Chapitre 6

Le cœur battant la chamade, Mari pivota sur ses talons et se rua dans l’échoppe la plus proche. Les quelques citoyens de Ringhmon qui furetaient entre les présentoirs de vêtements firent mine d’être absorbés par leurs emplettes quand le propriétaire des lieux s’empressa de rejoindre la nouvelle arrivante et se courba devant elle.

« Comment puis-je vous être utile, honorée dame mécanicienne ? »

Mari prit le temps de se calmer avant de répondre.

« Je suis entrée pour m’abriter du soleil. »

Le commerçant recula précipitamment, la tête baissée pour dissimuler l’expression de son visage. Mari se retourna et regarda dehors par une petite fenêtre qui se découpait dans la devanture du magasin, scrutant l’artère bondée à la recherche des bandits. Ne voyant rien, elle plongea la main sous sa veste, vers son pistolet, et s’approcha prudemment de la porte.

Il n’y avait plus aucun signe des cavaliers poussiéreux. Mari inspecta longuement la rue d’un air renfrogné tandis que les communs s’efforçaient d’ignorer la présence d’une mécanicienne visiblement de fort méchante humeur. Puis elle rentra dans la boutique. « Avez-vous une pièce isolée à l’arrière ? » demanda-t-elle lorsque le propriétaire fondit de nouveau sur elle.

« Oui, dame mécanicienne.

— J’en ai besoin. »

Quelques instants plus tard, Mari ferma la porte derrière elle, gagna l’étroite fenêtre au fond de la pièce et fouilla dans son sac pour en sortir son parle-au-loin. Elle contempla le boîtier imposant et lourd en repensant au nombre de fois où elle avait rêvé de le jeter dans le désert afin d’alléger son paquetage. Mais les mécaniciens n’abandonnaient jamais leur équipement. C’était exclu. Surtout pour un instrument aussi précieux qu’un parle-au-loin.

Elle fit basculer un interrupteur pour allumer l’appareil, en étira l’antenne, et le tint à côté de la fenêtre.

« Hôtel de la guilde des mécaniciens de Ringhmon, ici la maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn. Je suis arrivée en ville. »

Elle relâcha un bouton et attendit.

En vain. Elle grommela rageusement et réitéra son appel.

À la troisième tentative, on lui répondit enfin, le signal était faible et grésillant.

« Ici le mécanicien émérite Stimon, superviseur de l’hôtel de la guilde de Ringhmon. Vous êtes en retard. »

Mari regarda l’appareil, bouche bée. Depuis quand les mécaniciens émérites surveillaient-ils les communications entrantes des hôtels de la guilde ? En outre, dans ce cas précis, il ne s’agissait pas d’un simple mécanicien émérite, mais de celui en charge de l’hôtel. Réceptionner les appels des parle-au-loin était un boulot d’apprenti.

« La caravane qui me transportait vers Ringhmon ayant été attaquée et détruite par des bandits, j’ai eu toutes les peines du monde à arriver ici en vie. »

La réponse de Stimon se fit attendre plus qu’elle ne l’aurait dû. Elle finit par se manifester, dépourvue de toute sympathie.

« Des bandits ? En nombre suffisant pour venir à bout des gardes de la caravane ? J’espère que vous êtes prête à fournir un rapport détaillé sur la question. »

Un rapport détaillé ? C’était tout ce que la nouvelle lui inspirait ?

« Oui. Je peux fournir un rapport détaillé, lâcha Mari en essayant de maîtriser sa voix. D’autant plus que je viens de voir une partie de la bande dans l’enceinte même de la ville. J’ai besoin d’une escorte pour rejoindre l’hôtel de la guilde. D’une escorte armée.

— Une escorte armée ? Vous êtes en sécurité à Ringhmon.

— Je ne le pense pas. Les bandits savaient que j’étais dans la caravane et ils en avaient après moi. Ils possédaient plus d’une vingtaine de fusils. Vous m’entendez ? Plus d’une vingtaine de fusils. »

Une fois de plus, la réponse de Stimon se fit trop attendre.

« Vous en êtes certaine ?

— Il n’y a pas d’autre moyen d’expliquer le nombre de coups de feu tirés. J’ai moi-même vu une de ces armes dans les mains d’un bandit mort, mais je n’ai pas été en mesure de la récupérer. Et l’un des malfrats que j’ai croisés à l’instant portait un fusil.

— Comment ces bandits ont-ils appris votre présence au sein du convoi, puisqu’elle était censée être secrète ? » Le ton de Stimon se teintait d’accents accusateurs.

Mari fusilla le parle-au-loin du regard comme s’il s’était agi de Stimon lui-même.

« Je n’en ai aucune idée. C’est l’hôtel de la guilde à Ringhmon qui a géré toutes les dispositions concernant mon contrat. Pour l’heure, ma propre sécurité m’inquiète davantage.

— Mécanicienne Mari, il n’y a aucune raison de penser que vous n’êtes pas en sécurité à Ringhmon. Vous n’avez nul besoin d’escorte. »

Mari ne répondit pas et compta jusqu’à cinq avant de parler pour que sa voix ne laissât en rien transparaître sa contrariété.

« C’est maîtresse mécanicienne Mari, le corrigea-t-elle, et je vous répète que je viens d’apercevoir certains des bandits en ville.

— Maîtresse mécanicienne Mari, reprit Stimon en donnant au titre une inflexion subtilement moqueuse. Je suis sûr que vous faites erreur.

— Mécanicien émérite Stimon, peut-être n’ai-je pas été assez claire : tous les caravaniers ont été tués, à l’exception de moi et d’une autre personne ! »

Elle s’efforça de garder son emportement sous contrôle pour ne pas sortir de ses gonds ni fournir à cet homme des raisons de remettre en cause son professionnalisme.

« Il s’en est fallu de peu pour que nous y restions. »

Après une longue pause, la voix de Stimon grésilla dans l’appareil, empreinte de si peu d’émotion qu’elle lui rappela celle du mage.

« Un mécanicien ne devrait pas se laisser aussi aisément effrayer par la vue de quelques communs. Il semble que vous manquiez d’expérience dans la gestion de situations pourtant tout à fait classiques. »

L’expérience. Elle avait déjà compris que, dans la bouche des mécaniciens émérites, ce terme signifiait l’âge.

« Très bien, répliqua Mari d’un ton glacial. Je vais effectuer à pied le reste du trajet jusqu’à l’hôtel de la guilde des mécaniciens et je ferai également un rapport circonstancié à ce sujet au quartier général. Je ne doute pas que l’on saura apprécier à sa juste valeur la menace exercée par des communs envers un mécanicien, ainsi que le manque d’intérêt de certains pour la sécurité des membres de la guilde. »

Ses paroles ne parurent pas intimider Stimon.

« Parfait. Vous étiez attendue voilà deux jours. Venez me faire votre rapport sitôt que vous arriverez à l’hôtel. »

Mari préféra ne pas chercher à répondre à cette dernière remarque. Elle éteignit son parle-au-loin et ne décoléra pas pendant quelques minutes. Je mérite mon statut de maîtresse mécanicien, cela veut dire que je mérite aussi le respect des mécaniciens émérites. Ce n’est pas parce qu’ils dirigent la guilde et tiennent tous les postes administratifs qu’ils peuvent se permettre de traiter de la sorte des mécaniciens de terrain.

Il veut quoi, celui-là ? Que je me fasse tuer ?

Cette pensée était si outrancière qu’elle eut l’avantage de lui refroidir les sangs. La bonne conduite à adopter aurait été de trouver un endroit où se cacher jusqu’à la tombée de la nuit pour ensuite se glisser subrepticement dans l’hôtel de la guilde. Mais il était hors de question qu’elle donne à Stimon matière à pérorer avec jubilation sur une petite peureuse qui se prenait pour une maîtresse mécanicienne. Après avoir vérifié que son arme était bien en place, Mari fourra le parle-au-loin dans son paquetage, qu’elle hissa sur ses épaules, et quitta l’arrière-boutique.

Le propriétaire de l’échoppe se tenait à proximité et la regardait, l’air inquiet.

« Merci de m’avoir laissée utiliser la pièce », dit Mari en veillant à ce que sa fureur contre Stimon ne transparût pas dans son adresse au commerçant.

Ce dernier ne répondit pas et se contenta de s’incliner en guise d’au revoir quand Mari sortit de son magasin.

Une fois à l’extérieur, où le danger pouvait surgir de toute part, elle sentit son humeur s’assombrir. La précipitation inhabituelle avec laquelle les gens bondissaient hors de son chemin alors qu’elle descendait la rue lui montrait à quel point son expression était menaçante. Elle chercha des signes de bandits à cheval ou à pied, en souhaitant presque tomber nez à nez avec eux pour avoir une belle et bruyante fusillade en plein cœur de Ringhmon. Cela en remontrerait à Stimon. Mais elle ne vit aucune trace des cavaliers couverts de poussière.

L’hôtel de la guilde des mécaniciens, sis non loin des limites de la ville, était aussi vieux que Ringhmon elle-même, comme dans bon nombre de localités. L’aqueduc qui desservait la cité, en provenance des montagnes plus au nord, transitait par l’hôtel avant de poursuivre vers le centre. Les communs soupçonnaient une conspiration de la guilde pour contrôler l’approvisionnement en eau de la ville. Mari et les autres mécaniciens savaient que le flux traversait des générateurs hydroélectriques qui alimentaient non seulement l’hôtel, mais aussi les manufactures et tous les bâtiments dont les propriétaires étaient prêts à payer pour le câblage et la fourniture d’électricité.

Bien entendu, de cette façon, les mécaniciens avaient la mainmise sur l’approvisionnement de Ringhmon, tant en eau qu’en électricité.

Le soleil se couchait lorsque Mari atteignit l’esplanade devant l’hôtel des mécaniciens, aux allures de forteresse. La longue marche dans la chaleur n’avait en rien adouci son humeur. Ses talons résonnèrent sur les pavés tandis qu’elle traversait la place pour gravir les marches de l’escalier monumental et rejoindre les lourdes portes.

Un apprenti en faction à l’entrée étudiait un texte, comme c’était la coutume quand il n’y avait pas de visiteurs à accueillir. Aussi ne la vit-il que lorsqu’elle fut presque sur lui. Il la dévisagea et ses lèvres s’étirèrent en un large sourire.

« Salut, princesse. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »

Mari s’arrêta aussitôt, puis elle réalisa que, pour cet apprenti, quelqu’un de son âge ne pouvait être qu’un autre apprenti. Cela calma son indignation passagère.

Une seconde plus tard, l’horreur se dessina sur les traits de son interlocuteur qui, baissant les yeux, venait de constater qu’elle portait la veste noire des mécaniciens.

« D…dame mécanicienne. Pardonnez-moi. Je… je ne…

— De toute évidence, oui », acquiesça Mari. L’erreur naturelle de l’apprenti et sa terreur apaisèrent sa colère. « Je suis la maîtresse mécanicienne Mari de…

— M…maîtresse mécanicienne ? » Le garçon la fixait d’un air désemparé. « Ma dame, s’il vous plaît, je ne savais pas. »

L’angoisse dans sa voix était si intense que Mari le regarda droit dans les yeux.

« Oui. Tu ne savais pas. Maintenant, tu sais. Détends-toi. »

L’apprenti, toujours livide, s’inclina devant elle.

« J’implore votre pardon, dame maîtresse mécanicienne. »

La jeune femme l’examina avec plus d’attention en sentant son irritation faire place à l’inquiétude. Repensant au comportement du mécanicien émérite Stimon à son encontre, elle se demanda ce que subissaient les apprentis dans cet hôtel de la guilde. Tous les apprentis enduraient brimades et harcèlement de la part des mécaniciens, mais Mari avait entendu dire que certains hôtels étaient pires que d’autres.

« Apprenti, dit-elle fermement, je te pardonne. C’est compris ? Nul besoin d’autres excuses. »

Le garçon releva la tête, la regarda à nouveau dans les yeux et opina. « Oui, ma dame. Merci. Je ferai un rapport complet à propos de cet incident à mon chef d’équipe afin qu’il puisse…

— Tu ne feras rien de tel ! J’ai accepté tes excuses, l’affaire est close. C’est oublié.

— Mais, ma dame…

— Ceci est un ordre d’une maîtresse mécanicienne, compris ?

— Oui, ma dame. Je vous en remercie. » Le soulagement le laissait presque sans voix. « Si j’avais su que vous arriviez…

— Ne t’a-t-on pas informé de ma venue ? » Une rebuffade de plus signée Stimon, qui allait jusqu’à lui refuser la plus élémentaire des courtoisies.

« Non, madame », dit l’apprenti en se raidissant alors que les traits de Mari se durcissaient de nouveau.

Elle s’obligea à se détendre. « Ce n’est pas non plus de ta faute. J’ai besoin d’une chambre.

— Bien entendu, maîtresse mécanicienne ! »

L’apprenti faillit s’étaler de tout son long en appelant un collègue à la rescousse pour accompagner Mari jusqu’à sa chambre et y porter ses bagages.

Une fois la porte refermée derrière elle, la mécanicienne soupira longuement et se tint immobile pour laisser redescendre sa colère, avant de fusiller le système de climatisation du regard. Un mince filet d’air s’en échappait péniblement. Mari asséna à l’appareil un coup sec qui le fit crachoter. Tu me cherches, espèce de tas de ferraille bon pour la casse ? J’ai réparé, les yeux fermés, des trucs bien plus compliqués que toi ! Elle plongea la main dans son sac, en sortit sa trousse à outils, fit sauter le panneau frontal de l’unité et en examina l’intérieur. Comme elle s’y attendait, la vis censée maintenir un des fils d’alimentation du moteur était desserrée. La jeune femme saisit un tournevis, rectifia la connexion défaillante – ce qui fit repartir le ventilateur à plein régime –, et remboîta la façade en la martelant avec le manche de son outil.

Cette réparation simple lui apporta une réelle satisfaction. Elle pensa à la tâche qui l’attendait le lendemain et sentit son humeur embellir. Je fais partie de la poignée de mécaniciens capables de s’acquitter de cette mission. Ils me traitent comme si j’étais une gamine ? Eh bien, attendons qu’ils me voient donc à l’œuvre. Après, ils me donneront tous du Dame, sans rechigner.

Pendant quelques secondes, elle songea à se laver. À se faire toute petite, à agir selon ce qui était attendu d’elle, dans le strict respect des convenances. Elle avait passé des années à prendre en considération ces choses-là, des années à filer relativement doux en s’efforçant de ne pas faire de vagues, sans grand succès, il est vrai. Elle avait toujours posé trop de questions, elle s’était toujours rebiffée contre les règles qu’elle jugeait absurdes, et les autres apprentis – comme, plus tard, les autres mécaniciens – avaient pris l’habitude de se tourner vers elle en toute circonstance. Cela lui avait valu son rang de maîtresse mécanicienne, une rencontre manquée avec la mort quelques jours plus tôt, et des comportements détestables de la part des mécaniciens émérites.

Mari ajusta sa veste poussiéreuse, passa la main dans ses cheveux sales, serra les dents et partit à la recherche du mécanicien émérite Stimon.

L’heure du dîner ayant sonné, elle se dirigea vers le réfectoire. Elle y trouva Stimon, présidant la table des mécaniciens émérites, comme le prévoyait son statut de superviseur. Mari traversa la salle d’un pas sec, parfaitement consciente que ses bottes laissaient des empreintes crasseuses sur le sol et que l’ensemble des mécaniciens présents avaient les yeux rivés sur elle. Elle s’arrêta devant la table du superviseur.

« Maîtresse mécanicienne Mari au rapport. »

Tous les mécaniciens émérites la toisèrent d’un œil désapprobateur. Stimon se leva. Il avait le crâne rasé, un ventre imposant et un froncement de sourcils réellement impressionnant. Les conversations dans le réfectoire s’étant instantanément interrompues, la voix de Stimon porta jusque dans les moindres recoins.

« Oser vous présenter dans une tenue pareille requiert sans doute quelques explications.

— Je vous ai informé plus tôt dans la soirée que ma caravane a été attaquée et entièrement détruite. J’ai été contrainte de rejoindre cette ville par mes propres moyens en traversant le désert. J’ai utilisé le peu d’eau dont je disposais pour ne pas mourir de soif, aussi n’ai-je malheureusement pas été en mesure de faire ma toilette tous les soirs. Néanmoins, vous m’avez enjoint de me présenter au rapport dès mon arrivée, je me conforme donc à vos instructions. »

Mari releva brusquement la tête pour chasser une mèche de cheveux tombée devant ses yeux, provoquant la formation d’un fin nuage de poussière qui flotta vers l’aréopage de mécaniciens émérites.

« Mécanicienne Mari…

— Maîtresse mécanicienne Mari. »

Stimon se rassit et ses doigts tambourinèrent sur la table.

« Il me semble que les efforts fournis pendant votre voyage ont eu raison de vous. »

Mari sourit.

« Nullement, superviseur.

— C’est moi qui décide si un mécanicien est apte à remplir un contrat ou s’il ne l’est pas.

— Avez-vous l’intention de dénoncer le contrat avec Ringhmon ? Je suis la seule mécanicienne à des kilomètres à la ronde capable de m’acquitter de la tâche. Je présume toutefois que vous ne souhaitez pas en parler en ces lieux.

— Non, en effet, lâcha Stimon, dont la figure virait au rouge. Vous pouvez disposer. Je vous verrai demain matin, quand vous aurez fait le nécessaire pour que votre mise réponde aux standards exigés par la guilde.

— Merci, superviseur d’hôtel de guilde Stimon. » Mari pivota sur ses talons comme une apprentie et avança jusqu’à une table occupée par plusieurs mécaniciens. Tandis qu’un apprenti s’empressait de lui apporter boisson et assiette de victuailles, Mari salua les convives de la tête.

Une mécanicienne fit semblant de ne pas l’avoir vue. Les deux autres, un homme et une femme, lui sourirent en retour.

« Tu as vraiment survécu dans la Désolation ? » souffla le mécanicien à voix basse, alors que les conversations reprenaient peu à peu dans le réfectoire.

Mari passa la main sur son front et regarda la poussière qui s’y étalait.

« Je crois bien que oui. Mais je n’en serai pas complètement certaine avant d’avoir nettoyé toute cette crasse. »

La mécanicienne qui l’avait snobée opina du chef.

« Voilà ce que c’est que de promouvoir une gamine au rang de mécanicienne. »

Mari lui sourit de toutes ses dents.

« Maîtresse mécanicienne. J’ai obtenu mon diplôme de mécanicienne à seize ans. »

La femme la fusilla des yeux, se leva et partit s’asseoir à une autre table.

Le visage de la mécanicienne restée attablée s’illumina soudain.

« Tu dois être Mari. Un de mes amis à l’académie m’a parlé de toi dans une de ses lettres. Je suis Cara. »

Le mécanicien inclina la tête.

« Je m’appelle Trux. Les mécaniciens émérites nous lancent des regards noirs.

— Je fais collection, dit Mari en fourrageant dans son assiette.

— Ils sont plus à cran que d’habitude, avec ces émeutes à Portjulien.

— Des émeutes ? » Mari avala une gorgée d’eau pour s’éclaircir la voix. « J’ai été coupée de tout pendant des semaines. Que s’est-il passé ?

— Tout a commencé par des manifestations classiques contre la guilde des mécaniciens, répondit Cara. Mais quand l’hôtel de Portjulien a recommandé aux autorités de faire cesser les troubles, les gens ont perdu la tête. Ils ont mis la ville à feu et à sang durant plusieurs jours avant que les troupes de la Fédération ne parviennent à rétablir l’ordre. C’est typique : ils prétendent vouloir gouverner par eux-mêmes et démontrent aussi sec qu’ils en sont incapables.

— Pas si typique que ça, objecta Trux. Je veux parler des manifestations. C’était curieux que les communs explosent ainsi. On aurait dit qu’on les y avait poussés.

— Pourtant, personne n’a rien remarqué qui sortît de l’ordinaire. La routine. Sauf que les communs sont devenus enragés.

— Encore heureux que leur fureur n’ait pas été canalisée. Les communs ont besoin d’un chef, mais ils ne trouveront jamais quelqu’un qu’ils soient tous prêts à suivre. C’est pour cette raison qu’ils se cramponnent à ces inepties sur la fille de Jules.

— De quoi s’agit-il ? demanda Mari. Ce n’est pas la première fois que j’entends cette référence. »

Cara eut un rire dédaigneux.

« Les communs croient qu’il existe une prophétie énoncée par les mages il y a très longtemps. Une prophétie évoquant une fille de Jules censée, un jour, renverser la guilde des mécaniciens. Est-ce que tu imagines le degré de désespoir qu’il faut atteindre pour gober les paroles d’un mage ? »

Mari s’empressa de boire une gorgée d’eau pour éviter de répliquer, en espérant que son attitude ne trahirait pas ses pensées.

« Selon les communs, précisa Trux, elle renversera également la guilde des mages. Mais Jules n’est pas revenue d’entre les morts, et les communs n’ont plus qu’à croiser les doigts pour qu’elle ait une descendante à la hauteur de la tâche.

— S’il y a quelqu’un qui aurait pu le faire, c’est bien Jules, dit Cara. Mais même elle n’aurait jamais réussi à renverser notre guilde, n’est-ce pas ? »

Mari haussa les épaules.

« Je ne sais rien à propos de Jules. » Elle vit l’incrédulité se peindre sur les visages de ses compagnons de tablée. « L’histoire n’était pas mon sujet de prédilection. »

Trux laissa échapper un rire franc.

« Si tu as décroché le grade de mécanicienne à seize ans, c’est normal que tu n’aies pas eu beaucoup de temps à consacrer aux matières non techniques. Jules était un officier de la flotte impériale, il y a bien longtemps, quand seules les rives à l’est de la mer de Bakre étaient colonisées. Un jour, elle a quitté le service impérial, armé son propre navire, et elle est partie vers l’ouest, avide d’exploration, avant de se livrer à la piraterie. Elle a été la première à traverser le détroit des Goélands pour rejoindre la mer Julienne, et la première aussi à naviguer dans les eaux de l’océan Umbari. Elle a également participé à la fondation de plusieurs villes de la Fédération. Et quand l’Empire a essayé de s’étendre vers le ponant, c’est elle qui a organisé les cités de l’Ouest de manière à ce qu’elles puissent se défendre, limitant ainsi le contrôle impérial à la côte est de la mer de Bakre.

— Ce devait être une mécanicienne non dépistée, ajouta Cara. Une personne d’extraction commune n’aurait jamais pu accomplir autant d’exploits.

— Impressionnant, fit Mari. Mais pourquoi les troubles à Portjulien inquiètent-ils les mécaniciens émérites d’ici ? Même si les émeutes sont plus violentes que d’ordinaire, Portjulien est loin de Ringhmon. Ce n’est pas comme s’il n’y avait jamais eu d’échauffourées auparavant ou que des communs ne s’en étaient jamais pris aux hôtels de la guilde.

— C’est à cause de Tiae, répondit Cara. Ce royaume s’est effondré depuis quoi ? quinze ans ? Et les choses ne font qu’empirer. D’après ce que l’on entend, il y règne désormais l’anarchie la plus absolue.

— Il y a une dizaine d’années, la guilde a rapatrié le dernier mécanicien qui s’y trouvait. Rester sur place était trop dangereux. Depuis, la guilde s’efforce de tenir ses positions le long de la frontière qui sépare la Fédération de ce qui fut le royaume de Tiae. Nous supposons que ce qui effraie les mécaniciens émérites, c’est que les troubles à Portjulien soient un signe avant-coureur d’une propagation, vers le nord, des problèmes en Tiae. Si nous perdons la Fédération comme nous avons perdu Tiae… eh bien, c’est un gros morceau de Dematr.

— Mais même ça n’inciterait pas la guilde à remettre ses pratiques en question », grommela Mari, en regrettant aussitôt d’avoir exprimé ses pensées à haute voix.

À son grand étonnement, les deux autres acquiescèrent en silence.

« Il faut faire quelque chose, c’est certain, dit Trux, en fixant Mari droit dans les yeux. J’ai entendu dire… » Il coula un regard à la dérobée vers la table des mécaniciens émérites. « Mais bon, Cara et moi devrions peut-être te laisser dîner en paix. »

La tension soudaine chez ses interlocuteurs incita Mari à ne pas insister. D’autant plus qu’elle n’avait aucune envie d’être à nouveau celle vers qui chacun se tournait, en quête de réponses. Oui, elle était convaincue que les mécaniciens se devaient de toujours proposer de nouvelles solutions plutôt que de se référer systématiquement à celles du passé ; oui, elle l’avait répété plus d’une fois ; oui, elle était capable de débouler comme une furie dans le réfectoire, couverte de poussière. Étaient-ce des motifs suffisants pour que les autres mécaniciens la croient assez cinglée pour…

Pour quoi, au juste ?

Elle n’avait pas la réponse à cette question, mais elle savait ce qui arrivait aux mécaniciens qui se plaignaient trop souvent et trop fort.

Mari mangea rapidement. Les apprentis eurent fort à faire, remplissant régulièrement son gobelet tandis que son organisme s’efforçait de compenser la déshydratation due à son périple dans le désert. Elle vida son dernier verre et des effluves nauséabonds lui piquèrent les narines.

« Est-ce mon odeur ? demanda-t-elle à Cara.

— Eh bien, oui. À ta décharge, c’est compréhensible si tu es arrivée jusqu’ici en traversant la Désolation à pied.

— Compréhensible ou non, je vous remercie de l’avoir supportée. Je ferais mieux d’aller me savonner. »

Mari sentit tous les regards rivés sur elle alors qu’elle quittait le réfectoire, puis elle entendit le grondement des conversations aller crescendo.

De retour dans sa chambre, la jeune femme dut se faire couler deux bains successifs, l’eau du premier étant vite devenue trop crasseuse pour qu’elle puisse s’y laver. Cheveux propres et peignés, habillée de frais, elle retint sa respiration le temps de rouler ses vêtements sales en boule et de les déposer dans le couloir pour qu’on les emportât à la blanchisserie. Ne pouvant faire de même avec sa veste, elle la nettoya du mieux qu’elle put.

Après l’avoir enfilée, elle contempla son reflet dans un miroir. Pas étonnant que le mage n’ait rien tenté ! Plusieurs semaines de confinement dans un chariot étouffant, suivies d’une semaine de marche dans le désert, n’avaient en rien arrangé son apparence. Au moins était-elle propre, désormais. Elle tourna la tête, les pointes de ses cheveux effleurèrent ses épaules et elle se demanda, comme elle y pensait régulièrement, si elle n’allait pas les raccourcir. Certains jours, ses cheveux l’excédaient, mais en d’autres occasions elle appréciait leur longueur. Aussi décida-t-elle de ne rien changer.

Fatiguée et fébrile, Mari sortit son pistolet du holster suspendu au dossier d’une chaise. Après tout le temps passé dans le désert, l’arme couverte de poussière avait, elle aussi, besoin d’être nettoyée. Mari s’assit, attrapa une bouteille d’huile, des brosses, et s’attela à la tâche, trouvant du réconfort dans ce simple travail manuel. Dès qu’elle eut terminé, elle remonta le pistolet, tira la glissière pour vérifier le bon fonctionnement du mécanisme, pressa la détente, perçut le cliquetis du chien sur la chambre vide, puis réinséra le chargeur, réarma le cran de sûreté et remit l’arme dans son étui.

Pour la ressortir aussitôt en entendant frapper à sa porte.

« Qui est là ? s’exclama-t-elle, en souhaitant être capable de maîtriser sa voix aussi bien que le mage.

— Mécanicien Pradar. Je me demandais si vous pourriez me donner des nouvelles de mon oncle. Il était rattaché à l’hôtel de la guilde de Caer Lyn. »

Irritée contre elle-même pour ce mouvement de panique et surprise d’avoir pu réagir ainsi dans un hôtel de sa guilde, Mari glissa le pistolet dans le holster.

Elle s’immobilisa pour reprendre le contrôle de sa respiration avant d’ouvrir la porte.

Le mécanicien qui lui faisait face devait avoir dans les vingt-cinq ans. Il semblait aussi nerveux que Mari l’avait été quelques instants plus tôt.

« Maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn ?

— C’est moi. Même si cela fait deux ans maintenant que j’ai quitté cette île. Voulez-vous entrer et…

— Non ! » Pradar sourit d’un air tendu. « Mieux vaut que nous parlions ici.

— Très bien. Comment s’appelle votre oncle ?

— Rindal. Mécanicien Rindal. » Pradar avait dû percevoir sa réaction. « Est-ce que vous savez quelque chose ? » Sa voix se fit implorante.

Mari hésita, songeant qu’elle avait déjà bien assez d’ennuis. Mais si Rindal était effectivement l’oncle de ce type…

« Oui. Dites-moi d’abord ce que vous, vous savez. »

Pradar eut un geste d’impuissance.

« Il a tout bonnement disparu. Oncle Rindal a cessé de nous écrire et les lettres que mon père lui a envoyées sont restées sans réponse. Nous nous sommes renseignés auprès d’autres mécaniciens que nous connaissons à Caer Lyn. Tout ce qu’ils nous ont dit, c’est qu’il était parti. Personne ne savait où ni comment.

— Je sais comment, murmura Mari, dans un soupir. Je ne sais pas où. En tout cas, pas avec certitude.

— Que savez-vous ? demanda Pradar, les yeux brillants d’espoir et d’appréhension. S’il vous plaît. Mon père… cela fait des années.

— Quatre ans », lâcha la jeune femme. Elle n’avait jamais oublié ce qui s’était passé cette nuit-là, parce que les cauchemars n’étaient pas censés survenir en état de veille. « J’étais de garde cette nuit-là, affectée à la sécurité intérieure de l’hôtel de la guilde. Vous savez à quel point c’est barbant. Il n’arrive jamais rien. Sauf cette nuit-là. Peu après minuit, j’ai reçu un appel du poste de garde à l’entrée. Des mécaniciens attendaient là. Des mécaniciens comme je n’en avais jamais vu auparavant. Ils étaient tous armés de pistolets et de fusils et ils avaient l’air… dangereux. Le superviseur de l’hôtel était présent également. Il m’a dit d’obéir à la lettre aux ordres que me donneraient ces individus. Puis il est parti. »

Pradar hocha la tête, en la regardant droit dans les yeux.

« Des mécaniciens dangereux ?

— Oui. Comme s’ils avaient été soldats et non des mécaniciens. Pourtant, c’étaient bien des mécaniciens. Je ne peux pas mieux l’expliquer. Leur chef m’a dit de les conduire à la chambre du mécanicien Rindal. Et j’ai obéi. » Mari serra les dents en se remémorant les événements, envahie par un sentiment de culpabilité.

« Vous n’aviez pas le choix. Vous n’étiez qu’une apprentie à qui un superviseur et des mécaniciens avaient donné des ordres.

— Merci. Je me rappelle avoir pensé “ça y est, Rindal va trinquer”. Parce qu’on l’avait tous entendu se disputer avec les mécaniciens émérites et dire des choses comme “nous devons fonctionner différemment” ou encore “c’est injuste”. »

Pradar acquiesça, le visage voilé de tristesse.

« Père disait qu’oncle Rindal était fort en gueule. Je m’en souviens comme d’un homme aux opinions très arrêtées.

— Je les ai menés à travers l’hôtel vers la chambre du mécanicien Rindal », poursuivit Mari, en revivant les souvenirs de cette nuit-là. Les mécaniciens patibulaires se déplaçaient en un groupe compact, sans souffler mot. Mari ouvrait la marche, terrorisée à l’idée de faire un faux pas, quel que fût le sens de « faux pas » pour ces individus. Les couloirs, animés et bruyants durant la journée, étaient vides et silencieux, comme toujours à cette heure tardive, éclairés chichement par des lampes de sécurité. Mari n’avait pas cessé d’espérer qu’ils croiseraient quelqu’un, n’importe qui, mais elle ne vit personne. Quand ils arrivèrent enfin à proximité de la chambre de Rindal, elle désigna la porte du doigt. « Le chef m’a dit de partir sans me retourner, que je n’avais rien vu cette nuit-là, et que je ne devrais jamais en parler à quiconque, sur ordre du maître de la guilde. Mais alors que j’atteignais l’angle du corridor, dissimulée dans l’ombre, je me suis retournée pour regarder ce qui se passait. Je les ai vus traîner le mécanicien Rindal hors de sa chambre, les bras entravés derrière le dos, un sac sur la tête. »

Mari s’ébroua, submergée par le sentiment d’impuissance revenu la hanter.

« Et au petit matin, tout ce que chacun savait, c’était que le mécanicien Rindal était parti.

— C’est… ce que nous redoutions, lui souffla Pradar, une pointe de douleur dans la voix. Vous n’en avez jamais parlé à personne ?

— À quelques amis. Ils m’ont dit de garder ça pour moi, que je ne pouvais rien y changer… à part finir comme le mécanicien Rindal si je ne fermais pas ma bouche. Parce que… tout le monde trouvait déjà que j’étais forte en gueule, moi aussi.

— C’était un conseil avisé. Vous n’auriez rien pu faire. Mon père m’a confié qu’il pensait qu’oncle Rindal avait peut-être échoué dans les geôles de la guilde à Grand-Chutes, mais nous n’avons jamais réussi à en obtenir la preuve. Je lui répéterai vos paroles, sans citer mes sources. Peut-être parviendrons-nous à en apprendre davantage sur ce qui est arrivé à oncle Rindal. Peut-être est-il encore… »

Encore en vie ? Mari n’avait jamais envisagé l’affaire sous cet angle. Emprisonner un mécanicien dissident était une chose, mais l’éliminer…

« Soyez prudents. Si votre père fait trop de bruit…

— Il risque de disparaître comme mon oncle. Je sais. Vous avez sans doute pensé qu’oncle Rindal n’était pas uniquement une grande gueule, n’est-ce pas ? Mais que c’était un traître ou un truc dans le genre.

— Oui, admit Mari. Qu’il ait simplement fait valoir ses opinions n’aurait pas dû…

— Conduire à sa disparition. Oui. Mais ce n’était pas un traître, Mari. Mon père a toujours dit qu’oncle Rindal œuvrait pour le bien de la guilde. Il était loyal. Mais il voulait remettre les choses d’aplomb.

— Je comprends ce sentiment.

— C’est la raison d’être des mécaniciens, pas vrai ? C’est ce que nous devons faire. » Visiblement au comble de la nervosité, Pradar jeta des coups d’œil furtifs vers les deux extrémités du couloir.

« Merci. Vraiment. Faites profil bas. Les mécaniciens émérites sont aussi volatils que de vieux explosifs.

— J’ai entendu parler des événements à Portjulien…

— Ce n’est pas seulement ça. On dirait que ça a quelque chose à voir avec vous. Si je peux vous être utile…

— Non, en rien. Faites profil bas, vous aussi. Je vais m’acquitter de mon travail et prendre le large. Analyser, réparer, tester et partir.

— Bonne idée. » Pradar la salua d’un signe de tête, puis il s’éloigna rapidement.

Mari referma la porte, veilla à bien la verrouiller et se laissa aller contre le mur. Génial ! J’ai mis des semaines à retrouver le sommeil après cet incident, et voilà que les souvenirs sont revenus, aussi clairs qu’au premier jour.

Je n’ai jamais réellement cru que Rindal était un traître. Pourquoi garder la chose secrète s’il l’avait vraiment été ?

Pourquoi ma présence en ces lieux contrarie-t-elle autant les mécaniciens émérites ? Pradar doit certainement se faire des idées.

S’efforçant de se détendre par sa seule volonté, Mari était allongée sur le lit, les yeux fixés au plafond, rêvant de pouvoir accéder au parle-au-loin de longue portée de cet hôtel pour contacter le quartier général de la guilde à Palandur. Non ! Même si l’occasion se présentait, et bien que son statut de maîtresse mécanicienne l’y autorisât, elle ne demanderait pas une chose pareille. C’était son premier contrat, et son premier réflexe serait de retourner pleurer dans le giron du professeur S’san ? Cela ne ferait que conforter tout le monde dans l’idée qu’elle était décidément trop jeune pour avoir le rang de maîtresse mécanicienne.

De plus, que pourrait-elle dire ? Que les mécaniciens émérites n’étaient pas gentils avec elle ? Ce n’était pas franchement un scoop. Les mécaniciens émérites devaient se plier aux règles qu’ils avaient eux-mêmes édictées concernant l’élévation aux rangs de mécanicien et de maître mécanicien. Néanmoins, l’une des dernières rumeurs que Mari avait entendues avant de quitter Palandur voulait que ces règles aient été amendées pour imposer désormais une durée minimale aux statuts d’apprenti et de mécanicien, plutôt que de s’en remettre uniquement aux tests d’aptitudes. Aucun changement n’était toléré au sein de la guilde. À l’exception, semblait-il, de celui qui permettrait dorénavant de bloquer l’avancement de quelqu’un comme Mari. De toute évidence, les records qu’elle avait établis en accédant successivement aux rangs de mécanicienne et de maîtresse mécanicienne resteraient inégalés, puisque plus personne n’était autorisé à progresser aussi rapidement qu’elle-même l’avait fait.

Il est manifeste que cet amendement me visait directement, mais il n’est pas passé assez vite pour m’interdire d’atteindre le rang de maîtresse mécanicienne. Tout cela, grâce au professeur S’san. Je n’avais jamais compris pourquoi elle m’avait mis autant la pression au cours de mes six derniers mois à l’académie, mais maintenant je sais qu’elle avait dû avoir vent de ce projet qui serpentait dans les arcanes administratifs de la guilde. Elle voulait que j’obtienne le diplôme avant que cet amendement n’entre en vigueur.

Et qu’ai-je fait pour lui témoigner ma gratitude ? Des pitreries comme ma scène avec le superviseur Stimon au réfectoire. S’san m’aurait probablement arraché les oreilles pour ça. « Quel manque de professionnalisme, Mari. » Oui, clairement. Mais je ne me suis jamais sentie aussi bien.

Je pourrais essayer de parler à nouveau avec Trux et Cara. Mais je ne les connais pas, en tout cas pas assez pour me confier à eux. De surcroît, si je recherche leur compagnie et que les mécaniciens émérites m’ont à l’œil, je ne ferai que leur causer des problèmes.

Et je ne connais personne d’autre dans cette ville.

Le souvenir du mage Alain s’imposa spontanément à son esprit. Non qu’ils eussent beaucoup discuté, mais elle avait le sentiment diffus que, en dépit de leurs différences, ils auraient pu parler davantage. Était-ce sa jeunesse, si semblable à la sienne, qui le rendait sympathique à ses yeux malgré son statut peu recommandable de mage ? Éprouvait-elle de la pitié pour un garçon qui avait été incapable de se rappeler ce qu’il fallait répondre quand quelqu’un le remerciait ? Ou avait-elle trouvé quelque chose qu’elle aimait en lui durant leur séjour dans le désert ?

C’était impensable ! Allongée dans les ténèbres, prêtant l’oreille aux bruits épars de l’hôtel de la guilde – des bruits qui auraient dû la rassurer par leur familiarité –, Mari se surprit pourtant à espérer que le mage fût présent pour monter la garde pendant son sommeil, comme il l’avait fait dans le désert. Tu es folle, Mari. Vouloir un mage dans ta chambre ? Le soleil de la Désolation t’a sans doute un peu trop tapé sur la tête.

Du reste, je peux très bien me débrouiller toute seule. Je ne peux compter que sur moi, je le sais depuis longtemps. Depuis que…

Non. Je ne vais pas penser à mes… parents. Ils m’ont abandonnée, mais ils ne peuvent plus me faire de mal.

Pense au boulot, Mari.

Mais tenter d’y penser la ramena au mage. Comment a-t-il su quel travail m’attendait ici ? Et je n’ai personne avec qui en parler. Je ne peux même pas dire à quiconque que je connais le nom d’un mage. Si quelqu’un dans la guilde venait à ne serait-ce que me soupçonner de lui avoir divulgué des secrets, je serais aussitôt rétrogradée au rang d’apprentie et expédiée à… bon, à la réflexion, il n’y a pas pire endroit que Ringhmon.

À part Grand-Chutes.

Je ne suis pas une traîtresse. Je suis parfaitement loyale à la guilde. On ne m’y enverrait pas.

On y a envoyé Rindal.

Le boulot, Mari. Concentre-toi sur le boulot. Il doit être sacrément difficile, sinon on ne t’aurait pas fait faire tant de chemin pour assurer cette réparation.

« Prends garde à ce qui pense, mais ne vit pas. » Qu’est-ce qui inquiétait le mage Alain à propos de mon contrat de demain ?

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