Mari, immobile, regardait autour d’elle.
« Qu’y a-t-il ?
— Un sort d’alarme, lancé sur la zone à proximité de la porte. Si on le traverse sans porter le talisman adéquat, il alertera celui qui en est l’auteur. »
Mari considéra le mage d’un œil mi-figue mi-raisin. Une partie d’elle voulait simplement continuer à avancer, parce que les paroles du mage sonnaient de manière ridicule. Une autre lui faisait remarquer qu’elle ne se tiendrait pas à cet endroit en cet instant si des choses bien plus étranges ne s’étaient produites. Elle ne bougea pas.
« Des mages ? Comme toi ?
— Pas comme moi. On dirait l’œuvre de mages sombres.
— Des mages sombres ? Que sont les mages sombres ? »
Dans le regard que lui décocha Alain, la surprise était pleinement visible.
« Tu n’as jamais entendu parler des mages sombres ?
— Je me rends compte qu’il y a tout un tas de choses dont je n’ai jamais entendu parler, lâcha Mari.
— Les mages sombres recourent aux mêmes techniques que ceux de la guilde. Néanmoins, l’usage qu’ils font de leurs compétences et les tâches qu’ils acceptent d’entreprendre sont contraires à nos règles. Ils ne sont pas reconnus par la guilde, attendu que leurs œuvres relèvent souvent de ce que personne ne veut évoquer ouvertement. Ils ne portent pas nos robes ni aucun autre signe distinctif, préférant se fondre dans la masse des gens du commun.
— Serais-tu en train de me dire qu’il y a des choses que les mages se refusent à faire ? » Voilà qui allait à l’encontre de toutes les histoires que l’on avait racontées à Mari.
Alain acquiesça distraitement, toute son attention concentrée sur l’espace juste devant elle.
« Il est des choses qui diminuent notre sagesse, qui amoindrissent la capacité d’un mage à gagner en puissance et à apprendre de nouveaux sortilèges. »
Il marqua une pause en lui coulant un œil en coin qui semblait… inquiet ?
« D’accord », fit Mari en accompagnant ses paroles d’un mouvement de la tête. Elle se demandait pourquoi elle était l’objet de l’inquiétude du mage. Elle avait certainement mal interprété son regard.
Pourtant, alors qu’elle se tenait immobile, son esprit tournait à plein régime. S’il y avait des mages sombres dissimulés parmi les communs, pouvait-on envisager l’existence de mécaniciens sombres ? Sa guilde clamait haut et fort qu’il n’existait pas de mécanicien qui ne fît partie de ses rangs. Dans ce cas, qui donc était responsable de ce qu’elle avait trouvé ici ? Des communs qui étaient censés ne pas disposer de ce talent si particulier pour accomplir le travail d’un mécanicien ? Cette pensée était bien plus effrayante que l’existence de mécaniciens sombres. Il était temps qu’elle posât des questions sans équivoque. Elle n’était plus une apprentie. Si elle exigeait des réponses, même le superviseur Stimon serait tenu de les lui fournir.
Mais cela ne risquait pas d’arriver s’ils étaient incapables de quitter les lieux.
« Est-ce qu’on peut faire quelque chose pour cette alarme ? »
Le mage Alain resta planté devant elle si longtemps sans répondre que Mari commença à s’inquiéter. Enfin, il secoua la tête.
« Pas encore. J’ai besoin de repos ; après seulement je pourrai tenter de nous la faire franchir sans qu’elle n’alerte son maître.
— Une idée du temps de repos dont tu as besoin ?
— Quelque temps, dit-il avec un léger haussement d’épaules.
— Quelques minutes ? Quelques heures ? Combien ? »
Il leva les yeux vers elle.
« Minutes ? Heures ?
— Okay. Quelque temps. J’ai pigé », lâcha Mari en regrettant d’avoir insisté pour récupérer ses outils. Si elle n’avait pas demandé au mage de créer un trou dans la serrure, peut-être aurait-il eu assez de forces pour régler le problème de l’alarme. Hélas, en plus de ne pas étudier les mathématiques, les mages ne semblaient guère intéressés par une mesure du temps plus précise que celle consistant à savoir si on était le matin ou l’après-midi. Elle désigna la cellule la plus proche.
« Cette porte est grande ouverte. Je te propose de nous cacher à l’intérieur au cas où quelqu’un viendrait.
— Je souscris à la proposition. »
Une fois entré, le jeune mage s’assit dos au mur, la respiration lente et profonde.
Mari chercha des indices de la présence d’un écoute-au-loin dissimulé dans la geôle. N’en trouvant aucun, elle s’assit à son tour près de la porte, le pistolet pointé vers le plafond. Les élancements dans sa tête s’étaient mués en une sourde douleur continue.
Le mage Alain était resté silencieux jusqu’à ce qu’elle s’installe. Son regard n’était pas posé sur elle, mais quelque part entre eux, son expression aussi neutre qu’à l’accoutumée. Que pouvait-il observer ?
« Est-il toujours là ? demanda Mari.
— Non, répondit-il en se tournant vers elle.
— J’en suis soulagée.
— Il n’a jamais été là. Il n’existe pas. Néanmoins, il perdure. » Il la fixa droit dans les yeux. « Tes… outils. Tu as dit qu’ils servaient à déconnecter.
— Tu parles du fil ? Du fil métaphorique qui n’existe pas, mais qui pourtant est là ? Malheureusement, tous mes outils n’ont de prise que sur le réel.
— Rien n’est réel.
— Par les fournaises ! Je… Mes outils ne fonctionnent que sur des illusions puissantes. Je ne peux pas dévisser une allégorie ni déconnecter une métaphore, mage Alain.
— Tu ne le peux pas ? »
La déception du mage était palpable. Fait absurde, elle se sentait mal de ne pas être en mesure de le faire.
« Je suis désolée. Vraiment. Ni mes outils ni ma formation ne me permettent de réaliser de telles choses. Je suis confuse si j’ai pu donner l’impression d’en être capable.
— J’ai eu l’impression que tu étais capable de faire beaucoup de choses et de les faire bien », dit-il sans la quitter des yeux.
Des compliments ? De la part d’un mage ?
« Si seulement tu étais un mécanicien émérite. Aucun d’entre eux ne semble partager ton avis. » Mari laissa retomber sa tête ; la réalité de leur emprisonnement dans le donjon chassait les dernières traces d’euphorie qui avaient suivi l’évasion de sa cellule. « Je n’ai pas assez d’expérience, même si j’ai une excellente formation. C’est ma première mission hors d’un hôtel de la guilde, la première fois que je suis véritablement dehors sans une foule de mécaniciens autour de moi. » Sa vie dans l’hôtel de la guilde, sa vie à l’académie de Palandur, sans danger, simple, prévisible, tout cela ressemblait à une de ces illusions dont le mage parlait sans cesse. « Je n’ai aucune idée sur la conduite à tenir.
— Dans ce cas, tu es très douée pour créer l’illusion de compétence. »
Mari fixa le mage. Aucun signe n’aurait pu faire passer sa remarque pour autre chose que sérieuse. Il avait l’air de penser qu’il venait de lui faire un grand compliment. Elle fut soudain prise d’un fou rire qu’elle s’efforça de réprimer.
« Il faut vraiment que je fasse en sorte d’obtenir un tel commentaire lors de mon prochain entretien d’évaluation. “La maîtresse mécanicienne Mari est douée pour créer l’illusion de compétence.” »
Ses côtes tremblaient, à deux doigts d’une crise d’hystérie due à la tension ; elle se retint d’exploser de rire et s’avachit contre le mur.
« Est-ce que tu vas bien ? » demanda le mage, son regard intense posé sur elle.
Elle parvint à maîtriser son hilarité, aidée par plusieurs élancements de douleur dans son crâne, et se redressa en s’essuyant les yeux.
« Tout est parfait. J’ai une bosse sur la tête, je suis enfermée dans un donjon avec un mage, et si jamais je dis réellement ce qui s’est passé à ma guilde, on me bouclera à vie. Que rêver de mieux ? » Mari s’interrompit pour sonder le visage du mage, dénué de toute trace d’émotion. « Est-ce que ça t’arrive de rire ?
— Non. Ce n’est pas permis. »
Voilà qu’elle ressentait à nouveau de la pitié pour lui. Elle détourna les yeux. Ce n’est pas un chiot égaré. C’est un jeune homme. Il a choisi sa vie. Il n’est pas sous ma responsabilité.
« Pourquoi es-tu venu me chercher ?
— Il y a ce fil…
— Celui qui n’existe pas, mais qui est. Oui. D’accord. Mais je t’ai demandé pourquoi. Pourquoi as-tu suivi ce fil, à supposer qu’il existe ? »
Leurs regards se croisèrent et Mari put lire la préoccupation dans celui du mage.
« J’ai senti que je devais… t’aider.
— Eh bien, merci, dit-elle avec un sourire.
— Parce que j’ai pensé que ce serait peut-être un moyen de briser le sortilège que tu m’as jeté. »
Le sourire de Mari s’évanouit aussitôt.
« Le sortilège ?
— Il y a peut-être un rapport entre ça et le fil. Il nous lie. C’est pour cela que je voulais que tu le déconnectes, pour faire disparaître ce que tu m’as fait.
— Je… » Mari suspendit sa phrase pour analyser ce que le mage venait de lui dire. « Tu crois que je t’ai fait quelque chose, c’est ça ? En utilisant ce fil métaphorique… Tu crois que c’est moi qui ai créé le fil qui n’existe pas ?
— Je ne vois pas d’autre explication. Je ne cesse de penser à toi. Tu me fais me souvenir de choses qui devraient rester oubliées. Lorsque tu es en jeu, je commets des actes que jamais je ne commettrais dans d’autres circonstances. » L’énoncé atone du mage se teinta d’une pointe accusatrice. « Je ne sais pas comment tu as fait ça. J’ai pensé que si je te rendais l’aide que tu m’as offerte, je serais délivré de cette influence inexplicable que tu exerces sur moi. Mais cela n’a pas l’air de marcher ; en plus, tu affirmes être incapable de briser ce lien. »
Mari se rendit compte qu’elle dévisageait le mage, bouche bée.
« Est-ce que tu es sérieux ?
— Que voudrais-tu que je sois d’autre ?
— Tu prétends que je t’ai jeté un sort qui contrôle tes pensées et tes actes ?
— Pourquoi sinon serais-je ici ?
— Parce que c’est la bonne chose à faire !
— La quoi ? Je doute toujours du sens de “la bonne chose”… » Des traces de perplexité apparurent de nouveau dans ses intonations.
« Écoute… mage Alain ! Je ne… jette pas de sorts sur les garçons ! Ni sur les hommes ! Ni sur qui que ce soit ! Je ne sais pas pourquoi tu as l’impression de penser à moi, cependant je peux t’assurer que cela n’a rien à voir avec moi qui pense à toi ou qui essaie de te persuader que tu veux penser à moi ! »
Il la regarda fixement un long moment avant de reprendre la parole.
« Je n’ai pas tout suivi.
— Très bien, lâcha-t-elle, avec un sentiment d’impuissance. Pour faire court, tes pensées et tes actes n’émanent que de toi. Je n’y suis pour rien.
— Alors pourquoi le fil nous lie-t-il ? Pourquoi est-ce à toi que je pense tout le temps ? Pourquoi est-ce toi que je veux aider ? Cela n’arrive pas avec les autres. Seulement avec toi. »
Oh, non. Un mage avait le béguin pour elle. Qu’avait-elle donc fait pour mériter de se retrouver au fond d’un donjon avec un mage qui avait le béguin pour elle ? Pourquoi Alli n’était-elle pas près d’elle à cet instant pour l’aider à expliquer les choses ? Alli, elle, comprenait les garçons et les hommes. Bien mieux que Mari, en tout cas. Que dirait Alli au mage Alain ?
« Il ne s’agit pas de quelque chose que j’ai fait. Bon, d’accord, il y a peut-être des choses que j’ai faites et qui t’ont plu. Mais je ne les ai pas faites pour que tu penses à moi ou pour que tu fasses ceci ou cela.
— Qui m’ont plu ? Je ne suis pas tout à fait certain du sens de ce mot, non plus. »
Par les étoiles ! Elle devait s’exprimer le plus simplement possible.
« C’est parce que… tu es un garçon. » Mari se concentra pour choisir ses termes avec précaution. « Et il arrive parfois qu’un garçon… s’intéresse à une fille en particulier et il se peut, pour une raison tout à fait inexplicable qui m’échappe complètement, que tu… te sois intéressé à moi. »
Le mage fronça les sourcils en réfléchissant à ce qu’elle venait de lui dire. Puis ses traits se détendirent. « L’amour. »
Mari le dévisagea, consternée.
« Quoi ?
— Nos doyens nous ont mis en garde contre l’amour, dit Alain d’une voix blanche. C’est une erreur des plus graves.
— Oui, s’empressa d’acquiescer Mari. Ils avaient absolument raison. Personne ne voudrait ne serait-ce que penser à… à ça.
— Mais qu’est-ce exactement ? insista le mage Alain. Est-ce que penser à quelqu’un, c’est de l’amour ?
— Non ! Quoi que tu penses, ça n’a rien à voir.
— Pourquoi es-tu si soucieuse tout à coup ? Tu es bien plus inquiète que tout à l’heure. Sens-tu les ennemis se rapprocher ?
— Oui. Ce doit être ça. Mais je n’entends plus rien maintenant, donc je peux me détendre. On va se détendre tous les deux, hein ? Tu sais quoi ? J’ai une idée : on va changer de sujet.
— Tu es dure, lâcha Alain, songeur.
— Nous sommes déjà tombés d’accord là-dessus.
— As-tu connu l’amour avec d’autres mécaniciens ? » Alain posa cette question sur le même ton qu’il aurait employé pour demander s’il allait pleuvoir ou non.
Mari prit une profonde inspiration.
« Non. Non que cela te regarde de quelque manière que ce soit. Mais non.
— Parce que tu es dure…
— Il y a sans doute une relation de cause à effet, oui. Où est-ce que tu veux en venir ?
— Tu es une épreuve, conclut Alain, d’un air triomphant. Quelque chose que je dois surmonter.
— Hmm… C’est loin d’être le plus beau compliment que j’aie jamais reçu, mais si ça t’aide à prendre conscience que tu n’es pas… amoureux… alors, c’est parfait. » Comment le faire penser à autre chose ? Tout en lui faisant clairement comprendre qu’elle n’était pas intéressée par ce genre de relation avec un mage, même si ce mage était Alain. Comment lui faire comprendre qu’ils n’avaient aucun avenir commun possible ?
« Hem, je ne sais pas quelles sont les directives que l’on t’a fixées, mais il m’a été formellement interdit de reprendre contact avec toi. »
Alain hocha la tête, impassible.
« Moi aussi, on m’a défendu tout contact avec toi.
— Eh bien, c’est vraiment… vraiment dommage. Dommage que nous ne puissions plus nous revoir une fois sortis de ce donjon. » Mari avait commencé sa phrase en jouant sur les intonations de sa voix pour paraître regretter la situation plutôt que de s’en réjouir. À sa grande surprise, elle n’eut guère besoin de forcer le trait, car c’était bien le regret et non le soulagement que ces mots firent jaillir en elle. Que lui arrivait-il ?
« En venant ici, j’ai déjà contrevenu aux instructions reçues, ajouta le mage Alain.
— Je ne peux pas dire que je regrette que tu sois venu. » Mari se sentait mal à présent : coupable de faire marcher Alain, honteuse de l’avoir repoussé alors qu’il lui avait permis de s’évader de sa cellule, et attristée en imaginant ce qu’avaient dû être ses années au sein de la guilde des mages pour qu’il fût ignorant de tant de choses. « Et je doute rapporter au superviseur de l’hôtel de ma guilde que nous nous sommes revus. J’ai l’impression que nous ne sommes pas très doués pour obéir aux ordres, toi et moi. »
Alain opina solennellement.
« Non, maîtresse mécanicienne Mari, nous ne sommes pas doués pour obéir aux ordres. »
Mari ne put réprimer un sourire. Si seulement Alain n’était pas un mage. Plus elle en apprenait sur lui, plus elle l’appréciait. Mais elle en savait si peu à son propos.
« Tu ne m’as jamais menti, n’est-ce pas ?
— Pas à ma connaissance.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? Après tout, chacun sait comment sont les mages. Et tu as été honnête au sujet de… enfin, tu sais, au sujet de ce que tu penses. »
Voilà ce qui l’avait désarçonnée dans ses paroles. Ce n’était pas un mécanicien au langage policé qui essayait d’accrocher un nouveau trophée à sa ceinture et qui était prêt à dire tout et n’importe quoi pour arriver à ses fins. Non. Alain disait simplement ce qu’il pensait, sans se réfugier derrière la politesse et les conventions sociales. Il ne semblait pas appréhender – à moins qu’on ne les lui eût pas enseignées – toutes les astuces qu’utilisaient les gens pour éviter de dire ce qu’ils avaient vraiment en tête. Non pas que je veuille connaître ses pensées ou ses sentiments… Ses sentiments. Il n’en parle jamais. Voilà ce qu’il dissimule. Il consacre autant d’énergie à cacher ses sentiments que nous en employons à masquer nos pensées.
« Moui… disons que je ne t’ai encore jamais pris en flagrant délit de mensonge. Tu accomplis des choses que je ne peux pas expliquer avec mes connaissances scientifiques. Pourtant, inexplicablement, je suis encline à te faire confiance. Pourquoi ? »
Mari aurait juré que le mage avait failli sourire.
« Sans doute parce que tu sais très bien cerner les gens. »
Pour quelqu’un qui dissimulait toujours ses émotions, il pouvait se montrer véritablement charmant.
« Ouais, ça doit être ça.
— Néanmoins, le vrai et le faux n’ont pas la même signification pour celui qui a étudié les arts magiques. Si tout ce que nous voyons est faux, où trouver la vérité ? Si les gens que nous pensons voir ne sont que des ombres dans l’illusion du monde, qu’importe ce que nous leur disons ? Aussi n’est-ce pas un problème de vérité et de mensonge ; la question est de savoir si l’un ou l’autre nous importe. Le choix de mes actes m’appartient. »
Mari observa le mage, mais il avait l’air parfaitement sérieux.
« J’ai l’impression d’entendre l’excuse idéale pour agir à sa guise.
— Cela peut le devenir très facilement, confirma le mage. Mais… » Il semblait peiner à trouver ses mots. « Je ne suis pas cette voie. »
Elle était soulagée de l’entendre. Avec pareils préceptes, il n’était pas étonnant que les mages fussent tristement célèbres pour abuser de toute femme qui aurait éveillé leur appétit.
Pourquoi, avec tout ce qu’on lui avait inculqué à propos des mages, toutes les histoires qu’elle avait entendues, n’avait-elle ressenti aucune révulsion à l’idée qu’Alain fût attiré par elle ? La réponse vint d’elle-même : parce que c’était Alain. Il avait cessé de n’être qu’un mage parmi d’autres. Il était devenu un être à part entière. Un être blessé. Quelqu’un qu’elle appréciait vraiment.
Peut-être que pour une telle personne, habituée à dissimuler ses émotions, la plus innocente des relations sentimentales paraîtrait écrasante. Peut-être que tout ce dont il avait besoin, tout ce qu’il voulait était un ami.
Elle pouvait être cette amie.
« Tant mieux pour toi, mage Alain. J’attache beaucoup d’importance à la vérité. Tout comme au fait d’être prêt à prendre des risques pour autrui, comme tu l’as fait pour moi. Mais si tu veux être mon ami, tu devras veiller à ne jamais me mentir. Nous devrons être honnêtes l’un vis-à-vis de l’autre.
— Je ne sais pas comment faire ce que tu dis, dit Alain avec un léger froncement de sourcils. Je ne sais qu’être moi-même.
— C’est bien. C’est parfait. S’il s’agit d’être celui que tu as été jusqu’à présent, alors continue à être toi-même. Le repos te fait-il du bien ?
— Je reprends des forces. » Alain frissonna en se demandant pourquoi, par moments, la conversation avec la mécanicienne prenait des tours compliqués. « Si j’étais plus âgé, je serais plus fort, mais je mettrais aussi plus de temps à récupérer. Compte tenu des circonstances, j’ai de la chance, je pense, d’être moi. »
Ces paroles firent sourire Mari.
« Je dirais que nous avons tous les deux de la chance que tu sois toi. »
Elle s’adossa de nouveau contre le mur, ferma les yeux et relâcha les muscles de son visage, révélant une expression de fatigue mêlée de douleur. Celle-ci n’étonna pas Alain. Il avait vu l’arrière du crâne de la mécanicienne et le sang qui poissait ses cheveux. Malheureusement, il n’avait pas été initié aux arts de la guérison, mais si jamais il rencontrait la personne qui avait frappé la mécanicienne Mari, Alain savait qu’il userait des pouvoirs qu’il maîtrisait pour lui rendre la pareille. Même s’il ignorait l’origine de sa détermination, il était résolu à agir.
Au moins, il était certain d’une chose : ce n’était pas l’amour qui motivait ses actes. Quoi que l’amour fût d’autre qu’un état à éviter. La maîtresse mécanicienne Mari avait montré des signes évidents d’inquiétude quand Alain avait abordé le sujet et nié avoir fait l’expérience de l’amour avec d’autres mécaniciens. Donc, à eux aussi, on avait enjoint de fuir l’amour. Par conséquent, ce devait être quelque chose de très dangereux.
Pourtant, elle avait évoqué un autre point. Il la regarda longuement, sans bouger, tout en réfléchissant.
« Maîtresse mécanicienne Mari, pourrais-tu…
— Quoi ? Est-ce que tout va bien ? » Elle rouvrit les yeux, à nouveau remplis d’inquiétude. Il était si aisé de lire ses sentiments ; cependant, quelque chose y demeurait constamment imperceptible. Cela non plus, le mage Alain ne le comprenait pas.
« Oui. Tu as dit que je pouvais être… ami ?
— Bien sûr. C’est un peu étrange. Peut-être même très étrange. Mais tu es une chouette personne, mage Alain.
— Qu’est-ce que c’est qu’être ton ami ? »
Ces traits reprirent cette expression singulière, celle qui ressemblait à de la tristesse mâtinée d’une autre émotion, celle qui la faisait détourner les yeux. Cette fois, en plus du reste, elle battit rapidement des paupières.
« Pourquoi es-tu devenu mage ? demanda-t-elle soudain. T’es-tu porté volontaire ?
— Des mages sont venus chez mes parents quand j’étais bien plus jeune. Ils m’ont emmené dans un hôtel de la guilde.
— Oh. » Cette fois, la mécanicienne regarda par terre. « Alors, ce n’était pas ton choix.
— Non. Mais c’était ce qui devait être fait, car je possédais le don.
— Ouais », souffla-t-elle. L’espace d’un instant, autre chose parut la bouleverser, puis elle prit une profonde inspiration et lui sourit à nouveau, même si Alain perçut une blessure derrière ce sourire. « Bon. Eh bien, un ami est quelqu’un qui fait ce que tu as fait en venant à mon aide. Et ne va surtout pas croire que je ne te suis pas reconnaissante, qu’on réussisse ou non à sortir d’ici. Un ami t’aide, passe du temps avec toi, non parce qu’il y est obligé, mais parce qu’il en a envie. Un ami est quelqu’un à qui on pense de temps en temps et pour qui on souhaite faire des choses. » Elle prononça ces derniers mots avec un sourire qui lui sembla légèrement forcé.
Alain réfléchit attentivement à ce qui venait d’être dit. Est-ce que cela violait les enseignements de la guilde des mages ? Oui. Mais peut-être pas. Tout dépendait de la raison qui motivait ses actes. Tant qu’il était conscient que cette fille n’était qu’une ombre, quelle différence cela faisait-il qu’il choisît de l’aider ou de penser à elle ? Lorsqu’on aidait une ombre, quelqu’un qui n’existait pas, l’action elle-même ne devait être qu’une illusion.
« Ça me va.
— Très bien, alors. » Elle affichait désormais une expression différente, comme s’il avait dit une chose censée provoquer l’amusement. « Tu sembles vraiment enthousiaste à cette idée.
— Je semble toujours le même.
— C’est ce que j’ai remarqué, répondit la mécanicienne avec un autre sourire, qui se teinta d’anxiété à mesure qu’elle le fixa. Quoi ?
— Quelque chose ne va pas ?
— Tu me regardais comme si… je ne saurais dire, fit Mari en affermissant son sourire. Quand nous en aurons l’occasion, nous devrions parler un peu plus de ce que sont des amis. Et de ce qu’ils ne sont pas. »
Alain songea que s’il pensait à la mécanicienne aussi souvent, c’était parce qu’elle avait l’habitude de tenir des propos difficiles à comprendre.
« Pourquoi devrais-je savoir ce qu’une chose n’est pas ?
— Parce que… tu ne voudrais pas être amené à croire réelle une chose qui ne l’est pas véritablement, n’est-ce pas ? »
Alain, estomaqué, regarda Mari et se dit que sa surprise avait dû être visible.
« C’est un argument digne d’un mage. Il montre ta sagesse. J’ai toujours su que tu étais une mécanicienne pas comme les autres. »
Mari parut prise de court, incapable d’articuler une phrase.
« Je voulais dire… En fait, je devrais peut-être me taire. »
Une pensée traversa l’esprit d’Alain, l’explication de l’inexplicable.
« Le fil. Existe-t-il parce que nous sommes amis ? Je n’ai jamais entendu parler de quoi que ce soit de semblable ; cela dit, je ne connais pas d’autre mage qui ait des amis.
— Peut-être… C’est peut-être ça, en effet, dit-elle en retournant cette idée dans sa tête. Peut-être que, quand les mages se font des amis, ils le visualisent de cette manière. Comme un lien à quelqu’un d’autre. »
Un bruissement leur parvint du couloir. Ils se figèrent aussitôt, puis Mari glissa prudemment un œil à l’extérieur, arme au poing.
« Sans doute un rat », souffla-t-elle. Leurs regards se croisèrent et il lut la question dans ses yeux.
Chaque instant qu’ils passaient à attendre lui permettait de regagner des forces, mais augmentait également le risque d’être repris. Alain se leva lentement en mettant à l’épreuve l’étendue de sa puissance. La zone où ils se trouvaient regorgeait d’énergie dans laquelle il pourrait puiser, ce qui rendrait sa tâche un peu plus aisée. Serait-ce assez ? Il regarda la mécanicienne Mari, qui l’observait avec inquiétude et espoir – si faciles à lire sur son visage –, et soudain il sentit que sa réserve de forces était suffisante. Comme si l’énergie lui était parvenue par ce fil qui les reliait, même si ce n’était pas le cas. Néanmoins, d’une manière ou d’une autre, ce regain de puissance semblait en rapport avec le fil.
« Je suis prêt à tenter de passer l’alarme. Nous devons y aller. Je ne sais pas si le lever du jour est proche ou non. »
La mécanicienne le scrutait d’un air soucieux.
« Es-tu certain d’être prêt ? »
Elle avait été prévenante à l’extrême à son égard depuis l’instant où il avait failli tomber. Cela troublait Alain, même s’il s’employait à ne pas le montrer. Étrangement, c’était comme si la mécanicienne Mari avait été un doyen qu’il ne voulait pas décevoir.
« Je n’ai pas besoin de davantage de repos.
— Très bien. » Elle se leva en grimaçant, sans doute à cause d’une nouvelle vague de douleur à la tête.
Alain ne la ressentit pas comme lorsque son don d’augure était actif ; toutefois, une impulsion l’amena presque à grimacer lui aussi.
« À mon tour de nous guider pour franchir la zone du sort d’alarme.
— Ai-je trop tenu les rênes de notre tandem ? Je suis désolée. Ça m’arrive tout le temps. Je ne le fais pas exprès.
— Ce n’est pas ce qui est le plus difficile avec toi », dit Alain. À sa grande surprise, sa remarque lui valut un sourire. « Tu tiens bien les rênes. »
Était-ce un truc d’amitié que de vouloir la voir sourire ?
Cependant, son sourire était source de distraction, alors qu’il lui fallait se concentrer. Alain s’avança vers la porte protégée par un sort d’alarme, la mécanicienne Mari lui emboîtant le pas. En se focalisant sur ses perceptions de mage, il parvint à déceler des filaments d’énergie qui dérivaient à travers le couloir comme les fils d’une toile d’araignée. Un simple contact suffirait à libérer le pouvoir qui y était concentré et à créer une perturbation qui serait ressentie par le mage sombre tapi dans son antre. Un sort d’alarme, comme n’importe quel sort, était temporaire, néanmoins la déperdition d’énergie y était si faible qu’il pouvait mettre un mois avant de se dissiper. Celui-ci donnait l’impression de dater d’une quinzaine de jours et restait assez puissant pour s’avérer dangereux.
Alain puisa dans l’énergie ambiante, qu’il canalisa avec la sienne afin de repousser délicatement les filaments sur les côtés et aménager un passage au milieu du couloir. Cette altération mineure et temporaire du sort serait imperceptible pour le mage sombre qui l’avait créé.
« Reste près de moi et suis exactement mes foulées », dit Alain en faisant le premier pas. Il avança lentement, sans s’arrêter, sur la voie qu’il venait de dégager, cherchant des yeux les filaments qui auraient pu dériver et leur couper le chemin. « C’est derrière nous. »
L’air perplexe, la mécanicienne considéra l’espace qu’ils avaient franchi. Puis elle secoua la tête et s’agenouilla devant la porte qui leur barrait le passage. Alain se prépara mentalement, tout en se demandant s’il serait capable de trouver la force en lui pour ouvrir un trou dans cette porte. Mais au lieu de solliciter son aide, la mécanicienne Mari ouvrit son sac et en sortit des objets bizarres avec lesquels elle s’affaira sur l’endroit précis qu’elle appelait serrure. Alain la regarda travailler en essayant de comprendre ce qu’elle était en train de faire, en vain.
Par un procédé étrange, elle descella sans peine des morceaux du bloc métallique qui offrait toutes les apparences de solidité et elle les étala par terre. Vint ensuite un cliquetis, suivi d’une exclamation de joie de la mécanicienne.
« C’est ouvert. » Puis elle entreprit de ramasser les fragments pour les replacer dans la serrure où elle les assujettit à nouveau, reconstituant ainsi le bloc d’origine. « Comme neuf, mais déverrouillé.
— Comment as-tu fait ça ? Cela donnait l’illusion d’être un élément unique, puis c’était en pièces détachées, et tu as recréé l’impression d’unité. Pourtant, je n’ai pas senti que tu recourais à un quelconque pouvoir. »
Elle le fixa en souriant.
« Secret de guilde. Agrémenté d’huile de coude.
— Tu as utilisé ces armes. »
Étonnée, Mari fronça les sourcils et regarda l’outil qu’elle avait toujours en main : on aurait dit un couteau à lame cylindrique qui se terminait par une pointe comportant des encoches.
« C’est un tournevis. Ça, c’est une clé à molette. Ce sont… » Elle fit une pause et ses yeux se voilèrent. « Ce sont des outils. J’imagine qu’on pourrait les utiliser comme des armes. Mage Alain, les outils permettent de construire des choses et d’aider les gens. Ou alors ils peuvent détruire des choses et faire du mal aux gens. Il est de ma responsabilité d’user de mes outils avec sagesse.
— Est-ce le credo de tous les mécaniciens ? »
Mari ne répondit pas aussitôt ; elle laissa échapper un soupir.
« Certains de mes instructeurs m’ont inculqué l’importance d’utiliser mes outils avec discernement, d’autres ont toujours affirmé que cela n’en avait pas. Pour moi, ça en a. »
Alain réfléchit à ce qu’elle venait de dire et s’efforça de le comprendre.
« Si tes outils ont autant d’importance à tes yeux, c’est à cause de l’usage que tu en fais, c’est ça ? »
Elle le dévisagea, surprise.
« Oui. C’est exactement ça. » Elle finit de ranger les objets dont elle s’était servie. « Voyons ce qu’il y a derrière cette porte. »
Le battant pivota sous la poussée de la mécanicienne. Elle avança, le dos collé contre le bois brut, son arme pointée devant elle. Ils débouchèrent dans un vestibule en longueur, bordé de pièces de part et d’autre, et qui se terminait par une autre porte close. Mari se retourna vers le mage.
« Y a-t-il d’autres alarmes ici ? »
Alain étudia les lieux en faisant quelques pas.
« Je n’en vois aucune.
— Bien. » La jeune femme désigna du doigt un petit objet métallique fixé au plafond. « Ceci est un appareil fabriqué par les mécaniciens, mais ce n’est qu’un renifleur de fumée. Il déclenche une alarme en cas d’incendie. Ce n’est pas franchement bon marché, mais, avec tout ce que la ville de Ringhmon conserve dans ce bâtiment, je ne suis pas étonnée qu’ils ne souhaitent pas qu’un incendie incontrôlé se déclare ici. Je répugne à me demander quel usage du feu est fait dans ce donjon au point de provoquer cette peur. J’imagine que cela implique du métal en fusion appliqué sur de la peau humaine.
— Est-ce que cela entraîne des blessures ?
— Oh oui, dit Mari à la manière de quelqu’un qui se remémore un événement précis. Crois-moi, tu ne poses la main sur un conduit de vapeur non isolé qu’une fois dans ta vie. Ceux qui sont infichus de retenir la leçon sont trop bêtes pour devenir des mécaniciens. »
Il acquiesça d’un air entendu, en se rappelant ses propres cours.
« L’enseignement dispensé par les mécaniciens à leurs acolytes s’assortit de punitions corporelles, tout comme celui des mages. »
Au lieu d’acquiescer en retour, Mari le dévisagea, bouche bée. Puis elle déglutit et parla d’une voix blanche.
« Ce n’était pas… Je suis désolée. Tu as été… Non. Je ne veux pas aller sur ce terrain-là. Sortons d’ici. »
Elle marcha rapidement droit devant elle, s’agenouilla devant l’autre porte et fronça les sourcils tandis qu’elle l’examinait avec une attention inhabituelle.
Alain l’observa, tâchant de comprendre ce qui avait suscité son désarroi et curieux d’en apprendre davantage sur les arts étranges des mécaniciens. La satisfaction que lui avait procurée sa conclusion selon laquelle le fil, ainsi que ses pensées concernant Mari, faisaient partie d’un test, une épreuve sur sa route vers un degré de sagesse plus élevé, n’avait été que de courte durée. Une fois que la mécanicienne lui eut révélé qu’on lui avait ordonné de ne plus le revoir, Alain avait pris conscience qu’il ne voulait pas que le lien se brisât. Si le fil était synonyme d’amitié, rien ne s’opposait à ce qu’il subsistât, même si le mage était encore dans le flou quant au sens exact de ce mot.
Ayant craint que ses pensées pour Mari ne l’affaiblissent et l’écartent du droit chemin, il avait été surpris d’être capable de marcher après avoir traversé la zone du sort d’alarme. Il aurait dû être terrassé par l’énergie qu’il avait déployée. Mais la présence de la mécanicienne Mari, ou plutôt le fil qu’il voyait entre eux, l’avait au contraire conduit à repousser ses limites. Cela prouvait la justesse de son raisonnement : l’épreuve que représentait Mari le rendrait plus fort.
Les autres mages seraient-ils en mesure de détecter le fil ? Voilà qui pourrait poser problème. Il devrait expliquer ce que c’était, en l’exposant non comme ce qu’il le croyait être, mais comme quelque chose que les doyens accepteraient. Ils m’ont enseigné que la vérité et le mensonge n’existaient pas, aussi vais-je appliquer leurs leçons à la lettre et m’en tenir à ce qui servira ma cause.
La mécanicienne Mari lui avait dit attacher de l’importance à la vérité, mais elle ne verrait sûrement aucune objection à ce qu’Alain fourvoie ses doyens de la sorte.
Mari poussa soudain un cri de dépit qui tira Alain de ses pensées.
« Je n’y crois pas ! Il y a trois – non, quatre – verrous ou loquets qui maintiennent cette porte fermée et ils sont tous commandés depuis l’extérieur. Je ne peux pas nous faire passer cet obstacle. »
Elle se laissa tomber sur la marche juste devant le battant et se prit la tête entre les mains, avant de lever les yeux vers le mage.
« Est-ce que tu peux y arriver ? Nous avons besoin d’un trou grand comme ça. » La mécanicienne délimita une large section du panneau en bois. « Et il faudra que tu le préserves plus longtemps pour que je vienne à bout des quatre serrures. »
Alain évalua ce qui restait de ses forces mises à mal, sonda l’énergie des lieux, puis secoua la tête.
« Et je ne peux pas nous faire traverser cette porte non plus. Pas avant un bon moment. Seuls les gardes pourraient nous l’ouvrir mais, tant que la journée ne battra pas son plein, ils ne viendront certainement pas sans une bonne raison. Et encore, il nous faudra alors nous battre pour partir.
— Si nous sommes en état de nous battre. Qu’est-ce qui pourrait faire venir les gardes avant l’heure… une diversion ? » Mari leva les yeux ; son regard était toujours abattu, mais une lueur d’inspiration y brillait. « Une bonne raison. Mage Alain, tu es un génie. »
Elle se remit sur pied d’un bond et serra le poing, mais avant qu’Alain n’ait eu le temps de réagir à cette attaque subite, elle frappa un coup tout en douceur sur son épaule. Elle lui tourna le dos, puis fit volte-face et plongea ses yeux dans les siens.
« Je ne sais pas ce qu’on t’a fait. Je ne veux pas le savoir. Mais quelque chose de bon a survécu. C’est toujours en toi. Je le sens. Je suis dure. Il m’arrive d’être dure avec mes amis. Mais je suis toujours là pour eux et je ne les laisse jamais tomber. Compris ? »
Il soutint son regard, à nouveau déconcerté par ses paroles.
« Être amis, c’est ça aussi ?
— Oui. » Mari eut un sourire forcé, pivota sur ses talons et courut vers une des pièces qui bordaient le vestibule. Elle jeta un œil à l’intérieur et fit signe au mage de la rejoindre. « C’est exactement ce qu’il nous faut. »
L’endroit renfermait un grand nombre de paillasses fines, semblables à celle de sa cellule.
« C’est un débarras bourré d’objets inflammables. »
Après avoir empilé plusieurs matelas, elle sortit de sa trousse à outils un autre appareil de mécanicien et le fit cliqueter avec son pouce : des étincelles s’en échappèrent. De petits éclats brillants atterrirent sur les grabats et de minces filets de fumée s’élevèrent des points d’impact.
« Au besoin, nous pourrions retourner dans le donjon pour récupérer une des lampes à huile, mais cela nous obligerait à traverser le truc d’alarme. Je pense que ce que nous avons là devrait faire l’affaire.
— Que fais-tu ?
— J’allume un feu, quelle question ! » Mari brandit l’objet qu’elle tenait en main. « C’est un démarre-feu. Un appareil tout ce qu’il y a de plus simple. Tu n’en as jamais vu ?
— Jamais. Ce truc m’a l’air très compliqué. Je ne comprends pas comment il fonctionne.
— Comment allumes-tu un feu ? »
Ça, c’était un secret de guilde. Mais l’était-ce vraiment ? Les doyens lui avaient rabâché qu’aucun mécanicien n’était en mesure d’en saisir le procédé. Et quelle serait la réaction de cette mécanicienne s’il le lui disait ?
« Par mon esprit, je canalise le pouvoir pour créer un point de chaleur, en altérant la nature de l’illusion à un endroit précis. Puis, toujours par l’esprit, je déplace la chaleur sur la chose que je souhaite brûler.
— Oh. Est-ce donc ainsi que tu visualises le processus ?
— Non. C’est ainsi qu’on procède.
— C’est… intéressant. » Mari sourit de toutes ses dents. « Donc, au lieu d’allumer un feu en faisant quelque chose d’aussi complexe et incompréhensible que de gratter une pierre à feu, tu te contentes d’altérer la nature de la réalité. C’est vrai que c’est bien plus simple.
— Cette inflexion de ta voix, ce ton… Tu utilises le sarcasme.
— J’y recours trop souvent », lâcha Mari d’un air contrit. Son sourire se fit plus naturel, malgré la raideur due à la tension tandis qu’elle s’efforçait de transformer des flammèches en flammes plus intenses. « Nier la réalité est parfois tout ce qui nous reste pour tenir le coup, pas vrai ?
— Réalité ? Tu veux dire l’illusion ?
— C’est ça. Tu n’as pas idée du nombre de personnes plus âgées et plus gradées que moi qui se sont échinées, durant toutes ces années, à essayer de m’expliquer ce qu’était la réalité. » Mari s’esclaffa. « J’imagine que c’est le domaine où j’apprends lentement. »
Alain l’observa quelques instants.
« Tu parles vite. Es-tu effrayée ?
— Non. Je suis stressée. Stressée à l’idée de rester coincée ici, stressée en pensant au risque que je nous fais courir en allumant un feu et… stressée de discuter avec toi. Par moments, j’ai l’impression de commencer à comprendre qui tu es et ce que tu as traversé et puis… par les étoiles ! Ça me passera. Je vais juste te dire ce que je suis en train de faire, parce que je viens de réaliser que j’étais partie du principe que tu savais, alors que nous ne sommes absolument pas sur la même longueur d’onde.
— Longueur ? Onde ? Pourquoi parles-tu de cela ? Nous ne sommes pas à proximité d’un plan d’eau.
— Euh… Laisse tomber. Écoute. Quand le feu aura bien pris, le renifleur de fumée va déclencher l’alarme et des soldats vont franchir la porte au pas de course pour éteindre l’incendie. Pendant qu’ils seront occupés, nous devrons nous précipiter pour passer la porte dans l’autre sens en profitant du couvert de la fumée, de la confusion générale et tout ça. » Elle se recula sans quitter des yeux les flammes qui bondissaient désormais et léchaient les poutres en bois du plafond. « Si le feu se déchaîne ou si les gardes mettent trop longtemps à arriver, nous risquons d’avoir de gros problèmes, toi et moi.
— Nous y sommes déjà jusqu’au cou, non ?
— C’est exactement ce que je me dis. Bien sûr, si cela venait à se produire… si le brasier devenait incontrôlable sans que les puissants citoyens de Ringhmon ne parviennent à le maîtriser, il ravagerait également ce petit palais et détruirait tout ce qu’il contient. Y compris le Modèle 6 au prix exorbitant que je viens tout juste de réparer, qu’ils devront payer, ainsi que l’autre M6 qu’ils possèdent officiellement. » Mari haussa les épaules en feignant l’insouciance. « Ça leur apprendra à me kidnapper. Mais cela n’arrivera pas. Nous nous en sortirons.
— Tu dis cela et pourtant tu es effrayée.
— Oui, je suis effrayée ! Voilà ! Tu es content ? Non, évidemment, les mages ne sont jamais contents. Écoute, essaie de ne pas mourir, d’accord ? Je ne voudrais pas que ce soit par ma faute. »
Alain ne répondit pas aussitôt, occupé qu’il était à analyser ce qu’elle venait de dire.
« Je vais m’y employer. Ton plan semble cohérent et potentiellement très destructeur. Je constate que t’offenser est une grave erreur.
— Oui, ça l’est », acquiesça Mari. Un sourire illumina fugacement ses traits. « Ne me fais pas de crasses, et tu n’auras jamais à t’en inquiéter. » Elle s’éloigna à reculons du feu qui gagnait en ampleur et en intensité. « On devrait jeter quelques matelas supplémentaires, histoire d’épaissir la sauce. »
Le mage prêta main-forte à la mécanicienne pour entasser une paire de paillasses au-dessus de celle déjà en flammes. Des panaches de fumée s’élevèrent en tourbillonnant et irritèrent les yeux et la gorge d’Alain tandis qu’il sortait à reculons à la suite de Mari. Le feu s’était propagé aux poutres du plafond et éclairait la fumée par le dessus. Les lourdes volutes noires commençaient à envahir le vestibule.
« Par ici ! » lui cria-t-elle en toussant d’une pièce qui faisait face à celle qu’ils venaient de quitter. Une cacophonie résonna soudain autour d’eux, le son se répercutant sur les murs. « Ça, c’est le renifleur. »
Alors qu’ils attendaient, la mécanicienne toussa à nouveau, les yeux humides.
« Mage Alain ? Il y a un facteur que j’ai oublié de prendre en compte. »
Alain serra les paupières pour chasser ses larmes, mais l’irritation provoquée par les volutes âcres troublait sa vision.
« Comment ça ? demanda-t-il, en toussant à son tour.
— La fumée. Elle se répand plus vite que les flammes. Nous avons moins de temps que je ne pensais. Si les gardes ne descendent pas rapidement, elle nous tuera.
— Ce serait malencontreux, en effet. Ainsi, tu t’es trompée, toi aussi ?
— Oui. Je me suis trompée. Espérons que ce ne soit pas une erreur fatale. Je déteste quand ça arrive. »
Mari venait de tenter un sarcasme de plus, mais sa peur était évidente malgré ses airs bravaches : les émotions rayonnaient de la mécanicienne comme la chaleur du feu. Alain, qui faisait appel à son entraînement pour garder ses propres peurs profondément enfouies, s’inquiétait pour elle.
« Maîtresse mécanicienne Mari, le moment est-il opportun pour qu’un ami offre son aide ?
— S’il est en mesure de le faire, oui.
— La mort n’est qu’une transition d’un rêve à un autre. Elle n’est rien qu’un nouveau voyage. »
Elle le regarda en clignant des yeux, inondés de larmes à cause de la fumée.
« Merci. Cela ne m’aide pas beaucoup, mais merci d’avoir essayé. Je… »
Les mots de la mécanicienne furent interrompus par des cris venant de l’autre côté de la porte fermée, accompagnés de grincements et de cliquetis.
« Ils libèrent le verrou », souffla Mari.
Quelques instants plus tard, le battant heurta le mur et un groupe de soldats chargés de seaux d’eau s’engouffrèrent dans le vestibule. La chaleur et la fumée les assaillirent, le nuage noirâtre s’étira pour envahir le nouvel espace offert par la porte ouverte et les hommes refluèrent.
Sentant qu’on l’attrapait par le bras, Alain se laissa entraîner vers le bas, puis en direction de la sortie. La fumée était moins dense au niveau du sol. Accroupie pour être presque à ras de terre, la mécanicienne Mari avança vers l’ouverture en s’efforçant d’éviter les gardes, sans jamais relâcher son étreinte. Les soldats couraient de-ci de-là dans une apparente confusion pendant que quelqu’un hurlait des ordres. Ils heurtèrent les jambes de plusieurs hommes, trop désorientés pour réagir, et arrivèrent à la porte. On pressait un autre détachement de la garde à investir le vestibule, leur masse occupait toute la largeur du passage et coupait toute possibilité de fuite. Alain laissa Mari, le visage baigné de larmes, la main collée sur la bouche, le guider vers un recoin où ils s’accroupirent alors que le rugissement des flammes gagnait en volume derrière eux. Lui-même avait bien du mal à respirer et se demandait combien de temps ils tiendraient encore tous les deux.
Le groupe de gardes quitta l’embrasure de la porte, obéissant aux injonctions de leur chef. Les hommes jetèrent l’eau au hasard dans toutes les directions avant de repartir au pas de course vers l’extérieur. Une fois de plus, Alain laissa Mari diriger les opérations et la mécanicienne le mêla à l’escouade qui remontait un long escalier. Il entraperçut brièvement le commandant de la garde qui hurlait des malédictions, puis un panache de fumée tourbillonna dans l’escalier et lui bloqua la vue.
Grimpant les marches quatre à quatre dans le sillage de Mari, Alain éprouvait une difficulté croissante à garder son souffle. Le manque d’air ajouté à la faiblesse induite par ses efforts de la nuit lui faisait tourner la tête. Pendant un instant, il crut avoir perdu la mécanicienne dans l’épaisse fumée, mais elle surgit soudain devant lui et l’empoigna à nouveau pour l’entraîner à sa suite. Savoir qu’elle avait rebroussé chemin vers le danger pour s’assurer de sa survie força Alain à avancer autant que l’énergie qu’elle y mettait.
Au moment où il craignait de perdre connaissance, ils atteignirent un petit palier. Puis ils passèrent une porte et contournèrent un coin de mur. À cet endroit, l’air au niveau du sol était dépourvu de fumée ; s’infiltrant par l’embrasure, cette dernière rampait sous le plafond au-dessus d’eux. Alain chercha à reprendre son souffle, entre deux quintes de toux. Il remarqua la mécanicienne Mari lovée en position fœtale qui s’étouffait en crachant ses poumons. Mû par un souvenir flou, Alain rampa à ses côtés et entreprit de taper son dos du plat de la main.
Les quintes de toux de la mécanicienne cessèrent et elle respira à nouveau. Elle attrapa sa main.
« C’est bon. Merci. »
Il la regarda à travers le voile de larmes qui emplissaient ses yeux.
« Tout à l’heure, dans l’escalier, tu es revenue pour moi.
— Tu ne m’avais pas crue ? Je ne laisse personne à la traîne, Alain. »
Elle venait de l’appeler par son seul prénom, en omettant le titre de mage. Il aurait dû objecter ; pourtant, au lieu de cela, il fut pris de l’envie de lui rendre la pareille.
« Je te ferai confiance la prochaine fois… Mari.
— C’est bien. Tu apprends vite. »
Elle scruta le hall où ils se trouvaient. Des gens paniqués couraient dans tous les sens. Nul ne parut noter la présence d’une mécanicienne et d’un mage allongés sur le sol. Un grand nombre de personnes devaient travailler de nuit dans ce bâtiment, mais certainement pas autant que durant la journée.
« Sais-tu comment quitter les lieux ?
— Je suis entré en traversant les murs.
— La réponse est donc non. » Mari se redressa pour se mettre à quatre pattes. « Eh bien, éloignons-nous le plus possible du feu avant qu’un de ces communs commence à faire marcher son cerveau et à se demander ce que nous fichons par ici. Ce chemin ne me semble pas pire qu’un autre. »
Ils se mirent à ramper en prenant soin d’éviter les autres occupants qui les dépassaient hâtivement. La fumée se raréfia à mesure qu’ils tournaient dans les couloirs, mais le brouhaha de l’activité derrière eux ne faiblissait pas. Mari se remit sur ses pieds, l’aida à se relever à son tour et ils reprirent leur progression en titubant. Quelques communs s’arrêtèrent pour les dévisager, mais un regard assassin de Mari leur fit illico continuer leur route.
Quelque chose s’effondra dans les tréfonds du bâtiment, qui fut parcouru d’un frémissement. Un instant plus tard, d’épaisses volutes grisâtres envahirent le large couloir où ils se tenaient. Alain ne parvenait pas à chasser l’idée que la fumée les poursuivait, car le feu refusait de les laisser échapper à son étreinte.
Mari observa cette nouvelle vague de fumée, mais au lieu de fuir elle s’agenouilla aussitôt et appuya sa paume par terre. Elle se redressa promptement, l’air préoccupée.
« Le sol est chaud. Cela signifie que le feu se répand rapidement sous nos pieds. Nous devons sortir de cette bâtisse. Vite. Par ici ! »
Ils trouvèrent la force d’accélérer et, trottant cahin-caha, ils rejoignirent l’extrémité du long corridor. Alain se rendit compte que la fumée n’arrivait pas uniquement de derrière : elle jaillissait en geysers de petites fissures apparues sur le sol.
« Ton plan fonctionne, lâcha Alain en luttant pour reprendre son souffle. Ce bâtiment sera détruit.
— Mon plan ne prévoyait pas que nous y serions encore au moment où cela se produirait ! Garde la tête froide et avance. Regarde ! Une fenêtre ! »
Mari tira de nouveau sur ses robes de mage. L’immense fenêtre, divisée en plusieurs panneaux, courait presque du sol au plafond au bout du couloir dans lequel ils venaient de s’engager. À travers les vitres perçait le ciel noir de la nuit, pâlissant sous les premières lueurs de l’aube. Alain céda à la traction de Mari et se précipita avec elle vers la promesse de sécurité.
Il fut surpris d’entendre un bruit sourd de cavalcade, avant de voir déboucher au pas de charge un détachement de soldats de Ringhmon dans le corridor juste à côté de la fenêtre. Les hommes regardèrent le nuage de fumée rouler dans leur direction, puis la mécanicienne et le mage qui le précédaient. Le visage paniqué, quatre soldats saisirent leurs arbalètes. Un autre épaula une arme de mécanicien.
Mari dérapa pour essayer de s’arrêter, sa figure un masque de désespoir. Son arme de poing semblait minuscule comparée à celles brandies par les gardes ; elle la leva néanmoins à son tour, préférant la confrontation à une retraite vers la dense fumée qui les poursuivait.
Alain la saisit par la veste et la tira en avant.
« Continue de courir », lui ordonna-t-il en puisant dans ce qui lui restait de ressources pour un ultime effort.
L’illusion du monde prétendait que l’air dans ce couloir était clair, qu’il laissait passer la lumière. Cependant, l’air pouvait être noir. Capable d’arrêter la lumière. Changer l’illusion. L’inverser.
Il n’avait pas la force de réaliser cela. Il le savait. Pourtant, l’énergie arriva d’un coup et le pouvoir déferla en lui alors qu’il poussait la mécanicienne en avant.
L’obscurité totale les enveloppa.
À travers le voile de l’épuisement absolu, Alain entendait les cris d’alerte et de terreur devant eux. Un tonnerre familier retentit et des choses filèrent derrière lui avec un méchant sifflement. L’arme des mécaniciens devait lancer ses projectiles, mais, incapable de voir ses cibles, le soldat n’avait que peu de chances de faire mouche. Alain trébucha et tomba, exténué, mais une poigne ferme l’agrippa et le propulsa en avant. La mécanicienne Mari le portait, malgré son poids et sa propre fatigue. Elle mettait sa vie en péril une nouvelle fois pour le sauver.
Les mécaniciens n’étaient pas censés agir de la sorte. Mais ce n’était pas un mécanicien. C’était Mari. D’où tirait-elle donc la force de le porter ? Son esprit embrouillé de fatigue lui fournit une réponse : cette force venait du même endroit où il avait puisé l’énergie pour lancer son ultime sortilège, un endroit où il restait toujours de la force même quand ses propres réserves étaient épuisées. Elle lui avait montré la voie pour trouver cet endroit et maintenant elle y puisait elle-même pour les sauver tous deux. Le fil et ses effets étranges fonctionnaient dans les deux sens.
Ils percutèrent un enchevêtrement de corps qu’ils franchirent dans la confusion générale. Puis ils heurtèrent quelque chose de dur qui se brisa sous l’impact. Leur élan leur fit traverser la fenêtre et ils basculèrent dans le vide.
Ses dernières forces le quittèrent, le sort se dissipa et leur vue revint. Des éclats de verre volaient tout autour d’eux en tournant sur eux-mêmes avec une lenteur que son esprit soumis à un stress intense compara à celle qu’on expérimentait dans les rêves. À côté de lui, un bras passé autour du sien, Mari roulait dans l’air, la tête rentrée dans le creux du coude. Et alors que son propre corps vrillait dans la pénombre de l’aube, Alain vit des fourrés se précipiter à sa rencontre. À moins que ce ne fût lui qui leur tombât dessus. Les deux n’étaient que des illusions de son esprit, aussi déposa-t-il les armes devant la fatigue et attendit que son corps et les buissons se rejoignent.