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Harpirias apprit ce qui s’était passé ; une expédition scientifique s’était aventurée dans la région sinistre et pratiquement inhabitée des Marches, à la recherche d’hypothétiques restes fossiles d’une espèce disparue de dragons terrestres : de gigantesques reptiles d’une ère lointaine, plus ou moins apparentés aux immenses et intelligents dragons de mer qui sillonnaient encore en troupes nombreuses les océans incommensurables de Majipoor.

Des récits confus et contradictoires de l’existence passée de ces dragons de terre étaient communs à la mythologie de la majorité des races vivant sur la planète géante. Les Lii, cette malheureuse race de pauvres pêcheurs et de marchands de saucisses itinérants, prenaient ainsi pour article de foi que les dragons peuplaient la terre en des temps reculés, qu’ils avaient choisi de se réfugier dans la mer mais qu’ils regagneraient la terre ferme à la fin des temps, apportant le salut à la planète. Les Hjorts et les Skandars velus à quatre bras partageaient des croyances similaires ; les Changeformes, ou Métamorphes, les véritables aborigènes de la planète, semblaient avoir des conceptions du même ordre, évoquant un âge d’or depuis longtemps révolu, pendant lequel ils étaient, avec les dragons, les seuls habitants de Majipoor, leurs deux races vivant en harmonie télépathique, sur terre comme sur mer. Mais il était difficile à qui n’était pas des leurs de savoir à quoi croyaient réellement les Métamorphes.

Les documents adressés à Harpirias expliquaient que des chasseurs de steetmoy, mettant à profit la clémence estivale pour remonter beaucoup plus au nord qu’à l’ordinaire, s’étaient enfoncés profondément dans les étendues habituellement enneigées des Marches de Khyntor et avaient découvert en altitude des ossements fossilisés d’une taille titanesque affleurant sur une plateforme rocheuse, près du bord d’une gorge lointaine !

Afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle ces ossements étaient ceux de légendaires dragons de terre, une équipe de huit à dix paléontologues avait reçu des autorités administratives de Zimroel l’autorisation de partir à la recherche de l’affleurement fossile. Un Métamorphe du nom de Korinaam, natif de Ni-moya, qui, comme quantité des siens, gagnait depuis longtemps sa vie en conduisant des chasseurs dans les régions les plus accessibles de l’arctique, fut engagé pour les guider dans les Marches.

— Ils sont partis au commencement de l’été dernier, expliqua Heptil Magloir, le petit Vroon du Bureau des Antiquités qui avait signé le permis d’exploration. Ils n’ont pas donné de nouvelles pendant plusieurs mois. Et puis, à la fin de l’automne, juste avant que ne commence vraiment la saison des neiges dans les Marches, Korinaam est revenu à Ni-moya. Seul. Il expliqua que tous les membres de l’expédition scientifique avaient été capturés, qu’ils étaient retenus prisonniers et qu’on l’avait envoyé négocier les conditions de leur libération.

— Prisonniers ? fit Harpirias en haussant les sourcils. Prisonniers de qui ? Certainement pas des hommes des Marches.

On savait que des tribus de nomades mal dégrossis, à demi civilisés, parcouraient les Marches, descendant de loin en loin jusqu’aux régions colonisées de Zimroel pour y vendre des fourrures et des peaux ainsi que la viande des animaux qu’elles chassaient. Mais ces montagnards, malgré leur aspect farouche, n’avaient jamais cherché à provoquer en aucune manière les habitants de Majipoor, infiniment plus nombreux et puissants.

— Non, pas des hommes des Marches, poursuivit le Vroon, un petit être muni de nombreux tentacules, qui dépassait à peine le genou d’Harpirias. Du moins aucun groupe à qui nous ayons jamais eu affaire. Il semble que les explorateurs aient été capturés par une race de féroces barbares, une peuplade qui nous était jusqu’alors inconnue, originaire des Marches septentrionales.

— Une race disparue ? interrogea Harpirias, soudain fasciné. Vous pensez à une bande isolée de Changeformes ?

— Des humains. Des primitifs, au dire de Korinaam, les descendants d’un petit groupe de trappeurs qui, il y a plusieurs milliers d’années, ont gagné le nord des Marches et ont été pris au piège dans une petite vallée fermée par les glaces, qui, jusqu’à la récente succession d’années relativement chaudes, est restée totalement isolée du reste de Majipoor. Ils ont sombré dans la plus affreuse sauvagerie et ignorent tout du monde extérieur, ils ne se doutent absolument pas que Majipoor est une planète d’une taille inconcevable, peuplée de milliards d’habitants. Ils croient que tout notre monde est à l’image de leur propre petit territoire, peuplé de quelques tribus primitives éparses, vivant de chasse et de cueillette. Quand on leur a parlé du Coronal et du Pontife, ils les ont pris à l’évidence pour de simples chefs de tribu.

— Mais pourquoi garder les scientifiques en captivité ?

— Le souci premier de ces hommes, si je puis les honorer de ce nom, répondit le Vroon, est de ne pas être dérangés. Ils veulent qu’on les laisse continuer à vivre comme ils l’ont toujours fait, à l’abri de toute ingérence, dans l’isolement séculaire de leur vallée, derrière ses murailles de neige et de glace. Ils ont exigé un engagement du Coronal. Et ils sont résolus à retenir nos paléontologues comme otages jusqu’à ce que nous signions un traité le leur garantissant.

Harpirias hocha la tête, l’air lugubre.

— J’ai donc été choisi pour servir d’ambassadeur auprès de cette bande de sauvages, c’est bien cela ?

— Exactement.

— Merveilleux. Je suppose qu’il me faudra leur dire, avec tact et bienveillance – en admettant que je parvienne à communiquer avec eux, que le Coronal regrette cette honteuse violation de leur solitude, qu’il respecte leurs sacro-saints droits territoriaux et qu’il s’engage à ce que l’on n’envoie pas de colons dans l’épouvantable glacière où ils ont choisi de vivre. Et il m’appartiendra de leur faire savoir que je suis, en ma qualité de représentant officiel de Sa Majesté lord Ambinole, pleinement habilité à signer un traité leur promettant tout ce qu’ils demandent. En contrepartie de tout cela, ils libéreront sur-le-champ les otages. Ai-je bien compris ?

— Il y a une petite complication, glissa Heptil Magloir.

— Une seule ?

— Ce n’est pas un ambassadeur qu’ils attendent. C’est le Coronal en personne.

Harpirias en eut le souffle coupé.

— Ils ne s’imaginent tout de même pas qu’il se déplacera !

— Malheureusement, si. Comme je l’ai déjà dit, ils n’ont aucune idée de la taille de la planète, pas plus que de la grandeur et de la majesté du Coronal, ni du poids des responsabilités qui sont les siennes. Et ces montagnards sont fiers et ombrageux. Des étrangers se sont introduits dans leur domaine, ce qu’ils ne tolèrent pas, semble-t-il. Il leur paraît parfaitement juste et légitime que le chef de ces étrangers se rende dans leur village pour implorer humblement leur pardon.

— Je vois, fit Harpirias. Vous me demandez donc d’aller me prosterner servilement à leurs pieds, tout en me faisant passer pour lord Ambinole. C’est bien cela ?

L’écheveau de tentacules élastiques s’agita nerveusement.

— Jamais ces mots ne sont sortis de ma bouche, fit-il doucement.

— Alors, qui suis-je censé être ?

— Peu importe, pourvu qu’ils soient contents. Dites-leur tout ce que vous voulez, pourvu qu’ils libèrent les membres de l’expédition.

— Tout ce que je veux ? Y compris me faire passer pour le Coronal ?

— Vous êtes libre de choisir votre tactique, répondit Heptil Magloir d’un air guindé. Faites absolument comme bon vous semblera. Je vous donne carte blanche. Un homme de votre habileté et de votre tact sera indubitablement à la hauteur de la situation.

— Oui. Indubitablement.

Harpirias prit plusieurs longues inspirations. On lui demandait de mentir. On ne lui dirait pas de le faire, mais on ne s’y opposait pas, si mentir à des sauvages était ce qu’il en coûtait pour obtenir la libération des otages. Cela l’attrista et l’irrita. Harpirias n’était pas collet monté, mais l’idée de se faire passer pour le Coronal devant ces barbares lui parut terriblement inconvenante. Le simple fait de le suggérer était choquant. À quel genre d’homme croyaient-ils donc avoir affaire ?

— Puis-je vous demander, reprit-il, non sans aigreur, après un silence, quand il me faudra entreprendre cette mission ?

— Au début de l’été de Khyntor. La seule époque de l’année où la région où vivent ces gens est tant soit peu accessible.

— Il me reste plusieurs mois à attendre.

— En effet.

Cela ressemblait à une très mauvaise plaisanterie. Harpirias sentit le désespoir l’envahir à la perspective de cette quête insensée dans les étendues désolées et glacées de l’arctique.

— Et si je refuse cette mission ? demanda-t-il après un autre silence.

— Refuser ? Refuser ?

Le Vroon répéta le mot, comme s’il avait du mal à en comprendre la signification.

— Vous savez que je n’ai aucune expérience d’un voyage dans des conditions aussi rigoureuses.

— Le Métamorphe Korinaam vous servira de guide.

— Bien sûr, fit Harpirias, en se renfrognant. Cela devrait singulièrement me faciliter la tâche.

Toute idée de refus d’assumer la mission semblait avoir été écartée. Harpirias eut le sentiment qu’il ne serait pas utile de remettre la question sur le tapis.

Mais il savait que son sort serait réglé s’il acceptait qu’on l’envoie dans les immensités enneigées des Marches. Le voyage ne serait ni rapide ni aisé, et les négociations avec ces barbares ombrageux ne pourraient que traîner en longueur, d’une manière exaspérante. À son retour des terres boréales – si jamais il en revenait –, il aurait assurément passé beaucoup trop de temps dans des régions écartées de la planète pour espérer recouvrer son ancienne position à la cour de lord Ambinole. Les autres jeunes gens de sa génération se seraient déjà approprié tous les postes vraiment importants. Il pouvait donc, au mieux, espérer finir ses jours dans la peau d’un obscur bureaucrate ; mais, plus probablement, il périrait dans le courant de cette expédition périlleuse et absurde, emporté par une violente tempête de neige ou massacré sans autre forme de procès par les féroces montagnards, quand ils se rendraient compte qu’il n’était pas le Coronal, mais un simple fonctionnaire subalterne du service diplomatique.

Tout ça pour un sinileese blanc ! Oh ! Lubovine, Lubovine, que m’avez-vous fait ?

Mais il existait peut-être un moyen de s’en sortir. Le long hiver des Marches était encore assez loin de son terme, ce qui laissait un peu de temps à Harpirias pour agir avant l’époque où il lui faudrait se mettre en route. Au Bureau de Liaison Provincial, il consulta discrètement quelques collègues blanchis sous le harnois sur la nécessité d’accepter cette nouvelle mission.

Existait-il une procédure suspensive qui lui permettrait d’arguer de l’urgence de sa tâche du moment pour refuser l’ambassade dans les Marches ? Ils le regardèrent comme s’il parlait une langue inconnue. Pouvait-il refuser en prétextant des risques pour sa santé ? Ils haussèrent les épaules. Quelles seraient les conséquences sur sa carrière s’il refusait cette mission ? Proprement catastrophiques, répondirent-ils.

Il envisagea d’implorer la grâce du prince Lubovine. Mais il décida que ce serait stupide.

Il songea à faire appel au Coronal en personne. Non, une telle démarche serait probablement très peu judicieuse : qui voudrait donner à lord Ambinole l’image de quelqu’un qui cherche à se soustraire à une obligation pénible ? Quant à tenter de passer par-dessus la tête du Coronal pour s’adresser à l’aîné des monarques du royaume, le Pontife Taghin Gawad, reclus au plus profond de son Labyrinthe impérial, c’eût été pure folie, totalement utopique.

Il se contenta de rédiger des lettres éloquentes et désenchantées, à l’intention de ses parents haut placés à la cour, mais il les laissa dans ses dossiers.

Les semaines passèrent. À Ni-moya, où le temps était toujours beau et chaud, le jour tombait de plus en plus tard. Harpirias songea tristement que l’été, ou ce qui passait pour l’été sur ce continent, devait enfin avoir atteint les Marches de Khyntor. La date du départ de l’expédition se rapprochait avec la rapidité inexorable d’une avalanche, et il n’y avait à l’évidence rien à faire pour y échapper.

— Un visiteur pour vous, annonça un matin son assistant.

Un visiteur ? Un visiteur ? Jamais personne n’était venu le voir ici ! Qui pouvait…

— Tembidat ! s’écria-t-il, en voyant entrer dans son bureau un jeune homme svelte, à l’élégance tapageuse des seigneurs du Château. Qu’es-tu venu faire à Ni-moya ?

— Des affaires pour le compte de ma famille, répondit Tembidat. Nous avons des plantations de stajja pas très loin d’ici, à l’ouest de la ville, qui, à ce qu’il semble, sont gérées en dépit du bon sens, depuis plusieurs années. J’ai réussi à convaincre mon père de me laisser faire une tournée d’inspection et remettre de l’ordre dans tout cela. Et je fais un saut à Ni-moya pour voir un vieil ami qui m’est très cher.

Il parcourut la pièce du regard, en secouant lentement la tête.

— C’est donc ici que tu travailles ?

— Magnifique, non ?

— Si tu savais, Harpirias, à quel point je suis navré de ce qui est arrivé, soupira Tembidat, et quel mal je me suis donné pour te sortir de ce pétrin… Mais c’est bientôt fini, poursuivit-il en s’animant. Encore quelques semaines, et tu pourras dire adieu à cet endroit mortel, hein, mon vieux ?

— Tu es au courant de ma nouvelle mission ?

— Si je suis au courant ? J’ai contribué à la mettre sur pied.

— Comment ?

— C’est surtout ton cousin Vildimuir qui a arrangé les choses pour toi, fit Tembidat avec un sourire épanoui. C’est lui qui, le premier, a entendu parler de ces benêts de scientifiques qui sont tombés aux mains des sauvages montagnards et a aussitôt commencé à s’aboucher avec les hommes du Coronal, afin que l’on te confie la responsabilité de l’expédition de sauvetage. Puis il m’en a parlé et j’ai glissé un mot en ta faveur au ministère des Affaires frontalières, où, comme tu peux l’imaginer, on est terriblement excité par toute cette affaire, car la nouvelle culture primitive devra faire l’objet de soins particuliers, ce qui devrait entraîner une augmentation du budget du ministère ; j’ai donc réussi à convaincre Inamon Ghaznavis en personne que tu étais, sans conteste, le mieux qualifié pour cette mission, étant donné ta formation diplomatique et le fait que, de toute façon, tu étais en poste à Ni-moya, à un jet de pierre des contreforts des Marches…

— Attends un peu, coupa Harpirias. Je n’en crois pas mes oreilles ! N’est-ce pas assez d’avoir été exilé ici, avec ce boulot minable et sans débouchés ? Vous imaginiez-vous, Vildimuir et toi, que ma situation s’améliorerait si je m’embarquais dans une folle expédition, au cœur de ces horribles montagnes gelées où aucun homme civilisé n’a jamais mis les pieds ?

— Absolument.

— Explique-toi.

Tembidat le regarda comme s’il avait affaire à un demeuré.

— Écoute-moi, Harpirias, fit-il, cette expédition est ta seule et unique chance de ne pas passer le reste de tes jours à brasser des tonnes de paperasse inepte dans ce bureau.

— Le Coronal, tu me l’as juré, devait me pardonner au bout de quelques mois et m’autoriser à regagner…

— Écoute-moi ! répéta Tembidat. Le Coronal a oublié ton existence. Ne crois-tu pas qu’il a d’autres chats à fouetter ? La seule chose dont il doit se souvenir au sujet d’Harpirias de Muldemar, c’est qu’il a provoqué un jour le courroux du prince Lubovine, et Lubovine peut être tellement embêtant que le Coronal n’a aucune envie de raviver sa colère et qu’il élude la question de ton rappel au Château chaque fois que l’un de nous l’aborde. Dans quelque temps, il aura oublié qui tu étais et pour quelle raison il faudrait te rappeler à la cour. C’est comme ça. Mais on t’envoie dans les Marches pour secourir un groupe de scientifiques tombés aux mains d’une peuplade oubliée de féroces sauvages. Le voyage, cela ne fait aucun doute, sera extrêmement pénible et épuisant, et tu seras appelé à accomplir en chemin toutes sortes de prouesses héroïques.

— Aucun doute, en effet, approuva Harpirias d’un ton funèbre.

— C’est indiscutable. Sois sérieux, Harpirias.

— J’essaie. Ce n’est pas facile.

Il s’étonnait lui-même de constater à quel point il était devenu acrimonieux, cynique et méfiant, depuis son arrivée à Ni-moya. L’Harpirias du Mont du Château n’était pas du tout comme cela. À certains moments, il avait de la peine à se reconnaître, tellement il avait changé.

— Cette expédition sera donc une aventure glorieuse et épique, poursuivit imperturbablement Tembidat. Tu entreprendras ce voyage vers le nord, tu te comporteras courageusement, comme il convient, dans des circonstances éminemment difficiles, et tu reviendras, après avoir triomphé de tous les périls, accompagné des otages. Selon toute probabilité, le Coronal, qui s’exalte facilement au récit de hauts faits et de grandes aventures, qui lui évoquent sans doute une époque plus romantique, voudra tout savoir de ce que tu as vécu. Tu seras donc convoqué au Château pour rendre compte de vive voix de ta mission, et lord Ambinole sera transporté par le récit à glacer le sang de tes exploits dans les champs de neige du Nord – absolument transporté, Harpirias –, et par la description vivante que tu lui feras de la libération, au péril de ta vie, de nos éminents scientifiques, un haut fait qui sera chanté dans les siècles à venir. Il va sans dire qu’après avoir entendu tout cela, il ne lui viendra pas à l’idée de te renvoyer à Ni-moya pour remplir une tâche obscure de gratte-papier.

— À moins, bien sûr, que je ne survive pas à cette glorieuse et épique aventure. À moins que je ne sois enseveli sous une avalanche ou encore dévoré par les sauvages.

— Si tu veux devenir un héros de légende, Harpirias, il te faudra prendre quelques risques. Mais il n’y a aucune raison que tu ne…

— Tu ne comprends donc pas, Tembidat, que je ne veux pas devenir un héros de légende ? Je veux simplement quitter cette cité sinistre et retourner au Château, là où est ma place.

— Très bien. Tu connais le seul moyen d’atteindre ton but.

— C’est une entreprise démentielle, répliqua Harpirias. Les risques sont considérables et la possibilité d’en recueillir les fruits est purement hypothétique.

— J’en conviens.

— Alors, comment peux-tu me demander de me lancer…

— C’est très simple, Harpirias, soupira Tembidat, il n’y a pas d’autre solution. C’est la seule et unique occasion qui te sera offerte. Ton éminent cousin Vildimuir a beaucoup payé de sa personne pour que cette mission te soit confiée. Il est intervenu dans différents services et a usé de son influence auprès de trois ou quatre ministres tout en écartant plusieurs candidats qui briguaient le commandement de cette expédition. Je parle de certains de tes vieux amis, Sinnim, Graniwain et Noridath, en particulier. Ils pensaient qu’une petite balade dans les Marches pourrait être amusante. Tu n’as pas oublié ce qu’est s’amuser, Harpirias ? Découvrir des paysages nouveaux, traverser des contrées inconnues et dangereuses, affronter une race de sauvages belliqueux : ils mouraient d’envie de partir, tu peux me croire, et ils n’étaient pas les seuls. C’est avec les plus grandes difficultés que Vildimuir a réussi à te faire désigner pour cette mission. Si tu le mets maintenant dans l’embarras en refusant, tu peux parier qu’il ne refera plus des pieds et des mains pour trouver un autre moyen de te faire quitter Ni-moya. Tu me suis, Harpirias ? Soit tu pars, soit tu restes ici pour de bon et tu apprends à aimer le travail que tu fais. À toi de choisir.

— Je vois. Eh bien, je suis dans de jolis draps.

Harpirias tourna la tête pour éviter que Tembidat ne surprenne l’angoisse dans son regard.

— Alors, reprit-il, tout est vraiment fini pour moi ? Tout cela parce que j’ai fait mouche en tirant sur un stupide animal aux grands bois rouges.

— Ne sois pas si pessimiste, mon vieux. Qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est devenu ton goût de l’aventure ? Tu feras ce voyage, tu accompliras tout ce que l’on attend de toi, tu deviendras un héros à ton retour et ta carrière sera relancée. Saute sur cette proposition, Harpirias ! Combien d’occasions de vivre des choses aussi excitantes avons-nous dans le cours d’une existence ? Je serais heureux de t’accompagner, si je pouvais le faire.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui t’en empêche ? Le visage de Tembidat s’empourpra.

— Je suis venu pour une délicate affaire de famille qu’il me faudra plusieurs mois pour régler, sinon je t’accompagnerais. Tu le sais très bien. Mais peu importe, Harpirias. Tu n’as qu’à refuser, si c’est ce que tu veux. Je dirai à Vildimuir que tu es profondément reconnaissant de tout ce qu’il a fait pour toi, mais que, finalement, tu préfères le confort de ton petit emploi de bureau à Ni-moya, et que…

— Ne dis pas d’imbécillités, Tembidat. Bien sûr que je vais y aller.

— Tu vas le faire ?

Harpirias esquissa un sourire, au prix d’un effort considérable.

— As-tu sérieusement cru que je ne le ferais pas ?

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