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Harpirias n’était pour rien dans ce projet d’une expédition dans les étendues neigeuses et désolées des Marches de Khyntor. En sa qualité de membre de l’une des grandes familles pontificales, les Prestimion de Muldemar, il pensait, en bonne raison, couler sur le Mont du Château une existence paisible au service du Coronal, lord Ambinole, et peut-être obtenir à la longue le rang de conseiller du Coronal ou une nomination à la tête d’un grand ministère, voire le titre de duc de l’une des Cinquante Cités.

Mais cette ascension avait été brutalement interrompue, pour la plus cruelle, la plus dérisoire des raisons.

À l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire, un jour de funeste mémoire, il avait quitté le Château avec une demi-douzaine de compagnons pour gagner la région forestière qui s’étendait aux portes de la cité d’Halanx. La famille de son ami Tembidat y possédait de longue date une réserve de chasse. L’idée de cette sortie venait de Tembidat, c’était son cadeau d’anniversaire.

La chasse était l’un des grands plaisirs d’Harpirias. Court de stature, comme la plupart des hommes de la lignée de Prestimion, mais de belle carrure, robuste et agile, c’était un jeune homme athlétique, affable et ouvert. Il était féru de toutes les péripéties de la chasse : traquer le gibier, le débusquer et le forcer, sentir le souffle de l’air sur ses joues en chevauchant sa monture, viser l’animal en prenant son temps. Et le tuer, bien entendu. Quelle meilleure manière pour fêter son anniversaire que d’abattre, avec adresse et élégance, quelques bilantoons ou des tuamiroks aux défenses redoutables, de rapporter la viande pour faire une joyeuse bombance et d’accrocher au mur un ou deux trophées ?

À la fin de la journée, Harpirias et ses amis avaient un beau tableau de chasse : outre une douzaine de bilantoons et une paire de tuamiroks, ils avaient abattu un vandar dodu, à la viande succulente, un frêle onathil bondissant, et, quand l’après-midi touchait à son terme, la plus belle pièce, un majestueux sinileese au pelage magnifique, d’un blanc luisant, et aux imposants bois écarlates. C’est Harpirias qui l’avait abattu, d’un seul coup tiré à une distance incroyable, un coup de maître qui l’avait empli de fierté.

— Je n’imaginais pas qu’il y eût des animaux aussi rares dans le parc de ta famille, dit Harpirias à Tembidat, après avoir récupéré le corps du sinileese et commencé à le préparer pour le transport vers le Château.

— En réalité, je n’en savais rien non plus, fit Tembidat d’un ton étrangement grave et embarrassé qui aurait pu laisser pressentir à Harpirias la tournure des événements.

Mais il était trop gonflé de joie par son exploit pour y prêter attention.

— J’avoue avoir été quelque peu étonné en le voyant, poursuivit Tembidat. Un sinileese blanc, un animal vraiment très rare… Je n’en avais jamais vu, et toi ?

— J’aurais peut-être dû le laisser en vie, fit Harpirias. Peut-être s’agit-il d’un animal auquel ton père attache un grand prix… qui lui est particulièrement cher…

— Et dont il n’aurait jamais parlé ? Non, Harpirias !

Tembidat secoua la tête, un peu trop vigoureusement peut-être, comme s’il cherchait à se persuader de quelque chose.

— Il ne devait pas connaître l’existence de ce sinileese, ou s’en soucier, sinon il ne l’aurait pas laissé en liberté. Ce domaine est celui de notre famille et tous les animaux qui y vivent sont bons à tirer. Ce sinileese sera donc mon cadeau d’anniversaire. Mon père se réjouirait pleinement de savoir que c’est toi qui l’as abattu, à l’occasion de cette chasse organisée pour ton anniversaire.

— Qui sont ces gens, Tembidat ? demanda brusquement l’un de leurs compagnons. Les gardes-chasse de ton père, je suppose ?

Harpirias leva la tête. Surgissant de la forêt, trois hommes, des costauds à la mine renfrognée, en livrée pourpre et cramoisi, s’avancèrent dans la clairière où les chasseurs s’affairaient.

— Non, répondit Tembidat d’une voix où perçait de nouveau une étrange tension, ce ne sont pas les gardes-chasse de mon père, mais ceux de notre voisin, le prince Lubovine.

— Votre voisin…, articula Harpirias, qui sentit l’appréhension monter en lui en songeant à la distance considérable à laquelle il avait abattu le sinileese.

Il commença à se demander à qui appartenait réellement l’animal.

Le plus grand et le plus sinistre des hommes en livrée pourpre et cramoisi les salua négligemment.

— L’un de ces messieurs aurait-il vu par hasard… Ah ! il semble que oui…

Sa phrase s’acheva en un grognement inarticulé.

— Un sinileese blanc aux bois écarlates, précisa avec rudesse un de ses compagnons.

Il y eut un silence pénible, chargé d’hostilité.

Le visage sombre, les trois hommes considérèrent l’animal sur lequel était penché Harpirias. Il posa son couteau de chasse et regarda fixement ses mains couvertes de sang. Il perçut une sorte de grondement, comme un torrent bouillonnant qui lui traversait le crâne.

— Vous devez savoir, déclara enfin Tembidat d’une voix mal assurée, où perçait une pointe de défi, que nous sommes dans la réserve de chasse de la famille du duc Kestir d’Halanx, dont je suis le fils. Si votre animal a dépassé les limites de votre domaine et s’est égaré sur nos terres, nous déplorons sa mort, mais nous étions parfaitement en droit de le considérer comme une proie. Je ne vous apprends rien.

— S’il a dépassé ces limites, répliqua le premier des gardes-chasse du prince Lubovine. S’il l’a fait. Mais le sinileese, que nous avons poursuivi tout l’après-midi, depuis qu’il s’est échappé de sa cage, se trouvait sur le domaine de notre maître quand vous l’avez abattu.

— Sur le domaine… de votre maître…, bredouilla Tembidat.

— Assurément. Voyez-vous la borne, là-bas, la marque sur le tronc de ce pinga ? Le sang du sinileese s’est répandu sur le sol, bien au-delà de la borne. Nous avons suivi les traînées de sang jusqu’ici. Vous pouvez transporter l’animal sur les terres du duc Kestir, si tel est votre désir, mais cela ne changera rien au fait qu’il se trouvait sur le domaine du prince Lubovine quand vous l’avez abattu.

— Est-ce vrai ? demanda Harpirias à Tembidat, d’une voix vibrant d’horreur contenue. C’est la limite de la propriété de ton père ?

— Apparemment, murmura Tembidat d’une voix sépulcrale.

— Et cet animal était le seul de son espèce, le plus beau fleuron de la collection du prince Lubovine, poursuivit le garde-chasse. Nous réclamons sa viande et sa peau, mais cet acte stupide de braconnage vous coûtera infiniment plus cher, soyez-en certains, mes jeunes seigneurs.

Les trois gardes-chasse hissèrent le sinileese sur leurs épaules et s’enfoncèrent dans la forêt.

Harpirias resta cloué sur place. Le parc des animaux rares du prince Lubovine était célèbre pour les merveilles qu’il contenait. Et le prince n’était pas seulement un homme d’une grande puissance, d’une richesse incommensurable et de haut lignage – il descendait du Coronal lord Voriax, le frère aîné du célèbre Valentin qui avait été Coronal, puis Pontife, au Temps des Troubles, cinq siècles auparavant –, mais il avait aussi la réputation d’une nature mesquine et vindicative, qui ne laissait pas passer un affront.

Comment Tembidat avait-il pu être assez bête pour laisser les chasseurs s’avancer jusqu’à la lisière du domaine de Lubovine ? Pourquoi n’avait-il pas signalé qu’il n’était pas clôturé, pourquoi ne l’avait-il pas averti du risque qu’il y avait à tirer sur le sinileese à une telle distance ?

— Nous ferons amende honorable, mon ami, sois-en sûr, fit doucement Tembidat, pleinement conscient du désarroi d’Harpirias. Mon père parlera à Lubovine… Nous lui ferons comprendre que c’était une erreur, que tu n’avais pas la moindre intention de braconner sur ses terres, nous lui offrirons trois nouveaux sinileeses, cinq nouveaux sinileeses…

Mais, comme il fallait s’y attendre, l’affaire ne se régla pas aussi facilement.

De plates excuses furent présentées. Un dédommagement fut versé. On s’efforça même, mais en vain, de trouver un autre sinileese blanc pour le prince outragé. Des parents haut placés d’Harpirias, des Prestimion, des Dekkeret, des Kinniken, intercédèrent en sa faveur, implorèrent la clémence princière pour ce qui, somme toute, n’était qu’une malheureuse erreur de jeunesse.

Et puis, juste au moment où il commençait à croire que cette affaire n’aurait pas de suites fâcheuses, Harpirias se vit affecter à un obscur poste diplomatique, dans la cité géante de Ni-moya, sur le continent secondaire de Zimroel, au-delà des mers, à des milliers de kilomètres du Mont du Château.

Le décret lui fit l’impression d’un coup de hache. En fait, sa carrière était brisée. Quand il serait parti à Zimroel, on l’oublierait au Château. Il pouvait rester des années, voire des décennies en exil, peut-être même ne jamais être rappelé au siège du gouvernement. À Ni-moya sa tâche serait inepte ; il passerait ses journées à brasser de la paperasse, à rédiger d’absurdes rapports, à apposer son sceau sur des documents inutiles, année après année ; tous les jeunes seigneurs de sa génération mettraient ce temps à profit pour le distancer et accéder aux plus hautes fonctions de la cour du Coronal, auxquelles il était destiné par la naissance et le mérite.

— C’est l’œuvre de Lubovine, n’est-ce pas ? demanda Harpirias à Tembidat, quand il fut évident que sa mutation était irrévocable. C’est ainsi qu’il se venge de la perte de son maudit sinileese. Mais ce n’est pas juste… On ne brise pas la vie d’un homme simplement parce qu’un stupide animal s’est fait tuer accidentellement…

— Ta vie ne sera pas brisée, Harpirias.

— Vraiment ?

— Tu resteras six mois à Ni-moya, un an au maximum. Mon père en est certain. Lubovine est très puissant et, comme il exige un châtiment exemplaire pour ce que tu as fait, il te faudra faire pénitence en exil pendant un certain temps avant de pouvoir revenir. Le Coronal lui en a donné l’assurance.

— Tu crois vraiment que cela se passera ainsi ?

— Absolument, affirma Tembidat. Mais il en alla tout autrement.

Harpirias partit pour Ni-moya, l’esprit assombri par les plus noirs pressentiments. C’était pourtant une grande et belle cité, la plus peuplée de Zimroel, qui comptait plus de trente millions d’habitants et où de magnifiques tours blanches se dressaient sur des centaines de kilomètres le long du Zimr, un fleuve puissant, au cours rapide. Mais ce n’était malgré tout qu’une cité de Zimroel. Celui qui a été élevé dans la magnificence du Mont du Château ne peut s’adapter aisément aux moindres splendeurs de l’autre continent.

À Ni-moya, où les mois se succédaient avec monotonie, Harpirias remplit ses dérisoires et offensantes fonctions bureaucratiques dans un endroit baptisé Bureau de Liaison Provincial, qui ne semblait relever ni de l’autorité du Coronal ni de celle du Pontife, mais se trouver dans une sorte de vide gouvernemental.

Il attendit avec impatience le message qui le rappellerait sur le Mont du Château. L’attente se prolongea.

Interminablement.

Il constitua plusieurs dossiers de demande de mutation sur le Mont. Ils restèrent sans réponse. Il écrivit à Tembidat pour lui rappeler la prétendue promesse du Coronal d’autoriser son retour au bout d’un certain temps. Tembidat répondit qu’il était absolument convaincu que le Coronal tiendrait parole.

Harpirias vit passer le premier anniversaire de son arrivée à Ni-moya et entra dans sa deuxième année d’exil.

Il ne recevait plus que des nouvelles fragmentaires de ses amis et parents du Château : de courtes missives, de plus en plus espacées, qui, de loin en loin, l’informaient des derniers potins. Comme si tout le monde commençait à se sentir gêné de lui écrire. Tout se passait donc exactement comme il l’avait redouté. Il était tombé dans l’oubli. Sa carrière était brisée ; il finirait ses jours comme un vague scribouillard, dans cet obscur service administratif de cette cité prodigieusement peuplée, mais tellement provinciale du continent secondaire de Majipoor, coupé à jamais des sources du pouvoir et des privilèges auxquels il avait eu accès toute sa vie.

La nature de son âme aussi commença à changer. D’exubérant et ouvert, il devint grincheux, cassant, renfermé, un homme maussade, aigri, irrémédiablement, semblait-il, par l’injustice dont il avait été victime.

Mais un jour, tandis qu’il passait en revue le courrier diplomatique en provenance d’Alhanroel, triant sans entrain l’assortiment de documents ineptes dont il lui faudrait se charger, Harpirias eut la surprise d’en découvrir un qui lui était personnellement adressé : une enveloppe portant les armoiries du prince Salteir, Haut Conseiller auprès du Coronal lord Ambinole.

Harpirias ne s’attendait plus à recevoir quoi que ce fût d’un personnage aussi éminent. Il brisa le sceau d’une main tremblante. Et il prit connaissance du message avec incrédulité et délectation.

Une mutation ! Lubovine s’était laissé fléchir ! On lui permettait enfin de quitter Ni-moya !

Mais, au fil de la lecture, sa bouffée d’exultation se mua rapidement en consternation. Au lieu d’être rappelé au siège du gouvernement, il était envoyé encore plus loin. Lubovine n’avait-il pas assouvi sa vengeance en l’obligeant à aller s’enterrer à Ni-moya ? Il semblait que non. Harpirias découvrit à son vif dépit et à sa profonde détresse que sa prochaine mission l’expédierait au-delà des frontières de la civilisation : dans les territoires montagneux, désolés, isolés par les glaces de l’extrême nord-est de Zimroel, les Marches de Khyntor.

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