Chapitre 3

Mari sentit son cœur s’affoler en entendant les paroles du mage. Sa main droite fusa vers le pistolet qu’elle avait glissé dans son holster. Puis elle inspira profondément pour se calmer. Il était temps de partir. Par où ?

« Là-bas, dit-elle au mage en pointant une direction du doigt. Nous allons poursuivre l’ascension. »

Elle avait cessé de s’interroger sur la pertinence de leur alliance qui serait aussi courte que possible. Le mage l’agaçait avec sa voix neutre, sa figure impassible et ses agissements étranges. Néanmoins, qu’ils fussent toujours pourchassés par les prétendus bandits l’obligeait à faire équipe avec lui pour une simple question de survie, même si elle ne s’estimait nullement responsable de son sort.

Le mage la gratifia d’un de ses regards placides.

« Vers l’ouest ? Le terrain y est moins praticable. Par ailleurs, c’est de là que nous venons.

— Exactement ! Ils vont penser que nous fuyons sans réfléchir et que nous empruntons le chemin le plus aisé qui est dans la direction opposée.

— Sans compter que tu recherches toujours la difficulté.

— Eh bien… oui. » Elle ne s’était pas attendue à ce que le mage retienne ce détail. « Parce que, cette fois, c’est parfaitement logique. En plus, ce sera plus facile de rester cachés là-haut. » Mari se tut quelques instants en se remémorant le malaise du mage Alain après quoi-qu’il-ait-fait aux bandits sur le promontoire. « Est-ce que tu peux y arriver ? »

Et que ferait-elle s’il ne le pouvait pas ? Le laisserait-elle ? Non. Personne ne sera abandonné. Pas par moi. Pas même l’un d’entre eux. L’avoir touché pour l’aider à se remettre sur ses jambes avait été… bizarre, après tout ce qu’elle avait entendu au sujet des mages. Mais s’il avait de nouveau besoin d’assistance, elle serrerait les dents et ferait le nécessaire.

Malgré sa capacité à dissimuler ses émotions, le mage Alain lui lança un regard d’où émanait un fond d’amour-propre blessé. Pendant une fraction de seconde, il eut l’air plus humain : un garçon du même âge qu’elle.

« Bien sûr que je peux y arriver. »

Mari se leva en titubant, regrettant que ses outils ne fussent pas plus légers. S’en séparer était toutefois exclu. Son rang de maîtresse mécanicienne lui avait permis de se voir attribuer un des rares parle-au-loin portatifs. Il était rangé dans ses affaires, mais sa portée était si limitée qu’elle avait calculé qu’il leur faudrait être à moins d’une journée de marche de Ringhmon pour pouvoir demander de l’aide à sa guilde par ce biais. Jusque-là, ce ne serait qu’un objet lourd dans son sac.

« Pourquoi n’abandonnes-tu pas ton trésor ? » Le ton lisse du mage donnait l’impression que la réponse à cette question ne l’intéressait absolument pas.

« Mon trésor ? » Elle le dévisagea, surprise, avant de s’apercevoir qu’il fixait son paquetage. « Ce n’est pas un trésor. Ce sont mes outils.

— Outils ?

— Les mécaniciens utilisent des outils. Personne ne t’a appris ça ?

— Non.

— Je n’ai pas le temps de développer, lâcha Mari, en se demandant si c’était une bonne idée d’expliquer ce concept à un mage. Sache simplement qu’un mécanicien ne doit jamais perdre ni abandonner ses outils. Jamais. C’est une des règles les plus importantes de ma guilde. »

Après une profonde inspiration, Mari se mit en route, gravissant péniblement une pente escarpée jusqu’à une paroi qu’elle escalada. La mécanicienne ne comprenait pas pourquoi le jeune mage était aussi épuisé. Il avait l’air en bonne santé et bien bâti, plutôt robuste même, pourtant il avait failli perdre connaissance après le… quoi-qu’il-ait-fait pour mettre les bandits hors d’état de nuire. Il devait donc y avoir un lien de cause à effet. Mais quel était-il ? L’ingénieur en elle n’avait cessé de s’interroger sur ce point, une distraction bienvenue à la peur qui lui nouait le ventre.

Malgré sa fatigue évidente, le mage restait dans son sillage, faisant preuve d’une détermination sans faille qui forçait l’admiration.

Ils dépassèrent une autre crête qui dissimula le chemin qu’ils venaient de parcourir. Mari essaya de déglutir et eut une quinte de toux qu’elle tenta d’étouffer en se couvrant la bouche des deux mains. Sur quelle distance les brigands allaient-ils les poursuivre ? Avaient-ils gagné du terrain ?

« Les as-tu aperçus, mage Alain ? »

Il secoua la tête.

« Non. Je n’ai entendu que quelques cris qui semblaient lointains. »

Peut-être avait-elle fait les bons choix. Je n’ai que dix-huit ans, et dix ans d’étude en ingénierie ne sont pas le meilleur des entraînements pour échapper à des bandits et survivre dans le désert. Savoir réparer une machine à vapeur ne va pas m’être d’une grande utilité dans le coin.

Le mage avait approuvé son premier choix et lui avait laissé la responsabilité des autres, croyant sans doute qu’elle savait ce qu’elle faisait. Elle aurait aimé se faire confiance à ce point. Pourquoi avait-elle été missionnée à Ringhmon de cette façon ? Dépêchée seule pour son premier contrat, en dépit de toutes les procédures standard, au prétexte que l’urgence de la situation ne permettait pas d’attendre le changement des vents pour qu’elle puisse prendre un bateau dans un port de l’Empire afin de rejoindre celui, minuscule, que Ringhmon entretenait sur la côte. Avec la paix qui régnait en ce moment entre ces deux nations, ce moyen de transport aurait pourtant été le plus sûr. Si ce satané contrat avait une telle importance et si la vitesse du voyage était aussi cruciale, pourquoi l’exposait-on à de pareils dangers ?

Et pourquoi le professeur S’san, qui s’était toujours intéressée à Mari à l’académie de la guilde à Palandur, avait-elle insisté pour lui offrir un pistolet semi-automatique quand cette dernière avait obtenu son diplôme ? C’était un objet hors de prix et difficile à trouver. Toutes les armes et toutes les machines étaient fabriquées à la main, et les quantités de production strictement limitées par la guilde. Un pistolet semblable à celui de Mari n’était produit qu’à quelques exemplaires par an. Qu’est-ce qui avait inquiété S’san au point de lui offrir un tel cadeau ?

Bien qu’ayant toujours rejeté l’autorité, Mari se surprit à regretter l’absence d’un mécanicien plus expérimenté à ses côtés. Quelqu’un qui aurait su quoi faire pour survivre.

Évidemment, si un autre mécanicien avait été avec elle, elle n’aurait jamais adressé la parole à un mage. Et on aurait sûrement invalidé la proposition qu’elle avait faite à celui-ci de l’accompagner.

Le mage Alain serait mort et elle aurait été capturée par les bandits sur le promontoire.

Une issue guère plus enviable.

Au moins, pour l’heure, ils semblaient dans une relative sécurité. Mari tenta d’inspirer profondément, mais fut prise d’une nouvelle quinte de toux douloureuse. La sécheresse de sa gorge n’avait rien à envier au désert environnant.

« Nous allons avoir besoin d’eau », croassa-t-elle.

Le mage acquiesça. « Même ceux qui viennent des étoiles ont besoin d’eau, alors ? » Sa voix était aussi dénuée d’émotion que d’ordinaire.

Mari le fusilla du regard, incapable de dire s’il plaisantait ou non.

« Les mécaniciens maîtrisent des compétences particulières, mais nous sommes des êtres humains comme les autres quand il s’agit de boire ou de se nourrir. Les mages n’ont-ils pas besoin d’eau ?

— Si, bien sûr. Nous avons les mêmes besoins. » Le mage s’absorba dans ses pensées pendant quelques instants, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose. « Peut-être que tout le monde est venu des étoiles.

— Très drôle.

— Drôle ? » demanda le mage comme s’il ne connaissait pas ce mot.

Était-il possible qu’il fût à ce point coupé des émotions ? Mari voulut grogner en guise de réponse, mais seul un nouveau crachotement quitta son gosier déshydraté.

Le mage la jaugea, puis parla lentement.

« Il y a un endroit pas loin où l’on peut trouver de l’eau. »

Mari sentit l’espoir l’envahir et elle releva la tête.

« Où ?

— La caravane. »

L’espoir disparut aussi vite qu’une bulle de savon qui éclate.« As-tu perdu la raison, mage ? Nous ne pouvons pas y retourner.

— Pas pour le moment, non. Mais tu as dit toi-même que les bandits s’imaginent que nous fuyons sans réfléchir. Ils ne s’attendront donc pas à ce que nous restions à proximité du convoi et que nous nous y faufilions à la première occasion pour chercher de l’eau. »

Haletante, la bouche desséchée, Mari jongla avec l’idée. Le plan était insensé, mais la manière dépassionnée dont le mage l’avait énoncé le rendait presque envisageable.

« C’est notre seule chance de survie, n’est-ce pas ?

— Je n’en vois pas d’autre. »

Mari était parfois trop impulsive. Ses professeurs l’avaient fréquemment mise en garde contre ce trait de caractère, pourtant toutes les décisions qu’elle avait spontanément prises aujourd’hui leur avaient permis de rester en vie.

« Escaladons encore un peu ces rochers avant de repiquer vers le défilé. Nous attendrons que la nuit tombe. Peut-être que les bandits auront achevé le pillage de la caravane.

— Ils n’avaient pas l’air enclins au pillage », insista le mage une nouvelle fois.

Mari hocha la tête d’un air las.

« C’est vrai. Ils ont pulvérisé les premières voitures. Pourquoi détruire le butin, hein ? Même s’ils voulaient me mettre la main dessus, pourquoi rechigner au gain ? Et toutes ces armes, ces explosifs… Aucune caravane ne pourrait transporter assez de richesses pour couvrir les dépenses. Mage Alain, je ne pense pas que tu aies une idée du prix des fusils et des balles, mais dis-toi que même l’Empire n’envisagerait pas une telle débauche de moyens à moins d’avoir une excellente raison. Le coût des seuls fusils permettrait d’entretenir une petite armée, quant aux munitions il y en a au moins pour un coffre rempli d’or.

— C’est ce que tu as dit. Donc ta capture valait ce prix. »

Le rire de Mari se transforma en toux douloureuse.

« Moi ? Je suis douée dans ce que je fais, mais je ne suis pas aussi prétentieuse. »

Le mage la regardait intensément.

« Peut-être que tu vaux bien plus que tu ne le penses, bien plus que tous les trésors du monde. »

Toutes les filles rêvaient d’entendre ce genre de phrase de la part d’un garçon ; elle devait, elle, l’entendre de la bouche d’un mage aux traits impassibles et à la voix égale.

« Je n’ai rien de si particulier. Mes talents sont rares et le contrat de Ringhmon rapportera beaucoup d’argent à ma guilde, mais… » Mari se rendit compte que le mage la fixait sans ciller. « Quoi ?

— Connais-tu le don d’augure ?

— Le don d’augure ? Comme ceux qui racontent la bonne aventure ? » lâcha Mari, sur un ton méprisant.

« Non », répondit le mage sans donner l’impression d’être blessé. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose vu qu’il avait tendance à ne jamais montrer ce qu’il ressentait. « Le véritable don d’augure dit ce qui va se passer et on ne peut y faire appel de manière fiable. De plus, il n’est pas aisé de comprendre ce qui a été vu ou entendu. » Le mage la regardait droit dans les yeux, son expression était empreinte de sérieux malgré l’absence d’émotion sur son visage. « J’ai développé un modeste don de ce type. Un nouveau danger t’attend à Ringhmon. »

Mari se raidit et effleura son torse du bras gauche pour sentir le pistolet dissimulé dans le holster sous sa veste.

« Ne me dis pas que tu me menaces. » Toutes les mises en garde qu’elle avait reçues à l’encontre des mages revinrent en force.

Il la considéra pendant un long moment avant de répondre.

« Non, je ne suis pas la source de ce danger. »

Bien sûr, pensa Mari. C’est un attrape-nigaud. Le mage voulait qu’elle lui offrît quelque chose en échange d’informations. La plus vieille arnaque du monde. Quel culot il avait de la lui sortir alors qu’ils étaient poursuivis par des bandits !

« Qu’est-ce que tu veux ? Combien m’en coûterait-il pour en savoir plus sur ce danger qui, selon toi, m’attend ? »

L’expression du mage ne varia pas d’un iota.

« Aucune somme d’argent, aucune faveur d’aucune sorte n’y changerait rien. Ce que j’ai appris par mon don n’a aucune valeur pour moi. Je vais te dire le peu que je sais. »

Il voulait assurément une rétribution. Ses supérieurs au sein de la guide avaient tous décrit les mages de la même manière : des bonimenteurs avides d’argent, des imposteurs, des menteurs à qui il ne fallait jamais faire confiance ni même adresser la parole. Sans parler de les toucher. Combien de règles avait-elle enfreintes aujourd’hui ?

« Tu n’exiges aucun paiement ? »

Il secoua la tête.

« Tu n’as pas souscrit d’accord pour recourir à mes services. T’avertir peut être considéré comme afférent au contrat passé avec les propriétaires de la caravane. En tout état de cause, tu ne me dois rien et l’argent ne m’intéresse pas.

— Comment peux-tu être aussi froid à propos de tout ? »

Elle aurait juré avoir vu la pointe des lèvres du mage s’incurver fugacement vers le haut tandis qu’il désignait le soleil qui dardait ses rayons sur eux.

« Pour tout t’avouer, j’ai plutôt chaud en ce moment. »

Même si la phrase avait été énoncée d’une voix dénuée d’émotion, ce signe d’humanité ou, à tout le moins, cette preuve d’un sens de l’humour dissipa la colère de Mari. Un garçon se cachait derrière le visage que le mage Alain utilisait comme masque. Il semblait sincère et son refus de rémunération battait en brèche tout ce qu’on avait enseigné à Mari sur la guilde des mages. Alain était un mage étrange, mais il n’était pas malveillant.

« Donc tout ce que tu sais, c’est qu’un danger m’attend à Ringhmon.

— J’ai entendu des paroles qui n’ont aucun sens pour moi. À Ringhmon, prends garde à ce qui pense, mais ne vit pas. »

Mari retint sa respiration, certaine qu’elle venait de trahir le choc qu’elle ressentait. Elle inspira lentement pour redevenir maîtresse d’elle-même, tout en spéculant sur la manière dont un mage avait pu avoir vent du contrat secret pour lequel elle devait se rendre à Ringhmon.

« Pourquoi dis-tu cela ?

— C’est ce que j’ai entendu. Je n’en comprends pas le sens. Je ne connais rien qui pense, mais qui ne vit pas.

— Pas même un appareil des mécaniciens ?

— Je ne sais rien des appareils des mécaniciens, quels qu’ils soient. » Le mage s’interrompit et posa son regard sur elle ; ses yeux étaient le seul élément vivant de sa figure figée. « Je n’ai pas quitté les hôtels de la guilde des mages depuis l’âge de cinq ans. On m’y a appris que tous les appareils des mécaniciens étaient des attrape-nigauds. »

Mentait-il ? Il ne pouvait que mentir. Mais pourquoi ? Et pourquoi prétendait-il ne rien savoir de plus s’il voulait lui extorquer quelque chose ?

« C’est exactement ce que l’on m’a inculqué au sujet des mages ; tout ce que vous faites se résume à de vulgaires tours de passe-passe. »

Le mage Alain considéra ce qu’elle venait de dire avant de reprendre la parole.

« Eh bien, il semble que nos informations soient erronées. »

Cette fois, il ne plaisantait pas. Ou si ? Mari était incapable de trancher. Elle n’avait jamais été très douée pour comprendre les garçons, qui étaient bien plus compliqués à décrypter qu’une panne de locomotive à vapeur ou une équation de dynamique des fluides. Et ce mage paraissait encore plus difficile à appréhender que tous les apprentis et les mécaniciens confirmés qu’elle avait côtoyés en grandissant.

« Je ne te suis pas, lança-t-elle. Que veux-tu ?

— Ce que je veux n’a aucune importance. »

Il avait prononcé ces paroles mécaniquement, si tant est que la description pût s’appliquer à un mage, comme si chacun des sons lui avait été chevillé au corps.

Se souvenant des pires brimades qu’elle avait endurées pendant son apprentissage, Mari se demanda quel avait été son parcours. Que lui avait-on infligé pour qu’il ait l’air si inhumain ?

« Pourquoi ne peux-tu pas te comporter comme n’importe qui ?

— Je ne suis pas n’importe qui », lui répondit-il avec un regard insondable.

Sans qu’elle puisse s’en expliquer la raison, ses mots éveillèrent en elle un sentiment de tristesse.

« Je te demande pardon, mage. » L’excuse formelle faillit rester coincée dans sa gorge parcheminée, mais Mari la força à sortir et vit une surprise sincère traverser les yeux d’Alain. « Je suis une mécanicienne, mais je ne suis pas étroite d’esprit. » Ce qui m’a déjà mise dans le pétrin un nombre incalculable de fois. « Merci pour ton avertissement. »

Le mage pencha la tête.

« Mer…ci », répéta-t-il. Les syllabes franchirent ses lèvres dans un grincement rouillé, son regard se fit plus intense.

« Merci, dit-il de nouveau dans un souffle, pour lui-même, la compréhension se frayant un chemin dans sa voix. Je… me souviens. Asha.

— Asha ?

— Il y a longtemps. Je ne me rappelle plus ce qu’il faut répondre. » Le regard qu’il posa sur elle ne laissait filtrer aucune émotion. « Qu’est-ce que je réponds ?

— Eh bien… tu réponds… je t’en prie. »

Les réactions du mage induisaient chez Mari une peine singulière.

« Oui. » Il inclina la tête dans sa direction. « Je… t’en… prie, maîtresse mécanicienne Mari. »

Détournant les yeux afin de dissimuler ses sentiments, Mari se demanda qui ce garçon avait pu être avant que les mages ne lui mettent la main dessus. Cependant, lui aussi était un mage désormais, et elle ne pouvait rien y changer.

« Euh… allons-y, juste au cas où les bandits seraient toujours à nos trousses. Nous nous sommes reposés aussi longtemps que possible. »

Les cailloux ne cessaient de glisser sous ses pieds. Les rayons du soleil fondant impitoyablement sur eux, ils progressèrent laborieusement, tantôt grimpant une pente escarpée, tantôt dévalant une déclivité encore plus raide. Le paquetage de Mari semblait s’alourdir à chaque pas.

La sécheresse de sa gorge était devenue une source de souffrance permanente. Pourtant, elle continuait à avancer en choisissant un chemin qui leur permettait de rester hors de la vue des bandits qui auraient poursuivi l’ascension. Un petit canyon s’ouvrit devant eux ; il s’incurvait pour rejoindre le défilé où la caravane avait été attaquée. Mari descendit prudemment au fond et le longea jusqu’à arriver dans un cul-de-sac face à un mur. Marmonnant des jurons, elle entreprit de l’escalader, son paquetage, comme animé d’intentions malveillantes, menaçant à chaque instant de la faire basculer dans le vide.

Elle était sur le point de réussir lorsqu’une prise s’effrita. Mari glissa le long de la paroi, dégringolant vers Alain qui la regardait sans rien faire. « Aide-moi ! » cria-t-elle en parvenant à sa hauteur. Le mage la fixa pendant un temps interminable, puis son bras fusa pour la saisir in extremis par le poignet.

Mari aurait juré avoir vu le remords se dessiner sur son visage avant que ses traits ne se figent à nouveau en un masque. Il attendit qu’elle ait une prise ferme et relâcha précipitamment son poignet comme si son contact le brûlait.

Mari ne savait que penser de ce garçon. Une part d’elle le plaignait, une autre lui était reconnaissante pour son secours, mais l’inquiétude et la suspicion demeuraient bien présentes. Pourquoi ne peut-il pas montrer ce qu’il ressent ? Ressent-il seulement quelque chose ? Pourquoi ne m’a-t-il pas aidée immédiatement ? Comment a-t-il appris la teneur de mon contrat à Ringhmon ?

« Merci.

— Je… t’en prie, dit le mage, les yeux dans le vague. Aider », souffla-t-il pour lui-même, comme s’il cherchait à se remémorer le sens de ce mot.

L’après-midi s’étira alors qu’ils progressaient avec difficulté dans les hauteurs vers l’endroit où s’étaient trouvées les voitures de tête du convoi. Le soleil plongeait lentement dans le voile carmin né de la poussière soulevée par la bataille et qui mettrait encore des heures à retomber. Mari opta pour un chemin qui courait le long d’une faille étroite et ils débouchèrent sur une corniche hérissée de rochers, à l’abri des regards.

De là, ils avaient une vue dégagée sur le défilé et la caravane éventrée qui gisait en contrebas. Mari se demanda si des bandits avaient occupé cette position plus tôt dans la journée pour en faire un point de tir. Si tel était le cas, ils n’avaient laissé derrière eux aucune douille témoignant de leur présence ; brigands ou pas, ils ne devaient pas cracher sur les munitions offertes par la guilde des mécaniciens en échange du métal récupéré. Le soleil était bas et tout le défilé était noyé dans l’ombre, maigre réconfort après les tourments causés par la fournaise. Des silhouettes allaient et venaient par petits groupes, rassemblant épées et arbalètes, fouillant les voitures sans emporter grand-chose.

« Que font-ils ? » souffla Mari.

Le mage étudia la scène pendant un certain temps.

« Ils cherchent à créer l’illusion que la caravane a été pillée, sans le faire pour autant. Regarde, ils mettent le feu à la carriole, là-bas, après l’avoir vidée de son contenu, mais le tas de marchandises est si proche qu’il brûlera avec le reste. »

Mari se laissa glisser derrière un rocher et tenta de ne pas penser à l’eau. La chemise sous sa veste était imbibée de sueur, mais il était hors de question qu’elle enlevât son habit de cuir. Cette veste symbolisait qui elle était, tout ce qu’elle avait accompli et enduré pour mériter son statut, et elle lui donnait l’impression d’être une protection, quoique d’une efficacité discutable. Une protection contre les bandits et contre ce garçon étrange, même s’il ne semblait pas représenter une menace.

« Nous devrons attendre l’obscurité si nous voulons avoir une chance de descendre sans être vus.

— Peux-tu te dissimuler ?

— Quoi ?

— Peux-tu te dissimuler ? répéta le mage. Utiliser un sort pour qu’il soit difficile de te voir.

— Tu plaisantes ? lança Mari, mais le mage paraissait parfaitement sérieux. Non, j’ai des vêtements noirs. C’est tout ce que j’ai à proposer.

— Dans ce cas, je ferais mieux d’y aller seul. Je peux dissimuler ma présence, bien qu’il m’en coûte. Mes chances de succès seront meilleures. »

Mari le fixa. Être vue l’inquiétait moins que de chuter pendant la descente. Cela ferait un tel raffut que les bandits ne manqueraient pas de l’entendre.

Cependant, si elle restait sur la corniche, le mage aurait les mains libres une fois dans le défilé.

« Comment puis-je te faire confiance, mage Alain ?

— Je doute que tu acceptes la parole d’un mage. »

La parole d’un mage. Elle avait souvent entendu cette expression. Les mécaniciens et les gens du commun l’employaient fréquemment pour désigner une chose dénuée de valeur.

« Je ne vois aucune garantie que je pourrais t’offrir et que tu jugerais satisfaisante, ajouta-t-il.

— Tu veux dire qu’il n’y a rien qui puisse me convaincre de te faire confiance ?

— Non, je dis qu’aucune de mes paroles ne peut te convaincre de le faire. »

Elle comprit alors ce qu’il entendait par là. Il lui demandait de le juger à l’aune de ses actes. Mais, même ses actes pouvaient être guidés par l’instinct de survie et non par bienveillance à son égard, ce qui rendrait la trahison du mage encore plus facile.

« Je dois quand même entendre certains mots. Donne-moi une seule raison de te faire confiance. »

Le mage la regarda dans les yeux, impassible.

« Je veux… aider. »

Une fois encore, il prononça le terme comme s’il ne lui était pas familier – elle se remémora son hésitation lors de sa chute –, comme s’il n’était pas certain de son sens.

Mari acquiesça en s’efforçant de ne pas montrer la vague de pitié qui la submergeait.

« Très bien, je comprends qu’on veuille aider. Mais pourquoi veux-tu m’aider, moi ? Nos guildes ont été ennemies depuis aussi longtemps qu’elles existent, pour ce que j’en sais.

— J’ai du mal à le comprendre moi-même, répondit le mage en baissant les yeux. Tu m’as sauvé la vie. Alors que j’étais prêt à rester à côté de la caravane et à y mourir, car je ne voyais pas d’autre solution, tu m’as entraîné avec toi. Si tu ne nous avais pas fait escalader les parois du défilé, j’aurais déjà quitté ce rêve pour le suivant. »

Les souvenirs que conservait Mari de ces instants étaient obscurcis par le voile de la peur, mais elle se rappelait que le mage avait paru perdu et indécis, et qu’il avait fallu qu’elle lui donne un ordre pour qu’il la suive.

« Il me semble que tu avais dit alors que la mort importait peu, que tout n’était qu’illusion. Pourquoi tiens-tu tant à la vie désormais ? »

Elle aurait juré que le mage avait quasiment froncé les sourcils en réfléchissant à la question. Elle en était sûre, même si son expression n’avait presque pas changé. Puis il la regarda droit dans les yeux.

« Il y a beaucoup d’illusions que je n’ai pas encore vues. »

Même prononcée sans une once d’émotion, cette phrase était empreinte d’une telle humanité qu’elle balaya tous ses doutes.

« Très bien. Je vais te faire confiance. » Ça ferait une parfaite épitaphe à graver sur ma pierre tombale : elle a fait confiance à un mage. Mais c’est soit ça, soit renoncer tout de suite.

Ils attendirent que la nuit tombe et que cessent les va-et-vient des bandits. Mari oscillait entre conscience et état second à cause de la chaleur rémanente, de la soif et de la fatigue. Elle vit sa meilleure amie Alli assise non loin de là, occupée à bricoler le fusil abîmé que Mari avait laissé sur le promontoire à côté des trois bandits morts. Elle n’avait pas changé au cours des deux années qui s’étaient écoulées depuis qu’elles s’étaient vues pour la dernière fois, à ceci près qu’elle portait désormais, comme Mari, la veste noire des mécaniciens.

Que fais-tu ici ? demanda silencieusement Mari.

Je répare ce fusil. Tu en as besoin, pas vrai ?

Ouais. S’il y a bien une personne qui peut réparer ce fusil, c’est toi. Tu as toujours aimé les armes, Alli.

Les armes sont moins dangereuses que les garçons, Mari. Que fabriques-tu avec l’un d’entre eux ?

Ce n’est pas un garçon. C’est un mage.

C’est un mage garçon, Mari. Pourquoi est-ce que tu traînes avec lui ?

Je n’en sais rien. Il doit forcément y avoir une raison. Pourquoi ne m’as-tu écrit que deux ou trois lettres après que j’ai quitté l’hôtel de la guilde à Caer Lyn ? Pourquoi n’as-tu jamais répondu aux miennes ?

Alli demeura muette et quand Mari s’ébroua pour recouvrer ses esprits, elle avait disparu.

La plupart des bandits levèrent le camp juste avant le crépuscule. Ils furent nombreux à s’éloigner vers l’est en suivant la piste empruntée par la caravane, mais certains partirent vers l’ouest, vers Ringhmon. Le défilé, déjà plongé dans l’ombre, s’obscurcit rapidement lorsque le soleil se coucha derrière l’horizon.

« Je vais y aller. » La voix du mage Alain était cassée par la sécheresse et n’avait rien à envier à celle qui tourmentait Mari, mais c’est d’un mouvement assuré qu’il rampa vers le rebord du promontoire, bascula par-dessus l’arête rocheuse et amorça la descente.

Mari se hissa sur les coudes pour observer sa progression. Elle avait eu raison de penser que le mage était physiquement résistant. Même après une journée d’efforts et de privation d’eau, Alain ne donnait aucune impression de faiblesse.

Il n’était pas non plus très difficile à repérer dans ses robes de mage, même dans les ténèbres grandissantes, mais, sitôt le pied posé au fond du défilé, il se volatilisa. Mari cligna des yeux en se demandant si la fatigue n’affectait pas sa vue, puis elle se laissa retomber au sol en proie au délire dû à la soif qui la tenaillait. Elle s’interrogea : avait-elle été sage de faire confiance à un mage ?

Peut-être la vendait-il à cet instant précis, indiquant aux bandits sa cachette en échange de sa vie et d’une réserve suffisante d’eau et de vivres pour rejoindre Ringhmon par ses propres moyens. Qui serait assez fou pour faire confiance à un mage ? Toi, Mari. Remarque, tu n’avais pas vraiment le choix. Et s’il est bien en train de me vendre, ces ordures ne m’auront pas facilement. Je suis incapable de fuir, mais je peux me battre.

La jeune femme s’adossa contre les rochers afin de voir la pente en contrebas, puis elle sortit son pistolet. Elle resta tapie ainsi, s’arrachant de temps en temps à sa léthargie pour guetter d’éventuelles tentatives d’escalade, mais tout était calme.

L’arme qu’elle serrait dans sa main était un instrument létal, pourtant complètement inutile face au nombre et à la puissance de feu des bandits. Si elle s’en servait ne fût-ce qu’une seule fois, tous les malfrats convergeraient sur sa position.

Les paroles que le professeur S’san avait prononcées au moment de lui confier l’objet demeuraient gravées dans la mémoire de Mari. « L’arme que je te donne n’est qu’un outil, un outil à utiliser dans des circonstances exceptionnelles. Tu ne dois pas y recourir en premier ressort, ni en deuxième, ni même en troisième. Tes meilleurs atouts seront toujours ta tête et ta capacité à agir en prenant les bonnes décisions. Si tu ne les emploies pas à bon escient, même ton arme ne pourra pas te sauver. N’oublie jamais ça, Mari. »

Super conseil, professeur. Comment suis-je censée l’appliquer aux circonstances présentes ?

Mari observa son arme sous tous les angles. Si elle avait tiré quand le mage était apparu de nulle part, elle l’aurait probablement tué. Puis, au cours de sa fuite, les bandits l’auraient rattrapée ou abattue. Avoir réfléchi au lieu de faire feu les avait sauvés tous les deux, au moins jusqu’à cet instant. Le pistolet était un outil des plus étranges : normalement, les outils étaient faits pour être utilisés. Cependant, celui-ci semblait plus utile si l’on ne s’en servait pas, à moins que de ne plus avoir d’autre option. J’imagine que c’est cela le sens des paroles du professeur S’san. Mais si elle me l’a donné, c’est qu’elle devait craindre que je sois confrontée à ce type de situation. Je souhaite de tout cœur ne jamais en arriver là.

Elle n’avait aucune idée du temps qu’elle avait passé seule lorsqu’une voix dépourvue d’émotion souffla : « Maîtresse mécanicienne Mari. »

Mari cligna des yeux. Le mage venait d’apparaître près du rebord de la corniche. Elle ne l’avait pas vu approcher, ce qui était plutôt curieux compte tenu de la vue dégagée qu’elle avait sur la pente. Pourtant, il était bien là, sans escorte ennemie. Mari soupira de soulagement et rangea son arme. Même avec l’esprit embrumé, elle remarqua que le mage avait moins de mal à se rappeler son rang de maîtresse mécanicienne que les mécaniciens émérites.

Le mage Alain se laissa glisser sur les rochers, les bras chargés de paquetages.

« Les plus grands tonneaux d’eau ont été brisés, mais plusieurs voitures n’ont pas encore été mises à sac. J’ai ainsi pu y récupérer quelques vivres. » Il ouvrit un des ballots, en sortit des bouteilles en argile et en déboucha une. « Tiens, de l’eau. »

Mari but, les mains tremblantes. Elle dut faire preuve d’une grande maîtrise d’elle-même pour ne pas goulûment ingurgiter d’un trait le contenu du flacon. Elle le reposa en haletant, envahie d’une intense sensation d’apaisement.

« Comment puis-je te revaloir ça ?

— Revaloir ?

— Tu sais… », commença Mari, mais le regard que lui retourna le mage semblait dire qu’il n’en savait absolument rien. « Je suis ton obligée, reprit-elle, pour l’eau. Alors, je te demande comment je peux te payer de retour.

— Payer… dit Alain en hochant la tête. C’est aux doyens qu’il incombe de gérer ce genre de considérations.

— Je ne parlais pas de te donner de l’argent. »

Il posa sur elle un regard impossible à déchiffrer.

« Je n’ai que faire de l’argent. »

Mari sentit la peur la gagner ; son expression se durcit et elle fixa Alain.

« J’espère que tu ne t’imagines pas obtenir autre chose de moi. »

Était-ce la surprise qu’elle lisait à nouveau dans les yeux du mage ?

« Je ne veux rien de toi. Pourquoi te prépares-tu à te battre ? »

Mari se rendit compte qu’elle brandissait son pistolet. Elle rangea son arme et se força à se détendre.

« Je… Désolée. » Ces nouvelles paroles lui valurent un autre regard vide. « Tu ne sais pas ce que “désolé” signifie ? »

L’ombre d’une ride stria le front du mage comme s’il luttait avec sa mémoire.

« C’est interdit, finit-il par déclarer.

— Interdit ? répéta-t-elle, incrédule. Pourquoi ?

— Ce sont les enseignements de ma guilde.

— Des secrets de guilde ? » À peine quelques heures plus tôt, elle aurait ri en pensant que le seul secret que devait préserver la guilde des mages était que tous ses membres n’étaient que des imposteurs. Cependant, elle avait été témoin de phénomènes inexplicables depuis leur rencontre. « Est-ce que ça a quelque chose à voir avec la chaleur que tu as créée ? »

Il la dévisageait sans piper mot, sans laisser transparaître aucune émotion.

« Des secrets de guilde, se répondit Mari à elle-même. Très bien. Je comprends que tu ne puisses pas en parler. Quelles que soient tes raisons. Je ne voulais ni t’insulter ni te blesser. “Comment puis-je te revaloir ça ?”, c’est juste une expression, une autre manière de dire merci.

— Oh », lâcha le mage en vacillant avant de prendre appui sur un rocher. L’expédition semblait l’avoir épuisé, comme si sa mystérieuse manœuvre de dissimulation lui avait coûté un effort supplémentaire. « Je ne suis pas coutumier des différentes manières de… de dire merci.

— Je l’ai bien remarqué. Comment est-ce, en bas ?

— Il reste encore des bandits. J’ai réussi à m’approcher suffisamment pour capter des bribes de conversation.

— Je ne suis pas sûre que j’aurais eu le courage de faire ça », commenta Mari dans un élan de franchise. Elle vit l’étonnement déformer rapidement les traits du mage, puis une trace d’embarras. Quand le mage est fatigué, son masque se fissure. Tant mieux. Je préfère la compagnie de quelqu’un qui se comporte comme un être humain, ne serait-ce qu’a minima. Dommage qu’être fatigués et s’en sortir vivants s’excluent mutuellement.

Le mage Alain désigna du doigt la route par laquelle ils étaient arrivés le matin même.

« Ils sont persuadés que tu as volé le cheval d’un garde et que tu t’es enfuie en rebroussant chemin. La majorité d’entre eux se sont lancés à ta poursuite sur leurs montures, certains qu’ils t’auront rattrapée avant le lever du soleil. »

Un frisson parcourut Mari et elle inspira profondément.

« Ils en ont donc après moi. As-tu entendu pourquoi ?

— Non.

— Ne nous ont-ils pas pourchassés en escaladant les parois du défilé ? N’ont-ils pas trouvé l’endroit où tu as tué les trois bandits ?

— Si, ils l’ont bien trouvé, acquiesça le mage. Néanmoins, vu qu’il s’agissait clairement de magie et qu’aucune arme n’a été emportée, leurs chefs pensent que c’est le chemin que j’ai, moi, emprunté pour fuir. D’après eux, je vais bientôt mourir seul dans la Désolation et ils partent du principe que, me voyant m’engager dans cette voie, aucun mécanicien ne m’aurait emboîté le pas de son plein gré. »

Mari sourit en songeant au destin qui avait mis ses poursuivants sur une fausse piste.

« Ce n’était certes pas complètement de mon plein gré. Nous étions sous pression à ce moment-là.

— Je ne comprends pas pourquoi tu utilises le mot “nous” quand tu parles de toi et de moi, dit le mage Alain. Nous sommes ensemble, il est vrai, mais nous pouvons difficilement nous considérer comme compagnons. »

Mari inclina la tête pour la laisser reposer, le front appuyé contre une main. Elle ressentait pleinement la fatigue, maintenant que sa soif était étanchée.

« Je ne recherche que l’efficacité. “Nous” est bien plus court que “toi et moi”.

— Je vois.

— Je n’ai pas dit ça sérieusement. J’ai fait preuve de sarcasme.

— Comment puis-je savoir quand tu es sérieuse ? »

Mari se redressa pour regarder le mage. « Je m’exprime par des phrases brèves, je parle plus fort, et mon visage s’assombrit.

— Je saurai m’en souvenir », répondit le mage Alain impassible, mais parfaitement sincère.

L’épuisement, la tension, le soulagement d’avoir de l’eau, le retour du mage sain et sauf, et l’absurdité totale de leur situation eurent raison d’elle. Mari se mit à rire, la main collée sur la bouche pour étouffer le bruit, mais incapable de s’arrêter. Le mage l’observait, patientant en silence.

« Désolée, fit Mari. Je… Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Penses-tu que la route vers Ringhmon sera sûre avec tous les bandits partis à ma recherche dans l’autre direction ? »

Après quelques instants de réflexion, il secoua la tête.

« Je doute qu’elle le soit. D’après ce que nous savons », il fit une pause et la gratifia d’un long regard imperturbable avant de continuer, « ils sont assez nombreux pour écumer la piste dans les deux sens.

— Que faire alors ? Couper droit devant ? » Elle agita la main vers le terrain accidenté qui s’étendait face à eux. « Nous mettrions des semaines à nous frayer un chemin et, à moins que je ne me trompe, nos réserves d’eau ne dureront que quelques jours. » Mari tambourina sur la bouteille à côté d’elle. « Tu as dit avoir vu la carte du maître caravanier. Quelle distance devrons-nous parcourir avant de trouver quelqu’un susceptible de nous aider ? »

Le mage fronça imperceptiblement les sourcils, pas assez pour révéler ses émotions, mais suffisamment pour montrer sa concentration.

« Il y a des puits le long de la route qu’empruntent les caravanes, mais je suis incapable de me rappeler leurs emplacements exacts. Je dirais que le premier se situe à mi-chemin entre ici et Ringhmon.

— Nous devions atteindre Ringhmon dans six jours. Donc cela fait au moins trois ou quatre jours de marche avant d’arriver au premier puits, c’est bien ça ?

— Au bas mot, oui. En vérité, je dirais même cinq jours si nous suivons la route.

— Et nous devons l’éviter. Des idées ? »

Le mage Alain secoua de nouveau la tête.

« Pas pour le moment. Pourquoi me demandes-tu mon opinion ? Tu es une mécanicienne. Je sais que les mécaniciens n’ont aucun respect pour les mages.

— Tu sembles savoir des choses sur tout ça, la survie, le combat. Tu as dit qu’on te les avait enseignées. Aucun de ces sujets n’a fait partie de ma formation. De plus… j’aime savoir ce que pensent les autres. Même s’ils s’en remettent à moi pour prendre les décisions, je veux connaître leur avis. Je déteste qu’on fasse des choix qui me concernent sans me consulter au préalable, alors je ne vais certainement pas infliger ça aux autres.

— Pourquoi pas ? »

Comment cette question pouvait-elle être sincère ?

« Parce que je veux les traiter correctement.

— Est-ce que tu parles de la manière de se comporter envers les ombres ? Elles ne sont rien. » Elle aussi n’était qu’une ombre, selon les enseignements de la guilde des mages. Elle non plus n’était rien. Pourtant, il se sentait réticent à le lui dire une fois de plus. « Que signifie “correctement” ? »

Elle inspira profondément.

« Écoute… je n’aime pas qu’on me maltraite et je ne prends aucun plaisir à maltraiter autrui. Quand j’étais apprentie, à plusieurs reprises, j’ai essayé de me montrer dure avec ceux qui étaient plus jeunes que moi, car c’était ce qu’on attendait de tous ceux qui montaient en grade. Je n’ai pas aimé le faire et ne l’ai plus refait depuis. C’est ce que j’entends par “traiter les autres correctement”. »

Le mage Alain réfléchit quelques minutes à ce qu’elle venait de dire.

« Pourquoi en faire pareil cas ?

— Parce que c’est important. Pour moi. » Mari se demanda pourquoi elle ne ressentait pas de colère vis-à-vis du mage et réalisa que c’était parce qu’il semblait éprouver un étonnement authentique.

« Tous les mécaniciens pensent-ils de cette façon ? »

Mari baissa les yeux et se mordit la lèvre. Elle ne voulait pas admettre la vérité, pas devant un mage, une vérité que tout le monde connaissait sur Dematr.

« Non, pas tous. Beaucoup de mécaniciens se comportent très mal avec les gens du commun, parce que… parce que la guilde enseigne qu’ils ne comptent pas.

— Je ne croyais pas trouver une telle sagesse dans les enseignements de la guilde des mécaniciens.

— Ce n’est pas de la sagesse ! Pas de mon point de vue. »

Le mage Alain l’observa et eut un hochement de tête.

« Tu ne mens pas. Tu ne m’as pas maltraité, même si tu es une mécanicienne.

— Oui… eh bien… » Mari détourna le regard, gênée. « Mes professeurs se plaignaient souvent que je n’écoutais pas tous leurs enseignements.

— Même quand ils te punissaient ? »

Cette fois, Mari ne répondit pas aussitôt. En dépit de ses robes de mage qui le couvraient presque entièrement, elle avait remarqué des marques de cicatrices sur le visage et les mains d’Alain.

« Je ne sais pas ce que tu entends par punition et je ne suis pas certaine de vouloir le savoir. La vie d’apprentie mécanicienne peut être dure parfois, mais j’ai l’impression que tu as traversé bien pire.

— C’était nécessaire.

— Si tu le dis, lâcha Mari, peu encline à engager le débat. Mais pour en revenir à ta question, je sollicite ton opinion parce que c’est ma manière de faire et que tu sembles avoir la tête sur les épaules, même si tu crois en des choses complètement folles.

— C’est un… compliment. » Le regard du mage Alain se fit plus intense. « De la part d’une mécanicienne. Dois-je te demander comment je peux te revaloir cela ? »

Mari laissa un large sourire s’épanouir sur son visage, malgré la douleur occasionnée par ses lèvres gercées. « C’est toi qui décides. Écoute, nous sommes tous les deux exténués. Je te propose qu’on dorme et qu’on avise de la suite demain matin.

— Penses-tu qu’il soit sûr de dormir ici ?

— Je ne me sentirai pas en sécurité avant de voir l’hôtel de ma guilde à Ringhmon. Mais pour cette nuit, j’espère que c’est le dernier endroit où ces bandits iront nous chercher. »

Elle avait déjà fermé les yeux quand une pensée lui traversa l’esprit : et si le véritable sens de la question du mage avait été de savoir si elle se sentait en sécurité en dormant non loin de lui ?

Avait-il été franc avec elle ? Ceux de sa guilde étaient connus pour leurs mensonges. Et sa façon de suggérer que la dissimulation de ses sentiments était liée d’une manière ou d’une autre à la manipulation de la chaleur semblait ridicule. Elle était capable de construire une machine calorifère, et peu importait qu’elle sourît ou fît des grimaces pendant qu’elle procédait à l’assemblage. Malgré les blagues récurrentes sur les appareils qui refusaient de fonctionner au moment où l’on en avait besoin, l’ingénierie n’avait aucun lien avec les émotions.

Pourtant, et quelle qu’en fût la raison, ce mage était singulier. Il avait réalisé quelque chose qu’elle ne pouvait expliquer.

Et la voilà qui reposait à ses côtés, trop fatiguée pour rester éveillée et sur le qui-vive au cas où il tenterait quelque chose. La présence des bandits en contrebas l’empêcherait de se défendre ou de crier si jamais il l’agressait. Difficile d’imaginer pire situation.

Alors que Mari, épuisée, sombrait dans l’inconscience, elle se dit que si elle avait mal jugé le mage Alain et s’était fourvoyée en décidant de lui faire confiance, cette nuit pourrait être plus cauchemardesque encore.

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