6

Le palais du monarque des Othinor était, comme il fallait s’y attendre, le plus imposant des bâtiments du village, une construction de trois étages, à l’extrémité orientale, dont la façade blanche était couverte de haut en bas d’entrelacs de motifs fantastiques sculptés dans la glace, d’une prodigieuse complication. Mais l’intérieur n’était constitué que d’une unique et vaste salle, d’une hauteur et d’une largeur extraordinaires, que pas une seule colonne ne soutenait. Une telle construction, se dit Harpirias, doit amener la force de tension des blocs de glace utilisés pour la bâtir à leur limite extrême.

Dans la vaste salle sombre, enfumée et humide, l’atmosphère confinée était étouffante, étonnamment chaude, et il flottait une odeur fétide de poisson. De lourdes tentures ornaient les murs et le sol était couvert de joncs séchés qui craquaient désagréablement sous le pied. Le seul éclairage provenait d’une grande cuve à parois de cuir, placée dans un trou profond, au beau milieu de la salle, contenant une mystérieuse huile sombre qui brûlait lentement en produisant une lumière bleutée et tremblante. Derrière, le roi Toikella siégeait sur son trône, une sorte d’estrade stupéfiante, faite d’une multitude d’ossements colossaux, un véritable ossuaire, soigneusement assujettis et élégamment entrecroisés – fémurs, côtes, immenses défenses incurvées, omoplates, maxillaires –, un imposant siège royal, entièrement construit avec les squelettes des animaux gigantesques vivant sur ces terres glacées.

Quant au roi, il était digne d’un tel trône : un géant ventripotent, totalement chauve, d’une laideur saisissante, portant en tout et pour tout une bande de cuir autour des reins et un grand collier d’os taillés et de longues dents jaunes en sautoir. Son visage, son dos et ses épaules étaient zébrés de bandes éclatantes de peinture. Il tenait dans sa main gauche un gros morceau de viande grasse et sanguinolente, calcinée d’un côté, pratiquement crue pour le reste, qu’il était occupé à ronger à l’arrivée d’Harpirias et Korinaam. Une grappe de femmes à demi nues, aussi grasses et laides que lui pour la plupart – épouses, concubines royales, princesses ? – se prélassait au pied du trône.

Le Changeforme s’avança, prit l’attitude de soumission que devait exiger l’étiquette – bras écartés et levés, paumes vers l’avant – et prononça d’une voix lente, à l’adresse du roi, un long discours auquel Harpirias ne comprit pas un traître mot. Quand il eut terminé, le roi garda le silence un moment. Il arracha une bouchée de viande, la mastiqua pensivement. Il observa Harpirias avec attention. Puis – lentement, solennellement – il se redressa majestueusement de toute sa taille et parla longuement, la viande encore dans la bouche, de la voix la plus grave qu’il eût jamais été donné à Harpirias d’entendre sortir d’une gorge humaine. C’était un grondement sourd qui s’apparentait plus à la voix d’un Skandar qu’à celle d’un homme.

Quand il eut terminé, il détacha un autre énorme morceau de la cuisse qu’il tenait à la main et le lança d’un geste désinvolte à Harpirias, qui, malgré sa surprise, le saisit au vol.

— Le roi vous souhaite la bienvenue, murmura Korinaam.

— Dites-lui que je le remercie de son amabilité.

— Pas encore. Mangez d’abord ce qu’il vous a donné.

— Vous êtes sérieux ?

— On ne peut plus. Mangez, prince.

Harpirias considéra la viande d’un air renfrogné.

Une odeur forte, âcre et peu appétissante s’en échappait. Un seul bout paraissait cuit. Le reste était d’un rouge vif, honnis le gros cordon de gras et de nerfs qui la traversait en son milieu. Harpirias la retourna et s’assura subrepticement qu’il n’y avait pas d’asticots.

— Mangez, répéta le Métamorphe. On ne peut refuser un morceau de viande de la portion du roi.

— Ah ! fit Harpirias. Oui. Oui, bien sûr.

Tout cela commençait à lui paraître quelque peu irréel. Majipoor, la planète civilisée et paisible semblait très loin. Peut-être s’était-il égaré dans un univers étrange et inconnu, peut-être était-il en proie à une hallucination particulièrement vive. Ou peut-être dormait-il et s’agissait-il simplement de quelque sinistre message du Roi des Rêves. Mais si c’était un rêve, il ne voyait aucun moyen d’en sortir.

Harpirias se dit qu’il y avait bien pis dans la vie que de manger de la viande à moitié crue ; et aussi qu’un diplomate est souvent contraint de se conformer aux coutumes de ses hôtes. Il prit une bouchée. La viande n’était pas aussi mauvaise que son aspect le laissait craindre. Il avait goûté nourriture moins agréable à la chasse, dans les forêts du Mont du Château. La deuxième bouchée fut moins plaisante : il était tombé sur le gras et dut lutter pour retenir des haut-le-cœur. Mais il se ressaisit et mordit de nouveau dans la viande. Le roi Toikella l’observa avec intérêt.

— Remerciez-le maintenant de ma part, dit Harpirias au Changeforme.

— Vous n’avez pas tout mangé.

— Lui non plus. Nous pouvons continuer pendant que nous discutons.

— Prince, je pense…

— Exprimez-lui mes remerciements, coupa Harpirias. Sur-le-champ.

Korinaam acquiesça d’un petit signe de tête. Se tournant vers le trône, il se lança d’une voix forte dans un discours fleuri. Le roi écouta, avec plaisir, semblait-il, hocha énergiquement la tête au bout d’un moment et articula une longue réponse dans laquelle Harpirias reconnut de loin en loin dans le dialecte montagnard les mots Coronal et lord Ambinole, au milieu du torrent de paroles gutturales. Puis Harpirias se rendit compte que le roi le regardait bien en face chaque fois qu’il prononçait ces mots.

Un soupçon affreux commença à poindre en lui.

— Un instant, lança-t-il vivement à l’adresse de Korinaam, quand Toikella donna l’impression d’arriver au terme de son discours. Qu’avez-vous fait ? Vous ne lui avez tout de même pas dit que je suis le Coronal ? Vous savez que je vous avais ordonné de ne pas le faire.

— En effet, répondit le Changeforme avec un geste d’excuse. Et je ne l’ai pas fait. Mais je crains qu’il n’ait tiré tout seul cette conclusion hâtive.

— Eh bien, faites en sorte qu’il revienne de son erreur. Immédiatement. Je ne veux pas négocier sous une fausse identité.

Korinaam parut troublé. Sa silhouette se mit à trembler et à onduler sur le pourtour, le signe patent d’une vive émotion chez un Changeforme.

— Le moment n’est pas bien choisi pour le lui dire. Cela ne ferait que le perturber, peut-être l’irriter, alors que tout s’est bien passé jusqu’à présent. Nous aurons plus tard de nombreuses occasions de clarifier la situation.

— J’ai dit tout de suite. Pas plus tard. Il faut qu’il comprenne qu’il a fait erreur, que je ne suis que l’émissaire du Coronal et non le Coronal en personne. C’est un ordre, Korinaam. Je veux qu’il soit parfaitement clair pour lui que…

Mais le roi Toikella avait repris la parole. Le Métamorphe fit des signes pressants à Harpirias pour l’inciter à se taire, et Harpirias céda. Tout à sa contrariété, il prit une nouvelle bouchée de viande, sans même s’en rendre compte.

Il songea avec morosité qu’il était entièrement au pouvoir du Changeforme : incapable de communiquer oralement avec le roi Toikella, il était obligé de se fier à son interprète Métamorphe pour toutes les discussions. Korinaam était libre de raconter au roi ce qu’il voulait, Harpirias ne connaîtrait jamais la vérité. Cela pouvait devenir un problème. À vrai dire, c’en était déjà un. Toikella acheva son laïus et attendit. Le Changeforme se tourna vers Harpirias.

— Le roi dit qu’il est enchanté de votre venue.

— Très bien. J’aimerais que vous lui demandiez si les otages sont en bonne santé.

— Encore une fois, prince, je vous adjure d’être patient. Le moment de s’enquérir de cela n’est pas encore venu.

Une nouvelle flambée de rage parcourut Harpirias.

— Suis-je l’ambassadeur, Korinaam, ou est-ce vous ?

— Il n’y a aucun doute à ce sujet, répondit le Changeforme avec un grand geste d’obséquiosité.

— Il semble pourtant que vous vous posiez en arbitre suprême de ce qu’il m’est permis de dire. Sur ce sujet, je suis obligé d’insister. La connaissance de l’état de santé des otages est de la plus haute…

— Il nous faut supposer que la santé des otages est excellente, prince, fit Korinaam d’un ton conciliant. Mais il serait inconvenant et prématuré de poser à présent des questions à leur sujet. Pis, ce serait impoli.

— Impoli ? Ce barbare à moitié nu est juché sur un trône fait d’ossements, il ronge un bout de viande presque crue et m’oblige à faire comme lui, et vous me dites que nous avons envers lui un devoir de politesse ?

— La politesse est toujours utile dans les affaires de ce genre, répliqua Korinaam en adressant à Harpirias un sourire mielleux. La patience aussi. Je vous conjure, prince, de vous en remettre à moi. Je sais comment vivent ces gens. Pas vous.

Il n’a pas tort, reconnut Harpirias.

Il était en tout état de cause impossible de poursuivre dans l’immédiat la conversation avec le roi, car Toikella venait de descendre de son trône et lançait des ordres d’une voix de stentor à différents membres de son entourage.

— Que dit-il ? demanda Harpirias au Métamorphe.

— Que l’on doit nous conduire à nos appartements, pour nous permettre de prendre quelques heures de repos après notre long et éprouvant voyage. Un banquet sera donné ce soir en notre honneur. Dans la tradition de l’hospitalité Othinor.

— J’imagine la scène, fit Harpirias, la mine lugubre.

Pour loger ses invités, le roi des Othinor mit à leur disposition une douzaine de chambres dans une maison de glace basse et biscornue, au bout du village, à l’extrémité opposée du palais royal. Les Skandars d’Harpirias durent loger à trois ou quatre par chambre et se trouvèrent fort à l’étroit pour des créatures de leur corpulence ; ses quatre Ghayrogs, préférant rester entre eux, occupèrent deux autres pièces ; Harpirias et Korinaam se virent offrir le luxe d’une chambre particulière.

Celle que l’on avait donnée à Harpirias était une cellule carrée, une sorte de boîte sans fenêtre, uniquement éclairée par la lumière diffuse de petites lampes taillées dans l’os, garnies de la même huile visqueuse, sombre et odoriférante que celle qui éclairait la salle du trône de Toikella. Malgré les lampes, l’air circulait si peu en ce lieu clos qu’il semblait presque ne pas y en avoir du tout ; et il faisait froid… vraiment froid. Vivre là-dedans devait être comme vivre dans une chambre frigorifique. Il n’était pas en plein air, mais de la buée sortait de sa bouche et s’élevait devant son visage. Tout n’était que glace, la construction entière formée d’énormes blocs : le sol, les murs, le plafond. Pour tout mobilier, une pile de fourrures à même le sol faisait office de lit.

— Cela vous donne-t-il satisfaction, prince ? demanda Korinaam, le voyant immobile sur le seuil, le front plissé.

— Si je répondais non ?

— Vous mettriez le roi dans un profond embarras.

— C’est une chose que je tiens à éviter à tout prix, fit Harpirias. Et je suppose que c’est mieux que de dormir dehors.

Guère mieux, ajouta-t-il intérieurement.

— En effet, déclara le Changeforme avec gravité, avant de se retirer pour le laisser prendre le peu de repos qu’il pourrait trouver au milieu du tas d’épaisses fourrures rêches.

Le banquet du soir se tint dans la vaste salle, haute de plafond, qui constituait le palais royal. On avait étendu sur la plus grande partie du sol de lourdes fourrures, des peaux de steetmoy blanc cousues bout à bout, luxueuses, immaculées, qui, à n’en pas douter, n’étaient utilisées que dans les grandes occasions. Des tables massives, faites de pièces de bois dégrossies, posées sur de lourds tréteaux taillés dans les mêmes ossements géants que ceux qui formaient le trône, étaient couvertes de toutes sortes de récipients, plats, soupières, bols et saladiers débordant de victuailles. Une douzaine de flambeaux effilés, portés par des supports en os, fixés aux murs à l’extrémité de branches en forme de bras, produisaient une lumière fumeuse et dansante.

Avant le banquet, il y eut des danses. Le roi, dominant l’assemblée du haut de l’estrade qui lui servait de trône, se leva, frappa dans ses mains et une douzaine de musiciens jouant d’instruments inconnus et rudimentaires, tambours, flûtes, gongs et autres instruments à cordes à l’aspect bizarre, déclenchèrent une stridente cacophonie polyrythmique au volume sonore si élevé qu’Harpirias se prit à redouter que les murs du palais ne s’écroulent.

Le harem royal ouvrit la danse. Une petite troupe de femmes replètes, aux seins nus, en pagne et mocassins de fourrure noire, formèrent une file et commencèrent à s’agiter frénétiquement, levant les jambes et écartant furieusement les bras avec une incroyable gaucherie, à la fois comique et touchante. Harpirias dut lutter pour garder son sérieux. Puis il se rendit compte que cette danse était censée être drôle : les danseuses gloussaient en cabriolant et en se bousculant, et les cris de plaisir des spectateurs emplissaient la salle, couverts par les rugissements retentissants du roi.

Toikella en personne descendit ensuite de son trône et se fit une place dans la file des danseuses. Il écrasait les femmes de sa taille imposante et son crâne rasé et luisant les dominait comme le dôme d’une montagne. Sa poitrine monumentale était encore nue, mais il avait revêtu pour l’occasion une cape de fourrure noire de haigus, agrafée à sa gorge, qui lui battait les reins. Les peaux avaient été cousues entières, avec les cornes ; des yeux d’un rouge ardent brillaient dans la fourrure et une triple rangée menaçante de fortes aiguilles suivait la ligne des épaules musculeuses du roi.

— Eyya ! rugit-il. Halga ! Shifta skepta gartha blin !

Il se déplaça au milieu des femmes, tapant des pieds, lançant les bras en l’air en beuglant à pleins poumons. L’attitude des femmes tournoyant autour de lui n’avait plus rien de comique, mais devenait étrangement fascinante ; elles accompagnaient ses gesticulations et trépignements primitifs de leurs propres pas de danse farouches et sauvages. Le spectacle était impressionnant, à la fois risible et effrayant. Jamais Harpirias n’avait rien vu de tel.

Et maintenant le roi semblait lui faire signe, le buste incliné, le regard tourné vers lui, il faisait aller et venir ses doigts repliés.

Était-ce possible ? Fallait-il prendre ces gestes comme une invitation ?

Eh bien, oui. Harpirias lança un regard interrogateur à Korinaam qui hocha la tête.

— Il vous invite à danser avec lui, déclara le Métamorphe. Un honneur insigne. Cela signifie qu’il vous tient presque pour un égal.

— Presque un égal. Parfait.

— Vous devriez aller danser.

— Bien sûr que je devrais. Oui, évidemment, je vais danser.

Harpirias eut une courte hésitation, le temps d’étudier plus attentivement les pas de danse, d’absorber le rythme étrangement discordant de la musique. Puis il s’avança au centre de la salle.

Les femmes s’écartèrent et se fondirent dans l’ombre. Il était seul avec le roi qui le dominait de sa taille de Titan.

La sueur ruisselait sur la peau nue et luisante de Toikella. Il eut un grand sourire – Harpirias remarqua pour la première fois les pierres précieuses étincelantes, une émeraude, un rubis et une troisième d’une teinte plus sombre, serties dans ses dents de devant – et frappa dans ses mains à trois reprises. C’était apparemment un signal destiné aux musiciens qui cessèrent de faire grincer, gémir, résonner et beugler frénétiquement leurs instruments, et attaquèrent un air totalement différent, lent et sinueux, une mélodie serpentine, grave et apaisante, étrangement obsédante.

Le roi, les épaules remontées, les paumes des mains tournées l’une vers l’autre, les doigts ondulant mystérieusement, commença à se déplacer avec une grâce inimaginable, décrivant un large cercle autour d’Harpirias, à pas si légers qu’il donnait presque l’impression de flotter. Cela évoquait la danse d’un chasseur traquant sa proie.

Harpirias, qui n’avait pas la moindre idée de ce qu’on attendait de lui, demeura un moment immobile, observant Toikella de l’air ahuri de celui qui commence à entrer en transe. Puis il se mit à son tour à bouger, presque sans volonté consciente, en pliant d’abord les doigts, puis en haussant et baissant les épaules, et enfin en imitant la danse légère et gracieuse du roi, suivant son propre mouvement giratoire, en sens inverse de celui de Toikella.

Pendant un long moment, ils se traquèrent mutuellement, sans cesser de décrire des cercles concentriques, l’un immense et costaud, l’autre plus petit, tout râblé, tandis que le tempo et le volume de la musique allaient crescendo. Elle gagna rapidement en intensité, pour se rapprocher de celle de la danse des femmes. Harpirias pressa la cadence en suivant la musique. Toikella, toujours souriant, accéléra aussi. Harpirias se mit à rire. Il devenait impossible de conserver la légèreté de ses pas. Il sauta, il bondit, il tapa des pieds, il frappa dans ses mains…

— Eyya ! s’écria le roi. Haiga !

— Eyya ! répéta Harpirias. Haiga !

— Shifta skepta gartha bliti !

— Shifta skepta !

— Gartha blin !

— Shifta skepta gartha blin !

Harpirias rejeta la tête en arrière, leva les mains au plafond, ramena un genou presque contre sa poitrine, puis l’autre. Il hurla, il rugit. Il tapa des pieds et des mains. Et il vit que d’autres s’approchaient, d’abord quelques femmes, puis l’homme à la mise recherchée qui avait discuté avec Korinaam à l’entrée de la vallée, et encore plusieurs hommes, aux peintures éclatantes – les grands guerriers de la tribu, peut-être. Il y eut même quelques-uns des Skandars qui entrèrent dans la danse, mais pas un Ghayrog, et Korinaam ne s’y risqua pas. Pendant ce qui parut durer des heures, ils tournèrent en rond dans la salle comme une bande de cinglés hébétés, jusqu’à ce que la musique s’arrête brusquement, au milieu d’une mesure, comme si tous les musiciens avaient rendu l’âme au même instant, et on n’entendit plus dans la salle que des rires et des halètements.

Le roi, qui se tenait à côté d’Harpirias au moment où la musique s’était arrêtée, se tourna vers lui. Les yeux du géant brillaient de pur ravissement. Il tendit une de ses énormes pattes, attira Harpirias à lui et l’écrasa contre sa poitrine. L’étreinte se prolongea quelques secondes, interminables. Harpirias fut submergé par les effluves royaux : un mélange infect de sueur, de graisse animale, de pigments appliqués avec profusion, de parfums répugnants.

Puis Toikella le lâcha, lui adressa un nouveau sourire et se frappa le front dans un geste ressemblant à un salut. Harpirias l’imita, souriant lui aussi. La danse l’avait rendu euphorique. Il avait presque l’impression d’être redevenu lui-même, après ces longs et mornes mois d’exil. Il découvrit aussi, à son grand étonnement, qu’il était séduit par Toikella, qui semblait être un vieux tyran fort aimable et plein d’entrain. Il paraissait, de son côté, susciter l’intérêt du roi.

Et voilà, se dit Harpirias, nous allons devenir les meilleurs amis du monde. Nous passerons de longues soirées à boire ce que l’on boit habituellement dans ce pays et nous nous raconterons par le menu l’histoire de notre vie. Oui, une paire d’amis. Des amis inséparables.

Vint enfin l’heure de passer à table.

Harpirias fut servi de la main du roi : un honneur insigne, à l’évidence, mais à double tranchant, car la courtoisie diplomatique obligeait maintenant Harpirias à manger tout ce que Toikella avait choisi pour lui. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait sans doute préféré un assortiment moins plantureux de plats, car presque tout ce qui se trouvait sur les tables paraissait immangeable. La nourriture était composée en majeure partie de viandes : rôtis, ragoûts, petites pièces en brochettes, noyées dans des sauces épaisses et relevées. Il y avait plusieurs variétés de potage – Harpirias espérait que ces bouillons étaient bien des potages, rien de plus funeste –, des montagnes de fruits à écale grillés, des purées de légumes de différentes sortes et ce qui ressemblait à des racines noueuses carbonisées. En guise de boisson de choix, une bière amère, saumâtre, d’une teinte gris-noir, formait dans les coupes une mousse déplaisante.

Harpirias mangea ce qu’il put, grignotant du bout des dents, avalant stoïquement une bouchée de-ci, de-là, qu’il arrosait précipitamment de grandes lampées de bière. Ces gens semblaient aimer la viande grasse et à demi cuite, avec, le plus souvent, un goût faisandé que même un chasseur expérimenté comme Harpirias trouvait difficile à supporter. Toutes les sauces étaient beaucoup trop épicées pour lui et la plupart des plats de légumes avaient un arrière-goût pourri ou fermenté. Mais il fit de son mieux. Il comprenait quel sacrifice ce devait être de présenter une telle abondance de mets, pour les Othinor qui vivaient dans un pays recouvert de neige la plus grande partie de l’année, où l’agriculture était inconnue et où chaque parcelle de nourriture devait être arrachée à une nature hostile.

Le roi insista pour le resservir, deux fois, trois fois. Harpirias refusa en riant, se contentant de grignoter, et laissa les serviteurs du roi enlever ses assiettes à peine entamées, chaque fois que Toikella avait le dos tourné.

La soirée traînait en longueur. Comme si elle devait ne jamais avoir de fin.

Trois clowns firent leur apparition et se lancèrent dans un long numéro de blagues incompréhensibles et de piètres exercices de jonglerie, qui firent rire le roi aux larmes. Les femmes recommencèrent à danser, suivies par un groupe d’hommes. Harpirias était somnolent, mais il se força courageusement à se tenir éveillé. Il but plusieurs coupes de la bière amère et pétillante : à la longue, on s’y faisait. Puis il remarqua que les convives s’éclipsaient petit à petit, par groupe de deux ou trois. La grande salle était devenue très silencieuse. Le roi avait attiré des femmes dans ses bras et roulé avec elles sur les fourrures.

— Venez, prince, fit doucement Korinaam. La soirée s’achève.

— Dois-je souhaiter bonne nuit au roi ?

— J’imagine qu’il ne s’en rendra même pas compte.

De fait, Toikella semblait fort occupé. De petits bruits tendres de baisers mouillés se faisaient entendre.

— Nous devrions y aller maintenant, fit le Changeforme.

Ils traversèrent de bout en bout l’esplanade de glace pour regagner leur gîte. Il était tard, l’obscurité régnait. L’air de cette nuit d’été, vif et limpide, avait pour Harpirias quelque chose d’hivernal.

Les étoiles ne donnaient pas l’impression de scintiller des points lumineux isolés, brillant avec éclat.

— Vous avez fait ce qu’il fallait, ce soir, dit Korinaam, au moment où ils pénétraient dans le bâtiment de glace. Un bon début pour votre mission.

Harpirias acquiesça en silence. Il avait la tête lourde. Trop d’excitation, trop de bière bizarre, trop de chère exécrable, trop d’air vicié et de fumée. Il écarta la portière de cuir et entra dans sa chambre. Il y faisait encore plus chaud que dans la salle du trône et les lampes, allumées pendant son absence, avaient empli la pièce d’une épaisse fumée huileuse qui suffoqua Harpirias et lui souleva l’estomac dès qu’il la respira.

Il y avait quelqu’un dans la chambre. Une femme.

— Oui ? fit-il. Que voulez-vous ?

Elle se leva et s’avança vers lui, son sourire découvrant une bouche édentée. Harpirias reconnut l’une de celles qui s’étaient pressées au pied du trône du roi Toikella – celle qui paraissait la plus jeune et la moins repoussante, une jeune fille plutôt mince, aux cheveux bruns, plats et brillants, coupés au bol, à la hauteur des oreilles. Elle ne portait que les mocassins et le pagne de fourrure noire qui constituaient le costume des danseuses ; d’un mouvement désinvolte, elle baissa son pagne et l’écarta du pied. D’un geste plein d’entrain, elle indiqua la pile de fourrures, se frappa la poitrine et tendit la main vers lui.

— Non, fit Harpirias. Pas ce soir, merci. Je suis très, très fatigué. Tout ce que je veux, c’est dormir.

Elle secoua la tête de haut en bas en gloussant. Elle montra derechef les fourrures. Harpirias ne bougea pas.

— Tu n’as pas compris un traître mot de ce que j’ai dit, n’est-ce pas ? Non. Comment pourrais-tu comprendre ?

L’espace d’un instant, il faillit céder à la tentation.

Il avait vécu si longtemps dans la chasteté que la continence commençait à lui paraître une manière de vivre presque naturelle, une situation à laquelle il faudrait assurément remédier. Mais pas là, pas maintenant, pas avec elle. Loin d’être hideuse – traits agréables, regard vif et malicieux, silhouette acceptable, poitrine attrayante –, elle n’en restait pas moins primitive d’allure, peu soignée et malodorante de sa personne. Et il était véritablement très fatigué, pas intéressé le moins du monde.

Il aurait dû être flatté qu’elle se jette à sa tête. Mais comment aurait réagi le roi en découvrant que l’ambassadeur du monde civilisé s’était offert une partie de jambes en l’air avec une des femmes du harem royal ?

— Je suis désolé, fit-il doucement. Une autre fois, peut-être.

Il ramassa le pagne dont elle s’était débarrassée et le lui fourra dans la main. Puis, posant le bout des doigts sur son dos, un geste qui, il l’espérait, n’avait rien de provocant, il lui fit prendre la direction de la porte, sans la pousser à proprement parler, mais en lui faisant clairement comprendre qu’il souhaitait qu’elle parte.

Elle se retourna et lui lança un long regard impossible à déchiffrer. Tristesse ? Colère ? Moquerie ? Il n’aurait su le dire.

En secouant la tête, Harpirias fit une toilette rapide et se disposa à se coucher. Il s’apprêtait à se glisser entre deux des fourrures étendues sur le sol quand la voix tranquille du Changeforme lui parvint du couloir.

— Puis-je vous parler, prince ?

Harpirias étouffa un bâillement. Tout cela commençait à devenir très agaçant.

— Que se passe-t-il, Korinaam ? demanda-t-il, sans se lever pour tirer la tenture de cuir qui faisait office de porte.

— La jeune fille que vous avez éconduite est venue me voir.

— Toutes mes félicitations. Je vous souhaite beaucoup de plaisir.

— Vous m’avez mal compris, prince. Elle est venue me demander ce qu’elle a fait de mal, pourquoi elle vous a déplu. Cet affront l’a bouleversée.

— Vraiment ? C’est grand dommage. Je ne voulais aucunement la froisser. Mais je n’avais pas particulièrement envie de compagnie pour la nuit, pas plus la sienne que celle de quiconque. En règle générale, il ne me paraît pas judicieux de coucher avec l’épouse d’un roi.

— Ce n’est pas une de ses épouses, prince. C’est la plus jeune fille du roi Toikella que vous avez repoussée. Quand il en sera informé, il ne manquera pas de réagir violemment.

— Sa fille ? Il veut que je couche avec sa fille ?

— Cela relève de l’hospitalité traditionnelle Othinor. Vous ne pouvez vraiment pas refuser.

Horrifié, Harpirias se prit le front entre les mains. Korinaam était-il sérieux ? Oui, oui, évidemment. Dans son désarroi, il envisagea de demander au Métamorphe de faire revenir la fille ; mais un sentiment croissant d’irritation l’emporta sur les obligations diplomatiques présumées auxquelles il devait satisfaire. Il avait besoin de dormir. Il y avait des limites à ce qu’il était censé faire pour parvenir à la signature de ce traité. Il n’était pas question de coucher avec une sauvagesse mal lavée, uniquement pour faire plaisir au roi Toikella. Non, non et non.

— Vous direz au roi, reprit Harpirias, en réfléchissant rapidement, quand il abordera le sujet et seulement dans ce cas, que je suis extrêmement sensible à l’honneur qu’il m’a fait, mais que j’ai fait le vœu rigoureux de m’abstenir de tout plaisir charnel pour me consacrer à ma charge. Il m’est interdit en conséquence de laisser une femme m’approcher.

— Vous n’aviez jamais mentionné cela, prince.

— Eh bien, je le fais aujourd’hui. Un vœu de continence. Est-ce bien compris ?

— Oui, absolument.

— Merci. Bonne nuit, Korinaam.

Il tira une des fourrures par-dessus sa tête, la peau à l’extérieur. L’odeur était si forte qu’on l’aurait crue tannée dans de l’urine de steetmoy.

Il se dit que ce serait encore plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. Si son cher ami Tembidat et son cousin bien-aimé Vildimuir s’étaient trouvés à sa portée en cet instant, il leur aurait tordu le cou avec grand plaisir.

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