Chapitre premier

La chaleur, la poussière, les montagnes qui s’élevaient devant eux, tout n’était qu’illusion, comme ces mirages qui agitaient leurs fallacieuses promesses d’eau.

Le mage Alain d’Ihris se concentra et dénia le vent sec brûlant qui venait de soulever un nuage de sable fin sur la crête d’une dune pour en saupoudrer la caravane, il dénia la poussière qui lui irritait les yeux. Rien de tout cela n’était réel.

La garde montée de la caravane progressait sur les flancs de la carriole ouverte où Alain était assis, les chevaux adoptant la même démarche lasse que les bœufs qui tiraient la longue file de wagons. Ces gardes étaient là pour la même raison que lui : protéger le convoi des bandits qui sévissaient dans la Désolation, mais cela ne faisait pas d’eux ses égaux.

Alain était un mage. À dix-sept ans, il était le plus jeune mage de toute l’histoire de la guilde, mais pour les gens du commun et les escortes de la caravane, son âge n’avait aucune importance.

Eux non plus n’avaient aucune importance, se rappela Alain. Tous ces gens, comme le désert qui l’entourait ou le chariot qui le transportait, n’étaient que des illusions ; des ombres créées par son esprit. Lui seul était réel. Dix années d’une éducation sévère à la guilde lui avaient appris qu’il était toujours seul, quel que fût le nombre d’ombres que ses sens croyaient percevoir.

Seul.

Un souvenir se fraya un chemin dans son esprit malgré ses efforts pour l’en chasser : deux tombes près d’Ihris, où reposaient côte à côte les restes d’un homme et d’une femme. Ses parents n’avaient jamais été réels et n’avaient jamais eu la moindre importance, lui avait-on enseigné. Qu’ils fussent morts sous les coups de pillards venus de la mer Scintillante, peu après qu’Alain leur eut été enlevé et enfermé dans un hôtel de la guilde, qu’il ne l’eût appris que quelques mois plus tôt – quand il avait atteint le statut de mage et fut enfin autorisé à quitter les murs de l’enclave – n’avait, là encore, aucune importance.

« Cela n’a aucune importance », se répéta Alain, dans une tentative destinée à museler ses sentiments ainsi qu’on le lui avait inculqué. Mais la douleur aiguë provoquée par le souvenir raviva ce qu’Alain avait su si bien dissimuler à ses professeurs au sein de la guilde. Malgré tous ses efforts pour nier ses émotions, pour ne voir les autres que comme des ombres sans réelle valeur, tout au fond de lui elles le tourmentaient toujours. Ni les leçons de la guilde ni la discipline impitoyable des doyens n’avaient pu effacer de sa mémoire les derniers mots prononcés par sa mère alors que les mages l’emportaient : « Ne nous oublie pas. »

Au moins, il n’y avait pas dans cette caravane d’autres mages pour constater la faillite d’Alain, pour guetter chez lui le moindre signe de faiblesse.

Pourtant, il aurait dû y en avoir.

C’était sa toute première mission depuis qu’il avait acquis le statut de mage, et il ne comprenait toujours pas pourquoi il avait été envoyé seul défendre cette caravane. Normalement, deux d’entre eux auraient dû être assignés à cette tâche, afin d’éliminer tout risque d’échec. Et bien que la guilde des mages considérât le monde et tout ce qui le peuplait comme une illusion, les doyens avaient toujours fait preuve d’appétit pour l’or, qu’il fût réel ou non. La protection de deux mages coûtait aux gens du commun deux fois plus que celle d’un seul.

Alain regarda devant lui, là où la piste qu’ils suivaient depuis des jours quittait la Désolation et obliquait vers un défilé encadré de collines au relief accidenté. Malgré son déni de la poussière et de la lumière aveuglante, une faiblesse passagère lui fit souhaiter posséder l’étrange pièce d’équipement que portaient sur la tête certains gardes de la caravane, une sorte de foulard incrusté de deux disques de verre sombre qui protégeait les yeux. Mais ces « lunettes » étaient fabriquées par les mécaniciens, et chacun savait que ces mécaniciens qui prétendaient altérer l’illusion du monde à leur guise n’étaient que des charlatans. Les doyens avaient toujours été fermes à ce sujet. Les mécaniciens étaient capables de duper les gens du commun, de leur faire débourser des fortunes pour acquérir ces curieux artefacts, mais aucun mage ne se laissait abuser par leurs supercheries. Il était impossible que ces lunettes fussent fonctionnelles et, de toute manière, en sa qualité de mage, Alain n’avait pas le droit de les toucher.

Peut-être le défilé allait-il enfin leur permettre de quitter ce désert torride ; à défaut, il offrirait un répit temporaire aux rudesses du voyage alors qu’ils avanceraient à l’ombre des collines. Entre les rayons impitoyables du soleil au zénith et la chaleur dégagée par le sol, Alain se faisait l’impression d’une miche de pain cuisant dans un four. Ce n’était peut-être qu’une illusion, mais elle était brûlante. Néanmoins, il devait agir comme s’il y était insensible. En toutes circonstances, il avait pour obligation de montrer l’indifférence stoïque des mages aux désagréments physiques, quelle que fût leur origine.

Le défilé, en revanche, était un élément naturel auquel il ne devait pas rester indifférent. Un passage étroit entre deux murs de roche abrupts. Si des bandits rôdaient dans les parages, c’était l’endroit qu’ils choisiraient pour tendre une embuscade.

Alain dénia l’inquiétude que ses pensées venaient de faire naître. Il dénia aussi toute trace de nervosité liée à l’idée qu’il serait bientôt confronté à son premier test en dehors d’un hôtel de la guilde des mages.

Le commandant de la garde chevauchait non loin du chariot d’Alain. Le jeune homme souleva légèrement la main et tourna la tête juste assez pour avoir le militaire dans son champ de vision.

Les gens du commun évitaient de regarder les mages, mais ils réagissaient au moindre signe de leur part. Le commandant tira sur les rênes pour amener son cheval à la hauteur d’Alain et avancer à la même vitesse que son équipage. Il fit ensuite descendre le foulard qui protégeait son nez et sa bouche, remonta ses lunettes sur le front afin que sa figure fût parfaitement visible et s’inclina aussi bas que le lui permettait sa posture sur la selle.

« Oui, sire mage. »

Alain le fixa, conscient que son propre visage ne laissait paraître aucune émotion. Un entraînement implacable inculquait cette aptitude à tous les acolytes de la guilde. Et, en même temps que ce talent de dissimulation, s’était développée la capacité de percevoir les émotions chez autrui, quels que fussent les efforts déployés pour les cacher. Au cours des quelques rares discussions qu’il avait eues avec le commandant, Alain avait décelé sous ses airs impavides et ses inflexions de voix respectueuses la peur communément inspirée par les mages. Pourtant, à cet instant, le regard et le ton de son interlocuteur étaient empreints d’une appréhension bien plus grande.

Après une enfance passée à obéir au doigt et à l’œil aux doyens de la guilde, il était étrange de s’entendre parler avec autant de respect et de crainte par un homme de l’âge du commandant. Alain aurait même pu en concevoir de la gêne, si la gêne n’avait pas été un sentiment de plus à dénier.

Pointant la route devant eux, il s’exprima d’une voix impassible.

« Nous approchons du défilé.

— Oui, sire mage. » Le timbre du commandant était éraillé. Il essuya d’un revers de main ses lèvres couvertes de sable et y porta une gourde de cuir, dont il but pour s’éclaircir la gorge. « Nous pénétrons dans une zone périlleuse.

— Plus périlleuse que ce désert que nous traversons depuis si longtemps ? »

Le commandant hésita, l’inquiétude parcourut son regard tandis qu’il s’échinait à comprendre le sens de la remarque d’Alain.

« Oui, sire mage. Le défilé est plus dangereux que la chaleur, la soif et la poussière. » Il désigna de la main les sommets rocheux qui s’élevaient de part et d’autre de l’étroit passage. « Les bandits s’aventurent rarement loin dans le désert, et derrière ces collines les patrouilles de Ringhmon veillent à préserver l’ordre. Aussi, si nous devions essuyer une attaque, si des brigands rôdent dans les parages, c’est dans ce défilé qu’ils tenteront leur chance. Ce n’est pas pour rien que ce lieu est surnommé le défilé Tranche-Gorge. »

Il hésita de nouveau, esquivant le regard d’Alain.

« Sire mage, avez-vous quelque…

— Non », laissa tomber Alain sans prononcer un mot de plus. Chez certains mages le don d’augure s’exprimait par de brefs flashs avertissant d’événements à venir, mais jamais de manière fiable. Pour sa part, il ne l’avait jamais ressenti. Les doyens affirmaient que le danger ou le stress pouvaient activer cette capacité, cependant Alain n’avait absolument pas l’intention d’expliquer tout cela à un homme du peuple.

« Pourquoi Ringhmon n’installe-t-elle pas une garnison au défilé ? »

Le commandant passa nerveusement la langue sur ses lèvres avant de répondre. « Du point de vue de Ringhmon, entretenir une garnison ici serait à la fois trop complexe et trop dispendieux, sire mage. Approvisionner des troupes fournies dans cette région aurait un coût exorbitant ; et un détachement trop réduit risquerait de tomber sous l’assaut des bandits. » Il pointa son doigt devant lui. « Voyez-vous cette colonne, sire mage ? Ringhmon prétend qu’elle marque la frontière de son territoire, mais c’est du vent. Les autorités locales peinent à contrôler la moitié des terres qu’elles s’attribuent.

— Ringhmon est bien trop orgueilleuse. » Alain énonça sa phase sur le ton de l’affirmation et non de la question.

« C’est parfaitement exact, sire mage », acquiesça avec franchise le commandant, qui parut néanmoins surpris qu’un mage s’intéresse à ces choses-là. « J’ai dû assister, sans piper mot, à leurs fanfaronnades sur la puissance de Ringhmon qui à elle seule empêcherait l’extension de l’Empire vers le sud. »

Alain garda une figure et une voix impassibles, tout en masquant l’amusement qu’il ressentait soudain.

« C’est le grand désert de la Désolation qui a arrêté les armées impériales.

— C’est tout à fait vrai, sire mage. » Le commandant désigna de la main l’espace derrière eux. « Vous avez vu les débris que nous avons dépassés sur la route il y a quelques jours. Ce sont des vestiges d’une expédition impériale. La chaleur, la soif et les tempêtes de poussière, voilà ce qui a mis un frein à la marche de l’Empire vers le sud. Ça et la volonté des grandes guildes. » La peur brûla subitement dans les yeux du commandant. « Je veux dire… votre guilde, bien sûr, sire mage. La seule véritable grande guilde. »

Alain ne réagit ni aux paroles de l’homme ni à ses excuses. Depuis son départ d’Ihris, il avait plusieurs fois entendu faire référence aux « grandes guildes » et avait fini par comprendre que les gens du commun parlaient ainsi de la guilde des mages et de celle des mécaniciens. Fait étrange que le peuple pût croire que les mécaniciens eussent quelque pouvoir ; néanmoins, tout comme les mages, ces derniers avaient des hôtels de guilde dans toutes les villes. Les doyens avaient enseigné à Alain que, tout comme les mages, les mécaniciens louaient leurs services à ceux qui avaient les moyens de se les offrir. Et si à cet instant Alain était lié par contrat à cette caravane marchande qui circulait dans l’étroite zone neutre séparant l’Empire et Ringhmon, son prochain engagement pouvait parfaitement l’associer aux armées impériales, et le suivant à leurs ennemis. Il n’avait de loyauté qu’envers sa guilde, et seule la solvabilité du client importait à la guilde des mages, tant que nul n’osait lever la main sur elle ni contrevenir à ses volontés en quelque domaine que ce fût. Si d’aventure une organisation ou un État prenaient le risque de s’attaquer aux mages – que ce fussent les villes mineures des îles Syndari à l’extrême ouest, les cités vaguement alliées de la Fédération de Bakre qui jouxtait Ringhmon à l’ouest, celles cernées de forêts de l’Alliance du Ponant au nord-ouest, les Cités-Libres qui tenaient les grandes chaînes de montagnes loin au nord, ou les vieilles cités du puissant Empire à l’est –, ceux-ci se verraient aussitôt refuser les services de la guilde alors que ses membres rejoindraient gracieusement les rangs de leurs ennemis. Aussi puissant que parût l’Empire aux yeux des gens du commun, l’Empereur n’avait pas d’autre choix que de se plier aux désirs de la guilde.

Seuls les mécaniciens défiaient ouvertement les mages, mais ils étaient quantité négligeable. C’était, du moins, ce que l’on avait inculqué à Alain. Les mécaniciens pensaient eux aussi diriger le monde. L’idée aurait été amusante, si les mages s’étaient autorisé l’amusement.

« Quelle sorte de bandits risquons-nous de croiser et quel en serait le nombre ? » Alain était satisfait d’entendre l’absence continue d’émotion dans sa voix. C’était la première fois qu’il était confronté à ce type de danger, mais nul ne serait en mesure de s’en apercevoir.

La nécessité de donner une réponse précise et circonspecte chassa la peur de l’esprit du commandant. L’air pensif, il se gratta le menton mangé par une barbe naissante, les yeux perdus au loin.

« Ni trop nombreux ni trop bien armés, je dirais. Toute bande qui dépasserait la douzaine aurait bien du mal à survivre par ici. De plus, il n’y a pas grand-chose à piller. Les caravanes comme la nôtre passent trop rarement. Je doute que les bandits du coin possèdent un fus… des armes plus imposantes que des épées et des arbalètes. »

Alain posa un regard imperturbable sur le commandant qui semblait suer plus profusément maintenant qu’il avait failli prononcer le nom des armes que les mécaniciens prétendaient si supérieures.

« Je fais mon affaire de n’importe quelle arme. »

Le commandant déglutit bruyamment alors, en essayant ostensiblement de trouver une formule diplomatique.

« Oui, sire mage, bien entendu. Nous n’en doutons pas un seul instant. Je vais passer mes hommes en revue, sire mage, si ma présence à vos côtés n’est plus requise.

— Vaquez », dit Alain, en reportant son attention sur la route qui s’étirait devant eux.

« Avec votre permission, sire mage. » Une vague de soulagement déferlant sur sa figure, le commandant s’inclina une dernière fois avant de talonner sa monture pour mettre rapidement autant de distance que possible entre Alain et lui. « Préparez… armes ! », cria-t-il de sa voix puissante qui roula sur le paysage désolé.

Les gardes vêtus de cottes de mailles défirent les sangles qui maintenaient leurs arbalètes et les armèrent afin d’y placer des carreaux. Sitôt cette tâche terminée, et l’arbalète calée sur l’avant de la selle, ils libérèrent les sabres dans leurs fourreaux.

Alain s’installa confortablement ; le regard porté vers l’avant, il sonda les alentours pour sentir le pouvoir qui en émanait. Un mage ne savait jamais par avance la quantité d’énergie qui imprégnait une région, mais on avait prévenu Alain que sur toute l’étendue de la Désolation il trouverait peu de réserves dans lesquelles puiser. Il se demanda si les bandits étaient au courant de ce fait et si cela pesait dans le choix de ce lieu pour tendre leurs embuscades. Les gens du commun n’étaient pas censés posséder un tel savoir, mais on avait appris à Alain que les mages sombres n’hésitaient pas à monnayer toutes leurs connaissances ou presque.

Le pas traînant des bœufs ralentit davantage quand la caravane atteignit le pied des collines et en commença l’ascension. Alain regarda autour de lui en tentant de préserver une apparente indifférence tandis que l’excitation d’une possible confrontation à venir bouillait en lui, un frisson qu’il ne put occulter à l’idée d’utiliser enfin ses talents dans un combat à mort. La peur était là, elle aussi, même s’il était incapable de déterminer si c’était la peur d’échouer à cet ultime test ou celle d’être blessé. Bien qu’il ne vît aucun signe de menace, Alain nota que les gardes surveillaient les rochers, arbalète en main, prêts à tirer.

Le jeune homme les scruta à son tour, mais, à mesure que le temps passait et que la caravane gravissait lentement la pente vers le défilé, il se rendit compte que la réflexion de la lumière du soleil sur la pierre nue le faisait pleurer. Il baissa les yeux et battit des paupières pour les reposer, avant de relever la tête.

Quelque chose scintilla brièvement tout en haut de la muraille. Une armure ou une arme, comme le comprit aussitôt Alain grâce à ses cours sur les arts militaires des communs, mais avant qu’il pût réagir, la terre jaillit de sous les premiers wagons du convoi dans une gerbe gigantesque de poussière et de rochers. Alain en resta bouché bée, son flegme de mage sérieusement entamé. Une pluie rocailleuse se déversa sur les chariots et le tonnerre de l’explosion résonna dans le défilé. À peine eut-il réalisé que les premières voitures s’étaient volatilisées avec les gardes qui les escortaient, que les montagnes retentirent de crépitements répétés, bien moins puissants que la première déflagration, mais suffisamment forts pour donner l’impression qu’une tempête s’était abattue sur la caravane. Alain cligna des yeux tandis que de brefs éclairs naissaient entre les rochers pour disparaître immédiatement.

Le conducteur du chariot d’Alain fixait, éberlué, le cratère au milieu de la route où se trouvait quelques instants plus tôt le véhicule de tête, tout en tentant de maîtriser la panique qui s’était emparée des bêtes de trait. Soudain, il se raidit comme s’il avait été frappé par un carreau d’arbalète, puis bascula en avant. Tout autour de lui, Alain entendait les hommes crier des instructions et s’époumoner d’effroi sous cet étrange orage ; il voyait de la poussière et des éclats de bois jaillir sous les impacts de sortes de projectiles. Les animaux hurlaient de terreur et de douleur avant de s’affaisser sur le sol et de mourir. Le commandant aboyait des ordres, son visage masqué par ses lunettes était impossible à déchiffrer, mais sa voix trahissait son inquiétude. Des gerbes poudreuses giclèrent subitement de ses vêtements et il chut pour ne plus se relever alors que son cheval s’enfuyait au galop.

Alain s’arracha à la contemplation du sang qui s’écoulait du torse du conducteur et formait une flaque autour de lui. Il devait faire quelque chose. La colère et la peur grandissantes déferlèrent en lui pour alimenter en énergie le sort qu’il préparait et s’ajouter à celle qu’il puisait dans les minces réserves des environs. Il leva sa main droite et sentit la chaleur s’accumuler juste au-dessus de sa paume pendant qu’il invoquait son existence. Cette chaleur n’est qu’une illusion. Je peux la rendre plus puissante. Je peux en accumuler assez au creux de ma main pour faire fondre la roche. Ce n’est qu’une altération temporaire de l’illusion du monde, mais c’est tout ce dont j’ai besoin.

La chaleur s’embrasa et devint visible. Alain tourna alors sa paume, désigna un point où étaient rassemblées plusieurs sources des mystérieuses lumières clignotantes et sa volonté y transféra les flammes.

La boule de feu ne traversa pas l’espace qui la séparait de sa cible, même si c’était toujours ce que pensaient avoir vu les gens du commun. Il avait créé l’illusion de chaleur à côté de lui et pouvait par un simple effort de volonté la transférer ailleurs. En un instant, elle s’évanouit et se matérialisa à l’emplacement qu’il avait désigné. La boule d’air surchauffé apparut à côté de sa cible et des fragments de roche fusèrent dans toutes les directions tandis qu’un tonnerre différent résonnait dans le défilé.

Les attaquants suspendirent leur assaut, comme sonnés, puis le relancèrent de plus belle. Ne voyant pas d’offensive venir depuis l’endroit où il avait projeté sa première boule de feu, Alain attira à nouveau la chaleur à lui. Un bref moment plus tard, une seconde explosion d’envergure marqua la destruction d’un autre nid de bandits.

Alain fut soudain cerné par une nuée d’éclats de bois. Il lui fallut quelques instants pour comprendre qu’il était devenu la cible principale des brigands. La peur naissante ne dura qu’une fraction de seconde, annihilée par son entraînement. Il sauta au pied du chariot et conjura un autre sortilège, qui courbait les rayons de lumière et les forçait à le contourner. Il baissa les yeux pour voir son image vaciller et disparaître.

Une fois dissimulé, Alain prit le temps de chercher de nouvelles cibles. Un garde poussa un cri et tomba près de lui, faisant fléchir sa concentration. Alain fixa l’homme mort, puis balaya du regard les environs. Il ne vit plus aucun garde défendre le convoi ; il n’était plus entouré que de cadavres qui gisaient dans la poussière. Plusieurs wagons avaient été renversés dans le mouvement de panique qui s’était emparé des caravaniers. Alain aperçut un des conducteurs qui s’enfuyait à toutes jambes, puis son corps fut parcouru d’un spasme et il s’écroula.

Suis-je le dernier ? Des gerbes sablonneuses s’élevaient autour d’Alain, lui rappelant que les assaillants tiraient au jugé sur son emplacement présumé. L’estomac noué par l’angoisse, il s’obligea à se concentrer à nouveau sur ses sorts. Si je veux survivre, si je veux sauver d’éventuels rescapés, je dois continuer à me battre.

Il en appela à ses pouvoirs pour créer une boule de feu après l’autre et les envoyer sur les rochers qui surplombaient la caravane. Une série d’explosions fit pleuvoir une cascade de gravats sur les agresseurs. Ce tir de barrage brisa enfin l’assaut. Des nuages de poussière roulèrent depuis les sommets du défilé, engloutissant ce qui subsistait du convoi et masquant aux yeux d’Alain la dévastation qui l’entourait ainsi que les positions des bandits.

Il cessa les hostilités, le souffle lourd, ruisselant de sueur. Il considéra ses mains tremblantes d’épuisement et prit conscience qu’il avait tant puisé dans ses forces que son sort de dissimulation s’était dissipé. Une erreur stupide digne d’un acolyte. Il ne serait plus en mesure de se défendre ni de protéger la caravane avant d’avoir pris du repos. Et même dans cette éventualité, il ne restait presque plus d’énergie à proximité. Sous ses robes, il portait un de ces longs couteaux qu’arboraient les mages, mais celui-ci ne serait d’aucun secours contre les armes dont disposaient les brigands.

Non que défendre la caravane eût encore quelque utilité. Les attaques frontales et latérales se poursuivaient, les malfrats répandaient la mort à l’aveuglette dans le brouillard poussiéreux. De plus en plus de carreaux d’arbalète se plantaient dans le sol ou les montants en bois des chariots, comme si les assaillants étaient à court de projectiles invisibles, bien plus meurtriers. Pourtant, Alain n’entendait nul mouvement proche, nul garde qui retournât le tir.

Il tituba vers la queue du convoi ; exténué par l’usage de la magie, il était néanmoins décidé à rejoindre les derniers wagons. Peut-être y avait-il là-bas des gardes survivants. Il espérait que le déchaînement de ses attaques dissuaderait les bandits d’avancer pendant quelques minutes encore, et laisserait ainsi le temps aux défenseurs de se regrouper.

Il se fraya maladroitement un chemin dans la brume sablonneuse et dépassa plusieurs wagons, abandonnés ou chargés des cadavres de leurs occupants. À bout de forces et effrayé, Alain entendait dans sa tête les voix des doyens de la guilde lui répéter qu’un mage ne devait jamais faire montre de faiblesse ni de fragilité, par trop humaine. Alain récitait mentalement ces leçons alors qu’il essayait de chasser de son esprit le fracas des armes et prenait de longues inspirations apaisantes pour s’aider à dénier la peur.

Cependant, outre cette peur qu’il ne parvenait pas à occulter complètement, une question lui revenait sans cesse : de quel arsenal disposaient leurs adversaires ? Les armes tonnantes qui avaient décimé les gardes n’étaient pas des arbalètes. Elles étaient bien plus mortelles.

Il rallia l’un des derniers wagons aux dimensions imposantes et aux fenêtres grillagées dont la porte avait été maintenue verrouillée depuis leur départ. Bien entendu, Alain ne s’était pas mélangé aux autres membres de leur expédition puisqu’ils étaient tous d’extraction populaire, mais il avait surpris des conversations où les spéculations allaient bon train à propos du passager de cette voiture. La rumeur voulait qu’il s’agît d’une enfant gâtée de la famille impériale qui était restée cloîtrée durant tout le voyage. Si c’était bien le cas et que cette personne avait survécu, Alain pourrait sans doute rendre encore service à quelqu’un.

Le mage contourna le véhicule et vit la porte grande ouverte pendre sur ses gonds. Comment les bandits avaient-ils pu arriver ici avant lui ? Oubliant sa fatigue et au mépris de toute prudence, il se précipita pour regarder à l’intérieur.

Une silhouette se dressa devant lui. L’objet qu’elle tenait entre ses doigts renvoyait de ternes reflets à la lumière du soleil qui filtrait à travers la poussière. Alain jeta un rapide coup d’œil vers la main levée et les deux protagonistes se dévisagèrent pendant un long moment. Une mécanicienne ?

Il n’y avait pas de doute possible. Même par la chaleur accablante qui régnait dans la Désolation, la femme qui lui faisait face portait la veste noire qui identifiait les membres de la guilde des mécaniciens aussi sûrement que les robes d’Alain marquaient sa propre appartenance. Mais, contrairement aux vêtures de la guilde des mages couvertes de symboles et d’ornements qui représentaient le rang de leur porteur ainsi que ses talents particuliers – d’une manière que seul un autre mage était capable d’interpréter –, les vestes des mécaniciens étaient ostensiblement quelconques : du cuir brut teinté en noir. Ces habits dénués de fioritures annonçaient clairement que les mécaniciens se pensaient si importants qu’ils n’éprouvaient pas le besoin d’impressionner par leurs atours ni d’y afficher un signe distinctif de leur rang. Son pantalon était simple, lui aussi, bien que cousu dans une toile résistante de qualité, et ses bottes étaient du même cuir noir que sa veste.

Il fallut quelques instants à Alain pour se remettre de sa surprise. Regardant au-delà des cheveux d’un noir de jais qui tombaient sur les épaules de la mécanicienne et encadraient des traits empreints de peur mêlée de colère, il se rendit compte qu’elle devait avoir le même âge que lui. Cette jeunesse l’étonna, mais enseigner à leurs acolytes quelques tours de passe-passe, même les plus élaborés, ne devait pas prendre bien longtemps aux mécaniciens.

« Que fais-tu ici, mage ? » demanda la jeune femme, en pointant vers le visage d’Alain l’objet qu’elle tenait en main. Dépourvu de lame et de carreau apparent comme l’aurait eu une arbalète, c’était un morceau de métal avec une forme étrange ; la partie dirigée vers lui était percée d’un trou. Cependant, à la façon dont la mécanicienne tenait cette chose, il était évident que c’était une sorte d’arme. « Je t’ai aperçu à plusieurs reprises durant notre voyage, je sais donc que tu n’es pas un des assaillants. Sinon, tu serais déjà mort ! »

Alain sentait la peur dans sa voix, une peur que peinait à masquer sa bravade.

« J’ai été engagé pour protéger cette caravane ! » cria Alain, par-dessus le crépitement des armes des bandits.

« Ils se sont reposés sur un mage pour ça ? Où donc le maître caravanier avait-il la tête ? Qui nous attaque ? »

Dans des circonstances ordinaires, Alain lui aurait tourné le dos et manifesté le désintérêt propre aux mages vis-à-vis des choses et des gens de ce monde. Dans des circonstances ordinaires, il n’aurait jamais adressé la parole à un mécanicien. Mais les circonstances l’avaient déjà suffisamment ébranlé pour qu’il répondît : « Des bandits, d’après le commandant de la garde. Ils devaient, selon lui, être peu nombreux et mal armés.

— Des bandits ? » Les yeux exorbités, la mécanicienne secoua la tête. « Impossible. Nous sommes sous le feu de dizaines de fusils. Aucune bande de brigands ne pourrait en avoir autant.

— Des fusils ? » Des armes de mécaniciens ?

« Oui. » Elle lui montra l’objet dans sa main. « C’est comme ce pistolet, mais plus grand et avec une portée plus longue. Où sont les gardes de la caravane ?

— Morts ou en fuite. Je pense que la plupart sont morts. Tu es la première rescapée que je croise. » Des années durant on lui avait enseigné la nature perverse des mécaniciens et, pendant une fraction de seconde, Alain se demanda s’ils n’étaient pas derrière cette attaque. Toutefois, la peur qui hantait le regard de cette jeune femme était réelle.

Alain se rendit brusquement compte que le fracas des armes mécaniques avait considérablement baissé tout comme les impacts des carreaux d’arbalète. Il tourna les yeux vers la tête du convoi. « Les bandits sont en train d’avancer. »

Il scruta les environs sans savoir quoi faire. L’entraînement qu’il avait reçu avait envisagé pareille configuration, mais y être confronté dans la réalité – à bout de forces, entouré de cadavres, alors que des armes dont il ne saisissait pas la nature semaient la mort par-delà de longues distances – le paralysait. L’espace d’un instant, la conscience de sa jeunesse et de son inexpérience le submergea au point de l’empêcher de penser.

La mécanicienne reprit la parole, d’un ton tranchant. « Nous devons nous sortir d’ici. » Elle eut soudain l’air interloquée. « Je veux dire… »

Alain comprenait parfaitement son hésitation. Il se sentait, lui aussi, réticent à la perspective de demeurer plus longtemps en sa compagnie, même dans cette situation exceptionnelle. « Je vais essayer de les retenir pendant que tu t’enfuis. J’ai été engagé pour veiller sur cette caravane. Cela signifie que j’ai l’obligation de te protéger.

— Toi, me protéger ? Un mage, me protéger ? » L’explosion d’indignation de la mécanicienne éloigna momentanément sa peur. « C’est… »

Des exclamations rauques résonnèrent non loin. Alain se passa la langue sur ses lèvres sèches couvertes de poussière. « Ils sont au niveau des wagons de tête. » Il avait recouvré le contrôle de lui-même et chassé toute émotion de sa voix.

« N’es-tu pas effrayé, mage ? On dirait que tu es blasé. Que penses-tu faire ? »

Alain regarda ses mains et fut parcouru d’un frisson tant il se sentait dépassé par les événements.

« Je dois rester ici et me battre. Il n’y a rien d’autre à faire.

— Bien sûr que si ! Nous pouvons fuir.

— Nous ? » Ainsi prononcé, ce mot n’avait aucun sens.

« Toi et moi. Je ne laisserai personne mourir, pas même un mage, si je peux l’éviter ! Je n’abandonne personne ! Pas même toi ! »

Alain, décontenancé par ces paroles et sentant la peur regagner du terrain à l’idée de mourir, se rabattit sur l’enseignement qu’il avait reçu.

« Ce monde n’est pas réel. Mourir n’est qu’un passage d’un rêve à un autre. »

La mécanicienne le dévisagea comme s’il avait formulé des propos incompréhensibles.

« Tu as l’intention de mourir ici parce que tu penses que cela n’a aucune importance ?

— Je sais que cela n’a aucune importance », dit Alain de la voix la plus calme et la plus dénuée d’émotion qu’il put.

La mécanicienne plissa les yeux.

« Très bien, dit-elle. Ta guilde a signé un contrat pour que tu protèges cette caravane, c’est bien ça ? Et, par extension, que tu me protèges également. Pour ce faire, il va falloir que tu ne me quittes pas d’une semelle. Nous sommes les deux seuls survivants, et si tu restes ici alors que je m’en vais, cela voudra dire que tu romps le contrat. Allez, suis-moi ! Que ça te plaise ou non. »

La mécanicienne commença à s’éloigner. Alain hésita encore quelques secondes, puis il lui emboîta le pas. Après des années d’obéissance à l’autorité, il avait toutes les peines du monde à passer outre les ordres de la jeune femme, d’autant plus que ses arguments semblaient cohérents.

Sitôt assurée qu’Alain la suivait, la mécanicienne s’élança vers l’une des parois du défilé. Maintenant qu’il était derrière elle, Alain vit qu’elle portait un grand paquetage sur le dos. Il se demanda ce qu’il pouvait contenir de si précieux que la mécanicienne rechignât à l’abandonner pour se déplacer plus rapidement. Un trésor ? Les doyens avaient souvent répété que les mécaniciens étaient avides et prompts à la tromperie.

Ils escaladèrent des roches et gravirent une pente escarpée protégée des regards des brigands par le nuage de poussière. Pourquoi a-t-elle insisté pour que je l’accompagne ? Pourquoi ai-je obtempéré ? Malgré ces pensées, Alain ne quitta pas la mécanicienne durant l’ascension.

Les cris se rapprochaient peu à peu ; les bandits poursuivaient leur progression, mais avec précaution, sans doute en raison du manque de visibilité causé par la poussière. Les armes mécaniques ne tonnaient plus que très rarement désormais.

Ayant atteint une longue saillie, la mécanicienne venait de sauter par-dessus un amas pierreux lorsque trois silhouettes surgirent. Deux tenaient des arbalètes et la troisième une arme étrange à l’extrémité perforée, comme celle de la jeune femme. Les trois armes étaient braquées sur elle.

Consciente qu’elle était prise au piège, la mécanicienne s’immobilisa, les yeux rivés sur les bandits, tandis que sa main dardait vers son arme de poing. Le trio n’avait pas encore remarqué le mage qui peinait à la rattraper.

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