Chapitre 11

Le mécanicien émérite Stimon, superviseur de l’hôtel de la guilde, n’avait pas l’air content. Mari soutenait son regard, le visage impassible. Elle était surprise d’avoir perfectionné ce tour très utile en observant Alain. Pourtant, elle jubilait intérieurement. Elle se sentait victorieuse et d’excellente humeur. Non seulement elle était libre, mais en plus elle avait pu prendre une sérieuse revanche la nuit précédente, le tout avec l’aide du mage Alain.

Le nez de Stimon se plissant sans cesse, Mari en conclut que ses vêtements devaient puer la fumée, même si elle n’était plus capable d’en percevoir l’odeur.

« Le palais du gouvernement de la ville de Ringhmon a été totalement dévasté par les flammes, grogna Stimon. Des foyers font toujours rage dans le cœur de la structure. Toute la ville est sens dessus dessous. Et vous débarquez ici couverte de cendres et empestant la fumée.

— Je me suis trouvée près de l’incendie. J’avais un contrat au palais du gouvernement, comme vous vous le rappelez.

— Vous vous y êtes rendue hier, pour ce contrat ! Que faisiez-vous encore sur place aux petites heures du jour ?

— Le travail était très complexe », avança Mari avec sincérité. Si tu en sais davantage, dis-le. Si tu pensais que je courais un danger, je veux l’entendre de ta bouche.

La figure de Stimon vira au cramoisi.

« L’administrateur de la ville nous a assuré que vous aviez terminé votre tâche et quitté les lieux.

— De toute évidence, il était dans l’erreur. » Mari planta ses yeux dans ceux de Stimon, le mettant au défi d’accepter la parole d’un commun contre celle d’un mécanicien. « Sachez néanmoins que j’apprécie particulièrement l’intérêt que vous portez à mon bien-être, mécanicien émérite Stimon. Vous serez ravi d’apprendre que le guérisseur de l’hôtel de la guilde s’est occupé des blessures que j’ai subies… en me sauvant des flammes.

— Il est heureux que vous ayez pu échapper… aux flammes. »

Mari porta son buste en avant en fusillant Stimon du regard.

« Et si nous nous dispensions des mensonges ? Ainsi qu’on vous l’a sans doute déjà indiqué, j’ai dit dans mon rapport que j’ai été assommée et kidnappée par l’administrateur de cette cité nauséabonde et pestilentielle, et que je ne dois mon évasion qu’à d’opportunes circonstances. »

Il avait été difficile d’expliquer la manière dont elle s’y était prise sans évoquer le mage Alain, mais Mari était restée vague sur les détails, en invoquant les effets persistants du coup qu’elle avait reçu sur le crâne.

Stimon la fusillait du regard, lui aussi.

« Y a-t-il autre chose ?

— Y a-t-il besoin d’autre chose ? Une personne d’extraction commune qui agresse et séquestre un mécanicien ? Vous devriez réclamer la tête de cet homme, lâcha Mari sèchement. Et il est certain désormais que l’attaque contre ma caravane était également une tentative de Ringhmon pour m’enlever avant que je n’atteigne la ville.

— Disposez-vous d’une preuve de ce que vous avancez ?

— Les bandits utilisaient les mêmes fusils… » Elle s’interrompit en voyant Stimon commencer à branler du chef.

« Des preuves, répéta-t-il.

— J’ai vu certains d’entre eux à Ringhmon ! »

La voix de Stimon demeura implacable alors qu’il abattait violemment la main sur sa table de travail.

« Des preuves !

— Vous voulez une preuve de quelque chose ? » Mari fourragea dans une poche et lança sur le bureau du superviseur ce qu’elle en avait extrait. « J’ai trouvé ça dans la cellule où on m’a enfermée. » Stimon se contenta de regarder l’objet avec une expression neutre. « C’est un écoute-au-loin et, très manifestement, il ne sort d’aucun atelier de notre guilde. Quant au problème avec le Modèle 6 qui était dans le palais du gouvernement… Enfin, nous parlons bien ici du M6-F3 acquis en secret. D’ailleurs, je vous remercie infiniment de m’avoir informée de son existence avant que je me rende sur place. Le problème, mécanicien émérite Stimon, porte le nom d’infection. Savez-vous ce qu’est une infection ? C’est un code pensant prohibé. Et celui-ci ne comportait la marque de fabrique d’aucun des membres de notre guilde qui s’y connaissent en codes pensants. »

Stimon fit la moue, les traits tendus.

« Nous allons nous pencher sur la question.

— Pardonnez-moi, mais vous ne semblez pas aussi inquiet que vous devriez l’être. J’aimerais savoir pourquoi.

— C’est un problème des plus sérieux. » Stimon la regardait posément, le visage impavide comme celui d’un mage. « Je vais me pencher sur la question. J’enverrai un rapport complet au quartier général de la guilde. Avez-vous, outre l’infection, trouvé autre chose à propos de ce Modèle 6, qui mérite notre attention ?

— Oui. J’ai trouvé la preuve que Ringhmon essaie de développer le moyen de fabriquer des fusils. » Cette information provoqua enfin une réaction chez Stimon : il écarquilla les yeux et serra la mâchoire. « Mais ce n’est pas très grave, n’est-ce pas ? Vu que, quoi qu’ils apprennent, les communs ne seront jamais en mesure de produire ce genre de choses. N’est-ce pas ?

— Bien entendu, lâcha Stimon d’une voix étranglée.

— Ajoutez à cela l’infection d’origine douteuse sur un de nos appareils de calcul et d’analyse, ainsi que cet écoute-au-loin qui n’a apparemment pas été manufacturé dans nos ateliers, et vous comprendrez, monsieur le superviseur d’hôtel de guilde, qu’en tant que membre dévoué de la guilde des mécaniciens, je sois inquiète des implications de tout cela.

— Des implications ? » Le mécanicien émérite Stimon se fit froid et cassant. « Que sous-entendez-vous ? Que les communs sont capables d’accomplir le travail des mécaniciens ? Êtes-vous en train de dire que le fondement même de notre guilde repose sur un mensonge ? »

La confiance de Mari s’effrita sous le feu des questions. Elle se tendit. À cet instant, alors qu’elle était dans l’hôtel de sa propre guilde, elle se sentit aussi effrayée qu’elle l’avait été dans les geôles de Ringhmon.

« Non. Je veux connaître la vérité de manière à agir en accord avec les besoins et les intérêts de la guilde. »

Elle espérait que sa voix semblait posée et non agitée comme elle l’était intérieurement.

Le mécanicien émérite Stimon la scruta, les yeux plissés.

« Pensez-vous que votre interprétation des récents événements soit juste ?

— Je… » On avait appris à Mari à respecter la guilde et tous les membres d’un rang supérieur au sien. La peur avait joué un rôle prépondérant dans cet enseignement – la peur de l’échec, la peur de sanctions administratives et de rétrogradation. Cependant, elle n’avait jamais eu peur de sa guilde. La guilde était sa famille. La seule qui lui restait. Comment était-il possible que sa famille en vienne à la menacer, comme un vulgaire commun.

« Non. Il y a d’autres explications envisageables et je veux connaître celles qui sont vraies. »

Les lèvres de Stimon s’étirèrent en un fin sourire.

« Mécanicienne Mari, avant votre arrivée, nous avons été informés que vous étiez extrêmement compétente dans votre domaine, mais laissiez à désirer en matière de discrétion et d’expérience. Vous avez démontré la stricte vérité de la première partie de cette affirmation en réussissant là où le maître mécanicien Xian avait échoué. Il serait dans l’intérêt de chacun que vous fassiez mentir la seconde partie en témoignant d’une réserve bien supérieure à celle que suggère votre comportement passé. »

Mari ne corrigea pas, cette fois, l’omission intentionnelle de son titre de maîtresse mécanicienne. « Réfléchis, Mari. » La voix du professeur S’san résonna dans sa mémoire. « Réfléchis bien avant de décider ce que tu vas faire. »

« Je comprends.

— Vraiment ? La guilde prend soin des siens, vos dires seront donc pris en compte, déclara Stimon, d’un ton qui sous-entendait qu’accorder du crédit à ses paroles relevait d’une généreuse concession plutôt que de l’ordre normal des choses. La guilde s’occupera de Ringhmon, ajouta-t-il d’un ton qui la fit frémir. Nous en ferons un exemple. Si vous aspirez à la vengeance, n’ayez aucune crainte à ce sujet. »

Mari se contenta de hocher la tête, de peur que sa voix ne la trahisse.

« Quant à vous – Stimon se cala contre le dossier de son siège sans la quitter des yeux –, les informations dont vous disposez sont frappées du sceau du secret de guilde. Comprenez-vous ? Tout ce qui s’est passé. Tout ce que vous avez découvert. Vous ne le divulguerez à personne tant que l’enquête de la guilde ne sera pas close.

— Le secret de guilde ? Mais un superviseur n’a pas autorité pour décréter le secret par lui-même, objecta Mari après quelques instants de silence.

— Vous n’êtes pas très douée pour vous conformer aux règles de la guilde, mais il semblerait que vous les connaissiez toutes par cœur. Rassurez-vous, je n’ordonne pas le secret de mon propre chef. »

Stimon fit glisser un morceau de papier vers elle. Mari s’en empara, aperçut l’en-tête de la lettre et lut :

TOUT MÉCANICIEN QUI LIT LA PRÉSENTE EST INFORMÉ QUE CE QU’IL OU ELLE A APPRIS NE DOIT ÊTRE RÉVÉLÉ À PERSONNE. LA SÉCURITÉ DE LA GUILDE AINSI QUE SES INTÉRÊTS SONT EN JEU. SEUL UN MAÎTRE DE LA GUILDE EST HABILITÉ À LEVER CETTE RESTRICTION.

SIGNÉ, BALTHA DE CENTIN, GRAND MAÎTRE DE LA GUILDE DES MÉCANICIENS.

Mari releva les yeux et vit son interlocuteur la regarder fixement. Elle relut la missive en essayant d’imaginer les raisons susceptibles d’avoir poussé la guilde à donner à Stimon le pouvoir d’invoquer le secret à discrétion. Le superviseur devait bénéficier d’appuis très puissants. Quoi qu’il se passât à Ringhmon, ce n’était pas un cas isolé. À peine formée, son idée de soumettre un rapport sur Stimon à Palandur se désagrégea.

« Comment aurais-je connaissance des progrès et des conclusions de l’enquête ? demanda-t-elle.

— On vous dira ce que vous êtes censée savoir », lâcha le superviseur. Il ouvrit un tiroir, en sortit un document et le poussa vers elle. « Par une heureuse coïncidence, le train hebdomadaire pour Dorcastel part à midi. Ne le manquez pas.

— Dorcastel ? Je pensais que je devais retourner à Palandur quand mon travail ici serait terminé.

— Dorcastel, répéta Stimon, dont la voix se fit plus dure. La guilde vous ordonne de vous rendre à Dorcastel. On vous en communiquera les raisons une fois sur place. »

Un nouveau contrat ? Pourquoi Dorcastel aurait-elle besoin de ses compétences ? Une chose était néanmoins certaine : Stimon ne lui fournirait aucune information supplémentaire. Mari prit le ticket et le lut, en proie à la confusion.

« À midi ? Aujourd’hui ? »

Il joignit les mains et opina.

« Aujourd’hui. Vous serez dans ce train sans faute, mécanicienne Mari. Dois-je consigner cet ordre par écrit ?

— Non. » Elle fixa l’expression suffisante de Stimon, sa détestation de l’injustice livrant bataille à son bon sens. Provoquer le superviseur à cet instant aurait été stupide, même s’il la titillait.

Comme cela arrivait trop souvent, son bon sens perdit.

« C’est maîtresse mécanicienne Mari », le corrigea-t-elle.

Stimon laissa un sourire hypocrite s’épanouir sur ses lèvres.

« Maîtresse mécanicienne Mari.

— Serai-je escortée jusqu’à la gare ? »

Elle connaissait d’avance la réponse à cette question, mais elle voulait l’entendre de sa bouche.

« Non. Vous pouvez vous y rendre seule, siffla-t-il, le sourire toujours accroché aux lèvres.

— Même après les récents événements ? Vous ne pensez toujours pas que je suis en danger à Ringhmon ?

— Vous avez vos ordres. Pour le bien de la guilde », dit Stimon calmement.

Comment peut-il faire ça ? Il ne peut pas douter une seconde que je sois en danger. Me tendre une embuscade sur le chemin de la gare serait un jeu d’enfant. On dirait que Stimon ne veut pas uniquement que je vide les lieux, mais que je sois également… morte ? Non. C’est impossible. Impossible ?

La guilde ne ferait jamais…

La guilde m’a menti au sujet des mages.

Combien d’autres mensonges a-t-elle proférés ?

« Y a-t-il autre chose ? » demanda le superviseur, d’un ton où sourdait l’impatience.

Mari secoua la tête, inquiète que toute parole supplémentaire pût sonner son glas.

« Bien. La guilde a néanmoins une dernière question à vous poser. Vous avez été vue en train de traîner quelqu’un hors du bâtiment pendant l’incendie. Vous n’avez pas fait mention de cette personne dans votre rapport. Qui était-ce ? »

Mari se demanda comment Stimon savait cela. Au minimum, cela impliquait qu’il disposait d’espions qui surveillaient le palais du gouvernement. Des espions qui avaient dû le prévenir qu’elle n’était pas ressortie de l’édifice le soir précédent. Quoique n’en ressentant nulle anxiété, Mari n’avait aucune intention de dévoiler l’identité de celui avec qui elle était.

Elle haussa les épaules d’un air aussi détaché que possible.

« Un jeune homme. Il a sauté par la fenêtre et a atterri dans des buissons. Puisqu’il semblait avoir besoin d’aide, je l’ai traîné à l’abri.

— Où est donc ce jeune homme à présent ?

— Je n’en sais rien. Après avoir repris ses esprits, il est parti. Je devais pour ma part rentrer à l’hôtel de la guilde. Il n’était pas sous ma responsabilité. »

Mari soutint le regard de Stimon avec tout l’aplomb qu’elle put mobiliser. Elle avait déjà eu l’occasion de mentir à ses supérieurs, notamment sur ses escapades nocturnes hors des baraquements des apprentis, mais jamais à propos de quelque chose d’aussi grave.

« Très bien. Allez-y. » Stimon accompagna ses paroles d’un geste de la main. « Je ne veux plus vous revoir. »

Sonnée, Mari sortit du bureau du superviseur et trouva, qui l’attendait, la mécanicienne émérite à la sempiternelle mine revêche. Une fois de plus, Mari fut escortée à travers l’hôtel, jusqu’aux locaux de service où on lui octroya quelques instants de solitude pour se changer et faire nettoyer ses vêtements empuantis par la fumée et la cendre qui s’y étaient déposées. La mécanicienne émérite invoqua l’autorité du superviseur afin d’obtenir un service éclair.

« J’ai besoin de manger quelque chose », demanda instamment Mari alors qu’elles attendaient que la blanchisserie terminât son travail.

Elle fut conduite aussitôt au réfectoire pour un petit-déjeuner tardif et installée seule à une table pendant que, non loin, la mécanicienne émérite s’occupait de la paperasserie. Les autres mécaniciens évitèrent de regarder dans sa direction.

Pourtant, en relevant le nez de son assiette, elle surprit Cara et Trux qui la fixaient, l’air inquiet. Trux lui adressa un sourire d’encouragement en brandissant discrètement les pouces ; Cara et les autres mécaniciens attablés avec eux hochèrent la tête. Puis ils détournèrent les yeux très rapidement, avant qu’un mécanicien émérite ne remarque leurs mimiques. J’imagine que je ne suis pas complètement seule, mais que tous les autres sont trop effrayés pour agir. Peut-être ont-ils plus de bon sens que moi. Peut-être ? Reconnais-le, Mari, il n’y a aucun « peut-être » qui tienne.

Un apprenti entra en portant ses vêtements propres, suivi par un mécanicien émérite visiblement contrarié. Mari se prépara à une nouvelle volée de bois vert, mais, au lieu de se diriger vers elle, l’homme fondit sur la mécanicienne qui l’avait chaperonnée et lui parla d’une voix basse où pointait le mécontentement. La jeune femme reconnut en lui celui qui avait enregistré son rapport suite à l’incendie et qui avait réveillé le guérisseur pour qu’il traite ses blessures. Le mécanicien émérite gesticulant régulièrement dans sa direction, elle perçut des bribes de ce qu’il disait à son homologue féminin. « Ce n’est pas une manière de traiter… les règles ne permettent pas… sécurité d’un mécanicien… Je proteste… »

Mais la mécanicienne émérite le fusilla des yeux, ses paroles se révélant à peine audibles pour Mari. « Le bien de la guilde… ordres du superviseur… »

Tandis que les deux mécaniciens émérites débattaient, l’apprenti déposa la pile de vêtements et coula un regard fébrile vers eux.

« Ma dame », souffla-t-il.

Mari prit le temps de le détailler plus attentivement. C’était lui qu’elle avait rencontré à l’entrée de l’hôtel de la guilde… la veille ? Non, l’avant-veille.

« Ma dame, répéta l’apprenti en faisant mine de s’affairer sur les habits. Vous prenez bien le train cet après-midi ? »

Elle acquiesça d’un hochement de tête.

« Le mécanicien Pradar m’a chargé de vous prévenir que le superviseur vient d’annuler l’envoi de matériel de la guilde prévu dans cette rame. »

Mari se lécha les lèvres nerveusement tout en jetant un œil inquiet vers les deux mécaniciens émérites qui se querellaient.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Le mécanicien Pradar a dit que ce serait trop dangereux qu’il vous parle en personne, mais il voulait que je vous remercie de sa part, une fois de plus. Prenez soin de vous, ma dame. »

Alors que l’apprenti reculait, le mécanicien émérite toisa son alter ego féminin en fronçant les sourcils.

« C’en est trop. Je vais consigner mon opposition par écrit.

— Si vous voulez en supporter les conséquences, répondit froidement la femme.

— Ce qui me soucie davantage, c’est de ne plus supporter de me regarder dans un miroir », répondit-il avant de tourner les talons. Il s’arrêta devant Mari, hésita, puis lança d’une voix encore plus forte : « Merci, maîtresse mécanicienne, pour les services que vous avez rendus à la guilde. »

Une vague d’applaudissements s’éleva dans le réfectoire tandis que le mécanicien émérite quittait les lieux à grands pas, et mourut dès que la femme pivota pour identifier les coupables. Mari savait que les applaudissements ne lui étaient pas destinés, puisque aucun des autres mécaniciens présents dans la salle ne pouvait savoir ce qu’elle avait accompli dans cette cité pour la guilde. Ils étaient une marque de soutien au mécanicien émérite qui osait prendre la défense de simples mécaniciens.

Elle baissa les yeux vers la table, en songeant à l’apprenti qui avait couru le risque de lui transmettre un avertissement ambigu, au mécanicien émérite qui avait sans doute mis en péril sa propre carrière par son dévouement à vouloir empêcher tout mauvais traitement infligé à de simples mécaniciens, et à tous les mécaniciens qui étaient terrifiés, mais bien conscients qu’elle était de leur côté. Elle eut une pensée pour le mécanicien Rindal, l’oncle de Pradar, qui avait disparu parce qu’il remettait en cause la politique de la guilde. Oui, j’ai encore bien des choses à apprendre, mais comment tout ceci peut-il se justifier ? Comment ces politiques peuvent-elles servir les intérêts de la guilde ? Pourquoi ne pas me dire les véritables raisons qui se cachent derrière ? Pourquoi ne pas laisser ceux qui aiment notre guilde œuvrer pour son bien ?

Incapable d’avaler une bouchée de plus, Mari emballa les restes de son repas et les ajouta à son paquetage.

La mécanicienne émérite la guida de nouveau dans les couloirs de l’hôtel. Toutefois, elle ne la conduisit pas à l’entrée principale, mais s’arrêta devant une petite issue dérobée.

« Pour votre sécurité », souffla-t-elle d’une voix railleuse, en poussant la jeune femme dehors.

La porte se referma derrière Mari. Puis elle entendit le bruit sourd des barres massives qu’on remettait en place pour bloquer l’ouverture. La mécanicienne resta plantée au pied des murs de l’hôtel de la guilde, la respiration lourde, perdue dans ses pensées.

Reprends-toi, Mari. Tu as été soumise à un stress énorme depuis l’attaque de la caravane. Tu as pris un mauvais coup sur la tête. Ne laisse pas tout ça embrouiller ton esprit et faire surgir de drôles d’idées. Le mécanicien émérite Stimon est un superviseur pourri, ça ne fait aucun doute. Mais cela n’a absolument rien à voir avec tes propres craintes. Des communs capables de faire le travail des mécaniciens ? Un superviseur qui représente un véritable danger pour la vie d’autres mécaniciens ? Tout cela est impossible. Dis-toi que tout cela est impossible. Parce qu’il ne peut en être autrement.

Exactement comme faire un trou dans une plaque de métal ou traverser un mur.

Que se passe-t-il ?

Par les étoiles ! J’ai peur de ma propre guilde et je ne sais pas vers qui me tourner. La guilde a été toute ma vie depuis le jour où, petite fille, on m’a conduite dans une de ses écoles. Ma guilde, c’est tout ce que j’ai.

Je vais me rendre à la gare, je vais rejoindre Dorcastel, me reposer et discuter avec d’autres mécaniciens afin d’oublier toute cette folie. Je suis certaine qu’une fois partie de Ringhmon, toutes mes angoisses me paraîtront ridicules, ce qu’elles sont sans aucun doute. Et dans le cas contraire… je me mettrai en quête de réponses.

Mari soupesa son paquetage en réfléchissant à la distance qui la séparait de la gare. Elle grogna intérieurement. Les analgésiques que lui avait donnés le soigneur à l’hôtel de la guilde avaient réduit sa douleur à la tête à un léger bourdonnement, mais après tous ses efforts physiques de la nuit précédente, elle n’avait pas envie de parcourir la moitié de la ville en traînant son barda. Pourtant, elle se mit en chemin pour traverser la place qui entourait l’hôtel de la guilde des mécaniciens.

« Te sens-tu bien ce matin ? »

La voix était familière et dénuée d’expression, mais Mari chercha en vain les robes d’un mage dans la foule. Puis son regard s’arrêta sur un jeune homme debout non loin, vêtu de frusques semblables à celles des communs.

« Mage Alain ? Où sont…

— Mes robes ? » Sa main balaya l’air comme pour chasser un insecte importun. « J’ai pensé qu’il serait sage de me rendre invisible aujourd’hui afin de déambuler dans la ville, mais je suis encore trop faible pour être certain de maintenir le sortilège suffisamment longtemps. Et l’idée m’est venue qu’il y avait un autre moyen de garantir mon invisibilité, car personne ne prête attention aux communs. »

Mari sentit un sourire lui étirer les lèvres et ses peurs disparaître, remplacées par le soulagement de le voir.

« Est-ce que tu vas bien ? La nuit dernière, tu pensais ne pas t’être blessé lors de ta chute, mais je me suis fait du souci.

— J’étais épuisé par mes sortilèges et sonné en heurtant le sol. Mais, hormis quelques contusions, je m’en suis sorti indemne. Je sais que tu y es pour beaucoup.

— Ouais, c’est pas faux, admit Mari, gênée. Je suis aussi pour beaucoup dans le pétrin où tu t’es fourré. T’es-tu attiré les foudres de tes doyens ?

— Oui, confirma le mage Alain sur un ton neutre. On a exigé que je réponde de mes agissements. J’ai fourni diverses explications cohérentes avec la sagesse de la guilde, mais les doyens les ont jugées irrecevables.

— J’imagine que tu ne pouvais pas dire que tu es mon ami.

— Non. J’ai néanmoins reconnu que je t’avais suivie pour t’espionner.

— Tu as… quoi ? »

Était-ce une lueur d’amusement qui brillait dans les yeux du mage ?

« C’est ce que je leur ai dit. La vérité n’existe pas, aussi cette histoire en valait-elle bien une autre. Les doyens se sont montrés enclins à croire que mon désir était d’en apprendre davantage sur les menaces potentielles contre notre guilde. »

Cette fois, Mari sourit ouvertement. Pouvoir mentir l’esprit tranquille présentait assurément des avantages. J’apprécie vraiment l’homme qui se cache à l’intérieur du mage. Cette personne profondément bonne que j’entraperçois régulièrement. Et je pense que ce sentiment serait le même s’il ne m’avait pas sauvé la vie à deux reprises.

« Et qu’as-tu découvert en m’espionnant ?

— Qu’il ne faut pas allumer de feux à l’intérieur des bâtiments, à moins de se trouver déjà à proximité d’une fenêtre. » Il fit une pause en voyant Mari grimacer. « Autrement, je n’ai pas pu leur apprendre grand-chose, puisque je leur ai indiqué que je comprenais rarement ce que tu disais ou faisais.

— Ouais. Pas mal de monde a ce problème avec moi et, pour être tout à fait honnête, j’ai moi-même du mal à tout bien cerner en ce moment. Écoute, j’ai des soucis avec ma guilde, qu’il faut que je résolve. Je ne saisis pas exactement ce qui se trame. Pour faire court, je ne vois aucune raison pour que tu te mettes encore plus dans le pétrin vis-à-vis de ta propre guilde. Traîner avec moi n’a rien d’une promenade de santé et ça pourrait t’attirer de gros ennuis.

— Mais tu es une amie. » Sa voix demeura impassible, tout comme les traits de son visage. « De surcroît, tu m’as sauvé la vie en me portant jusqu’à la fenêtre. Comment as-tu créé la force pour accomplir cet exploit ? C’était une manipulation impressionnante de l’illusion. »

Mari frissonna et baissa les yeux en sentant la chaleur lui monter aux joues.

« Je n’ai aucune idée de comment j’ai fait ça. J’imagine que j’étais très motivée. Je n’allais pas t’abandonner, pas après que tu m’as sortie de la cellule.

— Tu n’abandonnes personne, récita Alain, comme s’il s’agissait d’une leçon.

— Non. En effet. »

Le mage remua les lèvres avant de parler d’un ton hésitant.

« Mer…ci. »

Mari s’arrêta net et le dévisagea. Quel effort devait déployer un mage pour dire ce mot ? Elle l’avait entendu le prononcer auparavant, mais il ne faisait que répéter ce qu’elle disait alors. Il n’avait jamais remercié personne, elle incluse. C’était désormais chose faite. Dis-lui quelque chose, imbécile. Un truc, n’importe quoi.

« Tu me remercies de t’avoir jeté par la fenêtre ?

— Oui, si tu souhaites l’exprimer de cette manière, en utilisant ton sarcasme. » La figure du mage se tordit légèrement. « Je ne sais pas toujours ce qu’il faut dire dans ces circonstances. Quand j’étais un acolyte, l’usage de ces mots nous valait des punitions. »

Mon pauvre… « Eh bien, euh, c’est… Je veux dire… Je suis contente… que… tu ailles bien.

— Un ami veut aider, dit le mage Alain. Parce que c’est la bonne chose à faire, ajouta-t-il en la citant.

— Euh… ouais… c’est ça. » Il avait été si attentif à ce qu’elle lui avait dit. Il l’appréciait… ou quel que fût le terme que les mages employaient à la place d’« apprécier ». Il lui avait sauvé la vie. Il était descendu dans les geôles pour l’en faire sortir, et il l’avait écoutée. Sans parler de son truc de fil entre eux qui était là tout en n’existant pas.

Loin de la laisser au moment où cela aurait été le plus facile, le plus acceptable, il avait emprunté le chemin le plus difficile qui fût, parce qu’il voulait l’aider.

Mari considéra Alain, en se demandant pourquoi elle était subitement infichue d’aligner deux mots sans bafouiller, pourquoi elle se sentait si embarrassée, pourquoi elle était incapable d’arracher son regard de son visage inexpressif, de sa mâchoire volontaire, de ses yeux mélancoliques…

Ses yeux mélancoliques ? Oh non, Mari. Non, non, non, non, non, non, non. Tu ne vas pas t’aventurer sur ce terrain-là. C’est tellement fou que ça dépasse toutes les bornes. C’est un mage. Tu es une mécanicienne. Oui, il a une fêlure, et oui, ce serait si romantique de la réparer, mais ce n’est pas le genre de tâche qu’une femme rationnelle entreprendrait, et ce n’est certainement pas un boulot que tu dois même envisager. Il ne sait pas ce que c’est qu’aimer. Il ne sait pas ce que c’est qu’apprécier. Et il n’a qu’une très vague idée de ce qu’est l’amitié.

Tu lui as dit que ce n’était pas de l’amour. Tu lui as dit de ne pas penser à l’amour. C’était futé. Tu es futée, Mari. Tu ne vas pas t’impliquer avec un gars bien amoché qui croit que rien n’est réel seulement parce qu’il est bien plus réel que tous les autres garçons que tu as jamais rencontrés. Tu vas… Tu vas…

Je me suis sentie en sécurité quand je l’ai vu tout à l’heure.

Pourquoi me regarde-t-il ? Il attend quelque chose. M’a-t-il posé une question ? Ah, oui. « Où est-ce que je vais ? Euh… Je… Euh… Je… Dorcastel. Je… vais à… Dorcastel. » Que les étoiles me viennent en aide, j’ai l’impression d’être une gamine de six ans.

Pourtant, Alain ne laissa nullement paraître qu’il s’était rendu compte de son embarras, même si celui-ci ne lui avait sûrement pas échappé.

« Je dois, moi aussi, me rendre à Dorcastel. Mes doyens insistent pour que je quitte la ville.

— Ah… Euh… Bien. Est-ce que… tu… prends… le train ?

— Le train ?

— Oui. » Elle désigna la direction de la gare. « Un train.

— Est-ce que c’est comme une caravane ?

— Non… Oui. Disons que ça transporte des gens, mais… plus rapidement. Beaucoup plus rapidement. » Mari prit une profonde inspiration et s’efforça de se ressaisir. « Les mages ne prennent jamais le train, mais vu que tu portes ces… ces vêtements, tu pourrais.

— Et comment est-ce que je fais cela ? demanda Alain, après quelques instants de réflexion.

— C’est facile. » Si facile qu’un mage est capable d’y arriver. Il faut vraiment que j’arrête d’utiliser cette expression, moi. « Tu… tu vas là-bas. Par là. Il y a une… enseigne. Gare. Est-ce que tu sais lire ? Désolée. Bien sûr que tu sais lire. Et il y a une autre enseigne. Passagers. Je peux… t’avoir un billet. Il y a un guichet… une sorte de fenêtre. Tu y vas et tu dis : “La réservation pour Alain d’Ihris.” Mais, s’il te plaît… s’il te plaît, ne dis pas mage. Tu ne portes pas de robes alors… personne ne saura que tu es un mage. » À moins qu’on observe ton visage. « Et… et on te donnera un billet. C’est un morceau de papier avec des inscriptions. Et… tu devras suivre les autres passagers… et le train te conduira à… à Dorcastel. » Mari aurait voulu disparaître tant elle se sentait gênée. Pitié, que cela se termine.

« Est-ce qu’il y a un problème ? demanda Alain. Tu es bouleversée.

— Aucun problème. Tout va très bien. Surtout, surtout, ne dis pas que tu es un mage. Certains de mes collègues mécaniciens pourraient… mal réagir. Voilà. Je… je dois y aller. Toute seule. »

Que lui arrivait-il ? Une pensée terrible lui traversa l’esprit en observant le mage. Elle n’avait jamais prêté foi aux histoires de mages capables de lancer des sortilèges. Pourtant, regarde ce qu’il a accompli cette nuit. Alors, peut-être les autres racontars étaient-ils vrais, eux aussi, ceux qui prêtaient aux mages le pouvoir de faire agir les gens de manière étrange.

« Alain… dis-moi la vérité.

— La vérité n’existe pas.

— Essaie quand même ! Est-ce que… est-ce que tu me ferais quelque chose… sans que je m’en rende compte ? »

Le mage la fixa sans souffler mot pendant un long moment.

Par les étoiles ! Il y a une douleur dans son regard. Je la vois tout au fond de ses yeux, presque imperceptible. Ma question l’a blessé. J’ai blessé les sentiments d’un mage. Ils n’ont pas de sentiments, mais j’ai réussi à les blesser. T’as toujours été douée pour réussir l’impossible, Mari.

Alain parla enfin en secouant la tête.

« Je ne ferai jamais rien de la sorte. »

Pouvait-elle lui faire confiance ?

Comme s’il avait perçu sa question, Alain reprit la parole.

« La vérité n’existe pas, mais je ne te tromperai pas. Un ami ne trompe pas.

— Merci. » Mari rassembla ce qui lui restait de dignité. « Je suis désolée. Je dois vraiment y aller. Hmm… merci. Merci pour tout. Au revoir. » Adieu. Oui, adieu, avant que je ne fasse la plus grosse erreur de ma vie. Elle ajusta son paquetage et descendit la rue presque en courant. Pour mettre le plus de distance possible entre le mage Alain et elle.

Quitter l’hôtel de la guilde des mages ne fut qu’une formalité, se résumant à informer l’acolyte en faction à la porte qu’il ne reviendrait pas, mais se rendrait à Dorcastel ainsi que le lui avaient ordonné les doyens. Alain se doutait que ces doyens, qui l’avaient toisé avec une suspicion mal dissimulée lors de la Question à laquelle ils l’avaient soumis le matin même, seraient bien trop soulagés par l’annonce de son départ pour s’inquiéter de son moyen de locomotion. Nul ne lui avait jamais dit que les trains de mécaniciens étaient interdits aux mages, et demander la permission aurait constitué une complication inutile, aussi ne s’en était-il pas préoccupé davantage. Alain n’avait rien récupéré dans les vestiges de la caravane – les mages ne possédaient du reste rien, de manière générale. Il avait acheté un petit sac pour transporter ses robes à l’abri des regards et se dirigeait vers le bâtiment des mécaniciens que Mari lui avait désigné. Il ne se sentait pas à son aise dans les habits ordinaires qu’il avait revêtus, mais cela finirait par lui passer.

Emboîtant le pas à un groupe de communs, il entra dans la gare, scrutant les alentours et se familiarisant avec les bruits, les odeurs et les nuages de vapeur qui tourbillonnaient. Certains de ces bruits et de ces odeurs semblaient systématiquement rattachés aux mécaniciens et à leurs engins. Des claquements secs, assortis de martèlements soudains et violents. Les émanations piquantes de choses chauffées à blanc, recouvertes par une autre évoquant l’huile de cuisson rance laissée sur le feu trop longtemps. Le frottement du métal contre le métal. À quoi tout cela pouvait-il bien servir ?

Encore quelques semaines plus tôt, il ne se serait jamais aventuré dans un tel endroit, préférant éviter tout ce qui portait la souillure des mécaniciens. Mais il percevait toujours le fil. La mécanicienne Mari était non loin et elle ne l’aurait jamais envoyé dans un lieu dangereux.

La fenêtre ne fut pas difficile à trouver et, quand Alain donna son nom, un garçon, qui devait être un acolyte mécanicien, poussa vers lui un morceau de papier sans même lever les yeux. Les mécaniciens doivent eux aussi enseigner à leurs acolytes à ignorer les autres. Alain prit le feuillet et suivit le flux de communs. Ils arrivèrent à une série de bâtiments identiques, longs et étroits, qui bordaient un quai. Chacune de ces espèces de maisonnettes était flanquée de fenêtres alignées. Au bout de la rangée se dressait une bâtisse plus cossue et des acolytes mécaniciens massés devant semblaient monter la garde. Alain se dit que celui-là devait être réservé aux membres de la guilde. À l’autre extrémité de l’enfilade, il vit des constructions de forme similaire à celles dotées de fenêtres, mais n’ayant pour toute ouverture que d’immenses portes coulissantes par lesquelles des hommes introduisaient de grandes caisses et divers autres biens.

Tout cela paraissait n’avoir aucun sens, mais les communs qui précédaient Alain entrèrent dans la maisonnette la plus proche ; il les suivit et découvrit la pièce unique qui la composait, meublée de bancs calés contre les murs extérieurs pour laisser un passage au milieu. Imitant les communs autour de lui, il s’assit et attendit en se demandant ce qu’il devait faire.

Alain savait attendre. Impassible, il regarda par la fenêtre tandis que la salle se remplissait de communs qui s’installaient sur les bancs. Certains l’examinèrent avec curiosité. D’autres lui adressèrent la parole, mais il les ignora et ils s’éloignèrent.

Il entendit un grondement, sentit des vibrations, puis un choc soudain secoua la pièce. Aucun des communs ne sembla s’en inquiéter et Alain dissimula, comme toujours, sa propre réaction. Il eut pourtant toutes les peines du monde à garder son sang-froid lorsque le bâtiment, tremblant et tonnant, glissa en arrière, puis en avant.

L’inconfort provoqué par l’incompréhension s’estompa quand il vit une autre maisonnette rouler sur deux barres de métal juste à côté de la sienne ; il remarqua alors que les constructions étaient montées sur roues. Ingénieux. Ce ne sont pas des bâtiments, mais des carrioles accrochées les unes aux autres en une seule longue caravane. Quelle créature est donc capable d’en tracter un si grand nombre ?

Quelque part devant, au-delà des charrettes chargées de caisses, résonna un hurlement furieux et assourdissant, comme si on venait de frapper une créature cyclopéenne. Une fois de plus, Alain faillit laisser transparaître sa réaction. Dehors, des mécaniciens criaient des ordres. Il y eut un à-coup et les carrioles s’ébranlèrent.

La mécanicienne Mari avait dit qu’elle serait dans le train, elle aussi. Alain se demanda si elle était dans la voiture réservée aux mécaniciens. Pourtant, le fil courait dans le sens de la marche, pas vers l’arrière. Mari était quelque part à l’avant, peut-être non loin de la bête qui tirait cette étrange caravane mécanique.

Le train accélérait graduellement, les constructions de la périphérie de Ringhmon défilaient plus vite qu’un cheval au galop. Alain regardait par la fenêtre, bouche bée, en se remémorant l’expression de la mécanicienne Mari quand il était entré dans sa cellule par le trou qu’il avait imaginé dans le mur. Elle avait dû être dans un état identique à celui dans lequel il se trouvait à cet instant précis : sidéré par un phénomène impossible d’après les enseignements qu’il avait reçus. On lui avait appris qu’il ne fallait prêter aucune attention aux œuvres des mécaniciens, pas même un seul coup d’œil. Les tours de passe-passe ne méritaient pas le moindre égard, et exigeaient même que l’on s’en désintéressât.

Mais ce n’était pas un tour de passe-passe. On l’avait entraîné à voir à travers les illusions, et celle-ci était excellente. Comment les mécaniciens parvenaient-ils à la réaliser ?

Alain remarqua une traînée de fumée dans le ciel au-dessus de leurs têtes, qui semblait provenir de l’avant du train. La créature, quelle qu’elle fût, qui tirait toutes ces carrioles et avait poussé le hurlement strident devait également produire de la fumée. Un dragon ? Un troll ? Non, ni l’un ni l’autre n’expirait de la fumée ; en outre, un troll ne pouvait se mouvoir rapidement.

En tout état de cause, les mécaniciens avaient réussi à créer quelque chose en utilisant leurs propres arts, tout comme les mages étaient capables de façonner des créatures. Que diraient les doyens de ma guilde si je les interrogeais à ce sujet ? Ils me répondraient que j’ai été dupé, en raison de mon jeune âge. Ils m’accuseraient d’avoir quitté le chemin de la sagesse, d’avoir succombé aux illusions des mécaniciens.

Ils me demanderaient pourquoi j’ai choisi de voyager dans ce que Mari a appelé un train.

Aussi vais-je tenir ma langue à propos de cette affaire, non sans tenter de découvrir pourquoi ma guilde est tellement dans l’erreur sur tout ce qui touche aux mécaniciens.

Les roues de la voiture cliquetaient en rythme et la structure tanguait légèrement. Ce mouvement délicat éveilla en lui des échos lointains, des réminiscences qui précédaient son enrôlement dans la guilde. On le berçait tendrement. Une voix douce chantait.

Alain se concentra de toutes ses forces sur son entraînement, réticent à laisser ce souvenir l’envahir. Celui-ci était rangé derrière une porte close de son esprit et le jeune homme était conscient que, s’il ouvrait cette porte, d’autres émotions refoulées remonteraient à la surface, si nombreuses que, même exercé comme il l’était, il serait incapable d’y faire face.

Son siège était loin d’être confortable et les coussins guère plus épais que les paillasses des geôles de Ringhmon, mais les mages apprenaient à ignorer l’inconfort physique. Il s’endormit en regardant défiler le paysage, la fatigue accumulée des jours précédents l’emportant enfin, pour ne se réveiller qu’au moment où le train s’arrêta. Dehors, la végétation poussait au ras du sol, quelques arbres se dressaient de loin en loin, mais de l’océan il n’y avait nulle trace. Ils n’étaient pas à Dorcastel.

« Ils sont en train de nourrir la locomotive, entendit-il dire un des communs. Avec de l’eau et ce liquide qu’ils fabriquent, qui ressemble à l’huile pour les lampes et brûle sacrément bien. »

Ainsi, la créature mécanique mangeait et buvait. Voilà qui était intéressant. Alain ne sentait pas de drain d’énergie dans la zone de déplacement du train, ce qui signifiait que la créature mécanique ne puisait pas dans cette ressource comme l’aurait fait le sortilège d’un mage. Elle devait donc utiliser une autre forme d’énergie.

Alain se rendormit sitôt le train reparti. Il se réveilla alors que le convoi, terminant de longer la chaîne de montagnes escarpées qui barraient l’accès à Ringhmon par l’ouest, obliquait vers le couchant, en direction de Dorcastel. L’air se chargea d’un vivifiant parfum iodé et il ne fallut pas longtemps à Alain pour apercevoir les miroitements du soleil déclinant sur la mer de Bakre. Les vastes marais littoraux firent rapidement place à des falaises sur lesquelles les vagues s’abattaient sans relâche.

Il n’avait jamais vu cette mer jusqu’à très récemment, quand il avait pris un bateau vers le sud pour trouver du travail loin d’Ihris. Il la contempla en pensant au temps qu’il avait passé avec la mécanicienne, en pensant à Mari. Tant de changements, tant de remises en question de la sagesse qu’on lui avait enseignée. Son don d’augure ne l’avait pourtant pas alerté contre elle. Si elle représentait un danger, si elle l’éloignait de la sagesse, un avertissement lui aurait été déjà envoyé ou ne tarderait pas à l’être.

Il s’interrogea une fois de plus sur la vision relative à Mari. Un second soleil et une terrible tempête qui menaçait de l’engloutir. Qu’est-ce que cela signifiait ?

Est-ce que la vision concernant Mari et le fil qui le reliait à elle avaient la même cause ? Est-ce que le fait d’être amis entrait en ligne de compte ? Où était-ce en rapport avec Mari elle-même ? Alain se rappela les mises en garde de la jeune femme à propos des autres mécaniciens et du danger qu’ils constituaient pour lui, et il se demanda ce qui serait arrivé si un autre mécanicien avait voyagé dans la caravane que les bandits avaient détruite. Est-ce qu’un autre mécanicien aurait agi comme l’avait fait Mari, en forçant leur alliance et, par là même, en les sauvant tous deux ?

Ami. Des souvenirs enfouis n’avaient cessé d’affluer depuis sa rencontre avec Mari. Asha aurait été une amie. Il en était convaincu en se remémorant les courts laps de temps qu’ils avaient partagés au sein de la guilde, avant que les doyens n’aient appris aux acolytes à éviter pareilles pensées. Comment cela se serait-il passé ? Très différemment, sans doute, de l’amitié qui l’unissait à Mari. Cependant, cela ne s’était pas produit, cela ne pouvait se produire. Si Asha n’était pas déjà devenue mage, elle le serait bientôt. La plus grande barrière qui se dressait entre la jeune femme et le titre était sa beauté naturelle qui, malgré ses efforts de négligence, ne diminuait pas et que les doyens considéraient avec beaucoup de suspicion. Pourtant, elle ne ressentait rien, tout comme lui.

Ces souvenirs réveillèrent quelque chose en lui qu’il ne comprenait pas, mais préférait ne pas examiner. Il s’employa à aiguiller ses pensées vers Mari. Ce ne fut pas difficile.

Elle s’était comportée étrangement lors de leur dernière rencontre. Il s’était demandé si elle viendrait le saluer dans le train. Mais elle n’avait jamais dit « nous voyagerons » dans cette caravane mécanique. Elle avait parlé d’eux séparément, une fois de plus. La mécanicienne Mari était-elle revenue sur sa décision d’être une amie ? À deux reprises, ils avaient été précipités l’un vers l’autre, mais à chaque fois elle avait eu besoin de lui tout comme lui avait eu besoin d’elle. Désormais, nul n’avait besoin de l’autre.

L’amitié devait certainement signifier davantage.

La manière qu’elle avait eue de le dévisager, juste avant leur séparation à Ringhmon… qu’est-ce que cela voulait dire ? Il était incapable de classer les émotions qu’il avait lues en elle, mais ses yeux étaient grands ouverts quand elle le fixait et… et…

Ces pensées aussi le perturbaient.

Profitant des dernières lueurs du jour, Alain regarda la caravane mécanique gravir les falaises escarpées qui bordaient, sur toute sa longueur, le rivage sud de la mer de Bakre. Plus loin, à l’intérieur des terres, s’élevaient des montagnes que leur relief accidenté rendait infranchissables. Il n’y avait pas d’éclairage dans le train, pas dans les voitures occupées par les communs, tout du moins, mais l’éclat de l’astre nocturne était suffisant. Alain voyait la lune ainsi que les Jumelles, plus petites, prises dans leur poursuite éternelle à travers le ciel nocturne. Cependant, même cette vision spectaculaire ne put rivaliser avec le cliquetis rythmé des roues pour garder Alain éveillé ; il s’endormit une fois encore en se disant que ce moyen de transport des mécaniciens était supérieur à tout ce que les communs pouvaient offrir. Bien entendu, la guilde des mages avait ses propres modes de locomotion, qui étaient plus véloces que cet engin mécanique.

Est-ce que Mari avait déjà volé sur un rokh ? Cela était peu probable.

Alain rêva qu’il planait au-dessus des nuages, Mari à ses côtés, en contemplant les villes en contrebas, aux allures de jouets miniatures. Il se sentit – comment était-ce possible ? – comme le jour où il avait reçu le titre de mage après avoir passé tous les tests avec succès. Non, mieux que ça. Bien mieux.

Mais les nuages s’assombrirent et se muèrent en tempête issue de sa vision. Des colonnes noires zébrées d’éclairs s’élevèrent de plus en plus haut, menaçant Alain et Mari.

Le rokh cria et ils tombèrent…

Alain se réveilla et entendit le hurlement qui emplissait l’air. Une titanesque main invisible le saisit et le projeta contre le dossier du banc devant lui. Elle l’y maintint tandis que le grincement strident du métal torturé se poursuivait. Un coup d’œil furtif par la fenêtre opposée qui donnait sur une paroi rocheuse lui apprit que la voiture perdait rapidement de la vitesse. L’impression d’un danger imminent et terrible fut si forte qu’Alain, malgré son entraînement, sentit la panique le submerger pendant quelques instants.

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