Le ciel à l’est s’illuminait des premières lueurs de l’aube quand un autre train mécanique arriva de Dorcastel. Sa créature locomotive haletait en progressant avec précaution sur les lignes métalliques, tandis que des vigies surnuméraires guettaient d’éventuels dangers. Alain fixa l’étrange machine en se demandant comment les mécaniciens avaient réussi pareille création. Mari lui avait assuré que les membres de sa guilde n’usaient pas de sortilèges. Cependant, de quelle autre manière pouvait-on engendrer une telle bête ou un dragon ?
Les mécaniciens de l’ancien convoi franchirent le gouffre libéré par l’effondrement du pont à tréteaux en suivant une corniche juste assez large pour qu’on pût y avancer à un de front. Puis vint le tour des communs. Chacun marchait prudemment en s’efforçant de ne pas regarder les décombres en contrebas.
Le dernier des communs, un homme qui était resté en retrait jusqu’à ce que tout le monde eût traversé, parcourut avec difficulté la moitié du chemin avant de s’arrêter, tétanisé par la peur, les yeux clos, le dos collé contre la paroi derrière lui. Alain vit des mécaniciens s’esclaffer, tout comme certains des communs ; dans leur grande majorité, ceux-ci ne riaient pas, mais se querellaient entre eux. Il observa la scène sans intervenir et se demanda si l’homme serait abandonné à son triste sort.
Mari sauta au pied de la locomotive et se dirigea vers la saillie rocheuse, le visage fermé, en ignorant les commentaires hurlés par quelques-uns de ses confrères. Elle invectiva les communs en passant devant leur groupe, et plusieurs la suivirent avec un air honteux. Elle s’engagea sur la sente étroite, rejoignit le malheureux paralysé par la peur et le prit par le bras en lui parlant à voix basse.
Tous avaient les yeux rivés sur elle lorsqu’elle réussit à sortir l’homme de son immobilité et lui fit franchir, un pas après l’autre, la distance restante, jusqu’à ce que les communs rassemblés à l’extrémité du parapet pussent l’agripper et le tirer vers un espace plus vaste. Mari marcha sans se retourner vers la locomotive sous les cris de remerciements des communs qui la regardaient désormais avec une expression différente de celle qu’ils réservaient aux autres membres de sa guilde.
Seule une poignée de mécaniciens demeurèrent dans le train d’origine, et Alain les vit le faire reculer dès que le dernier des communs eut évacué la rame. Il se demanda s’ils allaient rouler en marche arrière sur tout le trajet jusqu’à Ringhmon.
Ces péripéties terminées, il ne restait plus qu’à faire monter les passagers dans le nouveau train. Alain surprit quelques communs qui maugréaient à propos de la cargaison entreposée dans le train qu’ils venaient de quitter et qui devrait soit attendre la réparation du pont, soit être transportée par caravane vers la rivière d’Argent, où elle serait chargée sur des barges pour être acheminée jusqu’à Dorcastel. Le temps de livraison des colis en serait considérablement rallongé et coûterait à la guilde des mécaniciens beaucoup d’argent qu’elle aurait pu sinon encaisser. « Au moins, nous savons que ce ne sont pas les mécaniciens qui sont derrière ce coup-là », lâcha un des communs dans un souffle, de crainte d’être entendu.
« Ça leur fait mal au porte-monnaie. »
Ses compagnons acquiescèrent par des gloussements forcés.
« Cela dit, aux mages également, renchérit un autre quidam. Peut-être qu’ils sont innocents, eux aussi. »
Il se mit à rire à gorge déployée à son propre trait d’esprit et ses comparses se joignirent à lui, sauf Alain qui rentra la tête dans les épaules pour que nul ne s’aperçût de son absence de réaction.
Il réfléchit aux implications de ce qu’il venait d’entendre. Pour les mages, les mécaniciens sont non seulement des ombres, mais aussi des gens déloyaux, qui n’ont rien de semblable avec nous. D’après Mari, les mécaniciens considèrent les mages de la même façon. Pourtant, du point de vue des communs, les mages et les mécaniciens ne sont en rien différents. Je n’ai rien fait pour ce commun qui était figé de terreur, et les mécaniciens n’ont rien fait non plus, à l’exception de Mari. Si j’avais porté mes robes et si Mari n’avait pas été là, les attitudes des mages et des mécaniciens auraient été identiques. Je comprends maintenant pourquoi les communs parlent des grandes guildes comme si elles n’en formaient qu’une seule.
Alors que chacun montait à bord du train, Mari vint lui dire où elle serait le lendemain soir.
« C’est un restaurant, lui expliqua-t-elle, en lui donnant l’adresse. Les autres mécaniciens qui connaissent Dorcastel me l’ont recommandé. Si tu veux que nous nous voyions, sache que j’y serai. »
Quelque chose dans sa manière de s’exprimer, quelque chose dans sa manière d’éviter son regard, poussa Alain à lui poser une question.
« Veux-tu que nous nous revoyions ? »
Elle leva vers lui des yeux pleins d’incertitude, avant de hocher la tête.
« Oui.
— Dans ce cas, j’y serai. Pourquoi as-tu aidé ce commun ?
— Il avait besoin d’aide et personne ne faisait quoi que ce soit. » Mari lui décocha un œil noir. « Tu aurais pu l’aider. Tu comprends ce que cela veut dire, désormais.
— Ce n’est pas un ami.
— Ce n’est pas le problème. Certains des mécaniciens me sont tombés sur le râble parce que c’est un commun. Mais ce n’est pas le problème non plus.
— Alors qu’est-ce que c’est ?
— Ne laisse pas les gens souffrir ! Ne laisse personne être blessé ! Si tu peux aider quelqu’un, aide-le ! Qu’y a-t-il de si difficile là-dedans ? »
Alain réfléchit à ses paroles.
« Ce n’est pas difficile, mais le faire peut s’avérer… » Quel était le terme adéquat ? « Compliqué.
— Ouais, en un mot c’est tout moi, hein ? » Elle le fixa avec un air de défi, comme si elle attendait quelque chose.
Il opina.
« Oui. »
Quoi qu’elle eût attendu, ce n’était certainement pas ce qu’il venait de dire. Mari parut d’abord surprise, puis elle sourit de toutes ses dents.
« J’espère te revoir à Dorcastel. Mais la décision t’appartient. Vraiment. »
Elle était montée dans les entrailles de la grande bête locomotive, et lui dans la partie du train réservée aux communs. Tout le monde était fatigué, aussi personne n’importuna Alain, chacun s’efforçant de grappiller quelques heures de sommeil.
Il était pour sa part incapable de dormir.
Il savait qu’il ne devait pas se rendre dans ce restaurant. Qu’il ne devait pas revoir Mari. Durant la nuit écoulée, il avait ressenti des flux bouillonner sous les sceaux qu’il avait placés sur ses émotions depuis tant d’années. Il avait repensé à « larmes », à « aider » et à « ami ». Des souvenirs jadis profondément enfouis avaient hanté les ténèbres.
Quelle était donc la nature de ce défi qui menaçait d’anéantir ses capacités de mage ? Tout ce qu’il avait accompli, tout ce à quoi il avait survécu pouvait être balayé en un éclair au contact de Mari. Il s’interrogea une fois de plus sur le pouvoir qu’elle détenait pour l’influencer. Pour le changer. Et peut-être causer sa perte.
Il savait ce que prescrivaient les enseignements des doyens dans ces cas où l’oppression induite par l’illusion du monde devenait trop intense. Un mage devait se retirer dans une pièce vide aux murs nus et reconstruire l’inébranlable certitude de ces vérités simples : rien d’autre n’existait que lui, les sentiments et les émotions étaient des obstacles sur la voie de la sagesse et du pouvoir, tout ce qui pouvait le relier aux ombres qu’étaient les illusions des autres devait être renié et enseveli à jamais sous une chape inamovible. Quand il était encore à Ihris, Alain avait vu à plusieurs reprises des mages recourir à cette méthode et ressortir de ces jours ou semaines d’isolement volontaire avec un désintérêt absolu pour le monde qui les entourait – la marque de la sagesse.
C’était ce qu’il devrait faire à son arrivée à Dorcastel : renier ses souvenirs, renier le concept d’aide, renier l’amitié et, par-dessus tout, renier Mari. Tel était le chemin qui lui permettrait de recouvrer ses certitudes.
Il se rappela la leçon d’un doyen qui avait peu l’habitude de punir les acolytes, et préférait la puissance du verbe pour leur imposer ses enseignements. Il s’était tenu devant eux et leur avait parlé d’une créature légendaire dont les mains étaient dotées d’une puissance bien plus grande que celle de n’importe quel mage. L’une d’elles détenait le pouvoir de créer, l’autre celui de détruire. Quand il eut terminé, le doyen avait tendu ses mains devant lui.
« Choisissez-en une !
— Laquelle correspond à quoi ? avait demandé le plus sage des acolytes.
— Vous le saurez une fois votre choix fait », avait répondu le doyen.
Nul n’avait osé choisir et le doyen avait fini par abaisser ses bras avec un hochement de tête approbateur.
« Voyez-vous, nous vous inculquons la sagesse. Nous vous transmettons les connaissances acquises par des mages et des doyens avant vous. Si vous vous écartez de ce savoir, c’est dans l’ignorance des conséquences de vos actes que vous vous tiendrez devant cette créature. Elle vous offrira ses deux mains, et vous devrez choisir l’une d’elles sans savoir si votre choix vous détruira. C’est le prix à payer pour suivre une voie inconnue. »
Alain ne s’était jamais imaginé que cette créature se présenterait à lui sous les traits de la maîtresse mécanicienne Mari. Tout ce qu’il avait appris lui hurlait qu’elle constituait un danger, que ce qu’elle offrait était indubitablement la main de la destruction. Mais alors qu’il regardait par la fenêtre, Alain prit conscience de quelque chose qui ne lui avait jamais encore effleuré l’esprit. Ce doyen n’avait jamais dit à aucun de ses disciples de ne pas s’écarter de la voie qu’il enseignait, de ne pas se confronter aux choix que leur présenterait la créature. En revanche, il leur avait enjoint de soigneusement réfléchir aux conséquences de leurs choix. Peut-être la destruction. Peut-être quelque chose depuis longtemps convoité.
Les avertissements des autres doyens avaient été bien plus explicites.
« Acolytes mâles, prenez garde aux femelles que vous rencontrerez hors des hôtels de la guilde. Elles ne veulent que votre perte, elles chercheront à vous dérober votre sagesse et à vous appâter pour que vous deveniez des ombres tout comme elles. »
Mari m’éloigne de la voie de la sagesse. En la voyant, je ressens… de la joie. Admets-le. À me connecter, encore et encore, aux ombres et à la fausseté du monde, mes sortilèges vont faiblir pour disparaître à jamais.
Et pourtant… le fil est toujours là. Je suis capable de sentir la présence de Mari, quelque part devant moi, dans la locomotive des mécaniciens. Qu’est donc ce fil ? Que représente-t-il ?
Est-ce que je veux d’une sagesse qui m’obligerait à le couper ?
Je n’ai ressenti aucun affaiblissement. Mes pouvoirs sont intacts. Mais qu’adviendra-t-il si je me rends compte que je dois choisir entre ces pouvoirs – mon statut de mage, si durement acquis – et Mari ? Quel sera alors mon choix ? Comment pourrais-je renoncer à être mage ?
Comment pourrais-je renoncer à Mari ?
À cette pensée, Alain réalisa qu’il avait déjà fait son choix.
Si les doyens de l’hôtel de la guilde des mages de Dorcastel s’en apercevaient, Mari n’aurait aucune chance de le détruire. Ses propres doyens s’en chargeraient très vite.
La matinée était bien avancée quand, au détour d’une nouvelle courbure de la côte, ils virent enfin Dorcastel. La ville s’étalait sur les versants d’une vallée qui surplombaient le port. Après les marais salants au nord de Ringhmon, cette vallée était la première trouée dans les falaises qui bordaient le littoral sud de la mer de Bakre. Même à si grande distance, Dorcastel sortait des eaux en une série de remparts successifs, imposantes masses de pierre.
Bientôt, ils dépassèrent le périmètre de défense extérieur de la cité ; des sentinelles surveillaient l’approche du train depuis leurs tours couronnées de balistes. L’arrivée en gare de Dorcastel fut étonnamment rapide et le convoi s’arrêta, mais cette fois le hurlement du métal frotté contre le métal ne fut qu’un lointain écho.
Aucun des communs ne prit la direction de la locomotive, tous suivirent un chemin clairement balisé vers la ville. Alain leur emboîta le pas et s’éloigna peu à peu du train ; le fil ne se rompit pas et lui offrit un réconfort illicite en courant vers la locomotive. Les doyens de Ringhmon ne l’avaient pas perçu, mais cela ne signifiait pas qu’il en serait de même avec ceux de Dorcastel. Dans l’éventualité où il serait découvert, Alain avait préparé à leur intention une série de réponses véridiques en apparence, mais, en réalité, parfaitement fallacieuses. Les leçons qu’un acolyte tirait des enseignements reçus n’étaient pas toujours celles voulues par les doyens.
Quand la foule se divisa et finit par se disperser, Alain trouva un endroit discret et passa ses robes de mage, sans chercher à réprimer la sensation d’apaisement que leur port lui procurait. Il avait été surpris par la difficulté d’incarner un commun. Après un long entraînement visant à masquer ses sentiments, devoir cacher qu’il dissimulait ses émotions avait été particulièrement éreintant. Il repéra un mage, se fit indiquer le chemin de l’hôtel de la guilde et, avant que le soleil ne fût trop bas sur l’horizon, il rejoignit ce qu’il espéra être un sanctuaire plus accueillant que ne l’avait été l’hôtel de Ringhmon.
L’acolyte en faction à l’entrée se courba devant Alain en le laissant pénétrer à l’intérieur.
« Celui-ci pourvoira à tout ce dont le mage a besoin. »
Alain s’arrêta et observa l’acolyte. Les souvenirs de ses premières années dans la guilde remontèrent à la surface. Combien de temps fallait-il aux doyens pour faire oublier aux nouveaux arrivants ce qu’était un ami ? Aidait-on un autre acolyte ? Trouvait-on le réconfort uniquement dans la sagesse enseignée par la guilde, parce qu’il n’y en avait pas d’autre au milieu des ombres et des illusions dont chacun était entouré ? Ce sont des interrogations auxquelles les doyens ne répondront jamais, mais je ne peux plus à présent les chasser de mon esprit.
Avant même qu’il eût le temps de poser son sac – désormais vide – dans une des chambres réservées aux mages de passage en ville, Alain avait reçu un message lui demandant de se rendre devant les doyens de Dorcastel. Alors qu’on l’introduisait dans un cabinet de travail minuscule, le jeune homme se sentit soulagé de ne pas être soumis à la Question sitôt arrivé.
La mage âgée assise derrière son bureau lui fit signe de prendre place avec une absence de cérémonie peu coutumière.
« Salutations, mage Alain. Votre jeune âge a été source d’étonnement pour nos acolytes. Ils ont dû redoubler d’efforts pour masquer leurs émotions. »
L’espace d’un instant, elle montra ouvertement son amusement : un sourire de mage qui n’incurva qu’à peine les lignes de sa bouche et disparut aussitôt. Il fut suffisant néanmoins pour interloquer Alain.
« Mage Alain, avez-vous entendu parler des difficultés auxquelles est confrontée notre guilde dans cette ville ?
— J’ai entendu parler des dragons.
— Oui ! Des dragons ! Qui se comportent comme ils ne le devraient pas. Comme ils ne le peuvent pas. Mais si ce monde est faux, pourquoi notre compréhension des sortilèges ne serait-elle pas erronée, de temps à autre ? » La vieille mage soupira, laissant transparaître ses émotions une fois de plus. « Vous ne trouverez que peu de mages présents. À l’exception de la poignée qui reste ici au cas où il y aurait besoin de défendre cet hôtel, les autres ratissent les environs au peigne fin à la recherche de potentiels antres de dragons. Connaissez-vous les moyens mis en œuvre pour pareilles fouilles ? Bien, bien. Chez quelqu’un d’aussi jeune, vous comprendrez que je préfère ne présumer de rien. Eh bien, pour l’heure, tous nos efforts ont été vains. » Elle soupira de nouveau. « C’est frustrant. »
Alain veilla à ne pas la fixer. Mentionner un sentiment tel que la frustration ? Les errements de cette doyenne n’étaient sûrement tolérés que parce qu’elle disposait d’une grande expérience et qu’elle avait dû, par le passé, rendre bien des services à la guilde.
« Si je ne m’abuse, les méthodes d’investigation devraient permettre de repérer aisément une créature aussi volumineuse qu’un dragon engendrée par un sort. A fortiori s’il y en a plusieurs.
— Elles devraient, oui, acquiesça la doyenne. Pourtant, nous ne trouvons rien. Aucun mage n’a perçu la création d’un dragon, même si ce type de sort ne devrait pas échapper à nos sens. Il y a autre chose à l’œuvre. Nous n’avons pas encore élucidé ce dont il s’agit, mais certains suspectent que des mages sombres ont imprudemment altéré les principes fondamentaux des sortilèges ayant trait aux dragons.
— J’ignorais que c’était possible.
— Ça ne l’est pas. Chacun perçoit la même illusion et doit, en lançant des sorts, suivre les mêmes règles sous peine de les voir échouer. Un dragon ne peut être qu’un dragon. J’ai rappelé cela aux autres doyens, mais ils s’acharnent à chercher un dragon qui ne peut être créé par un sortilège. Pas étonnant qu’ils échouent », marmonna la vieille mage. Elle se leva et marcha avec difficulté vers une bibliothèque. « Si vous souhaitez étudier, mage Alain, j’ai ici quelques textes.
— J’ai déjà étudié ceux-là.
— Vraiment ? Voilà qui est surprenant pour quelqu’un d’aussi jeune. » Elle se tint immobile un moment, hésitante, puis vint se rasseoir sur sa chaise. « Il n’y a rien dans ces textes qui soit susceptible de nous aider. Je le sais. Et maintenant, à nous. »
Alain n’avait pas imaginé un seul instant que, dès son arrivée, il aurait à remplir des obligations envers sa guilde, qui l’empêcheraient de voir Mari le lendemain soir. Mais elle comprendrait sûrement si cela venait à se produire.
« Je me joindrai au groupe de recherche que, selon vous, je pourrai servir au mieux. »
La doyenne cligna des yeux, avant de lui offrir un véritable sourire rassurant.
« Non. Les dragons sont un danger que seuls les plus expérimentés d’entre nous doivent affronter. Quant à d’autres services, je ne peux vous proposer aucun emploi dans un avenir immédiat. Les habitants de cette cité et de ses alentours accusent la guilde d’être responsable de la calamité qui s’abat sur la région et refusent tout contrat jusqu’à ce que nous mettions fin aux exactions de ces créatures magiques.
— Dame mage, honorée doyenne, permettez-moi d’officier aux côtés des mages plus expérimentés.
— Non, mage Alain.
— Je n’ai pas besoin d’être protégé. Je peux protéger et servir les intérêts de la guilde.
— Oui, oui. » Les doigts de la mage tambourinèrent sur le bureau. « J’ai vu le rapport qui relate la façon dont vous avez tenté de défendre la caravane. Vous ne saviez pas qu’il nous avait été envoyé ? Les doyens de l’hôtel de la guilde à Ringhmon ont voulu nous informer de vos actions. C’est très bien que vous n’ayez pas été découragé par l’échec, mais vous devez redoubler d’efforts pour maîtriser la sagesse et nos arts. » Elle scruta son visage. « Et cette mécanicienne qui vous a suivi partout dans la ville. Voilà une affaire étrange. Soyez content d’être loin d’elle désormais. Quel que soit le mauvais tour que fomentait cette petite friponne sournoise, vous en voilà préservé, ainsi que des autres tentations qui pullulent à Ringhmon. »
Ainsi, l’hôtel de la guilde à Ringhmon avait utilisé un mage messager pour adresser un rapport à son sujet à l’hôtel de Dorcastel avant même son arrivée.
Alain aurait dû se sentir flatté par tant d’attention, sauf que même cette doyenne, avec son humanité si hors norme pour la guilde, y avait lu des choses qui le présentaient comme inapte à assumer pleinement ses devoirs de mage. En outre, sans l’ombre d’un doute, elle partageait l’opinion de ses homologues de Ringhmon sur le danger que constituait pour lui une mécanicienne.
« Doyenne, je peux aider la guilde à résoudre ce problème.
— Mage Alain, reposez-vous, étudiez et soyez prêt si cet hôtel devient la cible des dragons. Le jour où cela arrivera, nous aurons besoin de tout le monde capable de lancer des sortilèges.
— Informerez-vous les autres doyens que je suis disposé à les assister dans leurs recherches ?
— Très bien, mage Alain. » Elle hocha la tête d’un air approbateur. « Votre dévouement aux intérêts de la guilde sera noté. »
Alain se fit l’effet d’être un escroc tandis qu’une vision de « la petite friponne sournoise » Mari lui envahissait l’esprit, mais la guilde lui avait appris à masquer même les pires de ses émotions et son interlocutrice ne semblait pas faire très attention à ses réactions.
Il commença à se lever, puis se rassit. Cette doyenne n’était pas comme les autres qu’il avait eu l’occasion de rencontrer. Peut-être serait-elle encline à lui répondre sur des points qui seraient balayés par ses pairs.
« Celui-ci a des questions. »
Pendant un bref instant, une expression de plaisir s’afficha sur le visage de la doyenne. Alain supposa qu’elle n’enseignait plus depuis quelque temps. Il était même probable qu’elle l’accueillait parce que tous les autres doyens étaient partis à la recherche des dragons.
« Celle-ci écoute.
— Doyenne, connaissez-vous le don d’augure ?
— L’augure ? » La vieille mage redoubla d’attention. « Pourquoi cette question ? Avez-vous également ce don ?
— Depuis fort peu de temps, honorée doyenne. Récemment, il m’a apporté une vision que je suis incapable de comprendre.
— Ah. » Elle opina du chef. « Une vision. Et vous avez demandé à d’autres doyens des informations à propos de ce don et ils vous ont répondu que ce n’était pas un art digne d’un mage, n’est-ce pas ?
— En effet. On m’a dit qu’il mettrait en péril ma quête de sagesse et que je ne devrais jamais évoquer ce que j’avais vu avec quiconque.
— Sottises ! J’ai moi-même cherché à approfondir ma connaissance de l’augure, jeune mage. Quoi qu’aient pu en dire les autres. Je ne suis plus aussi forte que je l’étais jadis, mais je n’ai pas perdu la sagesse et mes sortilèges fonctionnent parfaitement. » Elle darda sur Alain un regard interrogateur. « Vous êtes-vous vu vous-même dans la vision ? Non ? C’est important. Quand vous vous voyez vous-même, cela signifie que vous voyez ce qui pourrait être, une probabilité de ce qui pourrait advenir si vous suivez scrupuleusement toutes les étapes qui vous feront parvenir jusqu’à ce futur. Dans un tel cas de figure, il est possible, si vous faites de mauvais choix, que vous ne surviviez pas pour accomplir cette destinée. Mais d’autres doyens vous ont enjoint de ne pas mentionner votre vision, n’est-ce pas ? Qu’y avez-vous donc vu ? »
Alain prit un moment pour se remémorer ce souvenir et se concentrer sur les détails.
« Un second soleil était présent dans les cieux, en butte à une violente tempête qui essayait de l’éteindre. »
La doyenne l’observa longuement en silence avant de reprendre la parole.
« Un second soleil ? Une violente tempête ? Est-ce que cette vision vous a insufflé un sentiment d’urgence, jeune mage ? »
Alain parvint à peine à cacher la surprise que cette question avait provoquée chez lui.
« Oui. La tempête avançait rapidement. Je me sentais poussé à l’action, même si j’ignorais ce que j’étais censé faire. »
La doyenne acquiesça, une expression ombrageuse sur le visage.
« Et cette vision était-elle apparue spontanément ? Sans que rien ne se trouve à côté ? »
Elle l’avait interrogé comme si elle ne doutait pas un instant qu’il lui répondrait par l’affirmative.
Pourtant, Alain secoua la tête.
« Il y avait une ombre. La vision est apparue au-dessus d’elle. »
Cette fois, elle mit longtemps à poursuivre.
« Une ombre. La vision était proche de cette ombre ? »
Il hésita et fouilla sa mémoire.
« Oui. Juste au-dessus d’elle. La vision était focalisée sur elle. Je n’ai aucun doute à ce sujet.
— Elle. » La vieille mage se mordit les lèvres, les yeux rivés sur la table, ses émotions impossibles à cerner. « La vision était focalisée sur elle ? Sur cette ombre-femme ? En êtes-vous vraiment certain ?
— Oui, doyenne. »
Du temps s’écoula avant qu’elle ne reprît la parole, à tel point qu’Alain crut l’entretien terminé. Et quand elle le fit, elle surprit le jeune homme en lui posant une nouvelle question.
« Jeune mage, avez-vous entendu parler d’une prophétie très répandue chez les ombres ? À propos de celle qu’ils appellent la descendante ?
— Non.
— Cette prophétie a été énoncée il y a fort longtemps et les ombres en ont eu vent, on ne sait trop comment. »
La doyenne se recula sur son siège, les yeux perdus dans le vague, comme scrutant le passé.
« Ils parlent d’une descendante d’une ombre autrefois connue sous le nom de Jules de Portjulien. Ils sont persuadés que cette descendante renversera la guilde des mages et celle des mécaniciens. Ils croient en cette prophétie, mais ils ne la connaissent pas en entier. »
Un autre silence. Puis la doyenne tourna son regard vers Alain.
« D’autres ne vous le diront pas, mais cette prophétie était bien réelle. Elle annonçait que cette femme unirait les mages, les mécaniciens et ceux que l’on désigne sous le terme de communs en une force unique destinée à changer le monde. Et, bien sûr, la guilde des mages a toujours considéré cette prophétie comme un pur fantasme. Comment une telle chose pouvait-elle advenir ? Des mages travaillant avec des mécaniciens ? Cela est impossible. Les communs se joignant à l’ouvrage ? Inepties. Nul n’est capable de pareil prodige. »
Alain hocha la tête comme pour signifier son accord, mais en réalité il repensait à Mari et à lui-même s’échappant des geôles de Ringhmon, ainsi qu’à la manière dont Mari avait réussi à s’adjoindre l’aide des communs pour secourir l’homme sur la falaise.
« Croyez-vous que ma vision ait un lien avec cette prophétie ? » demanda-t-il en déployant un effort surhumain pour ne laisser transparaître aucune émotion dans ses inflexions de voix.
La doyenne se pencha en avant et frappa du doigt sur la table pour appuyer ses dires.
« D’autres mages ont eu des visions. De plus en plus, au cours des dernières années. Des visions d’armées qui s’affrontent, des visions de foules de communs qui dévastent tout ce qui est et sera, et même des visions d’hôtels des guildes des mages et des mécaniciens envahis et détruits. Et au fil des ans, le sentiment d’urgence qui émane de ces visions s’exacerbe, jeune mage. La sensation que la tempête est de plus en plus proche, qu’elle arrive bien plus rapidement que d’aucuns sont capables de le percevoir, qu’elle nous entraînera dans son chaos et anéantira tout, ne laissant dans son sillage que ruines et désolation. »
Elle fixait Alain avec une rare intensité.
« Émergeant de cette tempête, ils sont nombreux à avoir vu un soleil, la promesse d’un jour nouveau, la promesse de ce qui pourrait vaincre cet ouragan. Cependant, cette vision a toujours flotté dans l’air sans se référer à quelqu’un ou quelque chose. Mais vous, jeune mage, vous dites avoir vu le soleil et la tempête centrés sur une ombre. Vous avez vu les images d’un nouveau lendemain, d’un lendemain porteur de mort. Des images toutes centrées sur une même ombre. Elle doit donc être celle dont parle l’ancienne prophétie. Celle qui peut apporter un jour nouveau à ce monde. Et toutes les visions s’accordent à dire que si elle échoue, si cette ombre cesse d’exister, alors la tempête qui fonce sur nous triomphera. »
Alain se demanda comment il était parvenu à conserver une expression neutre.
« Comment est-il possible qu’une ombre soit aussi importante ?
— Voilà une question légitime, compte tenu des enseignements reçus par les acolytes. Je vais vous expliquer, déclara la doyenne sans masquer, une fois de plus, sa frustration. D’ordinaire, le don d’augure révèle au mage ce qui arrivera ou pourrait arriver à quelqu’un. Un événement ou un danger bien précis. D’accord ? On ne vous a jamais appris cela non plus, n’est-ce pas ? Néanmoins, c’est ainsi que cela fonctionne. On voit l’image d’un mage ou d’une ombre quelque part qui fait quelque chose, et on découvre ce qui, un jour, arrivera à cette ombre. Comprendre ce que l’on voit est bien plus complexe que la simple vision, jeune mage, car une vision ne peut dévoiler les raisons d’un événement ou l’enchaînement des faits qui l’ont provoqué. On voit l’événement et rien d’autre. Mais dans votre cas, ce n’est pas une ombre que vous avez vue par l’augure ; vous avez eu une vision centrée sur une ombre. Aussi, vous n’avez pas assisté au futur de cette ombre, mais au futur pour lequel cette ombre sera décisive.
— En êtes-vous sûre ? » Alain ne savait pas comment réagir à ces révélations. « Cette ombre est-elle si importante ?
— Importante ? Oui. Les non-mages ne sont que des ombres. Pourtant, certaines surimposent fortement leur image sur l’illusion du monde, et les mages n’existent pas indépendamment de cette illusion. Cette ombre, celle que vous avez vue, est la seule à pouvoir arrêter la tempête qui menace l’ensemble de cette illusion que nous appelons notre monde.
— La guilde des mages… » commença Alain, bouleversé par ce qu’il venait d’entendre.
La doyenne, sourcils froncés, le fit taire d’un geste sec de la main.
« Les visions et la prophétie comportent deux aspects, jeune mage. Cette ombre est en mesure de stopper la tempête, mais il est également annoncé qu’elle renversera la guilde des mages. Nombreux sont les doyens qui refusent d’entendre parler des visions qui nous mettent en garde contre cette tempête. Ils ne font guère confiance au don d’augure et ils rejettent tout ce qui pourrait diminuer leur pouvoir personnel. »
Elle leva les yeux vers la porte comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les environs susceptible d’épier leur conversation, puis elle baissa la voix.
« Car cette illusion, jeune mage, qu’est le pouvoir que détiennent un grand nombre de doyens, leur est très chère. Je les ai entendus débattre entre eux. De leur point de vue, si celle que les communs appellent la descendante naissait un jour, elle devrait être détruite. Car la guilde doit être préservée, même si cela revient à l’exposer au danger de la tempête qui arrive.
— Détruite ? »
La doyenne posa sur lui un regard pénétrant, et Alain se demanda si l’unique mot qu’il venait de prononcer n’avait pas trahi ses émotions.
« Ils veulent protéger ce qu’ils détiennent, jeune mage. Ils détruiront tout ce qui pourrait mettre en péril leur autorité. Cela, vous le savez déjà.
— Que dois-je faire ?
— Suivre votre voie avec prudence. Vous devez décider de ce qui est important pour vous.
— Rien n’est réel, rien n’est important, récita Alain automatiquement.
— Ce n’est pas vrai, souffla la doyenne. Et je sens que vous avez déjà appris cela. Voulez-vous tenter d’arrêter cette tempête, parce que rien n’est certain et que toutes les issues sont possibles, ou voulez-vous par-dessus tout vous employer à préserver la guilde des mages telle qu’elle est aujourd’hui ?
— Doyenne, si ce que vous dites est exact, la guilde telle qu’elle est aujourd’hui est condamnée.
— Cela est vrai, jeune mage. La question est de savoir de quelle façon elle va s’effondrer. La tempête menace ce monde, ainsi que cette ombre. Je ne connais pas le chemin que doit suivre cette dernière pour devenir le soleil qui engendrera un jour nouveau et repoussera le cataclysme. Mais si je savais qui est cette ombre, je ferais tout mon possible pour la protéger et l’assister. La tempête, la guilde des mages, celle des mécaniciens, des ombres de tout poil voudront la voir disparaître. Elle est la seule qui puisse arrêter la tourmente qui s’annonce. Si son image s’efface de ce monde, la tempête triomphera en quelques années, et ceux qui auront éliminé cette ombre seront emportés à leur tour avec tout le reste. La descendante doit rester en vie, sinon le monde mourra.
— Je comprends, honorée doyenne.
— Vraiment ? Alors, n’abordez plus jamais ce sujet. Toute mention de cette vision pourrait faire s’abattre la fureur de la tempête sur cette ombre, qui doit demeurer cachée et anonyme jusqu’à ce qu’elle ait les moyens de s’opposer à elle. N’en parlez à personne. Notre conversation n’a jamais eu lieu. Comprenez-vous ?
— Oui, doyenne. » Alain se leva en s’inclinant. Les émotions se bousculaient en lui. « Celui-ci a écouté, honorée doyenne. Votre sagesse m’a donné matière à réflexion. »
Elle balaya ses paroles d’un revers de main.
« Nous n’avons évoqué que des choses triviales, dit-elle d’une voix assez forte pour qu’elle portât dans le couloir, au-delà de la porte. Mais rappelez-vous ceci, jeune mage, ajouta-t-elle mezza voce. Ne laissez personne vous convaincre que la sagesse décrète qu’un mage ne doit voir l’illusion du monde que d’une seule manière. »
Alain était sur le point de sortir, mais il s’arrêta.
« Honorée doyenne, si tout est faux, comme on nous l’enseigne, comment la sagesse peut-elle exister en tant que chemin unique ? Comment est-il possible qu’il n’y ait qu’une seule voie à suivre pour nous tous ? »
La mage âgée sourit brièvement une fois de plus.
« Vous êtes déjà arrivé à ce stade du chemin, on dirait. Bravo, jeune mage. Nombreux sont nos confrères qui n’y parviennent jamais et ne remettent jamais en question la sagesse de la sagesse elle-même.
— Mais quelle est la réponse, honorée doyenne ?
— La réponse ? Il n’y a pas de réponse. Il n’y a que des choix qui ont de multiples conséquences, certaines évidentes, d’autres inattendues. Là est peut-être la seule sagesse qui existe réellement, jeune mage : nos choix sont importants. Quant aux vôtres, ils comptent sans doute plus que ceux de quiconque aujourd’hui. »
Alain la salua respectueusement et retourna vers la chambre qui lui avait été attribuée, oublieux de son environnement tandis que les paroles de la doyenne lui revenaient sans cesse en mémoire. Celle qui réunirait les mages et les mécaniciens. Celle que les communs suivraient.
Celle qui était capable d’arrêter la tempête.
Il avait l’impression qu’un vent glacial soufflait sur son esprit. Que pouvait-il faire ? La doyenne avait dit qu’il devait protéger Mari, mais comment la protéger au mieux alors que sa présence la mettait potentiellement en danger ? La doyenne avait également indiqué que la meilleure protection pour la mécanicienne était l’anonymat, n’être qu’une ombre de plus dans la masse. Ainsi, la tempête ne saurait où concentrer ses efforts.
Alain était assis dans sa chambre dans une posture de méditation. Cependant, ce n’était pas la sagesse qui était au centre de ses préoccupations, mais Mari. Elle s’emploierait à en apprendre davantage sur les dragons qui menaçaient Dorcastel. C’était la seule certitude qui s’imposait au milieu des doutes d’Alain. Mari chercherait des réponses, des manières de « réparer » les choses. Et son obstination la placerait dans une situation périlleuse.
Il ne savait précisément ce qu’il pourrait faire, mais si Mari s’apprêtait à braver le danger, il devait être à ses côtés. Il devait l’aider, en rassemblant le maximum d’éléments.
Une fois son plan d’action à court terme établi, Alain se rendit au réfectoire. Il y dîna rapidement, à peine conscient des victuailles qu’il avalait, puis il partit en quête des mages qui se trouvaient encore dans l’enceinte de l’hôtel de guilde. À la tombée de la nuit, il avait réussi à obtenir un entretien avec chacun d’eux, évoquant les attaques des dragons et les stratégies déployées par la guilde afin de faire cesser les assauts de ces créatures magiques. La manœuvre la plus récente avait consisté à utiliser des sorts pour tenter de pister les communs que les dragons disaient retenir captifs. Ces gens se voyaient contraints de rédiger les demandes de rançon formulées par les créatures. En théorie, il était possible d’établir une connexion vers les personnes concernées en se servant de ces lettres qui, de temps en temps, apparaissaient mystérieusement en ville. Alain avait acquiescé en silence, repensant à son propre lien avec Mari, mais s’était abstenu de tout commentaire à ce sujet. Néanmoins, il n’avait pas été surpris que la manœuvre ait échoué, les mages à l’origine de cette initiative n’ayant, eux, aucun lien avec les communs dont ils cherchaient la trace.
Plus tard, couché sur le lit dans sa chambre minuscule aux murs nus peints en blanc, les yeux rivés au plafond, il avait essayé de dégager un sens de tout ce qu’il avait appris. S’inquiéter pour Mari et s’interroger sur les actions qu’il devait entreprendre ne le menant nulle part, il décida de s’attaquer à l’énigme que posaient les dragons. Ils n’agissent pas comme des dragons, pourtant les dégâts qu’ils causent ont l’air d’avoir été leur œuvre. Ils sont près d’ici, mais impossibles à débusquer. Ainsi que l’a dit la doyenne, même la fausseté de ce monde doit présenter à tous une illusion cohérente.
Mon instruction m’a enseigné que je dois obéir aux doyens et renier ce monde. J’ai choisi de suivre une voie différente de celle que l’on m’a inculquée, mais je ne l’aurais jamais trouvée seul. On n’apprend pas aux acolytes l’existence d’autres voies. Est-ce que certains des nôtres deviennent des mages sombres parce qu’ils décident de rompre le serment d’obéissance, mais sont incapables de discerner d’autres voies, de donner à leur pouvoir une autre raison d’être que leur bénéfice personnel ?
Mari ne me conduirait pas sur un tel chemin. S’il est une chose dont je peux être certain, c’est bien celle-là. Pour elle, la sagesse réside dans l’aide que l’on prodigue aux autres.
Est-ce cela qui lui permettra de vaincre la tempête ?
Si la tempête ne la détruit pas avant. Je dois parler à Mari de ma vision.
Je dois la protéger.
À cette pensée, il sentit le fil immatériel qui le reliait à Mari se renforcer et le désespoir l’envahir. Comment pourrait-il la protéger, si ses émotions lui faisaient perdre sa capacité à lancer des sorts ?
Pourtant, aussi étonnant que cela pût paraître, il n’éprouvait aucune faiblesse. Au contraire, une force l’emplissait. Sans comprendre les mécanismes en jeu, Alain sentait qu’elle n’affluait pas par le fil qui n’existait pas, mais lui devait paradoxalement son existence. Et il n’avait personne vers qui se tourner pour obtenir une explication.
Il n’en apprit guère plus le lendemain, car les dragons qui terrorisaient Dorcastel ne laissaient que peu de traces de leur passage, hormis des décombres. Près du port, il entendit des marins renfrognés discuter du manque de travail. Nulle embarcation ne quittait plus le port de peur d’être attaquée, sitôt franchi le périmètre de défense de Dorcastel ; aussi les marchandises acheminées par les péniches qui descendaient la rivière d’Argent depuis l’intérieur des terres de la Fédération de Bakre s’entassaient-elles dans les entrepôts, et les marins restaient à terre, sans solde.
Bien que son esprit tourbillonnât dans un maelström d’images mêlant armées et foules fantomatiques, Alain ne put s’empêcher de s’émerveiller devant les fortifications remarquablement robustes de la cité. Leur solidité inspirait un sentiment de sécurité face à la mise en garde pressante de la vision qu’il avait eue dans le désert.
Alain s’arrêta devant deux des monuments érigés en mémoire de batailles passées. Il les trouva aussi justes et fidèles à l’histoire, que ceux de Ringhmon lui avaient paru faux et contrefaits. Dorcastel arborait sa gloire avec légèreté, en montrant ses triomphes historiques sans les porter au pinacle et en rendant hommage à ceux qui y avaient contribué. Une certaine gravité en émanait également : l’impression que les sacrifices consentis avaient été nécessaires, mais qu’ils ne devaient jamais être oubliés lors des célébrations desdites victoires. Difficile de concevoir plus grand contraste avec Ringhmon.
Alors que le soleil se couchait derrière les falaises à l’ouest de la ville, Alain se dirigea vers le lieu où la mécanicienne Mari comptait dîner. Le fil, que la distance rendait parfois si ténu qu’il en devenait à peine perceptible, se révéla assez épais pour l’assurer de la présence de la jeune femme sur place bien avant qu’il n’eût atteint le restaurant. Lorsqu’il fut à deux pas, Alain se glissa dans une ruelle et se défit de ses robes de mage. Il n’osait imaginer la réaction des communs à la vue d’une mécanicienne et d’un mage assis à discuter autour de la même table.
Une mécanicienne et un mage travaillant ensemble. Si des communs assistaient à pareille scène…
Des nuages bas avaient couvert le ciel à mesure que l’après-midi tirait à sa fin. Alain n’était pas encore entré dans le restaurant qu’une pluie fine se mit à tomber. Crépitant sur les pavés anthracite et les murs de pierre grise de Dorcastel, elle ruissela en flaques dans les meurtrissures infligées au sol par des impacts d’armes lors des nombreux sièges qu’avait subis la ville.
Mari ne portait pas sa veste de mécanicienne. Elle avait dû décider, tout comme lui, de se faire la plus discrète possible. Alain s’approcha de la table à laquelle elle avait pris place, isolée dans un coin de la salle, à bonne distance des fenêtres, et s’inclina.
« Mon amie. »
Mari leva les yeux, une expression inquiète sur le visage, une main fusant vers son sac, dans ce qu’Alain identifia comme une tentative avortée de saisir son arme cachée. Puis elle sourit avec soulagement.
« Je suis sacrément à cran. On aurait pu s’attendre à ce que je reconnaisse une voix neutre qui m’appellerait “amie”, mais j’ai dû repousser un certain nombre d’avances des mâles de Dorcastel… Je n’avais jamais réalisé à quel point ma veste me protège des communs et les dissuade de m’aborder.
— Tu n’as pas l’habitude d’être abordée par des hommes ? » demanda Alain en s’asseyant en face d’elle.
La mécanicienne eut une mine contrite.
« Non. Je ne suis pas d’une beauté à couper le souffle et j’ai toujours été plus à l’aise en compagnie des machines que de la gent masculine. Et puis, je suis une… enfin, tu sais. Cela restreint le nombre d’hommes qui pourraient envisager de m’aborder.
— Qu’est-ce qu’une beauté à couper le souffle ?
— Eh bien, c’est une femme si attirante que les hommes ne peuvent s’empêcher de la regarder. Je sais que les mages femmes ne sont pas adeptes du… euh… maquillage, alors peut-être que tu n’as pas eu l’occasion d’en voir beaucoup. » Elle rougit légèrement, gênée, comme si elle craignait de l’avoir offensé. « Je ne dis pas que les mages femmes ne méritent pas qu’on les regarde, même si je ne l’ai jamais fait. »
Alain acquiesça, tandis que des souvenirs d’Asha affluaient.
« Je connais une telle femme. D’une beauté à couper le souffle.
— Oublie-moi, deux secondes.
— Je ne parlais pas de toi. »
Mari resta bouche bée pendant quelques instants, puis le rose de ses joues vira au cramoisi.
« Très bien. On va faire comme si je n’avais jamais dit ça.
— Pourquoi ?
— Parce que. L’important, c’est que, euh… la veste a tendance à repousser naturellement les hommes tels que ceux qui sont venus m’aborder ce soir.
— Il n’y a pas que la veste. Tu es intimidante, que tu la portes ou non. »
Elle rit.
« Très bien, cette fois je peux effectivement te dire de m’oublier deux secondes.
— Mais c’est vrai. »
Elle s’esclaffa de nouveau.
« Je suis bien moins intimidante que toi.
— Mes doyens ne voient pas les choses de cet œil. Ceux de Dorcastel, eux aussi, m’estiment trop jeune pour être compétent.
— Voilà quelque chose que nous avons toujours en commun. »
La bouche de Mari se déforma en un demi-sourire, une expression qu’Alain trouva fascinante. Elle n’avait jamais évoqué son apparence auparavant, mais maintenant qu’elle avait abordé le sujet, il se rendait compte à quel point il voulait la regarder.
« Je suis certaine que le superviseur de l’hôtel de Ringhmon a envoyé un message à mon propos par le train, reprit Mari, qui ignorait tout des pensées d’Alain. Ou grâce… aux arts de ma guilde. Cela n’a pas pris longtemps pour que de nombreux confrères commencent à se comporter avec moi comme si j’étais atteinte d’une grave maladie contagieuse. On dirait vraiment que les mécaniciens émérites redoutent que les autres membres n’attrapent je ne sais quoi à mon contact. Mais assez ruminé. Commandons à dîner et ensuite nous pourrons discuter. »
Pendant le repas, Alain observa Mari à la dérobée, ébahi par la multitude d’émotions et de sentiments qui la traversaient tandis qu’elle goûtait les plats devant elle, qu’elle parlait ou jetait un œil sur la ville par la fenêtre la plus proche.
« Ces mets sont bons », commenta-t-elle.
Alain scruta le contenu de son assiette.
« Que signifie “bon”, en matière de nourriture ? »
Sa remarque lui valut un regard où la surprise céda la place à la tristesse.
« On vous a privés de cela également ? C’est la saveur, la texture, tout ça. Ne les perçois-tu pas ?
— On nous a appris à manger rapidement sans prêter attention au goût. Car cela pourrait être une source de distraction. »
Mari se frotta le front, le nez dans son assiette de manière à ce qu’il ne pût voir son expression. Puis elle le considéra de nouveau.
« Laisse tomber. Enfin, si c’est important pour toi de ne pas prêter attention au goût du repas. »
Il réexamina son plat en essayant cette fois de sonder son aspect.
« Cela ne peut pas être une source de distraction plus grande que toi.
— Quoi ?
— Ce que je veux dire, c’est que si tu ne m’as pas déjà fait du mal, alors prêter attention à ce qui m’est servi ne devrait avoir aucun effet notable. »
Elle le dévisagea, son expression changeait bien trop vite pour qu’il pût en déchiffrer toutes les nuances.
« Je vais devoir pas mal réfléchir à ce que tu viens de dire avant de décider si c’est un compliment ou une rebuffade. »
Alain entreprit de savourer ses mets, s’attardant sur les arômes et les textures, et il raviva un sentiment de plaisir interdit dans l’acte de manger. À moins qu’il n’eût trouvé là un moyen de ne plus penser à Mari, à sa vision, ainsi qu’aux paroles et aux conseils de la doyenne.
Le dîner terminé, Mari se laissa aller contre le dossier de sa chaise avec un soupir de contentement, le regard fixé sur les gouttelettes d’eau qui tambourinaient contre la fenêtre et sur les pavés, dehors.
« Cette ville est une véritable forteresse. Pas étonnant qu’il y ait le mot “castel” dans son nom.
— Tu ne le savais pas ?
— Non. L’histoire n’est pas mon fort. Pourquoi cette cité est-elle aussi solidement fortifiée ?
— Dorcastel est le premier port digne de ce nom de la côte sud, à l’ouest de l’Empire. Depuis les marais de Ringhmon jusqu’ici s’étirent des falaises qui continuent au-delà de la ville, avant de se transformer en côte sauvage. Pour quiconque souhaite atteindre l’intérieur des terres, c’est un passage obligé. La vallée creusée par la rivière en amont de la cité donne un accès facile au cœur de la Fédération de Bakre et n’offre que peu de points de défense naturels. Aussi les fortifications de Dorcastel ont-elles toujours été d’une importance cruciale pour la Fédération. Et elles ont été maintes fois mises à l’épreuve par les légions impériales.
— Vraiment ? » Mari l’observait avec curiosité. « Tu en connais un rayon sur l’histoire, hein ? Je pensais que les ma… les personnes comme toi ne se préoccupaient pas du monde qui les entoure.
— En règle générale, c’est le cas. Une partie de mes connaissances, je les dois aux enseignements que j’ai reçus pour être en mesure de remplir des contrats avec les forces militaires des communs. Par ailleurs, la guilde des mages dispose d’archives relatives à tous les événements survenus dans cette illusion qu’est le monde. La plupart des membres de ma guilde ne prennent pas la peine d’étudier l’histoire. Mais je suis un peu différent.
— Ça, je l’ai bien remarqué. »
Elle lui sourit derechef. Quelque chose dans son expression obligea Alain à baisser les yeux, confus qu’il était de la manière dont ce regard faisait bouillir ses sentiments. Quand il put la dévisager à nouveau, Mari avait elle aussi détourné son attention, l’air soucieux.
« Ça ne va pas ?
— Si. Tout va bien, répondit-elle avec calme. Je peux garder le contrôle. De moi, s’entend.
— Le contrôle ?
— Je ne vais pas prendre la décision la plus importante de ma vie avant d’en savoir plus sur… ce problème que je dois résoudre. Laisse tomber. Tu parlais d’histoire. »
Mari suggérant de changer de sujet, Alain n’y trouva rien à redire.
« J’ai toujours été intéressé par l’histoire, et même l’enseignement qui m’a été dispensé n’a pas réussi à étancher ma soif de connaissances. Puisque ma guilde prétend que l’étude de l’illusion permet de l’altérer plus efficacement, j’ai pu en apprendre davantage avec l’accord de mes doyens.
— C’est chouette. » Son regard était toujours concentré ailleurs, sur la ville dehors. « C’est donc à cela que se résume l’histoire de Dorcastel ? Des gens qui ne cessent de l’attaquer ?
— L’Empire ne cesse de l’attaquer. Depuis des siècles, Dorcastel a résisté aux troupes d’élite que les dirigeants de l’Empire ont été capables de rassembler. » Il désigna la rue de l’autre côté de la fenêtre. « Il y a un monument là-bas, tout au bout de cette rue. Il marque le point culminant de l’avancée des troupes impériales. C’est à cet endroit que les légions ont été défaites et les soldats rejetés à la mer.
— C’est étrange de penser que cette rue a vu un jour couler le sang comme elle voit aujourd’hui couler l’eau de pluie. »
Mari frissonna, les yeux perdus sur les pavés luisants.
Alain battit des paupières à la vue de silhouettes de soldats fantomatiques qui remontaient l’artère en courant. Derrière venait une poignée de cavaliers qui devaient constituer l’arrière-garde, leurs chevaux titubant de fatigue. L’un d’eux portait une lance brisée. Avant que n’apparaissent les ennemis à leurs trousses, les images s’estompèrent et disparurent, ne laissant qu’un rideau de pluie dans la nuit. Était-ce le fruit de son imagination ? Était-ce la vision d’événements passés qui s’étaient joués dans cette rue ? Ou était-ce le don d’augure qui, une fois de plus, lui laissait entrapercevoir une bataille future ?
Une bataille future. Le choc des armées.
« Il y a un sujet que nous devons aborder.
— Je sais. Nous devrions nous mettre au travail. Es-tu autorisé à me dire si ta guilde est vraiment innocente dans cette affaire de dragons ?
— Ça n’a rien à voir avec les dragons. Il s’agit de quelque chose qui… ne doit pas être partagé. Cela doit rester entre toi et moi. »
Elle le regarda et il lut un autre genre d’inquiétude dans ses yeux.
« Alain, je n’ai pas besoin… nous n’avons pas besoin… de conversations privées qui nous concerneraient.
— Mais c’est quelque chose que tu dois savoir. C’est très important. C’est à propos de l’avenir.
— Alain, dit Mari en levant les mains ouvertes, paumes vers lui. Je sais ce dont tu veux me parler, et je ne pense pas que nous devrions l’évoquer. »
Elle avait peur. Alain le voyait. Pas de lui, mais d’autre chose.
« Tu sais ?
— Oui, Alain. Je sais. Et j’essaie de gérer ce que je sais. N’en parlons pas, tu veux bien ? Je sais tout ce qu’il faut que je sache, et ce que je ne sais pas, je suis en train de l’apprendre. Si… s’il y a quelque chose dont nous avons besoin de parler à propos de… toi, moi et l’avenir, je veux être celle qui abordera le sujet. Est-ce que tu veux bien accepter cela ? »
Alain hocha la tête. Il n’avait aucune idée de la manière dont Mari avait eu vent du rôle qu’elle aurait à jouer dans le futur, mais peut-être avait-elle reçu des visions, elle aussi.
« Oui.
— Bien. » Elle laissa échapper un soupir de soulagement. « Et maintenant, les dragons. Qu’as-tu appris ?
— Il ne subsiste aucun doute dans mon esprit sur le fait que ma guilde est abasourdie par la tournure des événements. Abasourdie et contrariée. Car nous aurions dû être en mesure d’éliminer ce danger rapidement. Trouver un moyen de faire cesser ces attaques serait un grand service rendu à ma guilde. »
Elle le regarda par-dessus le rebord de son verre.
« Ta guilde essaie réellement de mettre un terme à ce qui se passe, quelle qu’en soit la nature ?
— Oui, même s’ils considèrent que mes compétences ne leur seront d’aucune utilité dans cette affaire.
— Les imbéciles », murmura Mari. Elle but son reste de vin.
« Une doyenne me l’a d’ailleurs dit plutôt amicalement. Amicalement pour une doyenne, s’entend. Elle m’a confié beaucoup de choses, et m’a même donné un certain nombre d’explications à propos de ce dont tu ne veux pas que nous parlions.
— Vraiment ? »
Mari rit de bon cœur. Cette cascade cristalline éveilla en Alain des sensations agréables, même s’il était incapable de comprendre pourquoi la jeune femme réagissait ainsi à ses paroles.
« J’imagine que cela m’évite d’avoir à le faire. Très bien, alors. »
Elle se réinstalla confortablement, le regard dans le vague juste au-dessus de la tête d’Alain.
« Je n’arrive pas à croire que je suis en train de faire quelque chose qui va complètement à l’encontre de tout ce qu’on m’a enseigné. Pourtant, j’ai décidé d’aborder cette histoire de dragons comme si c’était un problème scientifique. » Elle plongea ses yeux dans les siens. « C’est toi qui es responsable de ça, tu sais ? J’allais balayer tout ce qui concerne les dragons d’un revers de main, mais grâce à toi j’ai compris que je devais suivre les mêmes règles pour traiter les informations relatives à ces créatures que celles que j’utilise pour analyser les choses auxquelles je crois. Donc, reprenons. Tu as indiqué sur la plage que ces dragons ne se comportaient pas comme ils le devraient. Est-ce toujours ce que tu penses ?
— Oui. Tous les membres de ma guilde avec qui j’en ai parlé sont d’accord. C’est d’ailleurs l’une des causes de leur contrariété.
— Et selon ce que tu m’as dit, si des dragons terrorisaient Dorcastel, ta guilde aurait déjà dû régler le problème.
— C’est vrai également. C’est une contradiction, une incohérence. »
Mari fit glisser ses mains sur la table et regarda l’espace vide entre elles, comme si une réponse y était inscrite.
« Résumons : ce qui est à l’origine de ces événements n’agit pas comme un dragon et n’a pas pu être arrêté par des gens capables d’arrêter des dragons. Cela ne peut avoir qu’une seule explication. Ce qui se cache derrière tout ça n’est pas un dragon. »
Alain la dévisagea bouche bée.
« Comment le sais-tu ?
— Si cela n’agit pas comme un dragon et ne peut être débusqué par des individus qui s’y connaissent en dragons, pourquoi est-ce que tout le monde devrait penser que c’en est un ?
— Parce que… » Il se gratta la tête. « Cela ne m’a même pas traversé l’esprit. D’après ce que j’ai appris, tout ce que nous voyons est faux, donc une incohérence n’a aucune importance. Elle n’est que le reflet d’un dysfonctionnement de mes perceptions. Les règles qui président à l’illusion demeurent, quant à elles, inchangées.
— Cela n’a pas non plus effleuré l’esprit des membres de ma guilde. » Mari eut un geste rageur. « Il y a aussi des tas de gens dans ma guilde qui préfèrent occulter les incohérences gênantes, et eux n’ont pas l’excuse d’avoir été formés à ignorer les faits. Pas officiellement, en tout cas. Ils sont obnubilés par l’idée que les mages sont derrière tout ça et ils concentrent donc tous leurs efforts pour trouver la manière dont ces derniers procèdent, ainsi que des preuves susceptibles de les incriminer.
— Cependant, tout comme dans le cas des mages qui cherchent des dragons, si les mécaniciens se mettent à chercher des choses qui n’existent pas, ils ne les trouveront jamais malgré tous leurs efforts.
— Exactement ! » Elle lui adressa un large sourire. « Ma parole, on dirait que tu m’écoutes.
— Bien sûr que je t’écoute. Tes paroles et tes idées m’intéressent toujours.
— C’est vrai ? »
L’expression de Mari changea, ses yeux s’écarquillèrent, puis elle baissa rapidement la tête en dissimulant son visage d’une main.
« Impossible qu’il n’y ait pas de défaut, l’entendit-il murmurer dans un souffle.
— Ça ne va de nouveau pas ? » s’enquit Alain.
Mari continuait à dissimuler son regard.
« Je débloque. Des gens m’ont traitée de folle avant ça, mais là je commence à me demander s’ils n’avaient pas raison. Je… ressens… pense… quelque chose qu’aucun mécanicien sain d’esprit ne devrait ressentir ou penser. Et plus je pense à cette chose, plus je sais qu’elle est parfaitement impossible. Mais je ne cesse d’y penser. Et même si je t’ai dit que je ne souhaitais pas en parler, voilà que je mets moi-même le sujet sur le tapis. Peut-être que je suis vraiment folle.
— À mes yeux, tu n’es pas plus étrange qu’un autre membre de ta guilde. »
Alain attendit que se terminât un nouvel accès d’hilarité étouffée de la mécanicienne. Quand elle se remit suffisamment pour pouvoir s’exprimer, elle s’efforça de le tancer d’un œil sévère.
« Il faut que tu modifies ta manière de parler. Que tu y mettes du sentiment.
— En présence de mages, je ne peux pas parler d’une autre manière que celle dictée par mon instruction. M’y risquer serait inacceptable. Il serait néanmoins intéressant de voir si je peux laisser transparaître certaines émotions dans ma voix quand je suis en présence de tierces personnes, de voir si je peux manipuler l’illusion en ce sens. Cela, je veux bien l’essayer, si tel est ton souhait.
— Si tel est mon souhait ? » Elle regarda par la fenêtre. « Je veux que tu fasses des choses et tu te mets à vouloir les faire. Tu as pourtant assez de force de caractère pour poser des limites et ne pas simplement te courber dans le sens du vent que je souffle dans ta direction. Est-ce que tu existes réellement ?
— Rien n’est…
— Je sais. Inutile de le répéter. De quoi parlions-nous ?
— De tes souhaits ? Et de quelque chose à mon sujet que je n’ai pas compris.
— Non. Tout ça, ce sont les choses dont nous n’avons pas besoin de discuter. Avant ça.
— Des gens qui te pensaient folle ?
— Encore avant. »
Alain se concentra.
« De tes idées. Du fait de les écouter.
— C’est ça. » Mari avait recommencé à scruter la rue. « Les mécaniciens qui m’écoutent me disent que je dois convaincre les mécaniciens émérites. Mais ces derniers déclarent qu’ils sont bien trop occupés pour discuter avec moi. J’ai réussi à en coincer quelques-uns assez longtemps pour esquisser mon idée, mais tous n’ont que vaguement tendu l’oreille, avec leurs satanés airs de complaisance, puis ils m’ont tapoté la tête – c’est une métaphore – en me disant en gros d’aller voir ailleurs, de continuer à faire mumuse comme une gentille petite fille et de les laisser tranquilles. Certains m’ont même – métaphore, à nouveau – balancé une bonne baffe en m’ordonnant de la boucler et de leur fiche la paix. On m’avait soi-disant envoyé à Dorcastel en urgence pour un contrat, mais il n’y a pas de travail pour moi ici. Quoi qu’il en soit, je ne vais pas rester les bras croisés. »
Alain regarda à son tour la pluie tomber pendant quelque temps.
« Mes doyens refusent de m’écouter, tout comme les tiens refusent de t’écouter. Nous ne pouvons leur avouer détenir des informations importantes transmises par un membre de l’autre guilde. Comment procéder ? Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire en nous basant sur l’idée que tu as eue ? »
Les yeux de la mécanicienne s’illuminèrent.
« Nous ? Est-ce que tu m’aiderais ?
— Pourquoi penses-tu nécessaire de le demander ? Les amis sont là pour aider. Tu as dit qu’il fallait toujours aider les autres, même si ce n’étaient pas des amis. Et nous, nous le sommes. »
Alain ne mentionna pas l’autre raison pour laquelle elle aurait besoin d’être protégée, mais il était superflu qu’il le fasse, puisque Mari avait déclaré tout savoir à ce sujet et que la doyenne lui avait enjoint de ne jamais en parler.
« Oui. Ça aussi, tu l’as entendu. » Mari s’interrompit et l’observa longuement. « Je venais de me rappeler notre périple à travers la Désolation, quand dire “nous” sonnait étrangement. C’était bien toi, et pourtant tu sembles différent à présent.
— Je le suis. Toi non plus, tu n’es plus tout à fait la mécanicienne que j’ai rencontrée alors.
— Vraiment ? Qu’est-ce qui a changé ?
— À ce moment-là, dit-il après quelques instants de réflexion, tes principales inquiétudes concernaient les bandits et moi. Désormais, elles sont ailleurs. »
Mari le regarda dans les yeux en se mordant la lèvre, puis elle hocha la tête.
« Tu as raison. Mais je me dis que si nous parvenons à dénouer cette histoire de dragons, les choses reviendront peut-être à la normale. » Elle prononça ces mots d’une voix toutefois plus soucieuse que convaincue. « En partant de l’hypothèse que ce dont nous avons entendu parler n’est pas lié aux dragons, existe-t-il d’autres, euh… comment les appelles-tu ?
— Des invocations ?
— Oui. Existe-t-il d’autres invocations qui seraient capables de ça ? »
Alain réfléchit à la question.
« Entends-tu par là une invocation capable de faire des dégâts considérables, d’exiger des rançons, d’agir de son propre chef et de ne pas être détectée ou détruite par les ressources dont dispose la guilde des mages de cette ville ?
— Exactement.
— Non.
— Est-ce que tu peux envisager une explication de mage à ces événements ?
— Des mages sombres ? Non. Ma guilde les suspecte également, mais comme me l’a rappelé une doyenne d’une grande sagesse, les sorts des mages sombres sont détectables, tout comme le sont ceux des mages de la guilde. Leurs dragons ne peuvent en aucun cas différer des nôtres. Si des mages de quelque nature que ce soit étaient impliqués, ma guilde aurait résolu le problème depuis longtemps. »
Mari laissa échapper un bref rire sans joie.
« On pourrait s’attendre à ce qu’ils finissent par se demander s’ils ne se mettent pas le doigt dans l’œil. » Ses lèvres se recourbèrent ; cette fois sa moue se fit pensive et Alain songea qu’il ne l’avait jamais trouvée aussi fascinante. « Si nous partons du postulat que les dragons sont exclus, cela veut dire que nous devons comprendre ce qui est responsable de toute cette affaire. Ou qui en est responsable. » Elle eut un mouvement de frustration. « Il y a trop de secrets, et je ne parviens pas à me défaire de l’intuition que certains sont vraiment dangereux.
— Les périls sont nombreux, acquiesça Alain, persuadé qu’elle faisait référence aux visions de la tempête menaçante. Mais pour l’heure, je ne vois aucun danger spécifique dont tu serais la cible.
— Eh bien, moi non plus. Pour le moment, répondit Mari en regardant tout autour d’elle.
— Non, je faisais allusion à mon don d’augure.
— Ton… Ah, ouais… J’ai beaucoup de mal à l’accepter, celui-là. Pour tes autres pouvoirs, je dispose de points de comparaison dans le domaine des mécaniciens. Mais voir le futur ? Est-ce bien réel ?
— Rien n’est…
— Arrête ! Je veux dire, est-ce que ça te prévient réellement d’un danger ?
— Parfois, oui. Il est difficile de s’y fier. Aucun membre circonspect de ma guilde n’y accorde foi. Les doyens en découragent l’usage, mais ce don va et vient selon ses propres règles et, contrairement aux autres sorts, on ne peut y recourir à sa guise. Certains doyens m’ont dit cependant qu’il pouvait être très important. » Il la regarda droit dans les yeux. « Les visions de ce qui pourrait advenir s’avèrent quelquefois essentielles. Tu sais cela.
— Je… Quoi ? Tu parles d’estimations ? Comme pour la météo ?
— Qu’est-ce que la météo ?
— C’est la prévision du temps qu’il va faire. Par exemple, prédire quand une tempête va arriver. Est-ce de cela que tu parles ?
— Oui, répondit Alain, désormais certain que Mari connaissait la prophétie et son rôle au sein de celle-ci.
— Je n’en sais pas assez », lâcha-t-elle, une expression d’obstination et de défi sur la figure. Mais avec ton aide, j’apprendrai ce que j’ai besoin de savoir. » Elle se leva soudain et jeta une pièce sur la table. « Cela devrait suffire pour notre dîner, tant que ça ne te dérange pas que je paie.
— Tu paies ?
— J’ai entendu dire que les mages… Alain, quand tu es avec moi, nous payons ce que nous devons. D’accord ?
— D’accord.
— Maintenant, il me faut plus de données pour résoudre ce problème. Viens. Nous devons examiner le maximum d’endroits ravagés par les dragons. »
Alain se mit lentement debout.
« Sous la pluie ? Dans la nuit ? Les éléments ne vont-ils pas te gêner dans ton travail ? »
Mari le dévisagea d’un œil interloqué, puis regarda par la fenêtre.
« Ah. Ouais. Peut-être devrions-nous attendre demain matin. Es-tu disponible ?
— Oui, malheureusement, puisque mes doyens considèrent que je ne suis actuellement bon à rien d’autre qu’étudier. »
Elle lui lança un regard plein de sympathie, tendit brusquement la main et lui serra le poignet. Puis, au lieu de la retirer, elle la laissa posée sur son bras et Alain se rendit compte après quelques instants qu’ils avaient tous deux les yeux rivés sur ce point de contact.
Elle ôta sa main doucement, les traits marqués par l’inquiétude.
« Alain… non. Cela ne se passe pas comme je l’avais imaginé. Es-tu certain de vouloir que nous travaillions ensemble ? »
Incapable de déterminer grâce aux intonations de sa voix et aux expressions sur son visage ce qu’elle souhaitait entendre, il se contenta de répondre en fonction de ses propres sentiments.
« Oui. »
Mari demeura silencieuse.
« Moi aussi, finit-elle par lâcher. Très bien, alors. Demain matin, nous nous emploierons à démontrer que nos “doyens” respectifs ont tort. »
Ils s’arrêtèrent dans l’embrasure de la porte pour regarder l’averse.
« Je présume qu’il n’existe pas de… euh… sortilège qui puisse garder quelqu’un au sec sous la pluie, n’est-ce pas ? »
La question le surprit. Mais elle n’avait, il est vrai, aucun moyen de le savoir.
« Non. Un mage doit se concentrer sur la partie de l’illusion du monde qu’il souhaite altérer. » Alain balaya d’un geste l’espace devant eux. « Cela reviendrait à se concentrer séparément sur chacune des gouttes qui tombent sur toi. C’est possible, mais très difficile.
— Et moi qui pensais que le calcul avancé était à s’arracher les cheveux… Donc, tu ne peux pas arrêter une tempête. »
Que Mari demandât à être rassurée sur ce point n’avait rien d’étonnant.
« J’ai dit que ce serait difficile. Pas impossible. Ce doit être possible.
— Difficile n’est pas la même chose qu’impossible. Je te l’accorde. Néanmoins, les mages ont la réputation de pouvoir provoquer des orages.
— Ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais entendu parler de mages capables de créer une tempête comme celle-là. Tout comme je n’ai jamais entendu parler d’un mage qui aurait essayé d’arrêter la pluie ou la neige. Pourquoi un mage ferait-il cela ? Nous ne sommes pas censés nous soucier de la pluie, du froid ou de toute autre forme d’adversité. Tout cela n’est qu’illusion.
— Je n’aurais pas fait un très bon mage. On se voit demain. Où veux-tu que nous nous retrouvions ?
— Je te retrouverai où que tu sois.
— C’est vrai ? C’est ton truc de fil ? Est-il toujours là ?
— Oui. Et non. »
Elle baissa les yeux et s’observa, visiblement inquiète.
« Est-ce moi qui en suis à l’origine ?
— Du fil ? Je ne sais pas. Il est et il n’est pas. Et il perdure.
— Une sorte de nombre imaginaire. Non, un nombre irrationnel. La comparaison est plus appropriée, je suppose. » Mari semblait s’adresser davantage à elle-même qu’à lui. « Est-il affecté par la distance ? Je veux dire, est-il toujours identique, que nous soyons proches ou éloignés l’un de l’autre ?
— Plus la distance qui nous sépare est grande, plus il devient ténu. Je pense que si nous étions très éloignés l’un de l’autre, il serait si fin que je ne pourrais plus le sentir.
— Mais serait-il toujours présent ?
— Je crois, oui. Je ne sais pas si une distance trop importante serait susceptible de le briser. C’est possible. Une chose qui n’existe pas peut-elle être brisée ? Voilà une question intéressante.
— Le genre de question à rendre un ingénieur marteau. » Mari parut préoccupée, puis elle secoua la tête, pivota vers lui et plongea ses yeux dans les siens. « Eh bien… bonne nuit. Sois prudent. »
L’inquiétude qui imprégnait sa voix lui était, cette fois, bel et bien destinée. Avec un signe de la main, elle s’élança sous la pluie, attrapa sa veste de mécanicienne dans son sac et l’enfila tout en courant. Alain la regarda disparaître de son champ de vision, mais le fil était toujours là, tel un guide invisible capable de le conduire jusqu’à elle.