Chapitre 14

Mari avait passé l’essentiel de la nuit à tourner et virer dans son lit, se demandant si elle ne ferait pas mieux de quitter la ville le lendemain par le premier train.

Qu’est-ce que tu fabriques, ma fille ?

Tu dois cesser de voir ce garçon, pour son bien et pour le tien. C’est un mage. Au cas où tu l’aurais oublié. Qu’un mécanicien vienne à apprendre que je le vois, et je suis morte. Pas littéralement, j’imagine, mais pas loin. Si les membres de ma guilde savaient ce que je ressens pour lui… Qu’y a-t-il de pire que la mort ? Il doit bien exister quelque chose. Je suis certaine que les mécaniciens émérites ont résolu ce problème, et c’est comme ça que je finirai s’ils découvrent quoi que ce soit à propos d’Alain.

Qu’est-ce qu’il me trouve ? Pourquoi est-ce que je l’apprécie autant ? Tout ça n’a aucun sens. Rien ne fait sens. Cela n’a pas l’air d’inquiéter Alain. Rien ne semble l’inquiéter parce qu’il ne dévoile jamais ses sentiments. Mais moi, je suis plus habituée aux équations et aux appareils qui se comportent toujours de la même manière, rassurante et prévisible. Pas à des fils qui ne sont pas là, même quand ils le sont. Il a dit que si je m’éloignais assez de lui, le fil deviendrait trop ténu pour qu’il puisse me retrouver. Peut-être. Ne serait-ce pas lui rendre service que de le faire ?

Il voulait aborder le sujet, la nuit dernière. Il voulait parler de lui, de moi, et de l’avenir. Cela aurait été vraiment très embarrassant. Même moi, j’ai pu voir à quel point il était tendu en s’engageant sur ce terrain. Au moins, il m’a écoutée lorsque je lui ai indiqué que ce n’était pas le bon moment. Ce n’est pas facile de savoir ce qu’Alain pense, mais ce qu’il voulait me dire avait forcément trait à notre relation, qu’il souhaiterait voir devenir plus sérieuse. Pourquoi a-t-il parlé de moi à une doyenne ? Je suis sûre qu’il ne lui a pas révélé que j’étais mécanicienne, mais tout de même…

Quel sort attendrait Alain si les pairs de cette femme apprenaient qu’il me voit ? Voilà qui est encore plus terrifiant. Ces doyens torturent leurs apprentis… il me semble que le terme utilisé par Alain est « acolytes ». Que feraient-ils à un mage qui est… quels sont ses sentiments pour moi ? Il a parlé d’amour une fois, mais il n’a pas la moindre idée de ce que c’est. Comment évoquer avec lui ses sentiments ? Comment lui expliquer que… par les étoiles ! Que j’ai de l’affection pour lui. Non. N’y pense même pas. Je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit à cause de moi. Je ne veux pas qu’il arrive quoi que ce soit à qui que ce soit à cause de moi, et surtout pas à lui.

Tout est sens dessus dessous. Talis ayant été renvoyé à Ringhmon, je ne peux faire confiance à aucun des mécaniciens. Cela ne me laisse personne d’autre qu’Alain. Si seulement certains des mécaniciens avec qui j’ai fait mes classes étaient là. Comme Alli, par exemple. Cela remonte à des années. Pourquoi a-t-elle arrêté de m’écrire ? Est-elle encore mon amie ? Je sais pertinemment ce qu’elle me dirait au sujet d’Alain. « Prends tes jambes à ton cou, Mari ! Cours aussi vite que tu peux ! Tu m’as promis que tu ne te mettrais qu’avec le bon ! » Mais, Alli, j’ai bien l’impression que c’est le bon.

Concentre-toi, Mari. Je n’ai qu’un moyen de m’en sortir avec mes confrères mécaniciens. Si je parviens à résoudre le problème des dragons, je leur prouverai mes aptitudes et ma loyauté, et alors les mécaniciens de Dorcastel m’écouteront. Il doit y avoir des tas de mécaniciens honorables ici, des gens comme Talis. Peut-être m’expliqueront-ils des choses, une fois qu’ils auront confiance en moi. Même les mécaniciens émérites devront m’écouter, si je sors la guilde de ce mauvais pas. Et la seule personne qui m’aidera à résoudre l’affaire des dragons, c’est Alain. Je vais gagner la confiance de mes confrères mécaniciens en travaillant avec un mage.

Ça paraît complètement insensé, même pour moi.

Qu’est-ce que tu fabriques, ma fille ?

Tu dois cesser de voir ce garçon, pour son bien et pour le tien…

Mari était assise au pied d’un des remparts de Dorcastel. Le soleil levant brillait à travers les brumes matinales. Elle se savait l’air hagard par manque de sommeil et son petit-déjeuner formait une boule compacte dans son estomac. Sa veste de mécanicienne et son pistolet étaient dissimulés dans son sac. Considérant que toute tentative d’investigation officielle se solderait inévitablement par un ordre des mécaniciens émérites l’enjoignant à vider les lieux, elle avait décidé de mener l’opération clandestinement : un commun de plus auquel les mécaniciens ne prêteraient aucune attention.

Alain avait prétendu qu’il saurait la trouver. Voilà qui démontrerait la véracité ou non de ses affirmations. Son bon sens, qui selon toute apparence l’avait abandonnée, soufflait à Mari qu’il serait préférable que le mage ne se montrât pas. Préférable pour elle et certainement pour lui.

Pourtant, quand il fit son apparition, elle ne put réprimer un sourire de joie. Le mage était, lui aussi, vêtu comme un commun et portait également un sac contenant sans aucun doute ses robes.

« Bonjour », lui dit-elle, soudainement rassérénée.

Il lui répondit par un hochement de tête et un coin de ses lèvres eut comme un tressautement. Était-ce une esquisse de sourire ?

« J’imagine que le fil ne s’est pas rompu, ajouta-t-elle.

— Non. C’est assez remarquable, n’est-ce pas ? » glissa Alain d’une voix neutre. Il fit une pause et s’efforça de reprendre avec plus d’emphase : « Non, il ne s’est pas rompu.

— Parfait. » Mari brandit un morceau de papier. « J’ai la liste des endroits que nous devons inspecter. Il faudra marcher un peu pour rallier le bon quartier, mais au moins nous n’aurons pas à grimper. » Elle pointa le doigt devant eux, là où la ville de Dorcastel descendait vers la mer en terrasses successives de rues et de murs d’enceinte. « Tous les lieux concernés se trouvent à proximité du port. »

Ils se faufilèrent laborieusement dans des artères bondées, obligés de gérer le problème inhabituel des badauds qui ne s’écartaient pas du chemin d’une mécanicienne ou d’un mage, car personne ne se préoccupait de deux communs. Des chariots et des calèches les dépassaient dans un bruit de ferraille, les chevaux et les mules qui les tiraient devenant un obstacle de plus sur leur route ; les marchands ambulants les apostrophaient, éructant leurs offres avec une agressivité à laquelle Mari n’était pas accoutumée. Elle se contenta de les ignorer, ne sachant de quelle manière un commun réagirait et ne voulant pas se trahir. Elle n’adressa pas la parole à Alain non plus, de crainte que sa voix atone ne le désignât comme mage. Mais au fil de leur progression, elle vit des communs les gratifier de regards entendus ou compatissants. Quelle mouche les piquait donc ?

Elle jeta un coup d’œil rapide sur le visage impassible d’Alain, qui marchait à ses côtés. Elle savait qu’elle avait l’air fatiguée et sans doute soucieuse et… Par les étoiles ! Ces gens pensent qu’Alain et moi formons un couple et que nous venons de nous disputer violemment. Elle sentit le sang lui monter aux joues. Il faut que j’apprenne à ce garçon à modifier ses expressions. Pas uniquement vocales, mais aussi faciales. Je dois mener les deux projets de front.

Planifier ces actions eut au moins le mérite de la distraire jusqu’à leur arrivée sur le port.

Mari consulta sa carte, puis conduisit Alain le long du front de mer vers une série d’appontements que masquaient des entrepôts. Ils s’arrêtèrent à la vue d’un tablier en bois sur pilotis, arraché et déformé sur une section entière. Les manutentionnaires et les marins qui passaient par là lorgnaient les débris d’un œil intrigué ou inquiet. Un homme entre deux âges se tenait en faction, vêtu d’une vieille cotte de mailles encore vaillante qui le serrait au niveau de la panse, signe que l’intéressé prenait la bonne chère très au sérieux. Une dague et un gourdin pendaient à sa ceinture, en tout aussi bon état que le reste de son attirail. Mari l’aborda avec son plus beau sourire, en essayant de se persuader qu’il s’agissait d’un autre mécanicien pour s’empêcher de lui donner des ordres.

« Est-ce que cela pose un problème, si nous regardons ces trucs ? »

Le garde les invita d’un geste à s’avancer vers les décombres.

« Zieutez tout votre saoul. Je suis là seulement pour éviter qu’un idiot avec la tête dans les nuages n’aille tomber dans un trou sur l’appontement. Mais y a pas grand-chose à voir. Pas de dragons dans l’coin. S’ils y étaient, j’y s’rons pas ! »

Le commun éclata de rire à sa propre blague.

Mari sourit avec obligeance et le remercia d’un hochement de tête. Alain et elle s’approchèrent de la zone endommagée.

« Pas de doute possible, quelque chose ou quelqu’un doté d’une grande force a sévi par ici. »

Le mage se pencha pour observer le bois disloqué.

« C’est identique à ce que nous avons vu sur la plage. Ces madriers ont été arrachés et brisés. »

Il désigna du doigt les marques qui semblaient avoir été imprimées par des griffes titanesques.

« Ne serait-il pas logique de supposer que la créature capable de faire de tels dégâts soit vraiment immense ? demanda Mari. Penses-tu que quelqu’un a pu la voir ?

— Personne l’a vue », laissa tomber le garde.

Il s’était rapproché et posté près d’eux.

Cette familiarité surprit Mari, habituée à la déférence des communs envers les mécaniciens dont ils fuyaient également le contact. Mais elle réussit à masquer sa réaction et à paraître intéressée par les paroles du vigile.

« Les entrepôts bouchent la vue, poursuivit ce dernier, en pointant le bâtiment de la main. Mais ils l’ont entendu, ça oui… et par-dessus l’vacarme de bois fracassé, en plus. Ça sifflait et ça gémissait comme un monstre.

— Ça sifflait ? s’enquit Alain.

— Ouais. Tu t’sens bien, mon gars ? Y a plus d’quoi avoir peur ici. Enfin bref, ça sifflait pas mal. Ces dragons, c’est comme de gros serpents, pas vrai ? »

Alain indiqua par gestes qu’il ignorait tout du sujet.

« Alors, c’est ça qu’ils sont ?

— Eh ben, j’suis pas mage, mais c’est l’bruit qui court. » Le garde sourit de toutes ses dents. « Bien sûr, si je s’rais mage, vous pourriez pas croire c’que j’vous dirais, pas vrai ?

— Non, je ne le pourrais pas, acquiesça Alain avec un sérieux imperturbable.

— Excusez-moi, intervint Mari pour détourner la conversation avant que le garde ne comprît la raison du manque d’expressivité chez Alain. Avez-vous vu des mécaniciens dans le coin ? »

Le vigile réfléchit en se grattant la tête.

« Un ou deux, j’pense. Peu après qu’c’est arrivé. Ils ont un peu zieuté ici et là et ils sont repartis. Comme si c’étaient pas leurs affaires, voyez ?

— N’ont-ils rien dit ? Posé aucune question ?

— Les mécaniciens ? Tailler une bavette avec ceux d’notre espèce ? »

Il s’esclaffa.

Mari espéra ne pas avoir l’air trop incommodée par le franc-parler du garde.

« Ils ont peut-être donné des ordres.

— Des ordres ? Nan. Comme j’ai dit, ils ont fait genre qu’c’était pas leurs oignons. J’imagine qu’ils sont ravis qu’ça chauffe pour les miches des mages. Pourquoi qu’ils iraient s’inquiéter que vous ou moi on tombe nez à nez avec un dragon ou qu’on perde not’ boulot parce que l’port est bouclé ? »

Mari parvint à garder une voix calme et posée.

« Les mécaniciens gagnent beaucoup d’argent grâce au commerce à Dorcastel. J’ai entendu dire qu’ils n’étaient pas très contents que le port soit fermé.

— Ah ouais ? Difficile à savoir, vu que, quand ils me zieutent, ils le font toujours de haut et j’pense pas qu’ils se soucient plus de moi qu’un mage. Voyez c’que j’veux dire ?

— Oui, déclara Mari après un moment de silence. Je sais exactement ce que ça fait d’être regardée de haut. Merci pour toutes ces informations.

— Pas de problème. Ça fait passer l’temps », répondit le commun avec un autre sourire.

Alors qu’ils s’en allaient, Alain se retourna une dernière fois vers le garde.

« Des sifflements ? Êtes-vous sûr qu’il y avait des sifflements ?

— On les entendait clairement, mon gars. Tu devrais p’têt’ t’allonger un peu. On dirait que tu couves quelq’ chose. T’as l’air aussi blafard qu’un mage.

— Allez, viens ! » Mari saisit Alain par le bras et le força à s’éloigner du vigile. « Qu’est-ce qui t’a pris d’insister comme ça ? souffla-t-elle tandis qu’ils quittaient les pontons. À propos des sifflements…

— Les dragons ne sifflent pas.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Ils ne sifflent pas. » Le mage écarta les bras comme s’il mimait une créature gigantesque. « Ils n’ont rien de commun avec les serpents. Ils ont des écailles, mais autrement…

— Les sifflements, le coupa Mari. Qu’est-ce que tu disais à propos des sifflements ?

— Ils ne sifflent pas. J’ai approché deux dragons, et le bruit de leur respiration correspond en tout point à celui qu’on peut attendre de n’importe quelle créature imposante. Une sorte de grondement et le mugissement du vent qui entre et sort de leur gorge. »

Elle fronça les sourcils.

« Est-ce qu’un dragon sifflerait lors d’un dur labeur ? S’il se surpassait ?

— Non. Quand ils fournissent un effort, ils ont besoin d’encore plus d’air. Je sais que ta créature locomotive siffle de temps en temps, mais connais-tu d’autres animaux qui respirent entre leurs dents alors qu’ils ont besoin d’un surplus d’air ?

— Comment sais-tu tout ça sur les animaux ? »

Le mage baissa les yeux et les verrouilla sur les pavés.

« La ferme où j’ai vécu, petit. Les souvenirs ont commencé à me revenir ces derniers temps.

— C’est vrai ? As-tu une idée de… »

Il évita ostensiblement de la regarder à cet instant précis.

« Oh. » Les souvenirs lui reviennent depuis qu’il m’a rencontrée. Change de sujet, Mari. « Allons voir les autres sites que j’ai répertoriés. »

Tandis qu’elle le conduisait vers un deuxième lieu endommagé par les dragons, Mari se creusa la tête pour trouver un sujet de conversation susceptible de distraire Alain.

« Hum, tu sais, si j’avais porté ma veste, ce garde ne nous aurait pas parlé, sauf si je l’avais interrogé, et il n’aurait probablement pas mentionné les sifflements. »

Alain opina.

« Quand nous étions acolytes, on nous a enseigné qu’inspirer la peur peut se révéler utile, mais que cela peut également engendrer des problèmes.

— Je me demande quelle quantité de problèmes.

— Tu es capable de travailler avec des communs.

— Oui, j’imagine.

— Et des mages.

— Un mage. C’est inhabituel, je sais, mais puisque ça marche, pourquoi pas ? Je veux être maîtresse de mes actes. Ce qu’il y a de plus contraignant dans ma guilde, ce sont les nombreuses règles et restrictions, et aussi les gens qui me disent ce que je dois faire. Certaines de ces règles sont sensées. Il est aisé de comprendre leur bien-fondé. Mais beaucoup d’autres donnent l’impression d’avoir été inventées uniquement parce que quelqu’un voulait avoir la mainmise sur les mécaniciens d’un rang inférieur. Et pourtant, notre vie est bien plus facile que celle de n’importe quel commun. Qu’aurais-je ressenti si j’avais grandi en personne du commun ? Sans aucun pouvoir, aucun contrôle sur quoi que ce soit, juste un pion dans les jeux des grandes guildes.

— Tu ne pourrais, j’en doute fort, supporter pareilles conditions de vie.

— J’en doute, moi aussi. » La question qui suivit quitta ses lèvres avant même qu’elle prît conscience de ce qu’elle était en train de dire. « Pourquoi est-ce que je contribue à forcer des gens à vivre une vie que je n’accepterais pas ? »

Le mage ne répondit pas, il semblait perdu dans ses propres pensées. Mais elle n’avait pas la réponse à cette question, elle non plus. D’autant moins qu’elle était horrifiée d’avoir proféré de telles paroles. Si sa guilde venait à l’apprendre…

Mari avait recouvré son calme lorsqu’ils arrivèrent dans une autre zone isolée du port où une partie d’un quai de déchargement avait été haché menu. Plus loin, un petit vraquier destiné au cabotage, de ceux dont l’équipage dormait sur la terre ferme, avait été échoué et gisait à côté de l’appontement auquel il était amarré.

En se renseignant aux alentours, Mari apprit que la coque de l’embarcation qui faisait face à la mer avait été éventrée.

Plus loin encore, un entrepôt construit au bord de l’eau avait vu un de ses murs partiellement démoli, briques et gravats en tout genre s’entassaient désormais à l’intérieur.

Quand ils eurent terminé l’examen de l’entrepôt, le soleil avait commencé sa descente. Ils s’arrêtèrent devant une petite charrette à bras pour acheter des victuailles et s’installèrent sur des bollards qui bordaient les quais. Les eaux du port clapotaient sous leurs pieds dans un va-et-vient incessant, berçant les ordures qui flottaient contre les pilotis. Les yeux rivés sur l’onde, que la saleté rendait opaque, Mari ne pouvait percer les mystères recelés dans les profondeurs.

La mécanicienne mangea lentement, en s’efforçant de mettre le doigt sur un détail qui la dérangeait. Une chose qui liait tous les lieux qu’ils avaient visités. Qu’était-ce donc ? Elle scruta les environs en espérant tomber sur un élément qui l’aiderait à trouver la réponse. Elle s’attarda sur l’eau qui les entourait, puis remonta les rues pentues de la ville…

« C’est ça !

— Quoi ? » Alain suivit son regard. « Y a-t-il quelque chose là-haut ?

— Non. Justement. Il n’y a rien là-haut. »

Mari lut la perplexité dans les yeux du mage et ressentit une certaine satisfaction en constatant qu’elle parvenait de mieux en mieux à décrypter ses émotions malgré les efforts qu’il déployait pour les dissimuler.

« Les dragons sont-ils capables de voler ? »

L’apparent changement de sujet ne sembla pas décontenancer le mage.

« Non. Pas du tout. Ils n’ont pas d’ailes et, même s’ils en avaient, je ne vois pas comment ils y arriveraient. Leurs muscles titanesques, leurs os denses, leurs écailles cuirassées, tout les cloue au sol. Il est vrai, néanmoins, que les plus grands d’entre eux peuvent faire des bonds incroyables en prenant appui sur leurs pattes postérieures. Si tu veux une créature magique volante, il te faut un rokh.

— Un quoi ?

— Un rokh. C’est un oiseau géant.

— Un oiseau géant. Je suis complètement folle de t’écouter, tu sais ça ?

— J’avais pensé que… » Alain se mit à bafouiller, à chercher ses mots. L’espace d’un instant, il ressembla à n’importe quel jeune homme de dix-sept ans. Était-ce vraiment la gêne qui transparaissait sur ses traits ? « … éventuellement… cela pourrait… t’intéresser… de voler sur un rokh. Je veux dire… avec moi.

— Est-ce que tu me proposes un rancard ? » Mari essayait de toutes ses forces de ne pas rire de l’embarras d’Alain. « Un rancard sur le dos d’un oiseau géant ?

— Euh… Je… Je ne sais pas… C’est juste un truc à faire… ensemble. Ce n’est pas dangereux, s’empressa-t-il d’ajouter.

— Faire quelque chose ensemble qui ne soit pas dangereux ? Ça nous changerait sacrément, pas vrai ? Peut-être que ce serait sympa de tenter l’expérience, un jour. » Elle ne voulait pas le repousser trop brusquement, même si voler sur un oiseau géant lui semblait non seulement impossible, mais aussi très dangereux. « As-tu déjà eu l’occasion de… voler… avec une fille ? »

Était-il en train de rougir ? La coloration de son visage le suggérait à peine, mais… Par les étoiles ! Elle avait fait rougir un mage.

« Non. »

De ce qu’elle avait vu et entendu dire à propos des mages et des acolytes, de ce qu’elle avait appris d’Alain, ce n’était guère surprenant. Un dîner mondain chez les mages devait consister à ce que tout le monde fût réuni dans une même pièce et que chacun passât la soirée à ignorer les autres.

« D’accord, Alain. On fera ça un de ces jours. » J’espère que je n’aurai pas à regretter mes paroles. « Pour le moment, oublie les oiseaux géants. Est-ce que les dragons seraient capables de monter vers la ville ?

— Bien entendu. » Il retrouva très vite son impassibilité. « La largeur des rues rendrait leur progression aisée. »

Mari afficha un petit sourire satisfait.

« Dans ce cas, peux-tu imaginer une raison pour laquelle toutes les exactions commises par les dragons sont aussi proches de la mer ? Même le pont à tréteaux a été détruit au niveau de sa base, sur le rivage. »

Alain ne souffla mot pendant quelque temps, absorbé dans ses réflexions.

« Non. Maintenant que tu en parles, tout ça ne leur ressemble pas. Les dragons n’aiment pas l’eau, surtout les eaux profondes.

— Ce ne sont pas de bons nageurs ?

— Ils ne nagent pas du tout. Ils sont très lourds, comme je l’ai déjà dit. » Il se tut à nouveau et se gratta le menton. « Je pensais jusque-là que tu avais raison d’estimer qu’il ne s’agissait par vraiment de dragons ; j’en ai la certitude désormais. Seul un léviathan serait aussi tributaire de l’eau, mais un léviathan n’aurait pas causé le genre de dégâts que nous avons vus.

— Un léviathan. » Mari s’efforça de garder une expression neutre. « Un poisson géant ?

— Pas tout à fait. Un calamar ? Une baleine ? C’est une espèce de mélange des deux. Mais en beaucoup plus grand.

— Très bien. » Avec un peu de chance, il ne lui demanderait pas de voyager à dos de léviathan. « Tout ce que j’ai besoin de savoir, c’est que nous ne sommes pas en présence d’un dragon. » Elle se mit à marcher le long du quai, Alain lui emboîta le pas. « Par simple curiosité, et non que je me sois attendue à poser un jour une telle question : peux-tu créer un dragon ?

— Non. Pour être capable de générer une créature magique, il faut suivre un entraînement différent. Apprendre d’autres manières d’altérer l’illusion du monde. Ce n’est pas quelque chose que j’ai cherché à acquérir.

— Hmm. C’est donc une spécialisation. C’est ainsi que les mécaniciens appellent ce type d’enseignement.

— Avons-nous besoin d’un dragon ?

— Non ! »

Elle chassa l’image d’un monstre qui ajouterait des problèmes supplémentaires à ceux auxquels Dorcastel était déjà confrontée. Ils arrivèrent devant une nouvelle rangée de bollards et Mari s’assit sur l’un d’eux, le regard perdu par-delà le port.

« Si ce n’est pas une créature magique qui est responsable de ceci, alors c’est un engin mécanique. Rien d’autre ne peut générer autant de puissance en aussi peu de temps et sans être d’une taille gigantesque, visible par tous. Cependant, ma guilde n’est pas derrière cette affaire. Cela nous coûte beaucoup trop d’argent.

— Et cela met la guilde des mages dans un grand embarras, lança Alain, assis sur le bollard voisin de celui de la mécanicienne. D’aucuns pourraient arguer que cela vaut bien l’argent perdu par ta guilde.

— Oui, en effet. Mais je doute que ce soit le cas. Ce n’est qu’une hypothèse, bien sûr, mais les mécaniciens émérites de Dorcastel ont tous l’air vraiment mécontents. Je pense que j’aurais remarqué des signes d’autosatisfaction si cela avait été un coup bas perpétré par ma guilde. Il y a aussi cet accident de train que nous avons failli avoir. Je n’imagine pas la guilde approuver la destruction d’une rame et la mort de tous les passagers. Celui qui se cache derrière cette histoire est certainement un mécanicien. » Était-elle réellement en train de dire tout ça à un mage, même si ce mage était Alain ? « Néanmoins, je ne vois pas comment les ordres qu’il exécute pourraient être ceux de la guilde.

— L’accident du train aurait-il pu n’être qu’une illusion ?

— Une illusion ? Ah, tu veux dire une mise en scène ? Non. J’étais dans la cabine de la locomotive, et le conducteur était terrorisé à l’idée qu’on bascule dans le vide. Si on avait voulu mettre en scène l’accident, il aurait dû être également dans le coup. Et je peux t’assurer qu’il était aussi choqué et effrayé que moi.

— Donc il s’agit d’une chose mécanique, mais qui n’est pas contrôlée par ta guilde. Existe-t-il des mécaniciens sombres ? »

Mari grimaça. Le mage était arrivé rapidement à la même conclusion qu’elle, et elle ne pouvait pas en discuter avec lui.

« Sans commentaire. Je ne peux rien dire à ce sujet.

— Je ne comprends pas.

— Je ne peux rien dire à ce sujet par ordre de ma guilde.

— Ah. »

Alain ne sembla pas trouver étrange qu’une guilde pût émettre des ordres arbitraires. Il regardait au loin, là où les goélands piquaient sur les chalands chargés d’ordures pour les délester de leur cargaison.

« Et si je devais imaginer l’illusion d’un monde incluant une créature du genre de celles qu’utilise la guilde des mécaniciens ? Comme ta locomotive, par exemple, mais susceptible de provoquer les dégâts que nous avons constatés… À quoi ressemblerait-elle ? »

Mari le dévisagea en souriant, amusée et impressionnée par l’inventivité développée par Alain pour contourner le silence qui lui était imposé.

« Une chose qui pourrait générer beaucoup de puissance. Une machine hydraulique ? Non. Tôt ou tard, il y aurait une fuite de fluide. Nous aurions vu des traces.

— Fluide ?

— Une sorte de… euh… sang pour la machine.

— Je vois. Les trolls et les dragons saignent, même si ce n’est pas vraiment du sang.

— Voilà qui est… intéressant. » Mari fronça les sourcils en regardant les vaguelettes venir lécher le quai. « Bref, pas une machine hydraulique. Ce qui nous laisse la vapeur. Une machine à vapeur quelconque. Mais avec un truc en plus pour démultiplier sa force. Un appareil à vapeur aurait besoin d’une chaudière, de carburant, d’eau, de tuyaux. Et, contrairement à un dragon, un tel dispositif sifflerait. Si on le mettait sur les flots, il serait mobile, mais ne pourrait pas se déplacer ailleurs. Cette théorie présente cependant une faille importante. Comment garder la machine cachée ? Un navire serait bien trop grand pour elle, et un bateau trop petit.

— Et une embarcation comme celle-ci ? »

Mari étudia la barge qu’Alain venait de désigner du doigt. Même à vide, sa ligne de flottaison était basse ; elle savait néanmoins que les barges avaient un faible tirant d’eau, puisqu’elles étaient conçues pour la navigation fluviale. Si l’on ajoutait à cela les montants verticaux de la coque, une proue et une poupe courtes, qui lui permettaient d’avancer très près du rivage, ainsi qu’une structure en bois couvrant presque toute la surface du pont pour protéger les marchandises…

« Ouais. Sous la structure en bois, on pourrait mettre une machine à vapeur et tout le matériel nécessaire. Et on aurait l’impression d’avoir affaire à une simple barge.

— Il y a beaucoup de barges à Dorcastel en ce moment. J’ai entendu des marins en discuter entre eux. Comme plus rien n’entre ni ne sort du port, celles qui descendent le fleuve n’ont rien à emporter en amont. Elles sont donc de plus en plus nombreuses à mouiller devant les quais qui leur sont réservés.

— Ceux qui jouxtent les entrepôts, c’est bien ça ?

— Il me semble. Diras-tu à ta guilde ce que tu as appris ?

— Nous n’avons rien appris ! lâcha Mari d’un air exaspéré. Nous avons fait ce que je pense être d’excellentes déductions, parce que nous avons commencé par observer les faits avant de réfléchir à ce qui pouvait en être la cause. Mais cela ne va pas franchement impressionner les dirigeants de ma guilde.

— Si tu leur révèles ce que tu sais à propos des dragons… »

Mari mit les mains devant la bouche pour essayer de s’empêcher de rire.

« Oh oui. Ça va certainement mieux marcher. Je n’ai qu’à raconter aux mécaniciens émérites que j’ai discuté avec un mage au sujet des dragons et qu’ils sont réellement…

— Ils ne sont pas réels.

— Tu veux bien arrêter ça, s’il te plaît ? Le fait est que je ne peux pas leur expliquer mon raisonnement parce que je ne peux pas leur dire ce que j’ai appris : ils n’accepteront pas la validité de la source de l’information.

— Je ne comprends pas. Tu es une mécanicienne…

— Chut ! On pourrait t’entendre.

— Et je t’ai toujours vu commencer par observer les choses. D’abord, tu les regardes, puis tu décides de la manière d’agir. N’est-ce pas ainsi que fonctionnent les autres membres de ta guilde ?

— C’est ainsi qu’ils devraient fonctionner. Et ils sont nombreux à le faire. Mais tout aussi nombreux à adopter le comportement inverse. » Mari se renfrogna, les yeux toujours rivés sur l’eau. « J’avais une professeur à Palandur que j’admirais sincèrement. Je pense que tu la désignerais sous le terme de doyenne. Elle s’appelait S’san. Un jour, nous en sommes venues à parler des réactions des gens quand ils voient arriver un danger, et le professeur S’san m’a dit que, dans la majorité des cas, les individus ou les organisations continuent à agir comme ils l’ont toujours fait, en espérant que tout finira bien. Je lui ai répondu que c’était de la folie, que c’était comme si on marchait sur un sentier en montagne, qu’on voyait un rocher débouler droit sur nous et que tout ce qu’on trouvait à faire était de rester planté sur le sentier en fermant les yeux, au lieu de les garder bien ouverts et de se pousser sur le côté. »

Le flot de paroles s’interrompit tandis que Mari se replongeait dans ses souvenirs.

« A-t-elle été d’accord ? se risqua à demander Alain.

— En un sens. » Elle laissa échapper un soupir. « Elle a été d’accord pour reconnaître que ce n’était ni rationnel ni très malin, mais elle a dit également que c’était ce que les gens faisaient de manière générale, à moins que quelqu’un n’attire leur attention et ne les convainque de quitter le sentier avant que le rocher ne les écrase. Je ne l’ai pas comprise alors. Mais maintenant, si. Elle m’a confié quelque chose d’important. Quoi qu’il se passe avec ma guilde, cela ne date pas d’hier. Je ne sais toujours pas quel est le problème, mais j’ai l’impression qu’il y a une sorte de rocher qui roule vers nous – peut-être même plus d’un. Je pense qu’il cause déjà des dégâts à l’organisation et qu’il le fait depuis un certain temps. Je pense aussi que l’ampleur des dégâts qu’il inflige augmente, comme la vitesse d’un rocher qui dévale une pente. Mais les dirigeants de ma guilde ferment les yeux et espèrent que tout ira pour le mieux. »

Alain la regarda bien en face.

« J’ai entendu dire que la plupart des doyens se comportent de la même façon.

— Crois-tu que tes doyens aient des raisons de s’inquiéter, eux aussi ?

— Une tempête balaie tout sur son passage. »

La métaphore du mage était plutôt bien choisie, songea Mari.

« Ma guilde se complaît dans le statu quo. Nous contrôlons le nombre de nos appareils en circulation, ainsi que leurs prix. Nous sommes les seuls à pouvoir les réparer et les communs nous obéissent au doigt et à l’œil parce qu’ils ne peuvent pas se permettre d’offenser les mécaniciens et se voir privés de nos machines. Je pense que c’est ce dont parlait l’administrateur Polder à Ringhmon quand il m’a dit que les communs en avaient assez d’être enfermés dans la boîte que la guilde des mécaniciens avait créée pour confiner le monde. Les communs sont mécontents, mais les mécaniciens veulent que rien ne change. Et rien ne change dans ce monde, pas vrai ? Toi qui connais l’histoire, y a-t-il eu des changements ?

— Pas depuis bien longtemps. Le seul changement récent a été l’éclatement du royaume de Tiae suite à son effondrement après plusieurs guerres civiles. Les micro-États nés de cet éclatement sont toujours plongés dans l’anarchie. Cela fait des siècles que l’Empire domine les terres orientales et cherche à s’étendre sur les côtes septentrionales et méridionales de la mer de Bakre, sans succès. La Fédération de Bakre, l’Alliance du Ponant et les Cités-Libres sont presque aussi anciennes. Il n’y a pas eu de grands changements depuis l’époque où Jules a initié la fondation de la Fédération sur les terres de l’ouest.

— Et si les choses commençaient à changer ? Et si ce qui était arrivé à Tiae était un avertissement, le signe que notre monde va connaître des bouleversements ? Que le système mis en place par les grandes guildes pour contrôler le monde engendre trop de tensions qui finiront par le faire se fissurer comme du vieux métal ?

— Quand le métal se fissure, cela survient-il lentement ou rapidement ?

— Rapidement. Les faiblesses s’accroissent graduellement, mais les signaux d’alerte sont difficiles à détecter. Tout semble aller pour le mieux, mais la seconde d’après tout s’effondre.

— Quelqu’un qui voit le métal se fragiliser peut-il faire quelque chose pour le préserver ? Pour l’empêcher de se briser ?

— Eh bien… oui. Cependant, cela peut se révéler délicat, surtout si les dégâts se sont accumulés depuis longtemps. Il arrive même qu’à un certain point il devienne si compliqué de préserver le métal qu’il vaut mieux le remplacer.

— Et si notre monde était ce métal ?

— Si notre monde… » Mari resta silencieuse quelques instants afin d’assimiler cette hypothèse. « C’est effrayant. Pourquoi le reste du monde se briserait-il comme le royaume de Tiae ?

— J’ai un souvenir. Il date d’avant que les mages m’aient emmené pour faire de moi l’un des leurs. Un enclos avait été construit sur les terres de mes parents. Tous les animaux y avaient été rassemblés, très nombreux dans un espace aussi exigu, et quelque chose a provoqué chez eux une grande agitation. La peur peut-être, ou une douleur subite. » Il se tut en se remémorant la terreur éprouvée par le petit garçon qui assistait à cette scène. « Il n’y avait pas de place, pourtant les bêtes ne cessaient de se précipiter d’un côté puis de l’autre, en piétinant celles qui tombaient. Celles-là… hurlaient alors qu’elles étaient écrasées par les autres. Leur panique croissait d’instant en instant et mon père, je pense que c’était lui, a détruit l’enclos pour les laisser s’échapper, sinon elles se seraient entretuées. »

Mari le regardait, une expression de tristesse se peignait sur ses traits.

« Cela a dû être un spectacle épouvantable. Un enclos à bestiaux. Une cage. Une boîte. Comme celle dont a parlé cet homme à Ringhmon. Est-ce cela qui est en train de se passer, d’après toi ? Les communs ont été enfermés pendant trop longtemps et… » Elle secoua la tête pour en chasser les images terrifiantes que cette idée avait engendrées. « Alain, je n’ai toujours pas compris pourquoi les dirigeants de Ringhmon m’avaient enlevée et ont fait des choses… sur un appareil des mécaniciens, des choses qu’ils savaient formellement interdites par ma guilde. Ils ont pris des risques terribles. Et imaginons que quelqu’un ait bien cherché à détruire la locomotive pour se débarrasser de moi. Un excès de zèle. Voilà comment les mécaniciens appelleraient ça. L’effort déployé était démesuré par rapport à ce qui était nécessaire. C’est comme si les gens commençaient à se comporter comme les animaux dont tu te souviens, pris de panique, se jetant contre les murs qui les retiennent parqués.

— Ils auraient besoin de quelqu’un pour briser l’enclos.

— Je ne brise pas les choses, Alain. La règle chez les mécaniciens est de réparer ou de remplacer. Telle serait notre mission, alors ? Réparer et remplacer le monde ? Je crains que cela dépasse les capacités des mécaniciens.

— Mais si les mages et les communs te venaient en aide, tu pourrais y arriver.

— Moi ? Oui, bien sûr. Mari va sauver le monde. » Elle s’esclaffa. « Je suis… comment s’appelle-t-elle déjà ? La fille de Jules ! Est-ce pour cela que tu restes avec moi ?

— Je pensais que tu ne voulais pas aborder le sujet de…

— Tu as raison. C’est bien le cas. »

Mari prit une profonde inspiration et balaya le port d’un regard furibond, contrariée d’avoir remis leur relation sur le tapis.

« Alain, je ne peux rien faire, à moins de réussir à convaincre quelqu’un de m’écouter. Quelqu’un d’autre que toi. J’ai besoin de preuves. J’ai besoin… j’ai besoin d’un dragon.

— Je ne peux pas…

— Pas un vrai dragon, et je ne veux aucune remarque de ta part ! Un de ces faux dragons qui sèment la désolation. Est-ce que ça te dit d’aller chasser le dragon avec moi ? Cette nuit ?

— Un ami est là pour aider », répondit Alain sans hésiter.

Elle lui sourit.

« Ouais. Mais cela pourrait être dangereux.

— Raison de plus pour que je sois à tes côtés. »

Par les étoiles, si seulement cela pouvait fonctionner. Mais ça ne le peut pas. Tu le sais. Concentre-toi sur le boulot, Mari ! Rappelle-toi ce qu’Alain encourt si on l’attrape en compagnie d’une mécanicienne. Tu peux rester une simple amie et l’aider à changer assez pour qu’il puisse rencontrer une fille qui lui conviendra davantage sans pour autant le mettre en danger. Elle ignora le désarroi qui l’envahit à cette pensée. « Très bien. Allons repérer les lieux. Il faut qu’on ait exploré le quai où sont amarrées les barges avant la tombée de la nuit. »

Elle se leva et ils se remirent en chemin le long de l’eau. Une violente dispute éclata non loin. Sans prêter attention aux invectives échangées, Mari eut néanmoins conscience que l’altercation virait rapidement au pugilat. La foule gonfla à une vitesse étonnante dans la zone où ils se trouvaient, les travailleurs se précipitant pour regarder les combattants. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, Mari jouait des coudes dans le flot dense d’une marée humaine qui essayait de les dépasser, Alain et elle.

Un bras puissant la saisit brusquement par la taille, en verrouillant les siens le long de ses côtes, et une main vint se plaquer sur sa bouche. Elle agrippa son sac. Alain avait disparu dans la déferlante humaine. Mari se sentit soulevée et emportée dans le flux de la foule vers les bâtiments et les allées qui bordaient les quais, privée de tout moyen de se débattre et d’appeler à l’aide.

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