5

Harpirias savoura ce soir-là des brochettes d’une viande grillée qui lui était inconnue et vida chope sur chope d’une âcre bière, verte et légère, dont l’effet ne se fit pas sentir tout de suite. Le soleil resta suspendu bien avant dans la nuit au-dessus des crêtes des montagnes les plus proches et, même après qu’il eut disparu, le ciel demeura étrangement clair. Harpirias dormit dans son flotteur, d’un sommeil troublé et agité, entrecoupé de rêves fragmentaires et de longs moments d’insomnie, et se réveilla avec un goût aigre dans la bouche et des élancements dans la tête, comme il était à prévoir.

Dans la matinée, le convoi reprit sa route vers le nord et poursuivit la traversée du plateau. L’air était vif et limpide, aucun signe n’annonçait une nouvelle tempête de neige. Mais, d’heure en heure, le plateau était plus désolé. Kilomètre après kilomètre, le terrain s’élevait, modérément certes, mais d’une manière perceptible, si bien qu’Harpirias, en se retournant, distingua, loin en contrebas, la route qu’ils avaient suivie.

À cette altitude, l’air était froid, même en plein midi, et il n’y avait plus d’arbres, presque plus de végétation d’aucune sorte, rien que de rares buissons, de petite taille, très peu feuillus, et des touffes d’herbe éparses.

Le paysage consistait essentiellement en collines dénudées, couvertes de vieilles croûtes grisâtres de glace, sur lesquelles la fine couche de neige poudreuse déposée par la tempête de la veille ne fondait presque pas. Au loin, montant des feux de camp des hommes des Marches, de sombres panaches de fumée se détachaient de-ci de-là sur le fond du ciel. Mais ils ne rencontrèrent aucun autre groupe de montagnards.

Ils arrivèrent enfin au pied de la montagne triangulaire qui se dressait devant eux depuis le passage du dernier col : Élminan, tel était son nom, la Sœur Inébranlable. Ils prirent conscience de sa véritable taille : de près, on eût dit une muraille insurmontable, emplissant le ciel d’une question qui n’avait pas de réponse.

— Pas moyen de passer, déclara Korinaam. Il est possible d’escalader cette face, mais on ne peut redescendre de l’autre côté. La seule solution est de faire le tour.

C’est ce qu’ils firent : un trajet de plusieurs jours, sur un terrain bosselé, accidenté, rendu difficilement praticable par des langues de glace s’étirant sur plusieurs kilomètres et dures comme du fer.

Dans cette région, des bêtes sauvages et affamées rôdaient en toute liberté. Un matin, une bande de dix à douze animaux à l’arrière-train puissant, plus grands que des Skandars, s’approcha avec indolence des flotteurs et commença à les secouer vigoureusement, comme pour les faire basculer et les ouvrir par-dessous. Harpirias en entendit un frapper à coups répétés, avec la force d’un marteau géant, sur le toit de son véhicule.

— Des khulpoins, annonça Korinaam. Très déplaisants.

Harpirias saisit son lanceur d’énergie.

— Si je tire un coup en guise d’avertissement, peut-être cela les fera-t-il fuir ?

— Inutile, rien ne les effraie. Donnez-moi votre arme.

Harpirias laissa à contrecœur le Changeforme la prendre. Korinaam entrouvrit la trappe du plancher du flotteur et y glissa le canon du lanceur d’énergie. Harpirias entraperçut des yeux farouches et ardents, une gueule écumante, une rangée de crocs jaunis semblables à des faucilles. Korinaam visa calmement et tira. Un hurlement de douleur à donner le frisson retentit, le khulpoin s’écarta d’un bond et des flots de sang d’un violet saisissant jaillirent d’une blessure béante à l’épaule.

— Il n’est que blessé, fit Harpirias avec une pointe de mépris.

— Précisément. Épanchement de sang maximal, voilà l’astuce. Regardez ce qui va se passer.

Le khulpoin s’était enfui en hurlant et zigzaguait au milieu des amas de neige en se mordant furieusement l’épaule, laissant derrière lui une longue traînée pourpre. Ses congénères mirent aussitôt un terme à l’assaut du convoi pour s’élancer à sa poursuite. Ils le rattrapèrent à une centaine de mètres des flotteurs, l’encerclèrent et bondirent sur lui, toutes griffes dehors, pour le jeter à terre. Même à cette distance, leurs grondements de satisfaction résonnèrent à l’intérieur du flotteur avec une force effroyable.

— Nous allons les laisser terminer leur repas, dit Korinaam, en réglant le flotteur sur vitesse maximale.

Harpirias se retourna une seule fois et le spectacle le fit grimacer de dégoût.

Un jour et une nuit passèrent, suivis d’un autre jour et d’une autre nuit, et Élminan aux reflets pourpres se dressait toujours au-dessus d’eux comme une sentinelle dédaigneuse ; ils atteignirent enfin l’angle occidental de la montagne et commencèrent à longer l’autre face. Cette transition prit encore une journée et demie ; quand Harpirias put contempler la face septentrionale, il découvrit une paroi verticale horrifiante, un à-pic s’achevant au niveau du sol en un gigantesque amoncellement de rochers. Pas étonnant qu’il fût impossible de franchir cette montagne et nécessaire de la contourner.

La contrée dans laquelle ils s’engagèrent était désertique, totalement désolée. De loin en loin, un éclair déchirait sans raison apparente le ciel sans nuages et la foudre frappait avec la véhémence d’un dieu courroucé, embrasant fugitivement le sol. Cet endroit semblait plonger Korinaam lui-même dans un grand désarroi et ils s’en éloignèrent aussi rapidement que possible.

Ils distinguèrent à l’horizon les dernières des neuf grandes montagnes des Marches : deux s’élevaient à l’orient, Thail et Samaril, la Sœur Sage et la Sœur Cruelle, et, très loin à l’occident, petite saillie sombre sur le fond du ciel, apparaissait Kantavinorka aux trois pics, la Sœur Aînée. Mais le chemin suivi par Korinaam allait tout droit, cap au nord, au-delà des derniers campements de montagnards, au-delà des régions les plus septentrionales jamais explorées, et s’enfonçait bien avant dans un univers vide, bloqué par les glaces de l’hiver perpétuel, aussi silencieux que s’il eût été le lieu de quelque sombre enchantement. Harpirias avait le sentiment qu’ils se dirigeaient vers le toit du monde.

Quelqu’un, dans toute l’histoire de Majipoor, s’était-il déjà aventuré jusque-là ? Oui, oui, sans doute : à l’évidence, Korinaam connaissait ces routes et savait où il allait.

Cette région donnait pourtant à Harpirias l’impression d’un monde vierge, intact, inconnaissable. Les cités familières de Majipoor, si lointaines dans leur chaude et douce vapeur estivale, avaient perdu toute réalité pour lui : des cités oniriques, mythiques, qui avaient poussé dans le terreau fertile de son imagination, mais ne pouvaient en aucun cas avoir d’existence tangible. La courbe inconcevable de la planète géante, s’étirant interminablement dans les terres australes inexplorées, avait perdu toute substance. Seul ce qu’il avait devant les yeux était réel, cet âpre pays de neige, de brouillard et de parois rocheuses miroitantes. Ce voyage se terminerait-il un jour ? Non, non, non : il avait maintenant la conviction d’être condamné à poursuivre sa route sans fin, à s’enfoncer de plus en plus profondément au cœur des mystères de cette morne et stérile province, guidé par un Changeforme énigmatique et renfermé dans un voyage jusqu’au bout du temps et de l’espace.

Mais tout voyage a une fin, y compris celui-ci.

Un matin, Korinaam indiqua du doigt une ligne sombre s’étendant d’est en ouest sur l’horizon, qui paraissait être un à-pic rocheux interrompu, haut de cent fois la taille d’un homme, leur interdisant tout espoir de poursuivre leur route.

— Le domaine des Othinor, annonça le Changeforme.

— Où ? demanda Harpirias, perplexe, en regardant de tous côtés.

— Derrière la ligne des montagnes.

— Mais il n’y a pas de passage !

— Si, prince, fit Korinaam. Il y a un passage, un seul.

C’était une ouverture en forme de coin dans la paroi rocheuse, une fente à peine plus large que les flotteurs. Il fallut deux jours à Korinaam pour la trouver et, à plusieurs reprises, Harpirias eut la conviction que le Métamorphe ne savait pas vraiment où chercher ; mais l’étroit passage se présenta enfin à eux. Korinaam arrêta le flotteur, ouvrit la trappe et fit signe à Harpirias de descendre.

— Il faut entrer à pied, expliqua le Changeforme. C’est le seul moyen. Venez, suivez-moi.

La perspective d’abandonner les flotteurs répugnait à Harpirias ; mais, à l’évidence, ils n’avaient pas le choix. Les véhicules ne pourraient jamais passer par cette étroite brèche. Disposant ses troupes colonne par deux, les plus grands et les plus farouches Skandars à l’avant, il prit position, Korinaam à ses côtés, en tête de la colonne qui s’engagea dans le royaume des Othinor.

Ils pénétrèrent dans un monde secret, d’une beauté et d’une étrangeté extraordinaires.

La ligne de montagnes abruptes, couronnée de neige, qui dressait un rempart contre la curiosité du monde extérieur, s’étirait sur la droite et sur la gauche avant de s’incurver comme pour se replier sur elle-même, pas très loin au nord, formant ainsi une cuvette profonde, de forme grossièrement elliptique, fermée de tous côtés et protégée par les hautes murailles de roche noire. À l’intérieur, s’étendait un champ de neige miroitant, brillant de mille feux sous le soleil de midi ; au fond de cette vaste esplanade neigeuse, nichée au pied de la muraille rocheuse, se trouvait une cité étincelante, entièrement faite de glace : constructions massives de deux, voire trois étages, formées de blocs de glace équarris, empilés les uns sur les autres avec une impressionnante précision et surmontés d’une accumulation étonnante, complexe et tape-à-l’œil de parapets et de tourelles de glace. La multitude de leurs surfaces angulaires réfléchissait par milliers les rayons du soleil, comme une éblouissante pluie de diamants tombant du ciel.

Harpirias calcula qu’en ce lieu abrité le soleil ne devait pas pénétrer plus de quelques heures d’affilée, un nombre restreint de jours et au plus fort de l’été. L’angle formé par les versants escarpés entourant la cuvette devait laisser le village des Othinor dans l’ombre tout le reste de l’année : un lieu claustrophobique, sombre et mystérieux, froid et lugubre. Mais qui, ce jour-là, apparut d’une éclatante beauté.

Tandis qu’Harpirias contemplait avec émerveillement le petit empire sinistre et gelé des hautes terres, des silhouettes sortirent de la cité de glace et s’élancèrent vers eux avec impétuosité.

— Les Othinor, dit Korinaam. Restez calme, ne faites pas de gestes de menace.

Ils ressemblaient à des démons. Le nom « Othinor », avait expliqué Korinaam, signifiait dans leur dialecte soit « Ceux qui vivent cachés », soit « Ceux qui vivent dans la sainteté » : le doute subsistait sur la bonne traduction. Mais il n’y avait rien de très saint dans l’apparence de ceux qui chargeaient maintenant sur l’esplanade. Ils étaient une vingtaine, une bande d’individus hirsutes, rugissants, à l’air fruste, vêtus d’un mélange disparate de peaux d’animaux cousues, le visage et les bras bariolés de bandes de peinture en lignes brisées. Armés seulement, à ce qu’il semblait, de lances et d’épées grossières, ils paraissaient résolus et même impatients de se jeter sur les nouveaux venus.

Harpirias regarda par-dessus son épaule et vit que plusieurs Skandars manifestaient une certaine nervosité. Il entendit le déclic de lanceurs d’énergie mis en position de tir.

— Pas d’armes, fit-il sèchement. Ne reculez pas, mais n’engagez pas le combat avant qu’ils ne donnent l’assaut.

Il était pourtant difficile de considérer avec détachement la horde bigarrée de démons hurlants qui fondait sur eux. Harpirias lança un regard hésitant à Korinaam.

— Ils ne nous feront pas de mal, dit le Changeforme en souriant. Ils savent qui je suis et comprennent que je suis revenu porteur de bonnes nouvelles.

— J’espère que vous ne vous trompez pas, murmura Harpirias.

— Tendez les deux bras, la paume tournée vers l’avant : c’est le signe d’intentions pacifiques. Prenez un air aussi digne et majestueux que possible, et n’ouvrez pas la bouche.

Harpirias prit la pose et se sentit fort ridicule. Quelques instants plus tard, les Othinor, arrivés à leur hauteur, les encerclèrent et se lancèrent, avec maintes gambades et cabrioles, dans une démonstration de force barbare presque risible, en criant, en tirant la langue et en agitant lances et épées sous leur nez avec une ardeur théâtrale.

Il ne s’agit peut-être que de cela, songea Harpirias : une mise en scène, un étalage de force. Leur manière dérisoire de signifier à des étrangers que leur peuple ne doit pas être traité à la légère.

Korinaam s’adressa à eux : lentement, d’une voix forte et claire, il commença à émettre des sons âpres et gutturaux, un baragouin dans lequel se glissait de loin en loin un mot aux consonances presque familières. L’un des Othinor, un homme de haute taille, au visage émacié, à l’accoutrement et aux peintures plus recherchés que ceux des autres, lui répondit, avec un débit beaucoup plus rapide ; après un silence, Korinaam reprit la parole, répétant en apparence ce qu’il avait dit précédemment. Les palabres se poursuivirent plusieurs minutes, en longs échanges de paroles incompréhensibles.

Harpirias commença à se rendre compte que l’idiome de cette tribu avait une lointaine parenté avec la langue parlée sur l’ensemble de la surface de Majipoor. Comme celui des hommes des Marches, c’en était une forme altérée, transformée, difficilement reconnaissable pour un citadin. Mais la divergence était allée encore plus loin dans cette région écartée. Le parler des hommes des Marches n’était en fait qu’une variété rudimentaire du Majipoori ; l’étrange jargon de ces hommes, qui avait évolué au long de millénaires d’isolement, semblait pratiquement être devenu une langue différente. Harpirias se demanda dans quelle mesure Korinaam la comprenait.

Assez bien, apparemment. Les Othinor avaient cessé leurs cabrioles grotesques et se tenaient calmement en cercle autour d’eux. Celui qui avait été le premier à répondre à Korinaam – était-il leur roi ? Non, probablement une sorte de prêtre, décida Harpirias – continuait de discuter avec lui, mais d’une manière moins cérémonieuse, sur le ton de la conversation ; plusieurs autres, après avoir examiné les Skandars et les Ghayrogs d’Harpirias avec une évidente fascination devant des êtres à l’aspect aussi étrange, s’avancèrent pour faire une inspection plus minutieuse.

Un Othinor porta précautionneusement le bout des doigts sur les écailles lisses et rigides de Miguun Troyzt, le mécanicien Ghayrog, et frotta doucement. Les yeux froids et fixes de Mizguun Troyzt demeurèrent inexpressifs, mais les ondulations de ses cheveux serpentins traduisirent son profond mécontentement. Il recula de quelques centimètres, mais l’Othinor allongea un peu plus le bras.

— Je ne veux pas qu’on me touche comme ça, murmura le Ghayrog entre ses dents.

— Moi non plus, fit Éskenazo Marabaud, le capitaine des Skandars.

Un autre Othinor s’était dressé sur la pointe des pieds pour tirailler la dense fourrure rousse qui couvrait le large poitrail du Skandar et commençait de tirer sur sa paire inférieure de bras, comme pour s’assurer qu’ils étaient réellement attachés à son corps.

Harpirias se retint de rire. Mais tous les Othinor s’étaient mis à palper et à pousser vigoureusement du doigt les Skandars et les Ghayrogs ; il vit qu’un incident pouvait éclater à tout moment.

— Vous feriez bien d’arrêter cela, dit-il à Korinaam.

— Je ne peux pas les en empêcher, répondit le Changeforme. C’est une curiosité naturelle de leur part. Vos hommes devront s’y faire.

— Et combien de temps suis-je censé rester les bras ouverts ?

— Vous pouvez les baisser. Nous sommes officiellement invités dans le village. Le prêtre m’a dit que le roi Toikella se réjouit de faire votre connaissance. Venez, prince : on nous attend au palais royal.

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