Chapitre 5

Alain ne savait pas si la maîtresse mécanicienne Mari avait pris la décision consciente d’en finir au plus vite ou si elle avait été subitement victime d’hallucinations. Il avait remarqué les quelques fois où elle avait paru converser avec des tiers qui n’étaient pas présents, mais, compte tenu de sa propre expérience du stress physique extrême, il ne lui en avait pas fait grief.

Cette fois, néanmoins, quand elle s’était levée, il n’avait eu d’autre choix que de l’imiter et se tenir à ses côtés. S’il s’était encore autorisé à ressentir des émotions, Alain aurait été furieux après elle. Même s’il avait été étonné qu’elle lui demandât systématiquement son avis, il s’y était habitué, ce qui rendait cette action soudaine doublement contrariante. Épuisé comme il l’était, Alain n’avait pas la moindre idée des sortilèges qu’il aurait pu jeter à cet instant ; il était cependant convaincu que leur puissance serait insuffisante pour venir à bout d’un aussi grand nombre de cavaliers. Si la mécanicienne Mari tenait son opinion en si haute estime, pourquoi avait-elle décidé d’engager ce combat à mort sans rien lui dire au préalable ?

C’était une mécanicienne, il avait été stupide de s’attendre à ce qu’elle agisse avec discernement. Mais jamais il ne l’aurait crue assez sotte pour vouloir s’attaquer à une telle multitude d’adversaires avec son unique arme.

Les cavaliers s’arrêtèrent, tête tournée dans leur direction. Pendant un moment, les seuls bruits vinrent des chevaux qui piaffaient d’impatience. Alain nota que le bras raidi de la mécanicienne oscillait ostensiblement, mais qu’elle maintenait l’arme pointée vers la route.

Un des individus mit pied à terre, lentement, sans mouvement brusque. Il approcha, paumes ouvertes et mains tendues, le signe universel des pourparlers.

Il s’immobilisa à quelques pas, les yeux écarquillés sur la mécanicienne.

« Que nous voulez-vous, dame mécanicienne ? »

Ses robes étaient adaptées au désert, tout comme celles qu’avaient portées les bandits. L’homme n’était toutefois pas armé, à l’exception d’un couteau glissé dans sa ceinture. Son regard se posa sur Alain et il eut un sursaut de surprise.

« Et… un mage ? »

Alain fit un pas en avant, décidé à ne rien laisser paraître de sa faiblesse.

« Je suis mage, en effet. »

Les cavaliers restés sur la route commencèrent à parler à voix basse, abasourdis de se trouver confrontés à pareil tandem. La mécanicienne fit un geste de sa main libre.

« Je… nous exigeons le transport vers Ringhmon ou vers tout autre endroit où un tel transport puisse être réquisitionné. »

L’homme qui leur faisait face passa les doigts dans sa barbe.

« Dame mécanicienne, comment êtes-vous arrivée ici ?

— Ce n’est en rien votre affaire. »

Les cavaliers auraient été incapables d’entendre la peur qui se cachait sous le ton autoritaire, mais pas Alain. La mécanicienne Mari créait une illusion de son cru et agissait comme n’importe quel mécanicien arrogant et cassant. Pourquoi ?

Sitôt la question silencieusement formulée, il comprit. En butte à une troupe nombreuse, coupée du soutien de sa guilde, elle cherchait à en imposer à ces hommes pour garantir sa sécurité. Vue sous cet angle, la tactique ne manquait pas d’audace.

Néanmoins, pour leur propre sécurité, il fallait avertir ces cavaliers du danger que constituait la présence des bandits. Alain prit la parole et relata d’une voix impassible les événements qui menaçaient de faire renaître des émotions en lui.

« La caravane dans laquelle nous voyagions a été attaquée et détruite dans le défilé Tranche-Gorge. »

Son timbre atone donnait l’impression que le désastre n’avait pas eu plus de conséquences qu’une halte forcée pour réparer une roue cassée, mais les mots se suffisaient à eux-mêmes. Des murmures alarmés parcoururent la colonne.

« Détruite ? Cette caravane n’avait-elle pas de gardes, sire mage ? demanda leur interlocuteur.

— Un détachement entier, répondit Alain. Les bandits qui nous ont assaillis étaient nombreux et bien équipés. Seuls la mécanicienne et moi avons survécu.

— Nous sommes des marchands qui nous rendons à Ringhmon depuis les champs de sel situés dans les contreforts montagneux, au sud d’ici, dit l’homme sur un ton qui ne masquait pas son trouble. Nous n’avons vraiment pas besoin de tomber sur des bandits, mais nous ne pouvons pas nous permettre de rebrousser chemin pour les éviter.

— Offrez-nous le transport jusqu’à Ringhmon et la mécanicienne et moi-même serons là pour assurer votre protection. Elle possède son arme et moi mes sortilèges », lâcha Alain en accompagnant ses paroles d’un geste dédaigneux. Il prit le risque délibéré d’invoquer la chaleur au-dessus de sa main. L’air s’irisa et il interrompit le sort avant que l’effort ne l’épuise.

« Je ne voudrais pas me montrer irrespectueux, mais je suis responsable de la sécurité de tous ceux qui sont avec moi. Vous voudriez que je mette leur vie en péril sur la seule parole d’un mage ? » La voix de l’homme était dubitative, mais les trémolos trahissaient son malaise.

« Tu as la parole d’une mécanicienne, intervint Mari d’un ton sec et impératif. Cela te convient-il, marchand ? »

Alain fut surpris de voir à quel point la mécanicienne était douée pour intimider les gens quand elle s’en donnait la peine. Il se demanda pourquoi elle n’avait jamais essayé la chose avec lui. Peut-être pensait-elle que cela ne fonctionnerait pas sur un mage, ou sur lui en particulier. Il en savait si peu à son sujet, et son comportement à cet instant lui démontrait que la mécanicienne Mari pouvait révéler différents visages au monde extérieur. Avait-il eu droit à sa personnalité véritable durant ces derniers jours ou à une image destinée à le berner ? Maintenant qu’ils étaient à nouveau en présence de tiers, et même si ces tiers n’étaient que des gens du commun, Alain sentait les enseignements qu’il avait reçus à propos des mécaniciens – leur perfidie et le danger qu’ils incarnaient – reprendre une fois de plus le dessus.

Le marchand s’inclina profondément devant eux.

« Je suis honoré d’accepter la gracieuse proposition de la dame mécanicienne et du sire mage. S’il vous plaît, sire mage et dame mécanicienne », s’empressa-t-il d’ajouter en inversant l’ordre de préséance de sorte que chacun fût mentionné une fois en premier, « je vous prie d’avoir l’amabilité de m’autoriser à vous offrir le transport jusqu’à Ringhmon ou toute localité voisine qui vous siéra. » Les ténèbres ne permettaient pas de voir son visage, mais sa voix faisait montre d’humilité.

« Nous… » La mécanicienne Mari ravala ses mots, puis reprit avec plus d’attention. « J’accepte votre offre.

— Je vous accompagnerai », dit Alain.

Et voilà. Avait-elle compris cela la première ou était-ce lui ? Ils n’étaient plus « nous ». À nouveau, ils étaient séparés l’un de l’autre.

Alain et la mécanicienne Mari emboîtèrent le pas au marchand qui les reconduisit à la route. Deux cavaliers mirent pied à terre ; l’un d’entre eux tendit ses rênes à Alain et l’autre à la mécanicienne, avant de se diriger vers la queue de la colonne et de monter sur des chevaux de rechange non sellés. La mécanicienne, alourdie par son paquetage, regarda sa selle d’un œil maussade, puis elle se propulsa vers le haut et réussit à trouver une assise convenable. Alain, impressionné par sa détermination sans faille, enfourcha sa propre monture. Cette détermination était la même que celle de l’ombre qu’il avait accompagnée jusqu’à cet instant, il était donc probable qu’il avait vu son véritable visage pendant qu’ils cheminaient ensemble. Le refus obstiné de la mécanicienne Mari d’abandonner ou de montrer tout signe de faiblesse composait une posture – Alain la reconnaissait et la respectait – qu’un mage n’aurait pas reniée. Durant leur formation, les mécaniciens étaient-ils soumis à des épreuves semblables à celles des mages ?

Plus tôt dans la nuit, il aurait pu le lui demander, tout en sachant qu’une telle curiosité lui aurait valu des froncements de sourcils de la part de ses doyens. Plus maintenant. Alain était résolu à ne jamais, de sa vie, adresser la parole à un mécanicien.

Même à travers le voile de fatigue, il ressentit une étrange déception quand il prit la pleine mesure de ce que cela impliquait.

Le chef des marchands attendit d’être certain qu’ils étaient bien installés, puis il ordonna à la colonne de reprendre la route. La monture d’Alain n’avait pas besoin d’être dirigée, elle restait avec le groupe et avançait au pas sous le ciel nocturne. Il éprouva un besoin impérieux de dormir, mais le combattit de toutes ses forces : s’il y succombait, il tomberait de sa selle, n’étant pas habitué à voyager ainsi. Un coup d’œil oblique lui apprit que la mécanicienne livrait la même bataille, sa tête s’affaissant avant de se redresser brusquement.

Mais Alain était apte à supporter toutes les privations. Il n’en retirait aucune gloriole, pas plus que de ses autres capacités d’ailleurs. Il s’agissait d’un simple état de fait, le résultat d’un entraînement sans pitié auquel il avait survécu.

La route filait, droite comme une flèche, à travers la nuit. La plaine désertique s’étirait à perte de vue. Pourtant, la vision limpide de la cour de l’hôtel de la guilde des mages où il avait été emmené pour servir en tant qu’acolyte s’imposa à ses yeux. En ce premier jour, les autres enfants et lui s’étaient tenus en rangs, tremblants de froid, l’œil rivé sur le mur aveugle qui bordait un côté de la cour, tandis que le soleil se levait, montait au zénith et retombait. Les gamins aussi tombaient d’épuisement les uns après les autres pendant que les mages sillonnaient leurs rangs en récitant les préceptes de sagesse. « La douleur n’existe pas. Le froid n’existe pas. Vous ne ressentez rien. Rien n’est réel à part vous et vous devez vaincre et contrôler l’illusion qui vous entoure. »

À ses côtés, une fillette prénommée Asha s’était effondrée. Il s’était précipité pour la rattraper, spontanément, sans réfléchir. Il l’avait « aidée ». Les doyens avaient manifesté leur mécontentement. « Elle ne compte pas. Tu t’es égaré. Elle n’est rien. » La punition avait été suffisamment sévère pour qu’Alain et tous ses condisciples apprennent à ne pas « aider » les autres. Avec le temps, ils avaient également appris à ne plus utiliser ce terme et à en oublier jusqu’au sens.

Ces expériences et bien d’autres leçons l’avaient rendu capable d’altérer l’illusion du monde, de devenir un mage. Il avait depuis bien longtemps renoncé à remettre tout cela en cause, car les pouvoirs d’un mage valaient tous les sacrifices. Les doyens leur avaient chevillé cette idée au corps.

Cependant, les actes et les paroles de la mécanicienne avaient fendu l’armure. Si un autre mage avait été avec lui dans la caravane, Alain n’aurait jamais parlé à la mécanicienne Mari et ne se serait jamais rappelé le sens du verbe « aider ».

Assurément, il avait eu tort de dispenser son aide, même si tort et raison n’existaient pas plus que le mal et le bien. Dès lors, pourquoi ne se sentait-il pas coupable d’avoir secouru la mécanicienne ?

La dernière fois qu’il avait vu Asha, alors qu’il quittait l’hôtel de la guilde en qualité de mage accompli, ils s’étaient regardés sans émotion et n’avaient pas échangé un mot. C’était ainsi que les choses devaient être. Et pourtant…

Pourquoi, à cet instant, toutes les valeurs qu’on lui avait inculquées et celles qu’on ne lui avait jamais apprises semblaient-elles s’inverser ?

D’une manière ou d’une autre, ce devait être la faute de la mécanicienne. Elle lui avait fait quelque chose. Voilà la véritable menace que représentaient les membres de cette guilde. Pourquoi les doyens n’avaient-ils pas été plus explicites sur ce danger ?

Tandis que le soleil se levait, le chef annonça une halte. Alain mit pied à terre avec raideur, puis remarqua la mécanicienne toujours assise sur sa selle, les traits tirés par l’épuisement. Il devina sa crainte de descendre de cheval ; son paquetage allait sûrement la faire tomber et elle ne voulait pas paraître faible ou par trop juvénile devant tous ces gens du commun.

Alain réalisa qu’il savait exactement ce qu’elle ressentait. Non seulement il était en proie à une émotion, mais en plus il savait qu’une ombre éprouvait la même chose. Ce fut un moment singulier, un sentiment de connexion étrange qu’il s’efforça de chasser.

Perdu dans cette lutte intérieure, il ne se rendit compte qu’il s’était approché du cheval de la mécanicienne qu’une fois parvenu à ses côtés. Elle baissa son regard vers lui, son visage étale de fatigue, les yeux brillant d’un désespoir mêlé à une farouche détermination. Il n’y avait rien de caché. C’était bien elle. Elle savait l’épreuve qui l’attendait, mais refusait toute reddition.

Laisse-la. Elle n’est rien. Mais comme si elle agissait de son propre chef, la main d’Alain monta et saisit les rênes du cheval. La seconde suivit, pour s’arrêter, ouverte, devant la mécanicienne, à hauteur d’épaule.

Elle le considéra, passa une jambe par-dessus la selle, attrapa sa main, et, malgré son aide, faillit tomber en mettant pied à terre. Elle réussit pourtant à conserver l’équilibre et lâcha le mage dès qu’elle fut certaine de tenir debout sans soutien.

Ils se dévisagèrent. Alain sentit les regards des communs posés sur eux. Il supposa que la mécanicienne en était consciente également. Après un long silence, elle hocha la tête dans sa direction, puis tourna les talons.

Les marchands déployèrent de petits tissus triangulaires destinés à assurer pour la journée une protection individuelle contre la morsure du soleil. Alors que le ciel s’illuminait, Alain les vit rassembler les chevaux, les brosser ; ce fut ensuite le tour des mules dont ils enlevèrent les harnachements servant à transporter les blocs de sel. Le camp fut monté en un temps très court.

Le chef des marchands s’approcha d’Alain et lui désigna l’un des abris.

« Pour vous, sire mage. » Puis il lui offrit de l’eau, du sel et du pain. « C’est tout ce que nous avons.

— Ce sera suffisant », répondit Alain. Il suivit l’homme du regard et le vit indiquer à la mécanicienne une toile semblable à la sienne à l’autre extrémité du campement. Le marchand avait présumé qu’ils ne voudraient en aucun cas se trouver à proximité l’un de l’autre, et c’était ainsi que les choses devaient être.

Comment avait-elle fait pour qu’il l’aide à descendre de cheval ? Les mécaniciens disposaient-ils d’autres pouvoirs sans lien avec leurs armes ?

Le seul grand art qui échappait à la maîtrise des mages était la capacité à altérer directement une tierce personne. Même si les autres n’étaient que des ombres, de simples illusions, aucun mage ne possédait pareille emprise. Alain pouvait chauffer l’air à côté de quelqu’un pour le brûler gravement, mais il lui était impossible de faire monter la température corporelle de cette personne pour la faire exploser. Les doyens lui avaient expliqué que la raison de cette limitation était qu’aucun mage n’avait encore atteint l’état de parfaite compréhension que tout n’était qu’illusion.

Les mécaniciens étaient-ils, eux, capables d’un tel prodige ? Cette mécanicienne avait-elle réussi à s’immiscer au plus profond de lui-même et à l’altérer ? Si les mécaniciens maîtrisaient pareille technique, on l’aurait sûrement prévenu. À moins que cette mécanicienne ne fût spéciale…

Si elle lui voulait du mal, pourquoi l’avait-elle sauvé ? Même si la mécanicienne Mari avait été une mage, Alain aurait percé son masque durant leurs conversations. Ses émotions avaient au contraire toujours été visibles, quoique incompréhensibles pour certaines. Il n’y avait là nul mensonge. À moins… à moins qu’elle fût inconsciente des pouvoirs qui étaient les siens pour manipuler les autres.

Il n’était plus sûr de rien, hormis qu’il devait dorénavant l’éviter à tout prix. La mécanicienne Mari… non, il ne devait désormais la désigner que par sa guilde… et ils devaient se comporter en parfaits étrangers. Il devait se recentrer sur son entraînement de mage et oublier la mystérieuse influence qu’elle exerçait sur lui.

Pourtant, alors que la mécanicienne se reposait sous sa toile, à l’écart des marchands et du mage, le regard d’Alain s’attarda sur elle. Ce fut à cet instant qu’il remarqua une apparition singulière qui flottait juste au-dessus de la mécanicienne, semblant ainsi agréger la jeune femme. Un second soleil brillait dans les cieux ; des nuages d’orage déferlaient pour en masquer les rayons et l’engloutir dans leurs ténèbres. La houle vaporeuse prit la forme de troupes militaires et de foules sans armes qui s’affrontaient, les morts tombaient à foison. Alain fut assailli par une sensation d’urgence, comme si la vision l’appelait à agir, mais tandis qu’il la fixait, hébété, l’image disparut pour laisser place au ciel clair et à la mécanicienne. Cependant, l’urgence et l’injonction à l’action persistèrent.

Encore l’augure ? Voilà trois fois que ce don vient à moi, toujours de manière différente. Qu’est-ce que cela signifie ? Cette fois, la mécanicienne était clairement impliquée.

La deuxième fois, quand j’ai entendu la mise en garde contre le danger qui l’attendait à Ringhmon, elle a su ce dont il s’agissait, même si elle n’a pas voulu le reconnaître.

Au moins, la première fois, mon don d’augure m’a prévenu d’un péril qui me concernait moi, pas elle.

Sauf que nous étions ensemble à ce moment-là. L’avertissement pouvait viser n’importe lequel d’entre nous. Mais cette fois… cette fois, l’augure évoquait un danger bien plus important. Bien au-delà d’elle ou de moi.

Pourquoi ? Qui est donc cette fille, cette mécanicienne ? Si elle représente une menace pour mes pouvoirs, pourquoi mon don d’augure ne se manifeste-t-il que pour elle ? Pourquoi ne me met-il pas en garde contre elle ? D’accord, elle m’a sauvé, mais je suis un mage : ses actes n’ont pas de sens, elle n’est rien, rien d’autre qu’une ombre. À quelle action m’enjoint cette vision ? Sitôt arrivé à Ringhmon, je ne reverrai certainement plus jamais cette mécanicienne.

Cette pensée submergea Alain, éveillant une étrange douleur qu’il fut incapable de comprendre. Il lui fallait impérativement revenir aux fondamentaux de son entraînement de mage et bannir tout ce qui pourrait l’induire en erreur.

Le don d’augure m’égarera. Cette mécanicienne m’égarera. Je dois rejeter l’un comme l’autre.

Pourtant, il ne put chasser la tempête de son esprit, la sensation qu’elle était là, tout près, porteuse d’un grand péril.

Quatre jours plus tard, les chevaux et les mules des marchands de sel franchirent au pas les portes de Ringhmon. Alain observa un flot discontinu de gens entrer et sortir de la ville, leurs figures aussi délavées que l’étaient les couleurs de leurs vêtements. Les seuls qui paraissaient réels et vivants étaient les soldats en faction, assez nombreux pour tenir cette entrée grandiose face à un détachement annonciateur d’une légion impériale. Détail encore plus étonnant, un des gardes portait ouvertement une arme des mécaniciens, comme si un besoin d’intimidation supplémentaire se faisait sentir. Alain, qui avant l’attaque de la caravane n’aurait même pas remarqué cette arme singulière, coula un long regard en biais dans sa direction, sans parvenir à déterminer si elle était de même type que celle des bandits que la mécanicienne lui avait montrée.

Il la trouva des yeux et la vit descendre maladroitement de sa monture. Elle tourna la tête vers lui, leurs regards se rencontrèrent. Ils n’avaient pas échangé un mot depuis qu’ils avaient rejoint le convoi marchand, un comportement normal entre mécaniciens et mages, pas même un coup d’œil depuis le matin de leur sauvetage. Pourtant à cet instant, malgré sa résolution de se couper d’elle, Alain, le visage impassible comme l’imposait sa guilde, hocha silencieusement la tête en signe d’adieu. Elle répondit de la même manière. Puis elle tourna les talons et il l’imita.

L’hôtel de la guilde des mages de Ringhmon était installé à bonne distance du caravansérail, mais après des jours de voyage à cheval Alain était content de se détendre les jambes, revigoré par l’alimentation appropriée prodiguée par les marchands de sel. Il traversa la ville d’un pas mesuré. Les communs, craignant les mages, s’écartaient sur son passage. Nul ne barrait consciemment le chemin à un membre de la guilde. Ils détournaient même leurs visages, par peur de ce qu’un mage pourrait leur infliger en posant simplement le regard sur eux. La rue qu’Alain descendait avait beau être bondée, il était toujours seul.

À plusieurs reprises, il remarqua des filles que l’on poussait dans l’embrasure des portes ou soustrayait à sa vue. Il en connaissait la raison. Les doyens lui avaient conseillé, comme aux autres acolytes, de satisfaire ses besoins physiques avec des communs qui n’oseraient pas résister. Il ne l’avait jamais fait et ne le ferait jamais, car cette simple pensée invoquait dans son esprit l’image de sa mère, pour laquelle il ne pouvait plus s’avouer ressentir quoi que ce fût.

Elle n’aurait pas approuvé un tel comportement. Bien que ses souvenirs d’elle fussent ténus, cette impression demeurait indélébile. Et je suis et resterai son fils, même si je ne peux l’avouer à aucun autre mage. Je n’ai pas pu avouer à la mécanicienne Mari la raison pour laquelle je ne l’ai pas agressée. Je ne peux me l’avouer à moi-même.

Enfin, la façade neutre et sans fenêtres de l’hôtel des mages se dressa devant lui. Seule une porte entachait cette muraille, reconnaissant, de mauvaise grâce, qu’un monde existait bel et bien au-dehors. La bâtisse massive occupait le centre d’une immense place ; de larges étendues de gravier l’entouraient et la séparaient de tout autre édifice.

Alain savait qu’il n’y aurait pas de serrure sur le battant, car qui oserait s’introduire dans l’hôtel des mages sinon un mage lui-même ou quelque visiteur venu solliciter les services de la guilde ? À l’intérieur, une acolyte était assise dans une posture méditative, mais elle se réveilla dès qu’Alain eut franchi la porte. « Sire mage. » Ses yeux naviguaient de ses robes à son visage, d’une jeunesse patente ; à l’évidence, son entraînement à ne pas montrer ses émotions était mis à rude épreuve.

« Je suis le mage Alain d’Ihris, dit-il, en sentant un poids mort lui alourdir la poitrine face à l’imminence de son aveu d’échec. Je viens d’arriver à Ringhmon. Je dois faire un rapport aux doyens sur l’issue de mon contrat.

— Oui, sire mage. » Elle ouvrit le chemin, l’emmenant à sa suite au cœur du bâtiment. Ils serpentèrent dans des couloirs sombres, d’une fraîcheur bienvenue après la chaleur écrasante du désert qui encerclait Ringhmon. Elle s’inclina devant lui en l’invitant à pénétrer dans une pièce meublée avec parcimonie, comme l’étaient la plupart des hôtels des mages, et elle s’en retourna vers l’entrée.

Quoique profondément inquiet quant à la manière dont son compte rendu serait reçu, Alain était soulagé de retrouver la sécurité des murs de Ringhmon après des jours passés à guetter le moindre signe des bandits. Un mage d’une quarantaine d’années préposé à l’accueil des nouveaux arrivants le salua sans politesse inutile ni surprise contenue face à sa jeunesse, puis il commença à noter son rapport. Alors qu’il relatait, impassible, la destruction de la caravane, Alain fut reconnaissant à son interlocuteur de ne laisser paraître aucune émotion.

Pourtant, même un mage aussi aguerri eut toutes les peines du monde à garder un visage neutre lorsque Alain en arriva au récit de sa fuite et de la traversée de la Désolation en compagnie de la mécanicienne.

Quand il eut terminé, pour la plus grande satisfaction du gardien des chroniques, le soleil se couchait sur Ringhmon. Alain choisit une petite chambre destinée aux visiteurs, se lava à l’eau froide dans une pièce à l’équipement rudimentaire réservée aux ablutions, et se procura à manger. De la viande bouillie non assaisonnée. Du grain bouilli nature. Du pain. Une purée de fruits et de légumes mélangés au gré des provisions disponibles dans le garde-manger. Du vin coupé à l’eau. Une collation conçue pour sustenter le corps sans distraire les sens, comme tous les repas servis dans n’importe quel hôtel de la guilde des mages.

Aucun de ses semblables ne fit cas de sa présence, mais cette réaction était tout à fait normale. Qu’un autre mage le saluât sans raison eût été un comportement des plus déplacés. Quand il regagna ses quartiers après ce dîner silencieux, il découvrit que les acolytes avaient déjà nettoyé ses robes. Physiquement exténué et perturbé par l’afflux d’émotions qu’il avait si soigneusement muselées pendant des années, Alain s’allongea pour ce qui devait être le sommeil le plus réparateur qu’il eût connu depuis des jours.

Bien qu’il eût fermé les yeux, son esprit resta éveillé, brassant avec un plaisir pervers des souvenirs longtemps refoulés. Il ne revivrait pas la séparation avec ses parents, mais sa première nuit dans un hôtel de la guilde des mages remonta des tréfonds, aussi limpide que de l’eau de roche. Cette nuit-là avait changé bien des choses. Il s’était accroché aux détails de ce souvenir jusqu’à ce qu’il en comprenne la nocivité, mais voilà qu’ils ressurgissaient.

La chambrée était pleine de jeunes enfants. Nombre d’entre eux avaient les yeux rougis par les larmes, leurs vêtements remplacés par les fines robes sans ornement des acolytes. Ces bambins, Alain au milieu du lot, frissonnaient dans la pièce glaciale, n’ayant pas encore appris à ignorer l’inconfort physique. Chacun était assis ou allongé sur sa couche, qui consistait en une mince couverture étendue à même le sol de pierre, et à côté de laquelle étaient posés un quignon rassis et une coupelle d’eau.

Une très jolie petite fille sur le grabat voisin du sien regardait Alain en s’efforçant de lui sourire malgré les coulées de larmes séchées sur ses joues. Ses cheveux blonds étaient emmêlés. « Au moins, nous sommes sûrs qu’ils ne veulent pas notre mort », avait-elle dit d’une voix enrouée en s’emparant du morceau de pain. Elle avait chassé quelques mèches de sa figure, l’air très fatiguée. « Est-ce que tu voulais devenir mage ?

— Non, et toi ?

— Non. Nous n’avons pas le choix, de toute manière. J’ai un oncle qui est mage. S’il a réussi à survivre à ça, je le peux également.

— Je ne suis pas certain d’y arriver. »

Même après toutes ces années, Alain se rappelait distinctement le désespoir qui l’avait alors submergé.

La fillette força un autre sourire.

« Tu y arriveras.

— Merci. » C’était la dernière fois qu’il avait prononcé ce mot. « Tu y arriveras, toi aussi.

— Je m’appelle Asha.

— Moi, c’est Alain. »

À cet instant, deux mages étaient entrés dans le dortoir, scrutant le moindre de ses occupants ; avant même que l’un d’eux n’eût ouvert la bouche, tous les enfants se turent.

« Vous êtes seuls. Ne parlez pas aux ombres. »

Les mages étaient encore dans la pièce, surveillant les acolytes tremblants et silencieux, quand Alain s’était finalement endormi cette nuit-là.

Asha et lui ne s’étaient parlé que très rarement après cet épisode, devenant de plus en plus distants, d’abord par crainte des doyens, puis parce qu’ils avaient appris que rien ni personne ne comptait, que rien n’était réel.

Alain gardait les yeux fermés, mais il voyait toujours la chambre des acolytes, se rappelait toujours ce qu’il avait ressenti. Les souvenirs longtemps refoulés venaient le troubler à nouveau.

Cela aussi devait être l’œuvre de la mécanicienne. Que lui avait-elle fait ?

Alors que leurs chevaux faisaient leur lente entrée dans Ringhmon, Mari étudia l’arme des mécaniciens qu’un des gardes portait ouvertement. Elle remarqua qu’il s’agissait d’un autre modèle standard de fusil à répétition. Les manufactures de Danalee avaient trouvé plus d’un client dans la région de Ringhmon. Il était rare de voir un instrument aussi précieux confié aux mains de gardes en faction devant une ville et Mari se demanda qui Ringhmon voulait impressionner. Le comportement effacé des gens du commun qui empruntaient la porte lui suggéra qu’ils étaient sans doute le public cible de ce spectacle intimidant.

Mari observa la foule à proximité du caravansérail en espérant y découvrir, l’attendant, un représentant de sa guilde. Elle ne vit personne. Depuis qu’ils avaient été en approche de la ville, elle n’avait pas pu s’isoler pour utiliser son parle-au-loin et prévenir de son arrivée. Néanmoins, elle était en retard. Pourquoi n’avait-on pas cherché à la joindre depuis l’hôtel de la guilde ? Pourquoi n’avait-on posté personne, pas même un apprenti, pour intercepter les voyageurs et s’enquérir de la caravane retardataire ?

Le groupe de marchands s’arrêta et Mari mit pied à terre en grimaçant tant ses muscles protestaient contre ce mauvais traitement. Sa monture avait été docile, mais, après plusieurs jours passés à cheval, Mari se demanda si la douleur qui lui meurtrissait les hanches finirait par s’estomper. Offrez-moi un strapontin dans une locomotive quand vous voulez.

Elle regarda de l’autre côté du caravansérail et ses yeux croisèrent ceux du mage. Que pensait-il à cet instant ? Pas moyen de le savoir. Ce n’était pas son problème, se dit-elle. Il lui avait toutefois sauvé la vie et l’avait même aidée à descendre de cheval le premier matin, comme s’il avait su à quel point il était important pour sa dignité de ne pas tomber. Aussi Mari forma-t-elle à son intention des vœux bienveillants. Elle gratifia le mage d’un bref hochement de tête et tourna les talons.

Elle prit congé du chef des marchands, nota son nom afin de veiller à ce qu’il fût rémunéré et reçut en retour des indications pour rejoindre l’hôtel de sa guilde. Elle ajusta son paquetage dans une position plus confortable et se mit en chemin, sa veste de mécanicienne lui ouvrant une voie à travers la foule. Les citoyens de Ringhmon s’écartaient devant elle en s’inclinant profondément et en lui lançant des regards inquiets. Ils transpiraient le ressentiment tout en se comportant plus servilement encore que la populace sur le territoire de l’Empire.

Les bâtiments qui entouraient Mari avaient une certaine superbe, si on ne les examinait pas de trop près. L’architecture et la construction n’étaient pas ses spécialités, mais elle possédait assez de connaissances dans les deux disciplines pour porter un œil critique sur ce qu’elle voyait. Toutes les bâtisses se paraient d’éléments qui visaient à les faire paraître plus cossues, comme des toits à pentes multiples sur des maisons rectangulaires, mais le travail était bâclé et on apercevait des lézardes ici et là. Mari s’interrogea. Pourquoi l’hôtel de sa guilde à Ringhmon n’avait-il pas passé commande de la conception et de la réalisation d’édifices franchement impressionnants ? Il est vrai que cela aurait coûté à la ville davantage que ces façades de pacotille et c’était sans doute la seule réponse à toutes ses questions.

La foule se densifia ; Mari serra les dents et la fendit de plus belle, les communs s’écartant hâtivement de sa route, grommelant leurs récriminations suffisamment bas pour qu’elle ne pût en déchiffrer le sens. Elle y était habituée. Les citoyens impériaux étaient particulièrement rompus à feindre le respect devant les mécaniciens, qui commandaient même à l’Empereur. Mais un coup d’œil assez rapide permettait de voir ces mêmes citoyens montrer leurs véritables sentiments derrière son dos.

Mari gardait un visage impassible, ne dévoilant rien de son agacement. Les mécaniciens étaient des êtres supérieurs, ils étaient capables de réparer, inventer et construire des objets hors de portée des gens du commun. Ils usaient de ce pouvoir pour dominer les peuples dans le monde entier. En cela, les communs étaient d’une grande aide. Dès qu’un groupe d’individus commençait à prendre un peu trop d’importance, il y en avait forcément un autre prêt à le combattre en échange de certains avantages, même temporaires. Il suffisait de donner une cinquantaine de fusils, une bonne réserve de munitions, de laisser les communs s’entretuer, et la guilde des mécaniciens restait aux commandes. La guilde aimant cette situation, elle s’employait activement à ce que rien ne bougeât.

Siècle après siècle, le monde demeurait inchangé.

Pour peu que l’on fût mécanicien, cynique, et que l’on goûtât ce type de pouvoir, c’était un système du tonnerre.

Transpirant abondamment dans la fournaise, Mari s’arrêta au sommet d’une colline afin de reprendre son souffle. Elle regarda derrière elle pour profiter de la vue. L’après-midi était bien avancé, le soleil descendait vers l’horizon voilé de poussière et embrasait le ciel de carmin. Sur ce fond flamboyant, la « grande » cité de Ringhmon n’avait pas l’air aussi miteuse. Au loin, Mari distingua une locomotive qui crachait de la fumée en entrant dans la ville par les vieilles voies ferrées qui couraient jusqu’aux territoires de la Fédération de Bakre. Pendant un bref instant, elle souhaita être dans cette locomotive, elle souhaita n’avoir jamais fréquenté l’académie de la guilde mais être devenue une mécanicienne normale, travaillant sur des engins à vapeur. Elle souhaita n’avoir jamais remarqué le visage des communs quand ils pensaient être hors de vue des mécaniciens. Elle souhaita n’avoir jamais remis en cause la manière dont le monde était régi et avait été régi jusqu’à présent.

Cependant, cela aurait voulu dire capituler. Accepter moins que ce que son cœur lui enjoignait de viser.

Alors qu’elle faisait volte-face pour reprendre son chemin vers l’hôtel, Mari se figea. Un petit groupe de cavaliers aux tenues effroyablement familières remontait la rue, leurs montures et leurs vêtements couverts de poussière. L’un d’eux arborait un fusil à répétition. Un autre était en train de se tourner dans sa direction.

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