforme en levant les yeux au plafond, c’est qu’il se demande quel genre de race est celle des habitants de Majipoor pour être gouvernée par un monarque aussi efféminé.

— Quoi ?

— Vous avez demandé une traduction exacte, prince.

— Oui, je sais. Mais qu’entend-il par « efféminé » ? C’est bien de moi qu’il parle, pas du vrai lord Ambinole ? Quelle raison pourrait-il avoir d’imaginer…

— Je pense, fit prudemment le Métamorphe, qu’il faisait allusion à la manière dont vous avez repoussé sa fille, la nuit du banquet.

— Ah ! ah ! bien sûr. Dites-lui… dites-lui, pour commencer, que je ne suis pas le monarque de Majipoor, seulement l’ambassadeur du roi. Remerciez-le ensuite de m’avoir obligeamment envoyé sa ravissante fille, l’autre soir. Faites-lui aussi savoir que je ne suis nullement efféminé, comme il le découvrira s’il lui plaît de m’inviter à chasser en sa compagnie. Mais n’oubliez pas de lui rappeler ce vœu de chasteté que j’ai fait, qui m’écarte un temps des bras des femmes, pour le plus grand bien de mon âme.

Korinaam adressa quelques mots au roi – trop peu, de l’avis d’Harpirias, compte tenu de tout ce qu’il lui avait demandé de traduire. Toikella partit de nouveau d’un grand rire, encore plus tonitruant, et fit une réponse brève, assez brusque, sembla-t-il.

— Alors ? demanda Harpirias.

— Le roi a dit qu’il pense que vous devriez vous délier d’un vœu aussi stupide et néfaste.

— Je vois ce qui l’incite à prendre cette position. Mais, pour l’instant, j’ai l’intention de continuer à vivre dans cette pureté du corps. Dites-le-lui.

Korinaam reprit la parole. Le roi répondit, assez longuement.

— Il admire votre détermination, prince. Mais il dit qu’un vœu de chasteté lui paraît chose aussi étrange qu’une neige qui monterait vers le ciel. Il a, en ce qui le concerne, onze épouses et en honore au moins trois chaque nuit. Plus d’une centaine de villageois sont ses descendants.

— Félicitez-le pour sa vigueur et aussi pour sa fertilité. Et comment a-t-il réagi, poursuivit Harpirias en plissant les yeux, quand vous lui avez dit que je n’étais pas le Coronal ?

Nouvelles oscillations sur les bords de la silhouette du Changeforme.

— Je ne le lui ai pas dit, prince.

— Je me rappelle vous avoir donné l’ordre de traduire exactement tout ce que je dis. Sous peine de mort, Korinaam.

— Oui. En effet. Je comprends parfaitement, prince. Mais comment vous faire comprendre que je ne peux pas glisser cela dans une conversation traitant d’autres sujets. Le roi s’attendait que le Coronal vienne en personne. Il est persuadé que vous êtes le monarque. Lui dire le contraire maintenant risquerait de tout gâcher, avant même d’avoir commencé.

— Korinaam !

— Je vous conjure encore une fois, prince, fit le Métamorphe en levant la main, de me laisser choisir le moment propice pour rétablir la vérité et de ne plus me donner d’ordres à ce sujet, pour l’instant. Ni de me menacer, ajouta-t-il, après un silence.

Harpirias ferma les yeux un moment. Il était essentiel de prendre le dessus dans leurs rapports, sinon il était perdu.

— Dites au roi, reprit-il gravement, bien que Toikella fût en train de discourir, que j’aimerais aborder maintenant la question des otages. Je demande, en particulier, à être conduit auprès d’eux sans délai, afin de m’assurer qu’ils sont en bonne santé.

— Mon bon prince…

— Dites-le-lui.

— Je vous adjure…

Harpirias fit derechef du doigt le geste de trancher la gorge.

Korinaam lui lança un regard mauvais. Puis il se tourna vers le roi Toikella et commença à parler.

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