Le lendemain matin, à peine Alain eut-il fini son petit-déjeuner, nourrissant mais sans saveur, qu’un acolyte vint l’informer que sa présence était requise dans une autre partie de l’hôtel. Alain suivit le messager, peu pressé de faire un rapport complet sur le sort de la caravane.
Il fut conduit dans une pièce sombre. L’acolyte recula, plié en deux, et referma les portes en laissant Alain seul face aux vagues silhouettes des mages assis devant lui. Il ne pouvait distinguer leurs traits, mais eux le voyaient parfaitement grâce à une lampe posée tout près de son visage. Alain n’avait jamais été soumis à la Question auparavant, mais il était évident que ses doyens attendaient de lui qu’il répondît de son échec.
Une voix impassible de femme jaillit de la pénombre.
« Nous avons été informés que tu as été en compagnie d’une mécanicienne pendant plusieurs jours.
— Une mécanicienne a échappé à la destruction de la caravane comme moi, confirma Alain, surpris que son interrogatoire commençât par ce point.
— Pourquoi ?
— Elle tentait de se protéger des bandits.
— Ne te moque pas de nous, jeune mage ! » La voix impassible réussit à se parer d’intonations tranchantes. « Pourquoi cette mécanicienne t’a-t-elle accompagné ? Pourquoi a-t-elle cherché secours auprès de toi ?
— Elle… » m’a ordonné de la suivre ? Non. Je ne devrais pas préciser cela. « Nous étions les seuls rescapés. Elle a dit qu’elle pensait que nos chances de survie seraient plus élevées si nous restions ensemble.
— Tu lui as parlé. » Ces mots neutres portaient en eux tout le poids d’une condamnation.
« Oui. C’est une ombre. Que je lui aie parlé ou non importe peu, puisqu’elle n’est rien. » Qu’ils aillent donc condamner ça !
La pause qui s’ensuivit semblait indiquer qu’on cherchait des bases afin de réfuter son raisonnement, mais qu’on n’en trouvait pas.
« La mécanicienne n’a-t-elle donné aucune autre raison pour rester avec toi ? »
Inventer un mensonge aurait nécessité un temps d’hésitation que les doyens auraient aisément repéré. Aussi Alain répliqua-t-il du tac au tac, un ton imperturbable : « Elle a déclaré refuser de me voir mourir.
— Un mensonge éhonté, commenta une voix d’homme. Aucun mécanicien ne se serait préoccupé du sort d’un mage. N’as-tu pas vu que c’était un mensonge ? »
Moins il en dirait, mieux il se porterait. Alain ne voulait pas révéler à ces doyens à quel point la mécanicienne l’avait troublé.
« Non. Je n’ai vu nulle duplicité en elle quand elle a prononcé ces paroles.
— Trop jeune, grommela le doyen. Un mage digne de ce nom aurait perçu la tromperie. La mécanicienne escomptait sûrement quelque chose. Que t’a-t-elle demandé ? »
Alain, qui ne s’en souvenait plus, dut cette fois réfléchir avant de répondre.
« Elle a voulu savoir comment je parvenais à créer du feu. Elle ne comprenait pas le procédé. Je ne le lui ai pas dévoilé. »
La troisième silhouette se fit entendre ; sa voix était celle d’un vieil homme.
« Bien sûr, qu’elle ne comprenait pas ! J’espère que tu as eu assez de jugeote pour ne pas perdre ton temps à inculquer la sagesse à une mécanicienne. Que lui as-tu dit d’autre ? Que voulait-elle ? »
Le ton accusateur du vieux mage laissait poindre son émotion.
« Elle voulait survivre », répéta Alain, incapable de saisir ce qu’ils souhaitaient l’entendre dire. Elle avait refusé de boire ce qui leur restait d’eau, refusé de l’abandonner. Lui-même ne comprenait toujours pas son geste. Comment aurait-il pu l’expliquer à ces doyens ?
La femme reprit la parole, des notes soupçonneuses teintant sa voix égale. « Cette mécanicienne était-elle jeune ?
— Oui, doyenne.
— Tu es jeune, toi aussi.
— Oui, doyenne.
— Qu’a-t-elle essayé de te faire ? A-t-elle tenté de te piéger ?
— Me piéger ? demanda Alain, incertain de ce qu’elle voulait dire.
— A-t-elle cherché à te séduire, imbécile, alors que vous étiez seuls dans le désert ? »
Alain ne se rappelait pas quand il avait ri pour la dernière fois. Cela remontait à très longtemps. Néanmoins, l’absurdité de la question faillit lui arracher une exclamation qui aurait pu ressembler à un éclat de rire et provoquer une ire sans précédent chez les doyens. Il lui fallut mobiliser toute sa volonté pour étouffer ce son avant qu’il ne franchît ses lèvres.
« Non, doyenne. La mécanicienne n’a jamais rien fait de tel.
— Elle ne t’a jamais touché ?
— Une fois. Elle m’a touché une seule fois. » Autant qu’il s’en souvînt, la mécanicienne n’avait effectivement pris cette initiative qu’une fois, et il eût été le roi des imbéciles de leur dire spontanément qu’il lui avait pour sa part tendu la main à deux reprises.
« Une fois ? » La doyenne se jeta sur cet aveu.
« Le grand nombre de sorts lancés pour tuer nos assaillants m’avait affaibli. Elle m’a saisi par le bras pour m’aider à me relever. »
Le silence s’éternisa. Puis un des doyens lâcha un seul mot : « Aider ? »
Alain pria pour qu’aucune émotion ne transparût sur son visage.
« C’est ainsi qu’elle a qualifié son geste. »
Ce n’était pas un mensonge. Non. Il venait de relater exactement ce qui s’était passé. Allaient-ils pousser l’interrogatoire pour savoir s’il connaissait le sens de ce terme ?
S’ensuivit une autre longue pause, à l’issue de laquelle les doyens semblèrent avoir décidé de ne pas continuer dans cette voie. Sans doute craignaient-ils de réveiller chez Alain des souvenirs importuns.
« Elle t’a donc touché pour te mettre en appétit, puis elle t’a refusé ses charmes, reprit la doyenne. S’est-elle exhibée par la suite ? T’a-t-elle promis d’être plus généreuse ultérieurement ?
— Exhibée ? » Quel était le sens de ce mot ?
« A-t-elle fait étalage de ses charmes devant toi ? » insista-t-elle.
Quels faits et gestes de la mécanicienne auraient pu être qualifiés d’étalage ? Alain n’aurait su le dire. De plus, il n’était pas tout à fait certain de ce que la doyenne mettait derrière ce terme. Les seules femmes qu’il eût côtoyées depuis son plus jeune âge étaient des mages ou des acolytes ; aucune ne dérogeait aux enseignements de la guilde quant au peu d’importance à accorder à l’apparence et aux désirs physiques. « Exhiber » devait donc signifier autre chose.
La mécanicienne n’avait pas l’air très différente. Elle devait se laver et changer de vêtements quand elle n’était pas occupée à fuir des bandits dans le désert, mais elle ne portait pas l’épaisse couche de maquillage dont se paraient certaines femmes du commun. Cet artifice reflétait les tentatives des gens du peuple de créer leur propre illusion de beauté, avait confié un doyen à Alain avant que ce dernier ne quittât l’hôtel de la guilde d’Ihris.
Pourtant, aucune de ces femmes, qui avaient montré bien plus de chair nue qu’il n’en avait vu chez la mécanicienne, n’avait semblé aussi… intéressante. Pourquoi ne lui avaient-elles laissé qu’un très vague souvenir, alors que l’image de Mari demeurait limpide dans sa mémoire ?
Il n’avait pu ignorer le corps de la mécanicienne. À plusieurs reprises, il s’était surpris à la regarder marcher quand elle le précédait et, bien qu’elle n’eût jamais quitté sa veste, Alain avait entraperçu sa chemise mouillée, collée contre sa peau. Ces visions avaient hanté ses nuits depuis.
« Elle portait une chemise qui parfois était trempée de sueur…
— Ah ! » Cette réponse ravit la doyenne au point de dévoiler ses émotions. « Ainsi qu’un pantalon moulant, sans doute.
— Oui, doyenne, elle portait un pantalon », confirma Alain.
Ce pantalon n’était pas moulant.
Néanmoins, là où il était le plus ajusté dans son dos…
Non. Non. Non. N’y songe même pas !
La gêne engendrée par ses pensées avait dû infléchir l’expression d’Alain, car la voix neutre du doyen qui posa la question suivante suintait la satisfaction.
« Comment s’est-elle comportée avec toi, jeune mage ? »
Quelles réponses attendaient-ils de lui ? Alain le savait. Aussi les formula-t-il de manière à ce qu’elles traduisent la vérité tout en se conformant à leurs attentes.
« Elle a essayé de me donner des ordres. Elle prenait seule les décisions. Elle s’est montrée butée.
— Bien entendu. »
Elle était intelligente, pleine de ressources, résolue et loyale… elle m’a sauvé la vie. Elle m’a demandé mon avis et l’a écouté. Elle a réussi à faire ressurgir des souvenirs qui auraient dû rester enfouis. Alain ne prononça pas cette dernière tirade. À quoi bon ? Les doyens assis face à lui seraient les premiers à lui rappeler que rien n’était réel. Pourquoi risquer de les mécontenter en leur disant ce qu’ils ne voulaient pas entendre ?
D’autant plus qu’il était incapable d’expliquer ce dont il avait été le témoin. La personnalité de la mécanicienne autant que ses actes n’avaient rien à voir avec tout ce qu’on lui avait toujours inculqué. Mais si je dis cela aux doyens, ils m’accuseront aussitôt de manquer de sagesse, même s’ils sont pareillement en peine d’expliquer quoi que ce soit.
Pour l’heure, donc, la sagesse me dicte de n’en souffler mot.
« Mage Alain, lâcha l’aîné des doyens, même quelqu’un d’aussi jeune que toi devrait savoir que les mécaniciens ne font rien sans arrière-pensées, et que leurs agissements vont invariablement à l’encontre des intérêts de notre guilde. Avant l’attaque, tu as voyagé dans la même caravane que cette mécanicienne. A-t-elle alors cherché à entrer en contact avec toi ?
— Non, répondit Alain, certain cette fois que sa voix ne trahissait aucune émotion. Elle a passé tout le voyage cloîtrée dans sa voiture. Je n’avais pas connaissance de la présence d’un mécanicien au sein du convoi. Je ne l’ai réalisé qu’au milieu de l’assaut. »
La femme enchaîna, d’un ton glacial quoique détaché.
« Pourquoi l’as-tu autorisée à t’accompagner ? Pourquoi ne l’as-tu pas abandonnée à son sort ?
— J’ai été engagé pour protéger la caravane. Attendu que la mécanicienne en faisait partie et que le contrat passé par la guilde valait pour l’ensemble des biens et des personnes, je me suis senti obligé de la protéger également.
— C’est un argument de juriste, mage. Une sagesse nourrie par plus d’expérience t’aurait soufflé que tes services étaient destinés au seul maître caravanier, et non à un quelconque mécanicien qui continuera d’œuvrer contre les intérêts de ta guilde. »
Alain s’inclina face aux vagues silhouettes indistinctes, même s’il jugeait leurs arguments bien plus spécieux que les siens.
« Celui-ci comprend.
— Tu aurais dû refuser d’adresser la parole à cette mécanicienne, renchérit le premier doyen. Tu aurais dû la laisser se débrouiller seule dans la Désolation. Un mage plus averti n’aurait pas commis cette erreur. »
Ses pairs émirent de petits bruits approbateurs. Alain manqua froncer les sourcils – abandonner la mécanicienne Mari à une mort certaine dans le désert ! –, mais il se reprit à temps et réprima toute manifestation de ses émotions.
Le trio ne s’étant pas privé de l’aiguillonner sur sa jeunesse, il décida qu’il pouvait se permettre une question digne d’un acolyte, puisque de toute évidence on ne s’attendait à rien de plus de sa part.
« Celui-ci s’interroge. »
Un long moment s’écoula avant qu’un des doyens ne lui répondît.
« Celui-ci écoute.
— La caravane que je devais protéger a été attaquée par des bandits équipés d’armes mécaniques. J’ai vu une de ces armes de près, bien que je me sois abstenu de la toucher. On m’a enseigné que c’étaient là des simulacres élaborés à efficacité réduite. Pourtant, les armes utilisées contre nous étaient bien plus mortelles que tout ce dont j’ai entendu parler.
— Nous connaissons cette partie de ton rapport, dit la femme d’une voix dédaigneuse. Tu es jeune. Les mécaniciens sont, à leur manière, assez brillants. Leurs tromperies sont complexes et difficiles à percer à jour pour quelqu’un de peu expérimenté. Ces armes t’ont-elles tué ? Non. Tes capacités, bien que limitées du fait de ton jeune âge, se sont avérées suffisantes pour surpasser les armes des mécaniciens.
— Mais la caravane a été détruite.
— Cela n’a aucune importance à nos yeux. Tu as bien dit que seuls toi et cette mécanicienne avez survécu. Eh bien, tu ne révéleras à personne ce qu’il est advenu de cette caravane et personne n’ira croire un mécanicien. Quelques ombres sont parties, mais l’illusion demeure. »
Debout, silencieux, Alain essayait d’accepter les paroles de ces doyens, en sachant qu’ils avaient raison, que le sort des ombres et des illusions n’avait aucune importance. Cependant, la sécurité du convoi avait été de sa responsabilité. Il se rappelait les visages du maître caravanier et du commandant de la garde. Rien que des ombres. Mais des ombres qui avaient compté sur sa protection.
Des ombres. Ses parents avaient été des ombres. Ils étaient morts sous les coups de pillards sans doute guère différents des bandits de la Désolation. Eux non plus, il n’avait pu les sauver. Alain se sentit soudain envahi par la certitude qu’il ne pourrait jamais faire abstraction des ombres et de leur destinée. C’était probablement ce qui l’avait poussé à rester avec la mécanicienne. C’était une terrible erreur, un renoncement à la sagesse, une trahison de tout ce qu’on lui avait inculqué. En cela mes doyens ont raison, j’ai trahi ma guilde, je ne serai jamais un grand mage.
« As-tu autre chose à nous rapporter ? demanda un des doyens. Tes sortilèges ont-ils fonctionné normalement ? Tes compétences ont-elles évolué ? »
Bien que capable de duper ses interlocuteurs sur ce point également, Alain préféra la franchise. L’étrange sensation d’urgence induite par sa dernière vision l’incitait à en dire davantage.
« J’ai fait l’expérience du don d’augure. C’est une de mes compétences désormais.
— L’augure, marmonna l’un des doyens. De tous les arts des mages, le moins utile et le plus périlleux. Prêter attention aux visions est l’un des meilleurs moyens de perdre ses pouvoirs en rendant l’illusion du monde plus tangible. Tu devrais le savoir. On n’enseigne donc plus rien aux acolytes de nos jours ?
— J’ai reçu cet enseignement, doyen. Je n’ai pas cherché à recourir à l’augure.
— Tu montres enfin des signes de sagesse.
— Doyen, dit Alain d’une voix aussi atone que possible, j’ai eu une vision qui semblait me prévenir d’un grand danger.
— En étais-tu l’objet ?
— Je ne sais pas, doyen. J’ai vu une terrible tempête, et…
— Ça suffit ! Ce que tu as vu n’était rien d’autre qu’une illusion de danger créée par ton propre esprit suite à l’attaque de la caravane. C’était un écho, voilà tout. Un mage plein de sagesse ne soufflerait pas un mot de plus à ce sujet. »
Alain obtempéra et ne souffla pas un mot de plus. Il se demanda toutefois pourquoi, malgré les efforts manifestes du doyen de faire fi de son récit, une tension palpable avait envahi sa voix. Comme si les propos d’Alain – à moins que ce fût la vision elle-même – l’avaient contrarié.
La femme l’interpella de nouveau, d’un ton sévère tant il était empreint d’indifférence.
« Tu as beaucoup à apprendre. C’est certain. Même un acolyte devrait savoir qu’il ne faut jamais parler des visions absurdes véhiculées par l’art trompeur qu’est l’augure. Je ne comprends pas les raisons qui ont poussé la guilde à te donner, à ton âge, le statut de mage.
— La guilde ne m’a pas donné ce statut. Je l’ai mérité en montrant l’étendue de mes capacités aux doyens de l’hôtel de la guilde d’Ihris, pour leur plus grande satisfaction. »
La satisfaction de la majorité d’entre eux, en tout cas. Ils le connaissaient et l’avaient jugé sur ses compétences et non sur son âge.
« Il nous faut accepter les choix de nos pairs, même si nous ne les approuvons pas, dit la femme d’une manière qui ne laissait planer aucun doute quant à son appréciation de la décision prise par les doyens d’Ihris. À Ringhmon, tu dois obéissance aux doyens de cet hôtel de notre guilde. Apprends de leur expérience. La capacité à lancer des sortilèges ne signifie pas qu’un mage a acquis assez de sagesse pour se comporter comme il se doit.
— Celui-ci comprend », répondit Alain. Cette formule rituelle d’acceptation de la parole des doyens aurait dû mettre un terme à la discussion. Il n’avait aucune envie d’entendre disserter davantage sur ses manquements.
Les doyens ne semblaient pourtant pas enclins à le libérer.
« Tu dois reprendre l’entraînement de base. Éloigne ton esprit des leurres de l’augure et concentre-toi sur la sagesse que t’enseignent tes aînés. Ton inaptitude à défaire une petite bande de malfrats atteste ton manque de confiance en tes pouvoirs. »
Alain se tendit et se fit violence pour ne rien laisser paraître de sa colère.
« Celui-ci comprend.
— Si cette mécanicienne essaie de renouer avec toi, tu ne dois pas lui parler. Tu ne dois plus avoir aucun contact avec elle. Tu devras rapporter aux doyens de cet hôtel toute tentative d’approche de sa part.
— Celui-ci comprend.
— Alors ceci peut prendre fin. » Alain vit une des silhouettes lever la main. Les volets qui obstruaient les hautes fenêtres s’écartèrent aussitôt et la lumière inonda la pièce.
La femme et les deux hommes s’avancèrent. Leurs visages impassibles détonnaient par rapport à l’hostilité ouverte dont ils avaient fait preuve pendant la Question.
« Combien de temps resteras-tu à Ringhmon, mage Alain ? s’enquit la doyenne.
— Je ne sais pas encore. Je dois me renseigner sur les possibilités d’emploi qui existent dans cette ville.
— Il y en a peu, ronchonna le mage le plus âgé. Très peu. Ringhmon dilapide bien trop d’argent pour les jouets des mécaniciens. Fieffés imbéciles prétentieux ! »
Alain opina d’un air respectueux.
« Dans ce cas, je vais visiter la cité pour en apprendre plus à son sujet.
— Pourquoi ? demanda le troisième mage. Rien de tout cela n’est réel. On n’apprend rien à regarder des illusions.
— J’ignore si mes missions me ramèneront un jour à Ringhmon. Je devrais néanmoins me familiariser avec l’image de cette ville, même si elle est fausse, afin de servir au mieux les intérêts de ma guilde. Après tout, je suis jeune et il me reste tant à apprendre. »
Encore une chose que la mécanicienne lui avait transmise. Comment appelait-elle cette forme de discours ? Le sarcasme ? Quand s’était-il exprimé ainsi pour la dernière fois, en sachant pertinemment qu’il tournait en dérision ses propres paroles ?
Soit il avait bien dissimulé sa moquerie, soit les doyens n’avaient pas perçu son persiflage, car tous trois ponctuèrent sa réplique de hochements de tête approbateurs.
« Va pour quelques jours, alors, dit la femme, comme si Alain avait déjà annoncé la durée de son séjour. Nul ne saura ce qu’il est advenu de la dernière caravane que tu as eu à protéger. Ainsi, n’importe quel convoi en partance sera ravi de louer tes services, puisque tes tarifs sont moins élevés que ceux de mages plus expérimentés. »
Alain opina du chef, tout en s’émerveillant de la capacité des doyens à émailler chacune de leurs phrases de piques sur sa jeunesse et son inexpérience.
« Eh bien, si vous n’avez pas d’autre requête, je vais quitter l’hôtel de la guilde pour étudier ce qu’il y a à apprendre sur la ville de Ringhmon.
— Fais comme bon te semble, lâcha la doyenne. Mais veille sur ton nez, jeune mage. Ne va pas le fourrer dans des endroits où l’on pourrait te le couper.
— Les mages sombres. » Le plus âgé des trois faillit grimacer. « Une sale engeance, mais tu as déjà entendu parler d’eux. Ils sont assez nombreux par ici, attirés par les perspectives d’emploi que propose la ville. Bien sûr, les dirigeants de Ringhmon nient en bloc, mais nous savons qu’ils ont recours à leurs services. Prends garde à ne pas tomber sur l’un des leurs, jeune mage. »
Excédé par les incessantes allusions à son âge, Alain recula vers la porte.
« Je serai sur mes gardes. »
Sorti de la pièce où il avait été soumis à la Question, Alain goûta la solitude sécurisante du couloir. Il s’arrêta pour réfléchir et recouvrer son sang-froid. « Une petite bande de malfrats » ? Ils ne me reconnaissent aucun mérite. Ils n’ont pas cru un traître mot de ce que je leur ai raconté. Qu’auraient-ils dit si j’étais mort dans le désert ? Tout aurait été de ma faute, un échec imputé à ma jeunesse et mon manque d’expérience. Il ne serait venu à l’idée de personne d’incriminer les armes mécaniques qui sont bien plus mortelles que des arbalètes.
Selon eux, j’aurais dû laisser la mécanicienne mourir. Peut-être aurais-je dû le faire, en effet, avant qu’elle ne pervertisse mes pensées. Pourtant, par deux fois, elle m’a sauvé la vie. Ai-je le droit de me montrer inférieur à un mécanicien ?
Ils lui avaient demandé si elle avait « fait étalage de ses charmes ». Alain se remémora le visage de la mécanicienne, couvert de poussière et striée de coulées de sueur, ainsi que la veste terne qu’elle refusait d’enlever même dans la pire fournaise. Les seuls charmes qu’elle lui avait dévoilés étaient ceux de son caractère. Elle n’est peut-être qu’une ombre, mais j’ai… apprécié la personne que j’ai vue dans la Désolation. J’avais oublié ce que c’était que d’être en compagnie d’une autre personne et de souhaiter que cela continue. Quel tour du destin a fait d’elle une mécanicienne et de moi un mage ?
Sidéré qu’une telle idée pût se former dans son esprit, Alain s’efforça de chasser le souvenir de la mécanicienne. Apprécier ? Elle m’a fait me rappeler le sens de ce mot. Je ne dois pas la laisser m’entraîner plus loin sur les sentiers de la perdition. Mais je ne dois pas non plus laisser les paroles des doyens perturber mes pensées. Si je rumine leurs critiques, j’éprouverai plus de difficulté à me concentrer sur mes sorts, au point peut-être de les affaiblir, de sorte qu’on pourrait remettre en question ma capacité à être mage.
Peut-être est-ce leur intention ?
Cette mécanicienne… est différente. Je ressens une fébrilité étrange depuis ma dernière vision. Une vision centrée sur elle.
Pourquoi les doyens ont-ils réagi comme ils l’ont fait lorsque je l’ai mentionnée ?
Se sentant fatiguée et irritable après une mauvaise nuit de sommeil, Mari prit son petit-déjeuner au milieu des autres mécaniciens. Tous semblaient désormais très distants. Elle était habituée à cette attitude de la part des mécaniciens émérites, mais pas des autres. On aurait dit qu’on leur avait enjoint de ne pas lui adresser la parole.
Cara croisa son regard juste assez longtemps pour lui lancer un avertissement silencieux avant de détourner la tête.
On leur avait donc bien ordonné de ne pas lui parler.
Une mécanicienne émérite s’approcha de la table où Mari déjeunait seule et la fusilla des yeux.
« Vous devez vous rendre dans le bureau du superviseur Stimon immédiatement.
— Dès que j’aurai terminé mon repas…
— Immédiatement. »
Mari acquiesça lentement, se leva de sa chaise tout aussi lentement et se dirigea sans hâte vers la sortie du réfectoire. Puéril, se reprocha-t-elle à elle-même. Continue de te comporter comme une enfant et tout ce que tu vas réussir à faire, c’est apporter de l’eau à leur moulin. Cette réflexion, pourtant, ne la fit que très légèrement presser le pas.
Elle suivit la femme à travers l’hôtel de la guilde, longeant des couloirs ancestraux au tracé familier, bien qu’elle ne les eût jamais foulés. Tous les hôtels étaient bâtis sur le même modèle. Seuls le mobilier et les œuvres d’art qui les décoraient différaient d’un établissement à l’autre. L’unique exception, bien sûr, était la capitale impériale de Palandur, où l’on avait dû démultiplier ce plan de base afin de répondre aux exigences de l’édifice abritant le quartier général de la guilde.
Le bureau du superviseur était très vaste, comme dans n’importe quel hôtel, et très bien agencé, ce qui n’était pas toujours le cas. Le mécanicien émérite Stimon était installé derrière une table immense taillée dans un bois poli en provenance des lointains tropiques australs – une denrée rare depuis la chute du royaume de Tiae. La mécanicienne émérite fit signe à Mari d’entrer et, de l’extérieur, referma les portes derrière elle.
Stimon lui indiqua un siège de simple facture disposé devant son bureau. Mari nota qu’il ne s’était pas levé de son fauteuil confortable pour la saluer.
Il la gratifia d’un hochement de tête, comme s’ils se rencontraient pour la première fois.
« Bienvenue à Ringhmon. J’imagine que vous avez profité de l’hospitalité de ces lieux hier soir, après une arrivée sans encombre. »
Mari ressentit une bouffée de colère, mais elle parvint à maîtriser sa voix. Tu veux m’aiguillonner, c’est ça ? Voyons donc si tu aimes ça, toi aussi.
« Les chambres sont convenables, mais l’unité de refroidissement d’air ne fonctionnait pas très bien. »
Stimon se figea un court instant en entendant critiquer la tenue de son hôtel, puis il acquiesça.
« Je vais me pencher sur la question. L’œuvre, sans doute, d’un apprenti peu soigneux.
— Je suppose que vos apprentis ne travaillent que sous la supervision d’un mécanicien diplômé. »
Stimon se fondit d’un sourire forcé.
« C’est effectivement le cas, en règle générale. Je vais m’assurer que quelqu’un s’occupe des réparations.
— Je m’en suis occupée. C’était l’affaire de quelques minutes. »
Le sourire disparut.
« Sauf ordre contraire explicite, les mécaniciens sont tenus d’exercer uniquement dans leur domaine de compétence. Je suis sûr que même quelqu’un doté d’une expérience aussi limitée que la vôtre sait cela. »
Mari fixa les yeux furibonds de Stimon ; son visage conserva un calme olympien, malgré le coup bas sur son jeune âge.
« Un mécanicien émérite ne saurait ignorer, j’en suis sûre, que les maîtres mécaniciens sont autorisés à entreprendre certaines tâches de leur propre initiative. La réglementation de la guilde est très claire sur ce point. »
Les traits de Stimon s’assombrirent, mais il changea prestement de sujet.
« La guilde voulait que votre présence dans la caravane fût secrète, de manière à garantir la confidentialité du contrat passé avec Ringhmon. Mais l’information est désormais publique.
— Oui. Vous m’avez ordonné de venir au rapport dès que possible. Cela m’a obligée à traverser la ville à la vue de tous. »
Le superviseur la toisa d’un regard calculateur, qui se durcit rapidement.
« Vous avez divulgué votre présence avant cela. »
Mari prit une longue et profonde inspiration avant de répondre.
« Ainsi que je vous l’ai dit, la caravane a été attaquée par une force lourdement armée. Je devais fuir, ce qui impliquait de sortir de la voiture dans laquelle j’étais confinée.
— C’est en effet ce que vous avez dit. Vous avez ajouté que la caravane a été décimée. Une tierce personne vous a-t-elle vue, ou vu les bandits que vous avez mentionnés ? »
Mari ne répondit pas aussitôt. Un mensonge lui éviterait tout problème à très court terme, mais il pourrait être aisément découvert. Trop de gens avaient assisté à son arrivée en ville et les marchands de sel connaissaient le statut de son compagnon de voyage.
« Oui. Une personne.
— Un commun ? Qui ?
— Ce n’était pas un homme du commun.
— Aucun autre mécanicien n’était présent dans la caravane. Vous histoire ne tient pas. »
Elle le fusilla du regard pour l’avoir implicitement accusée de fausse déclaration dans son rapport.
« C’était un mage. »
Elle avait enfin réussi à entamer le sang-froid de Stimon.
« Un mage ?
— Oui. Il avait été engagé par le maître caravanier pour protéger le convoi. »
Stimon la fixa, bouche bée.
« Comment le savez-vous ? »
Damnation ! Quand donc apprendrait-elle à tourner la langue sept fois dans sa bouche avant de l’ouvrir ? C’était sans doute dans ce but que Stimon avait attisé sa colère : l’amener à parler sans réfléchir. À présent, elle n’avait d’autre choix que de lui révéler la vérité pure et simple.
« Il me l’a dit.
— Il. Vous. L’a. Dit. » Stimon se carra dans son fauteuil, l’air sonné. « Vous avez parlé à un mage ?
— Oui. » N’en dis pas plus. Stimon laissera peut-être tomber.
Mais Stimon ne laissa pas tomber.
« Pendant combien de temps avez-vous été en rapport avec ce mage ? »
Mari soupira. Allez, finissons-en.
« Trois jours environ. Enfin, enfin seule à seul. Puis nous avons rencontré des marchands de sel en route pour Ringhmon et voyagé avec eux. Je n’ai pas eu d’autre contact avec le mage après cela.
— Après cela ? Vous n’avez pas eu d’autre contact avec le mage après cela ? » Stimon dodelinait de la tête, incrédule. « Vous avez passé trois jours seule avec un mage ?
— Lui et moi étions les seuls rescapés. Les bandits étaient à mes trousses. Cette option m’a semblé préférable à la mort.
— Certains préféreraient la mort aux choses qu’un mage pourrait faire à une fille seule !
— Quoi ?
— Ne feignez pas l’ignorance ! Pas étonnant que vos vêtements aient eu besoin d’être nettoyés ! Nul doute que ce mage les avait imprégnés de sa puanteur, chacune des fois qu’il vous a forcée ! »
Mari sentit ses joues la brûler et elle bondit de son siège.
« Comment osez-vous ? Le mage ne m’a jamais touchée ! S’il avait essayé, je lui aurais explosé la tête ! »
Stimon la fixait, furieux.
« Êtes-vous en train de dire que la menace d’une arme l’a empêché de vous agresser ?
— Oui ! Non ! Je n’ai eu aucunement besoin de le menacer ! Il n’a rien tenté contre moi ! Et je suis profondément choquée par vos insinuations selon lesquelles j’aurais pu provoquer ou accepter un contact physique quelconque avec un mage !
— Que voulait-il alors ? »
Cette question n’avait jamais traversé l’esprit de Mari, tant la réponse semblait évidente.
« Que voulait-il ? Échapper aux bandits.
— Il aurait pu y parvenir seul. »
Certes. Mari sut qu’une fois de plus elle devait dire toute la vérité.
« Il se sentait obligé de me protéger.
— Un mage. Se sentir obligé. »
Oui, l’expression paraissait absurde, même à ses oreilles, et elle avait pourtant été là-bas, avec lui.
« Il avait un contrat pour protéger la caravane, et je faisais moi-même partie de la caravane. Je ne sais pas pourquoi un mage y attachait de l’importance, mais c’était bien le cas.
— Et vous y avez cru ? » Stimon s’adossa de nouveau, en secouant la tête. « Il voulait certainement nous espionner. Qu’a-t-il appris sur les arts des mécaniciens ? Que lui avez-vous dit ? »
La mise en garde que le mage lui avait adressée au sujet de son travail à Ringhmon lui revint en mémoire, mais elle ne lui avait rien dit pour susciter cela. Quel que fût le biais par lequel le mage avait eu vent de son contrat, elle n’en était pas responsable.
« Rien ! Nous avons simplement échappé à l’attaque et cherché un moyen de rejoindre un lieu sûr ensemble. »
Stimon la regarda en silence pendant un long moment.
« Avez-vous vu un de ses tours ? »
Mari hésita. Des tours. C’était tout ce que les mages étaient censés pouvoir accomplir. Mais la surchauffe du rocher avait été un tour des plus étonnants.
Cette fois, pourtant, elle prit le temps de réfléchir avant de parler. La manière dont Stimon avait posé cette question sonnait faux. Était-ce un piège ? Que voulait-il lui faire dire ?
Qu’elle avait été le témoin de quelque chose dont la guilde niait officiellement l’existence ?
Ce type pensait-il réellement que c’était à lui qu’elle irait raconter ça ? Avait-elle réellement vu quelque chose quand le mage avait utilisé son truc de surchauffe ?
« Non. »
La mâchoire du mécanicien émérite Stimon se crispa. Il marqua une pause et reprit, sur un ton d’une quiétude trompeuse.
« Seule, avec un mage, pendant des jours. Avez-vous la moindre idée de ce que cela représente en termes de violation des règles de notre guilde ? »
Mari sentit la colère monter à nouveau en elle. N’agis pas comme une enfant. C’est ce qu’il cherche. Comment le professeur S’san se comporterait-elle dans une telle situation ? La réponse apparut d’elle-même. Mari se rassit et afficha une mine interrogative.
« Quelles règles ai-je enfreintes exactement, superviseur d’hôtel de guilde ? »
Stimon la considéra d’un œil noir.
« Oseriez-vous prétendre qu’on ne vous a jamais dit de ne pas coopérer avec des mages ?
— Non, superviseur d’hôtel de guilde. Je vous demande quelles règles de la guilde précisent la conduite à tenir face à un mage. Je n’ai pas connaissance d’une instruction écrite ni d’ordres à validité permanente sur ce point. En revanche, je sais que, conformément au règlement de notre guilde, je suis dans l’obligation de protéger mes outils et d’exécuter mes contrats. Si j’avais trouvé la mort dans la Désolation, mes outils auraient été perdus et mon contrat dénoncé. » Mari offrit à Stimon sa meilleure moue de subalterne obéissante. « Je n’ai rien fait d’autre que suivre les règles de la guilde pour servir au mieux ses intérêts. »
Le mécanicien émérite se contenta de la regarder, l’incrédulité sur ses traits se muait peu à peu en une rage impuissante. Soudain, il sourit.
« Naturellement, je suis tenu de vous prier de me fournir la preuve de l’attaque de la caravane. Je vous saurai gré de ne pas nous faire l’insulte de citer le mage en témoin. Que pouvez-vous me dire au sujet des bandits ? Avez-vous pu voir leurs visages ? Entendu quelque chose qui permettrait de les identifier ? »
Mari secoua la tête, en se demandant ce que mijotait Stimon.
« Ils portaient les vêtements des hommes du désert, et le bas de leur visage était couvert. Du reste, je les ai surtout vus de loin. Le seul détail dont je sois certaine, c’est qu’ils étaient équipés d’un modèle standard de fusil à répétition qui sortait tout droit de nos manufactures de Danalee.
— Êtes-vous sûre de cela ?
— Oui. J’en ai examiné un de près.
— Vous dites en avoir eu un en votre possession et vous ne l’avez pas rapporté ?
— À ce moment-là, j’étais pourchassée par des bandits et l’arme était hors d’usage ! » Mari s’efforça une fois de plus de garder son sang-froid. « En outre, mon paquetage était déjà tellement lourd que j’ai eu toutes les peines du monde à m’en sortir. »
Stimon grimaça en branlant du chef.
« J’imagine qu’on ne pouvait rien attendre de plus de la part d’une…
— D’une quoi ? Je suis maîtresse mécanicienne et j’insiste pour être traitée comme telle. »
Les mots de Mari résonnèrent pendant quelque temps, puis Stimon sourit à nouveau.
« Il est fâcheux que ladite maîtresse mécanicienne n’ait pu relever aucun détail utile concernant ces bandits. Rien que nous ne puissions exploiter pour vérifier son histoire.
— Pensez-vous que j’aie décidé d’aller crapahuter dans le désert pour le plaisir ? Vous savez que la caravane n’est pas arrivée dans les délais prévus. Envoyez quelqu’un jusqu’au défilé et il y trouvera un immense cratère et un monceau de cadavres.
— Les caravanes sont souvent en retard et n’arrivent parfois jamais à destination pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les bandits. Je ne peux m’octroyer le luxe de missionner un mécanicien jusqu’à je ne sais quand afin d’enquêter sur une histoire dont rien n’atteste la véracité. » Stimon eut un geste de regret. « En l’absence d’éléments justificatifs, je me vois donc contraint d’enregistrer le retard dans votre engagement contractuel et de le déclarer non autorisé.
— Vous… » Mari dut se faire violence pour ne pas lui hurler dessus. « J’exige – j’en ai le droit – que soient enregistrés en retour une objection et un commentaire.
— C’est en effet votre droit le plus strict », concéda volontiers le superviseur.
Il sait que les autres mécaniciens émérites ne tiendront aucun compte de mes remarques. Il me sacque. Il me sacque dès mon premier contrat pour avoir failli me faire tuer en me rendant au boulot. Mari fusilla Stimon du regard.
« La parole d’un maître mécanicien ne sera pas remise en cause à Palandur.
— Vous n’êtes pas à Palandur. Ici, c’est Ringhmon. Je suis à la tête de cet hôtel. Et même à Palandur, la guilde est dirigée par des mécaniciens émérites. Vous feriez mieux de ne jamais l’oublier. » Stimon tambourina sur la table pendant un long moment, le visage rayonnant de satisfaction. « Vous pouvez rejoindre le palais du gouvernement de Ringhmon pour exécuter votre contrat. »
Mari resta assise, le temps de se dominer. « Qui m’y escortera ? Où est le point de rendez-vous ? »
Stimon fronça les sourcils.
« Vous escorter ? Personne ne va vous escorter. Vous êtes maîtresse mécanicienne », ajouta-t-il avec un sourire en coin.
Après dix années passées à surveiller ses moindres faits et gestes, pourquoi tant de mécaniciens émérites donnaient-ils brusquement l’impression de vouloir la livrer à elle-même ?
« Le mécanicien en charge de cet appareil…
— Le maître mécanicien Xian n’a aucune envie de jouer les apprentis sous votre houlette. Il considère qu’il aurait pu régler le problème seul, s’il avait disposé d’un peu plus de temps. »
Tu parles ! C’est du boulot qu’il s’agit, Xian, pas de ton amour-propre. Mari changea de tactique.
« Je ne connais pas la ville. J’imagine que le palais du gouvernement est assez éloigné. Les règles de la guilde…
— Les règles qui stipulent la présence obligatoire de plusieurs mécaniciens lors de l’exécution d’un contrat sont souvent ignorées. N’importe qui doté d’un peu d’expérience sait cela. Avez-vous besoin qu’on vous indique le chemin du palais ? »
Qu’on m’indique le chemin. Ni escorte. Ni transport. Qu’on m’indique le chemin.
« Non. Je le trouverai toute seule.
— Je ne devrais pas avoir à vous le rappeler, mais vous avez bien sûr ordre d’éviter tout contact avec le mage. Je le consignerai par écrit. » Stimon l’honora d’un sourire dépourvu de toute trace d’humour.
Celui de Mari dévoila ses dents, puis elle se leva et tourna les talons.
Sa maîtrise de soi l’empêcha – tout juste – de claquer la porte du bureau. Une fois sortie, elle s’arrêta dans le couloir pour recouvrer son sang-froid. Fort heureusement, la mécanicienne émérite avait disparu. Mari aurait été incapable de répondre d’elle-même s’il lui avait fallu essuyer une rebuffade de plus.
Tout cela n’avait rien de commun avec ce qu’elle avait imaginé en quittant Palandur. Elle était apte à endurer la solitude et les sentiments que celle-ci engendrait. Ayant rejoint l’académie à seize ans, elle avait des années d’écart avec tous les autres étudiants, une adolescente qui n’était pas à sa place au milieu de collègues plus âgés. Elle avait réussi à gagner le respect de ses pairs grâce à ses capacités, mais à Ringhmon, pour la première fois de sa vie, elle sentait son destin lui échapper, quelle que fût sa manière de remplir le contrat. C’est mon premier travail en solo et il tourne à la catastrophe. J’ai l’impression de me battre contre ma propre guilde. Je ne peux pas demander à des gens comme Cara, Trux ou Pradar de m’épauler alors qu’il est évident que le superviseur veut me faire mordre la poussière et qu’il laminera quiconque se mettra en travers de son chemin. Mais si ne serait-ce qu’une personne pouvait me venir en aide, tout cela serait bien moins difficile à supporter.
Mari prit soudain conscience qu’une personne l’avait aidée sans penser aux conséquences. Le mage. Un fichu mage, qui était prêt à mourir pour me protéger, prêt à renoncer à ses chances de survie en m’offrant nos ultimes réserves d’eau. Pourquoi Alain n’est-il pas mécanicien ? J’aurais bien besoin d’un ami comme lui.
Par les étoiles ! Est-ce que je viens vraiment de souhaiter qu’un mage soit mon ami ? Réveille-toi, Mari. Concentre-toi sur ton travail. Tu vas te rendre au palais du gouvernement et faire le meilleur boulot jamais recensé dans les annales de la guilde. Et si quelqu’un vient te chercher des noises, il le regrettera amèrement.
Elle plongea la main dans sa veste et vérifia que son pistolet était bien en place. Plus elle parcourut rapidement les couloirs, préférant affronter les dangers qui l’attendaient à l’extérieur plutôt que de passer une heure de plus dans l’hôtel de la guilde.