17

Quand les détails du traité eurent enfin été réglés, un des soldats Ghayrogs d’Harpirias, qui se piquait de calligraphie, en rédigea le texte en deux exemplaires, sur de larges rouleaux de cuir préparé qu’Ivla Yevikenik leur avait fournis. C’était un cuir très fin, d’une qualité proche du parchemin. Bien que le texte du traité fût, en réalité, extrêmement succinct, six clauses en tout et pour tout, le travail du calligraphe prit trois journées entières, au grand déplaisir d’Harpirias. Il avait l’impression que c’était gaspiller beaucoup de temps pour quelques fioritures. Mais le Ghayrog pratiquait son art avec minutie.

— Et à qui serviront tous ces jolis caractères ? demanda Harpirias à Korinaam, quand on lui apporta enfin les manuscrits terminés. Le roi est incapable de lire un seul mot de notre langue. Ce qui est écrit ici ne lui semblera pas plus important que des traces de pattes d’oiseau sur la neige. N’aurions-nous pas dû en rédiger un exemplaire en Othinor ?

— Il n’y a pas de langue écrite, observa le Métamorphe avec une pointe de suffisance.

— Pas du tout ?

— Combien de livres avez-vous vus, prince, au hasard de vos promenades dans le village ?

— Certes…, fit Harpirias en s’empourprant. Mais un traité qui ne peut être lu par un des signataires ne vous paraît pas bigrement unilatéral ?

Le Changeforme lui lança un regard où brilla une lueur de malice. Il avait recouvré une grande partie de son aplomb depuis le jour où il s’était donné en spectacle au bord du ravin ; mais il subsistait manifestement en lui du ressentiment de ce qu’Harpirias l’avait obligé à faire.

— Ah ! prince ! N’ayez aucune crainte. Le roi admirera et respectera l’exemplaire que nous lui remettrons ! Il l’accrochera au mur de sa salle du trône, il le touchera affectueusement de temps en temps, et peu importe qu’il puisse le lire ou non. Tout ce qui vous intéresse vraiment – n’est-ce pas ? – c’est de ramener les otages ; et vous avez conclu un accord sur ce point. Quand ils seront descendus et que vous aurez quitté le village, quelle valeur aura le traité, aussi bien pour vous que pour le roi ?

— Pour moi, aucune. Mais je présume qu’il en aura pour le roi. Il lui garantit ce qui, somme toute, lui tient le plus à cœur, la protection des habitants de cette vallée contre de nouvelles incursions des forces du gouvernement de Majipoor.

— Oui, assurément, ricana Korinaam, vous avez raison. Qui aurait l’audace d’enfreindre les clauses sacrées de ce traité ? Si, dans un avenir indéterminé, un nouveau Coronal était assez aventureux pour envoyer une armée jusqu’ici, il suffirait à celui qui occupera le trône de Toikella de décrocher le traité du mur et de le fourrer sous le nez du commandant de l’armée d’invasion pour qu’il donne immédiatement l’ordre à ses troupes de se retirer ! N’en sera-t-il pas ainsi, prince ? C’est de cette manière que les habitants de Majipoor ont toujours traité ceux qui sont moins puissants qu’eux. Dites-moi, prince : n’en est-il pas ainsi ?

Harpirias ne releva pas les sarcasmes du Changeforme. Korinaam défendait à l’évidence le point de vue des Piurivars ; mais Harpirias n’avait aucune envie de refaire, dix mille ans plus tard, la guerre de lord Stiamot. Les humiliations infligées par les colons humains aux ancêtres de Korinaam étaient de l’histoire ancienne, elles avaient été réparées, dans la mesure où il est possible de réparer la mainmise sur une planète, et la réconciliation des races avait commencé sous le pontificat de Valentin. Les griefs que Korinaam persistait à nourrir ne concernaient pas Harpirias. Tout ce qui l’intéressait maintenant était de liquider cette affaire avec les Othinor.

Il étudia le parchemin. Les caractères, il fallait le reconnaître, étaient fort joliment formés. Quant à la teneur, il en était très fier : dans un style concis, efficace et simple, il exposait les obligations respectives des signataires. Autant qu’il pût en juger, aucune ambiguïté, aucune équivoque n’était possible, rien ne pouvait donner lieu à une interprétation tendancieuse. Le Coronal, seigneur de Majipoor, s’engageait à respecter la souveraineté de Son Altesse le roi des Othinor et à éviter toute nouvelle incursion dans son domaine, domaine dont les limites allaient de tel parallèle de latitude nord, sur le continent de Zimroel, jusqu’au pôle arctique, etc. Pour sa part. Son Altesse le roi des Othinor s’engageait à libérer immédiatement les neuf paléontologues qui avaient pénétré accidentellement dans le territoire souverain du royaume des Othinor et à leur rendre tous les spécimens scientifiques qu’ils avaient réunis, etc.

Rien n’était dit sur la poursuite des travaux paléontologiques dans la région. Le roi aurait certainement reculé devant cela, car ce qu’il attendait avant tout de ce traité était un engagement à ne plus jamais être importuné par des citoyens de Majipoor. Après leur libération, les scientifiques pourraient toujours adresser une requête au Coronal, pour négocier un accord avec Toikella, dans le but de reprendre leurs fouilles en territoire Othinor. Mais Harpirias espérait qu’un autre ambassadeur serait chargé de négocier cet accord.

Aucune clause ne faisait mention du rapatriement vers les régions civilisées de Majipoor des enfants nés de père Majipoori et de mère Othinor. Un sujet qu’il avait estimé préférable de ne pas aborder, même s’il en éprouvait, à titre personnel, un certain embarras. Les enfants seraient Othinor, point.

— En foi de quoi, lut Harpirias, en arrivant au bas du parchemin, nous, le Coronal lord Ambinole, signifions, par le présent document, notre royal assentiment et nous engageons solennellement…

Harpirias leva brusquement la tête.

— Attendez un peu, fit-il. De la manière dont ce texte est libellé, la signature du Coronal en personne est requise. Ce n’est pas ce que je…

— J’ai demandé au Ghayrog de faire une légère modification, expliqua benoîtement le Changeforme.

— Vous avez fait quoi ?

— Le roi Toikella n’a jamais réellement compris que vous n’étiez qu’un ambassadeur. Il continue de croire qu’il a reçu lord Ambinole en personne.

— Mais je vous ai dit cent fois de lui expliquer clairement…

— Je comprends votre souci, prince. Néanmoins, l’objectif premier n’est-il pas, dans l’immédiat, de nous assurer la coopération du roi, jusqu’à ce que les otages soient libérés et que nous nous soyons retirés sains et saufs de son territoire ? Dans l’état actuel des choses, il ne pourrait que réagir violemment à la révélation de votre véritable identité. Même maintenant, alors que le traité est entièrement négocié et n’attend plus que d’être signé, cette révélation pourrait avoir des effets explosifs.

— Je lui en ficherai, des effets explosifs ! s’écria Harpirias. Il verra ce que peuvent faire nos lanceurs d’énergie ! S’il refuse de libérer ces hommes, après toutes les palabres qui ont eu lieu…

— Vous pouvez ordonner à vos soldats de faire de grands dégâts, assurément. Mais je me permets de vous rappeler que les otages sont encore entre ses mains. S’il les fait mettre à mort, même si vos soldats font au même moment la démonstration de la puissance de leurs lanceurs d’énergie… qu’aurez-vous accompli, prince ? Signez ce document du nom de lord Ambinole. Je vous en conjure.

— Pas question. Je refuse de me rendre coupable d’une imposture.

— Ce n’est qu’un tout petit péché. J’attire encore une fois votre attention sur le fait que notre principal objectif…

— Est la libération des otages. D’accord. Mais que se passera-t-il quand le texte signé du traité parviendra au Mont du Château ? Que dira le Coronal, en voyant que j’ai falsifié sa signature ? Non, non, Korinaam. Je signerai de mon nom, Harpirias de Muldemar. De toute façon, comme vous l’avez fait remarquer, le roi Toikella ne sait pas lire. Laissons-le donc interpréter cette signature comme bon lui semble.

La discussion s’acheva là ; sur ces entrefaites, un messager vint annoncer de la part du roi que la grande fête au cours de laquelle le traité serait officiellement signé, en présence des otages libérés, allait commencer dans la salle de banquet royale.

Harpirias avait l’impression qu’il s’était écoulé de nombreux mois depuis l’autre banquet, donné le soir de son arrivée, pour lui souhaiter la bienvenue au pays des Othinor. Mais il savait que cela ne pouvait faire aussi longtemps : un certain nombre de semaines, oui, mais sûrement pas des mois. Le ciel restait encore clair bien avant dans la soirée et les grosses chutes de neige hivernales n’avaient pas commencé. Mais il comprenait maintenant pourquoi les otages avaient perdu la notion du temps, au point de ne plus savoir en quelle année ils étaient. Dans cette vallée, chaque journée se fondait insensiblement dans la suivante. Secondi, Terdi, Merdi, Steldi, qui pouvait dire quel jour on était ? Il n’y avait pas de calendrier. La seule horloge était celle du firmament : le soleil, les étoiles, les lunes.

Dans la vaste salle du palais royal, tout était exactement comme la première fois. Les lourdes peaux de steetmoy blanc avaient été déroulées et étendues sur le sol ; les grandes tables faites de pièces de bois dégrossies, posées sur les tréteaux en os d’hajbarak, avaient été assemblées ; les innombrables récipients débordaient de victuailles. Le roi était juché sur son trône, au pied duquel se prélassait un groupe de ses épouses et de ses filles. Tout était pareil, exactement. Pendant les semaines qui s’étaient écoulées, seul Harpirias avait changé ; l’air dense et enfumé de la grande salle lui semblait maintenant parfaitement normal et les odeurs s’élevant des plats fumants, au lieu de lui retourner l’estomac, le mettaient en appétit, car il s’était habitué aux viandes séchées et filandreuses, et à leurs sauces fortement épicées, aux racines grillées, à la bière amère, aux potages et ragoûts âcres et gluants. Les sonorités grinçantes et discordantes des instruments des musiciens du roi lui étaient devenues familières et quand, de temps en temps, il surprenait quelque paillardise lâchée par un des guerriers rassemblés contre le mur du fond, il esquissait un sourire de connivence, car, au fil des nuits passées avec Ivla Yevikenik, il avait fait de gros progrès dans la langue des Othinor.

La danse précédant le repas ressembla beaucoup, elle aussi, à celle de la fois précédente ; d’abord les épouses du roi, puis Toikella, seul, ensuite avec Harpirias, quand il l’invita à se joindre à lui. Mais, cette fois, Harpirias fit sortir Ivla Yevikenik du groupe des princesses pour l’accompagner. Les yeux de la jeune fille brillaient de plaisir quand elle s’avança sur la piste ; Toikella aussi, à sa manière sombre et renfrognée, parut ravi de l’honneur que l’on faisait à sa fille.

Après la danse, vint le moment de passer à table pour manger, mais aussi pour boire ; une suite interminable de toasts cérémonieux portés avec l’éloquence fleurie des Othinor. Harpirias était assez versé dans les usages des repas de cérémonie sur le Mont du Château pour maintenir sa consommation de la capiteuse bière Othinor aussi bas que le permettait la diplomatie : une petite gorgée quand les autres convives prenaient une goulée, tout en faisant semblant de descendre la boisson fermentée avec la même ardeur que ses voisins. La sagesse de cette tactique fut récompensée quand les chopes furent retirées et que deux coupes de pierre finement polie furent cérémonieusement disposées sur une longue et étroite table dressée au pied du trône. Un dignitaire de la cour fit son entrée, portant un haut récipient d’albâtre. Il versa soigneusement dans chacune des coupes un liquide clair et limpide : une eau-de-vie ou une liqueur, à l’évidence.

Des murmures étonnés et respectueux s’élevèrent dans la salle. Harpirias imagina qu’il s’agissait d’une boisson tout à fait particulière, consommée uniquement à l’occasion des cérémonies les plus marquantes : le couronnement d’un nouveau souverain, par exemple, ou la naissance d’un héritier royal. Ou encore la conclusion d’un traité avec un autre monarque.

Lentement, majestueusement, Toikella descendit de son trône, s’avança vers la table où étaient posées les deux coupes et en prit une à deux mains. Le roi paraissait étrangement tendu et maussade. Toute la soirée, il s’était montré chagrin, crispé, renfermé, même pendant la danse, même pendant les moments de ripaille les plus animés ; mais, là, son expression était véritablement lugubre. Ce qui était en grand désaccord avec un climat de réjouissances officielles.

Qu’est-ce qui le tracassait à ce point ? Qu’étaient devenues son exubérance naturelle, sa colossale vitalité de libertin ?

Il posa successivement les yeux sur Harpirias, puis sur la coupe qui restait sur la table. La signification était claire : Harpirias se leva, se dirigea vers la table et saisit la coupe à deux mains, comme l’avait fait Toikella. Il attendit. Le roi le dominait de sa taille imposante. Harpirias se sentit tout rapetissé, complètement écrasé. Mais le regard noir du roi l’inquiétait plus que tout. Y avait-il du poison dans cette coupe ? Était-ce pour cette raison que Toikella était devenu si hostile, en attendant qu’Harpirias prenne le récipient contenant le breuvage empoisonné ?

Mais Harpirias savait que cela ne tenait pas debout. Les deux coupes avaient été remplies avec le même récipient. Toikella n’avait certainement pas projeté un double suicide en point d’orgue des festivités.

Le roi porta la coupe à ses lèvres. Harpirias l’imita. L’espace d’un instant, les yeux du roi croisèrent ceux d’Harpirias par-dessus le bord des coupes : des yeux torves, où se lisait une colère difficilement contenue. Il se passe quelque chose de très grave, se dit Harpirias. Il lança un regard hésitant en direction d’Ivla Yevikenik. Elle hocha la tête en souriant ; elle fit le geste de lever la coupe et de boire. Serait-elle capable de le trahir ? Non. Non. La boisson devait être sans danger. Il prit timidement une petite gorgée. Harpirias eut l’impression de boire du feu liquide. Il en sentit la brûlure jusqu’au fond de son estomac. Cherchant sa respiration, il s’arma de courage et but prudemment une autre gorgée. Toikella avait déjà vidé sa coupe ; on attendait certainement de lui qu’il fit la même chose. La seconde secousse fut plus facile à surmonter. Harpirias sentait déjà que la tête commençait à lui tourner. Il en restait encore beaucoup dans la coupe. Perdrait-il la face, s’il ne parvenait pas à la vider ? Il ne devait pas oublier qu’il était le représentant personnel du Coronal. C’est le Coronal que Toikella voyait en lui. Il ne pouvait se permettre de porter atteinte à l’honneur de Majipoor devant ces barbares.

Il avala une grande lampée, une deuxième et la troisième lui permit de finir l’eau-de-vie. L’effet fut terrifiant. Ses épaules furent agitées de tremblements violents, presque convulsifs. La tête lui élançait et tournait à toute vitesse. Il vacilla un instant et crut qu’il allait tomber, mais il parvint à garder l’équilibre et se planta fermement devant Toikella.

Par la Dame, le roi allait-il remplir de nouveau ces coupes ?

Non. Le Divin en soit loué. Le contenu d’une coupe satisfaisait Toikella !

— Le traité, articula le roi d’un ton revêche. Maintenant, nous signons.

— Oui, fit Harpirias, en réprimant un nouveau frisson et en s’efforçant de ne pas vaciller sur ses jambes. Maintenant, nous signons.

On apporta les deux rouleaux de cuir que l’on plaça côte à côte sur la table, au pied du trône. On apporta un fauteuil fait d’ossements pour le roi, un autre pour Harpirias, et ils prirent place, côte à côte, face à l’assemblée des dignitaires Othinor. Korinaam se plaça juste derrière Harpirias, en sa qualité d’interprète et de conseiller, et Mankhelm alla prendre position derrière son roi.

Toikella saisit un rouleau dans ses énormes battoirs, le leva à la hauteur de ses yeux, l’examina minutieusement, ligne par ligne, comme quelqu’un qui sait lire ; puis, avec un grognement, il le reposa, prit le second et commença à le scruter avec la même attention. Harpirias remarqua, non sans satisfaction, que le roi tenait celui-ci à l’envers.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

— Tout va bien, oui. Nous signons. Korinaam tendit à Harpirias un style, déjà enduit d’encre, et se pencha vers lui.

— Vous voyez l’endroit où il faut apposer votre signature, n’est-ce pas. Votre Majesté ? lui souffla-t-il à l’oreille d’une voix insistante.

— Je n’ai nullement l’intention de signer du nom…

— Signez, prince. Vite. Il le faut. Vous n’avez pas le choix.

À grands traits rageurs, Harpirias inscrivit au bas du rouleau le nom qu’on exigeait de lui : lord Ambinole Coronal. Cela lui parut monstrueux, presque blasphématoire. Il considéra un moment la signature frauduleuse ; puis, sans laisser le temps à Korinaam de réagir, ajouta au-dessous : Harpirias de Muldemar, au nom de lord Ambinole. Le roi Toikella en pensera ce qu’il voudra… S’il en pense quelque chose.

Il lui tendit le parchemin signé et reçut l’autre en échange. Toikella avait laborieusement griffonné de gros caractères mal formés, illisibles, dans l’angle inférieur gauche. En face, Harpirias écrivit de nouveau le nom du Coronal et ajouta le sien au-dessous.

C’était fait. Le traité était signé.

— Goszmar, dit Harpirias. Les otages.

— Goszmar, grogna Toikella, en inclinant vigoureusement la tête.

À son signal, la porte de la salle du trône s’ouvrit et les neufs prisonniers de la caverne de glace entrèrent d’un pas hésitant, les yeux hagards. Salvinor Hesz ouvrait la marche.

Il s’élança vers Harpirias, se laissa tomber à ses genoux.

— Sommes-nous vraiment libres ?

Harpirias montra les deux rouleaux de cuir sur la table.

— Tout est signé et scellé. Nous quittons le village demain matin, à la première heure.

— Libres ! Enfin libres ! Et les fossiles… Je les ai vus, juste devant la porte, prince, toute la collection ! Croyez-vous qu’ils nous seront rendus ?

— Les Othinor fourniront des porteurs pour les transporter jusqu’aux flotteurs qui nous attendent à l’entrée de la cuvette.

— Libres ! Libres ! Comment le croire ?

Avec frénésie, les paléontologues s’étreignirent. Certains semblaient éperdus de joie ; d’autres paraissaient avoir beaucoup de mal à croire à la fin de leur captivité.

— Donnez à ces hommes de quoi manger et boire, dit Harpirias. Cette fête est aussi la leur.

Toikella accéda à ses désirs avec un geste impatient de la main. On versa de la bière ; on apporta des plats de viande. Mais Harpirias vit que le roi s’était écarté et regardait d’un air maussade, sans prendre part aux réjouissances.

Toikella préparait-il quelque traîtrise en conclusion du banquet ? Était-ce la raison de cette humeur étrangement sombre, de la tension qui avait émané de lui toute la soirée ?

— Ton père, dit-il discrètement à Ivla Yevikenik. Qu’est-ce qui le tracasse, ce soir ?

La jeune fille hésita. Il la vit chercher ses mots.

— Rien ne le tracasse, ce soir, répondit-elle enfin.

— Il n’est pas lui-même.

— Il est fatigué. Il est… oui, c’est ça. Il est fatigué. Elle faisait vraiment très peu d’efforts pour paraître convaincante.

— Non, fit Harpirias.

Il fixa d’un regard furieux le bout de ses doigts en pestant contre les limites de son vocabulaire. Puis il plongea les yeux dans ceux de la jeune fille.

— Dis-moi la vérité, Ivla Yevikenik. Il se passe quelque chose ici. Qu’est-ce que c’est ?

— Il a… il a peur.

— Peur ? Lui ? De quoi ?

— Toi, fit-elle après un long silence. Ton peuple. Tes armes.

— Il ne devrait pas. Il y a un traité maintenant. Nous garantissons la sécurité et la liberté des Othinor.

— Oui, fit-elle, vous garantissez.

En entendant les inflexions amères de sa voix, tout s’éclaira pour Harpirias.

Le roi avait réellement peur, il était en colère, humilié, et ces émotions étaient nouvelles pour lui. Toikella avait enfin compris à qui il se frottait et cela l’avait plongé dans les affres d’une angoisse absolument insupportable.

Peut-être Ivla Yevikenik avait-elle rapporté à son père certaines des descriptions de la grandeur et de la splendeur de Majipoor que lui avait faites Harpirias, les évocations des récoltes surabondantes, de la richesse des cours d’eau impétueux, de la population innombrable, des deux gigantesques continents remplis d’énormes cités et, par-dessus tout, de la noblesse sereine du Mont du Château et de l’immensité de la demeure royale qui le couronnait. De ce qu’elle avait compris de ces récits – amplifié, selon toute vraisemblance, déformé et embelli par son imagination fertile, transformant l’authentique magnificence en crainte de l’inconcevable –, elle avait probablement abreuvé l’esprit ébranlé de Toikella.

Et puis, il avait vu les lanceurs d’énergie en action – les blocs de roche déchiquetés se désintégrant sous la force de l’éclair pourpre sortant des tubes de métal que portait la petite armée d’Harpirias… les Eililylal abhorrés s’enfuyant comme vermine, sous une pluie de rochers…

Pas étonnant, dans ces conditions, que le roi fût d’humeur noire. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait face à une force que ses rugissements et ses fanfaronnades ne pourraient jamais faire plier. Il avait fini par comprendre la réalité de la planète : son petit territoire n’avait aucun espoir de s’opposer à la puissance du vaste royaume inconnu qui s’étendait de toutes parts au-delà de ses frontières enneigées. Il était en train de découvrir que le puissant roi Toikella n’était rien d’autre qu’une mouche sur le derrière de Majipoor. Et cette découverte était douloureuse. Oh ! comme elle devait être douloureuse !


Harpirias se rendit compte qu’il était sincèrement désolé pour le vieux monstre farouche, qu’en fait il avait fini par éprouver de l’affection pour Toikella et qu’il ne souhaitait nullement être la cause de sa perte.

Il chercha Korinaam du regard, lui fit signe de venir à ses côtés. Ce qu’il avait besoin de dire était trop délicat pour qu’il essaie de l’exprimer lui-même, dans son Othinor maladroit et fragmentaire.

— Je veux que vous lui fassiez savoir, dit-il au Changeforme, que, pour nous, citoyens de Majipoor, le respect du traité qui vient d’être signé sera un devoir sacré : que ses termes garantissent à jamais l’indépendance des Othinor.

— Il sait déjà tout cela, dit Korinaam.

— Peu importe qu’il le sache déjà ou non. Dites-le-lui. Dites-lui qu’il peut avoir foi en ce traité et en moi. Dites-lui qu’il n’arrivera rien à son peuple de notre fait.

— Comme vous voudrez, prince.

Korinaam se tourna vers le roi et parla longuement ; autant qu’Harpirias pût en juger, le Changeforme traduisit avec exactitude ce qu’il lui avait demandé de dire. Mais cela ne fit, en apparence, qu’aggraver les choses. Le front de Toikella se creusa ; il se mordilla la lèvre inférieure, serra les poings et frappa ses articulations noueuses jusqu’à ce qu’elles se mettent à saillir ; ses narines se dilatèrent, la peau de ses joues se tendit sous l’effet de la colère qui montait en lui.

Quand vint le moment de répondre, le roi s’adressa non pas à Korinaam, mais à Harpirias, et sa réponse fut brève et sarcastique, avec des intonations de férocité auxquelles on ne pouvait se méprendre.

— Recevez mes remerciements. Je vous suis reconnaissant de votre bienveillance. Harpirias n’eut aucune difficulté à comprendre ces mots, ni leur signification sous-jacente. Toikella reconnaissait sans ambages que son pouvoir ne pourrait se maintenir que par la grâce des souverains de Majipoor ; et ce n’était pas chose facile à accepter.

Mais Harpirias éprouvait encore le besoin de lui exprimer sa sympathie et de le rassurer.

— Votre Majesté… mon royal ami…

Toikella répondit par un grondement.

— Partez, maintenant. Quittez ce palais, quittez ce pays. Et qu’aucun d’entre vous ne remette jamais les pieds ici… ni vous, ni personne de votre race.

Korinaam proposa de traduire. Harpirias le fit taire d’un geste de la main. Il n’avait aucun doute sur la signification des paroles du roi.

Il tendit la main à Toikella. Le roi la considéra comme on regarde quelque chose de sale. Il s’enveloppa dans une aura glaciale de dignité offensée, aussi froide que le jour le plus sinistre de l’hiver des Othinor.

— Nous n’avons pas peur, déclara-t-il avec hauteur. Que l’empire nous fasse craindre le pire… Nous serons prêts. Même si vous envoyez contre nous une armée de deux cents hommes ! De trois cents !

Harpirias n’avait plus rien à ajouter. Il vaut mieux laisser les choses en l’état, se dit-il. L’orgueil de Toikella, au moins, était encore intact. Peut-être que les blessures de leur visite se cicatriseraient avec le temps et que, sur la fin de sa vie, le roi se vanterait d’avoir forcé le Coronal de Majipoor à se traîner un beau jour à ses pieds pour obtenir la libération d’un groupe d’explorateurs et d’avoir extorqué à ce même Coronal un enfant de sang royal en échange de ces otages.

Soit, se dit Harpirias. Tout compte fait, Korinaam a vu juste : ils n’auraient rien eu à gagner en forçant Toikella à regarder la vérité en face, mais beaucoup à perdre.

Il prit cérémonieusement congé du roi ; Toikella resta de marbre du haut de sa grandeur. Puis il se tourna vers Ivla Yevikenik pour un dernier moment de tendresse et d’émotion avec sa princesse Othinor. Mais que pouvait-il lui dire ? Oui, qu’aurait-il bien pu dire ? Malgré son éloquence apprise sur le Mont du Château, rien ne lui venait à l’esprit. Elle le regarda avec gravité ; il sourit ; elle parvint à ébaucher aussi une sorte de sourire ; elle avait les yeux brillants de larmes ; elle les essuya d’un revers de la main. Il ne pouvait l’embrasser avant de partir. Le baiser n’était pas dans les usages de la tribu. Harpirias finit par lui prendre la main, la garda entre les siennes et la lâcha. Elle prit la sienne, la posa délicatement sur son ventre, l’y emprisonna un moment, appuya dessus, comme pour lui permettre de sentir la vie nouvelle qui s’y développait. Puis elle le lâcha et se détourna.

Harpirias rassembla ses troupes, fit signe aux otages libérés de le suivre et sortit de la salle du trône.

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