Chapitre 15

Mari essaya d’envoyer son coude dans les côtes de son ravisseur, mais elle fut incapable de dégager son bras. Puis elle tenta de mordre la main devant sa bouche, hélas protégée par un gant épais. Elle décocha de petits coups de pied en arrière en espérant frapper aux chevilles celui qui la portait, mais les lourdes bottes de son agresseur offraient une excellente carapace. Il trébucha, sans pour autant relâcher son étreinte.

Ils étaient en train de disparaître dans la foule. Mari perdit de vue l’endroit où elle se tenait quelques instants plus tôt. Elle n’avait aucune idée d’où Alain était passé. Puis ils franchirent un seuil à reculons. Une porte commença à se refermer, s’accrocha à quelque chose, avant de claquer contre le chambranle. La jeune femme et son ravisseur se trouvaient dans une pièce plongée dans la pénombre, aux fenêtres masquées par de lourds rideaux dont l’épaisseur étouffait les bruits du pugilat.

« Saisissez-la », grogna quelqu’un. Des mains attrapèrent les siennes et les forcèrent à passer derrière son dos tandis que son agresseur desserrait légèrement son étau. Mari laissa tomber son sac à outils, elle se tordit, une main échappa à ses adversaires et elle lança un coup de poing au visage de l’un d’eux, qui se recula à la hâte.

Le costaud qui la tenait raffermit sa prise. Mari sentit le désespoir l’envahir. Il y avait au moins deux autres hommes dans la pièce et elle ne pouvait frapper efficacement aucun d’eux. Une fois ligotée, elle serait à leur merci.

« Elle est censée avoir un pistolet, lâcha le colosse. Fouillez-la. »

Un de ses complices fit courir ses doigts sur Mari et sourit de toutes ses dents en voyant l’indignation se peindre sur ses traits.

« Alors, fillette ? Pas l’habitude de sentir des mains d’homme sur toi ? Tu vas peut-être aimer ça. »

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.

Mari se contorsionna à nouveau, surprise par sa propre force qui prit ses ravisseurs au dépourvu. Sa jambe monta et sa botte cueillit au ventre l’individu qui la fouillait. Alors qu’il basculait en arrière avec un grognement de douleur, les autres rugirent de colère, mais, malgré le vacarme, Mari entendit une voix familière dont les intonations étaient chargées de calme et d’assurance, même si elles ne laissaient paraître aucune émotion.

« Ferme les yeux. »

Elle sentit l’espoir renaître et obéit. Quelques secondes plus tard, un flash de lumière aveuglante inonda la pièce, l’éblouissant même à travers ses paupières closes. Les cris de fureur se muèrent en détresse. Un bruit sourd résonna, et les bras du costaud qui l’entravait se ramollirent. L’homme tomba en manquant l’entraîner dans sa chute.

Mari se tourna, fusillant du regard le troisième individu qui titubait en clignant des yeux. Elle pivota sur un pied en se penchant en arrière et lui asséna un coup violent sous le plexus. La brute se plia en deux, en suffoquant. L’instant suivant, elle lui envoya sèchement son pied dans la tête, ce qui le propulsa en diagonale vers une poutre que son crâne heurta de plein fouet. L’homme s’effondra et ne bougea plus.

Cela en laissait au moins un. Mais tandis qu’elle se retournait pour affronter le premier type qu’elle avait frappé, Mari vit Alain se jeter sur lui, le cogner en plein torse et le faire basculer par la fenêtre. Le verre se brisa, les rideaux se gonflèrent et le brouhaha de l’émeute sur le port gagna soudainement en volume. Alain se remit debout et regarda dehors, main en visière, avant de reculer. « Il s’enfuit », dit-il d’une voix impassible.

« Tu ne l’avais pas en ligne de mire ? » demanda Mari, tremblant de peur et de rage en réaction à la tentative d’enlèvement. Elle dévisagea Alain qui ne semblait pas perturbé par les récents événements.

« J’aurais pu aisément déplacer la chaleur sur lui. J’ai choisi de ne pas le faire, même s’il n’est rien. J’ai pensé que tu n’aurais pas voulu que je le fasse. »

Elle recouvra la maîtrise de sa respiration, en se rappelant les cadavres des bandits dans la Désolation, victimes de la chaleur qu’Alain avait créée.

« Tu as raison. Même si, l’espace d’un instant, j’ai voulu le laminer, alors qu’il ne représentait plus aucun danger pour moi… pour nous, j’aurais eu beaucoup de mal à vivre avec ce poids. D’où viens-tu ?

— Plus tard. Nous devons partir d’ici. Ces trois-là pourraient avoir des complices dans les parages.

— C’est vrai. Bien vu. » Mari examina son agresseur en se penchant pour ramasser son sac. L’homme était imposant, comme elle l’avait supposé ; vêtu d’un uniforme de travailleur portuaire, il gisait sans connaissance. « Est-ce toi qui as fait ça ? Quel genre de sortilège as-tu utilisé ? »

Alain brandit un pavé de la ruelle adjacente.

« J’ai utilisé un élément de l’illusion. »

Mari ne put réprimer un large sourire.

« Tu as utilisé un pavé imaginaire pour frapper mon ravisseur imaginaire sur sa tête imaginaire, c’est ça ?

— C’est exact. Tu apprends la sagesse, dit-il avec sérieux. Il est important d’observer l’illusion autour de soi afin de l’employer au mieux au service de ses objectifs, ajouta-t-il comme s’il récitait une leçon. Connais-tu cette ombre qui te tenait ?

— Non. Je ne crois pas l’avoir jamais vu. Je ne reconnais pas les deux autres non plus. »

Alain ouvrit la porte d’un coup sec et Mari le suivit dans la ruelle. L’affrontement semblait s’étendre et prendre de court la garde urbaine en charge de la zone portuaire. Il n’y avait pas d’aide à attendre de ce côté-là. Alain et Mari se faufilèrent le long des façades des entrepôts, parvinrent à s’extraire du chaos de l’émeute et coururent sur les quais, jusqu’à un espace suffisamment dégagé pour leur permettre d’apercevoir d’éventuels poursuivants. Ils s’arrêtèrent pour souffler. Nul ne les avait apparemment pris en chasse.

Mari se rendit compte qu’elle tremblait de nouveau et s’efforça de se calmer.

« Personne ne m’a dit qu’il y avait des enlèvements à Dorcastel.

— Personne ne me l’a dit non plus, glissa Alain d’une voix neutre qui, en l’occurrence, semblait inappropriée plutôt que rassurante.

— Je doute que quiconque se risquerait à enlever un mage. Pas plus d’une fois, en tout cas. Mais, en ce qui me concerne, j’ai la sensation d’attirer les tentatives de rapt comme un aimant.

— Qu’est-ce qu’un aimant ? »

Mari chercha les mots pour expliquer un phénomène qui, à ses yeux, était toujours allé de soi.

« C’est un morceau de métal qui attire d’autres morceaux de métal en utilisant des lignes de force invisibles. »

L’expression d’Alain trahit son intérêt.

« Ce métal utilise du pouvoir pour attirer d’autres objets à lui ? Je ne savais pas qu’une fraction de l’illusion était capable de cela.

— Non. Ce n’est pas un truc de mage. C’est de l’électromagnétisme, qui est une force invisible qui… euh… provoque… certaines choses. Pourquoi, expliquée comme ça, une connaissance qui fait partie intégrante des enseignements des mécaniciens donne-t-elle l’impression d’être aussi semblable à ce que tu m’as décrit de la manière de procéder des mages ? C’est bizarre. Cela dit, personne ne peut recourir à l’électromagnétisme juste en… juste en y pensant. Cela requiert un équipement spécifique. Au fait, comment t’y es-tu pris pour entrer dans cette pièce sans être vu ?

— Un sort de protection. Le même que j’ai employé dans le défilé, si tu t’en souviens, quand je suis descendu chercher de l’eau. Il consiste à courber les rayons de lumière pour qu’ils contournent le mage au lieu de tomber sur lui et révéler sa présence.

— Courber la lumière. Bien sûr. Pourquoi pas ? Et ce flash de lumière ?

— Un autre sort, qui change les ténèbres en une quantité de lumière équivalente.

— L’inverse de ce que tu as fait à Ringhmon ? Merci, Alain. Je ne sais pas ce que cet homme et ses complices avaient en tête, mais je te suis reconnaissante de les avoir stoppés. Tu es le plus merveilleux… » Arrête ça ! Arrête ! Ne le dis pas ! C’est un ami et c’est tout ce qu’il pourra jamais être ! Il vient de te sauver une fois de plus et tu n’as pas le droit de le payer de retour en t’accrochant à lui au prix de sa sécurité !

Ses remerciements semblèrent embarrasser le mage, si impassible d’ordinaire.

« Je suis très… heureux… d’avoir été là pour les arrêter, mais il serait peut-être important de déterminer les motifs de leurs actes.

— Certains sont plutôt évidents. »

Comment pouvait-elle en parler aussi calmement si peu de temps après les événements ? Alain devait déteindre sur elle. En revanche, elle ne pouvait plus prétendre ignorer à quel point sa présence la rassurait. Et pour une bonne raison. Il venait une nouvelle fois de montrer combien il était efficace et posé face à une situation exceptionnelle. À cette seule pensée, Mari eut envie de lui sourire.

« Ils auraient pu vouloir mettre la main sur n’importe quelle fille à des fins que je ne veux même pas imaginer. Où ils étaient peut-être après moi. Ils ont profité de la bagarre pour m’attraper. »

Alain secoua la tête, en fronçant imperceptiblement les sourcils.

« Le déclenchement soudain de la bagarre, le gonflement rapide de la foule, le débordement en émeute, le fait de te repérer aussi promptement… Je vois dans cette illusion tous les éléments d’un plan. J’estime plus probable que tout cela ait été arrangé pour camoufler ton enlèvement.

— Cela demanderait beaucoup de travail et, je suppose, pas mal d’argent. Penses-tu qu’ils sachent qui je suis ? » Les dirigeants de Ringhmon auraient eu le temps de louer les services de mercenaires pour accomplir ce nouveau rapt, mais cette fois leur motivation aurait été la vengeance.

« S’ils avaient su qui tu es, ils auraient mobilisé davantage d’ombres pour s’assurer de ta capture.

— Alain, si tu cherches à me tranquilliser ou me complimenter, tu t’y prends très mal. Personne n’a essayé de t’attraper ?

— Non. Plusieurs communs ont bien tenté de m’arrêter quand je t’ai vue te faire enlever. Je t’aurais très vite perdue des yeux s’ils avaient réussi. Mais dès que j’ai courbé la lumière pour me dissimuler, ils ne pouvaient plus rien contre moi et je n’ai eu aucun mal à les contourner. Je n’ai pas échoué, cette fois. Ceux de la caravane sont morts, mais je t’ai sauvée. »

Il n’avait pas parlé de la caravane depuis qu’ils avaient quitté le défilé, mais, à moins que Mari ne se trompât, le mage venait de dire quelque chose qui lui tenait très à cœur.

« Bien entendu que tu m’as sauvée. Et tu m’avais déjà sauvée des donjons de Ringhmon, si je peux me permettre de te le rappeler. Tu n’as pas besoin qu’on te dise ce qu’il faut que tu fasses, tu es capable de prendre les choses en main lorsque c’est nécessaire et tu réfléchis à la moindre de tes actions, même dans les moments de crise. Tu es vraiment doué pour sauver les gens, Alain.

— Tout comme tu l’es, toi.

— Ouais. Surtout quand je ne les entraîne pas dans des situations où ils ont besoin d’être sauvés. Que faisons-nous maintenant ? Penses-tu que nous devrions nous cacher ? »

Le mage secoua de nouveau la tête.

« S’ils savent qui tu es, ils vont te chercher et te tendre une embuscade. Dans notre position, il est plus pertinent d’attaquer, de prendre l’initiative et de nous en servir, plutôt que de leur laisser l’opportunité de planifier un nouvel assaut contre nous.

— Es-tu toujours partant pour la chasse au dragon ?

— Oui. » Alain se tourna soudain vers la ville et fouilla les collines des yeux. « Je sens la présence des mages sombres.

— Tu les sens ? demanda Mari en regardant autour d’eux.

— Oui. Je t’ai dit qu’un mage peut ressentir quand d’autres mages sont à proximité. On nous enseigne des moyens de dissimuler notre présence aux pratiquants de nos arts, mais ce n’est pas la meilleure de mes compétences, loin de là. Quand j’ai lancé mes sortilèges tout à l’heure, j’ai clairement révélé ma présence.

— Tu m’as pourtant dissuadée de croire que les mages sombres étaient impliqués dans cette histoire de dragons.

— En effet. Néanmoins, rien ne les empêche de traîner en ville et de flairer les violences urbaines comme source potentielle de profit. Ils pourraient même chercher à s’en prendre à moi pour affaiblir ma guilde ou tenter de m’enlever afin d’exiger une rançon. Ou on a pu louer leurs services pour s’en prendre à toi. »

Mari acquiesça. Elle se passa la main dans les cheveux en se demandant combien d’autres menaces allaient se matérialiser ainsi contre elle.

« Peut-être n’aurais-je pas dû incendier le palais du gouvernement de Ringhmon… Est-ce que tu peux déterminer quand un mage sombre est à proximité ?

— Je le devrais, oui.

— Très bien. Voilà encore un danger contre lequel nous devons garder un œil ouvert. Partons d’ici avant que quelqu’un d’autre ne décide de nous attaquer. »

Les barges qui descendaient le fleuve d’Argent vers Dorcastel, transportant les récoltes des fermes de la Fédération de Bakre et les biens manufacturés dans les ateliers de Danalee, traversaient, lors de la dernière étape de leur parcours, une série d’écluses destinées à leur permettre de contourner les chutes d’eau qui précipitaient le fleuve d’Argent dans le port. Parvenues au niveau de la mer en toute sécurité, les péniches se dirigeaient ensuite dans le port intérieur entouré d’entrepôts. Amarrées alors à de longs appontements, déchargées de leur cargaison, elles attendaient la réception des produits importés acheminés par des navires marchands qui accostaient à Dorcastel. Une fois lestées de ce nouveau fret, les barges reprenaient leur interminable et fastidieux voyage pour remonter le fleuve d’Argent et boucler le cercle du commerce qui enrichissait la cité portuaire ainsi qu’une grande partie de la Fédération.

Cependant, ce cercle avait été rompu quelque temps plus tôt ; les bateaux déjà arrivés ne quittaient plus le port de Dorcastel, et les autres s’en tenaient le plus loin possible par crainte des dragons qui terrorisaient la ville. Les entrepôts regorgeaient de marchandises qui devaient prendre la mer et plus rien n’entrait ni ne repartait par le fleuve. Aussi le nombre de barges avait-il crû peu à peu, jusqu’à ce que le port intérieur en fût plein, tout comme avait crû le nombre d’équipages oisifs.

Alain et Mari avaient choisi le toit plat d’un bâtiment à deux étages pour surveiller toute la zone incognito. Alors que le soleil se couchait, les manœuvres quittèrent les hangars pour rentrer chez eux et les marins regagnèrent leurs embarcations. Ceux qui avaient encore quelque argent à dépenser partirent chercher des distractions dans les tavernes voisines, mais la plupart restèrent sur leurs bateaux, serrés autour de petits feux allumés dans des boîtes de sable qui, à bord, leur servaient à préparer leur pitance. À plusieurs reprises, Alain entendit Mari grommeler rageusement à voix basse, tandis que, dans la nuit, les marins parlaient, jouaient et chantaient. Elle était tendue depuis la tentative d’enlèvement. Chez un mage, pareil comportement aurait été inconvenant, mais puisque Mari était une mécanicienne, Alain ne pouvait lui en vouloir. Et pour peu que quelqu’un à Dorcastel sût ou suspectât que Mari fût la descendante évoquée dans l’ancienne prophétie, les réactions de la jeune femme témoignaient d’un grand sang-froid face à une telle menace.

Vers minuit, presque tous les matelots s’étaient couchés. Et les fêtards rentraient au compte-gouttes par groupes de deux ou trois.

« Les marins ne dorment-ils jamais ? marmonna Mari.

— Tout est en train de s’apaiser, lui souffla Alain. Nous pourrons nous mettre en chemin bientôt. »

Il avait remarqué que la mécanicienne était bien plus impatiente que les mages avec qui il l’avait l’habitude de travailler. Apparemment, elle percevait le passage du temps d’une manière différente de la sienne et faisait sans cesse référence à de courtes durées comme si elles avaient une grande importance et devaient être mesurées avec précision. Toutefois, Alain s’était retenu d’interroger Mari à ce sujet, la jeune femme semblant déjà très à cran par rapport au temps écoulé depuis qu’ils avaient entamé leur surveillance.

Le sentiment d’urgence induit par la vision de la tempête qui approchait ne le quittait pas. Était-ce cela qui poussait Mari à l’action ? Cette sensation d’un danger imminent dont il fallait impérativement s’occuper ?

Alors qu’il cherchait un sujet de conversation pour changer les idées à Mari, il leva les yeux vers le ciel et vit la tapisserie des étoiles briller sur le voile noir de la nuit.

« Tu ne crois pas que les mécaniciens soient venus des étoiles, ainsi que le prétend ta guilde, n’est-ce pas ? »

Elle le fusilla du regard avant de prendre sur elle pour lui offrir un visage plus amical.

« N’avons-nous pas déjà eu cette discussion ? Officiellement oui, nous sommes des êtres supérieurs venus des étoiles. Personnellement, j’estime que tout ça a été inventé pour donner à la guilde une aura de puissance, de mystère ou de je ne sais quoi. Nos compétences mises à part, nous ne semblons différer en rien de Monsieur Tout-le-monde.

— As-tu entendu parler d’autres communautés qui pensent venir des étoiles ?

— Non. » L’agacement de Mari se mua en curiosité. « Pourquoi poses-tu cette question ? Ce n’est qu’un mythe ridicule.

— Peut-être… » Alain désigna le ciel au-dessus d’eux. « Il existe une singularité dans l’histoire. Tu m’as interrogé à propos des derniers siècles quand nous avons évoqué Tiae et les événements qui y sont rattachés. Mais, avant cela, nous connaissons l’existence de villes primitives, comme Tersage l’Ancienne, Larharbor et Altis, qui étaient bien plus petites qu’elles ne le sont aujourd’hui. Nous savons également que les gens ont quitté ces villes pour en fonder de nouvelles. Cependant, il n’est indiqué nulle part d’où étaient originaires les habitants de ces premières villes.

— Ils étaient originaires de… » Mari balaya de la main l’espace devant elle. « D’un peu partout autour de ces lieux.

— Il n’y a pas de villes plus anciennes, pas de villages, pas de ruines. Il n’y a que ces cités antiques. J’ai pris soin de vérifier cela lorsque j’étais de passage à Tersage. On n’a pas trouvé de traces de présence humaine plus anciennes que cette cité et ses quartiers originels dénotent une planification méticuleuse. L’extension de la ville ne s’est pas faite au hasard, comme c’est le cas quand aucune autorité n’est en charge de l’urbanisme. »

Mari dévisagea Alain avec perplexité.

« Vraiment ? C’est assez étrange. Comment une ville pleine d’habitants a-t-elle pu surgir de nulle part ? Je me demande si le continent de l’Ouest existe bel et bien, finalement, et si ces habitants n’en sont pas originaires. Mais si un tel lieu existait et que des gens le peuplaient, pourquoi n’ont-ils pas continué à affluer ?

— À moins qu’ils ne soient venus des étoiles.

— J’aurais besoin de preuves pour y croire. Et de toute façon, je ne vois pas quelle différence cela ferait. À supposer que nous soyons venus des étoiles, quelle importance cela a-t-il à présent ? »

Alain réfléchit à la question.

« Je ne sais pas. J’ai le sentiment que c’est important, d’une manière ou d’une autre, mais je ne saurais expliquer en quoi. Au moins, cela signifierait que, quelque part au milieu de ces points brillants que nous voyons, il y a des gens qui nous regardent tout comme nous les regardons. »

Mari leva les yeux.

« C’est fou de se dire ça. Est-ce que tu sais que de temps en temps tu es presque poétique, Alain ? Mais le problème que j’ai soulevé tout à l’heure demeure. Si nous sommes venus des étoiles, pourquoi personne d’autre ne nous a suivis ?

— Peut-être parce que le voyage est trop long ou trop difficile ?

— Ça, je veux bien le croire. Et puis, à quelle distance sont ces étoiles, hein ? La guilde décourage toute étude des cieux. Je me demande ce qu’il y a là-haut que je ne suis pas censée voir. Je n’arrive pas à imaginer que cela soit important, et si ça ne l’est pas, pourquoi la guilde refuse-t-elle que les gens scrutent les étoiles ? Je connais quelqu’un qui voulait construire un voit-au-loin qui aurait pu nous permettre de mieux observer la lune. » Calu, enthousiaste lorsqu’il leur avait dévoilé ses plans d’une version plus puissante de l’appareil que les mécaniciens utilisaient sur terre et sur mer pour observer à de longues distances. Calu, penaud lorsque des mécaniciens émérites lui avaient passé un savon pour expérimentations déplacées et gaspillage de temps et d’effort. « Il n’en a pas eu le droit. »

Mari baissa les yeux vers les rangées de barges le long des quais, puis elle se leva et étira ses membres engourdis par l’attente.

« Nous devons remettre la question des origines à plus tard. Tout est calme alentour. Que dirais-tu d’une promenade ?

— C’est parti. »

Alain vit le sourire dont elle le gratifia en l’entendant reprendre une de ses propres formules. Il avait pensé que cela plairait à Mari qu’il la prononçât. Étrange sentiment que celui d’anticiper correctement les réactions émotionnelles d’autrui.

Il s’étira à son tour et descendit à la suite de la jeune femme l’escalier de secours fixé à l’un des murs de l’entrepôt. Une fois sur le port, il dut accélérer le pas pour ne pas être distancé, car Mari marchait rapidement. Elle pouvait bien se plaindre que les autres se tournent vers elle à la moindre occasion, mais elle avait aussi l’habitude de prendre la tête des opérations.

« Nous devrions peut-être marcher plus lentement si nous voulons passer inaperçus », suggéra Alain.

Tous les oiseaux de nuit qu’ils avaient vus baguenauder dans les environs déambulaient avec la nonchalance de ceux auxquels les prochaines heures ne réservaient aucune obligation urgente.

Mari grommela dans sa barbe, mais ralentit considérablement le pas.

« Merci de me l’avoir fait remarquer.

— Merci à toi de m’écouter. »

Elle le regarda avec une expression étonnée.

« C’est vrai. Tes doyens ne t’écoutent pas non plus. Je te suis tellement reconnaissante de m’écouter que j’en oublie à quel point il est essentiel que je t’écoute aussi.

— Même quand tu l’oublies, tu m’écoutes. Et c’est très important pour moi. »

Mari marmonna d’un air gêné, puis fit un effort ostensible pour reporter toute son attention sur les barges.

« Que cherchons-nous, au juste ? demanda Alain. Simplement une barge ? Il y en a beaucoup. »

Elle réfléchit quelques instants avant de répondre.

« Nous cherchons une barge avec une ligne de flottaison basse. Tu vois, la plupart de ces embarcations ont une ligne de flottaison haute parce qu’elles ont été vidées de leur cargaison. Mais celle qui nous intéresse transporte pas mal d’équipements lourds à bord. » Mari hésita. « Je ne sais pas quoi te dire d’autre. Quand nous verrons une barge qui a la ligne de flottaison basse, nous l’examinerons de plus près ; alors, peut-être, remarquerons-nous autre chose. »

Ils parcoururent les appontements successivement, se déplaçant silencieusement d’une barge à l’autre. Les seuls bruits qu’ils entendirent furent des craquements de bois et le doux clapotis de l’eau, parfois ponctués de ronflements. Les embarcations variaient un peu par leur taille et étaient peintes de couleurs différentes, difficiles à distinguer dans les ténèbres nocturnes, mais, hormis ces deux critères, elles se ressemblaient toutes.

Après avoir parcouru deux quais sans aucun résultat, Mari s’arrêta ; la colère déformait ses traits.

« Ça va nous prendre toute la nuit. »

Alain acquiesça et balaya le port du regard. Il se figea en apercevant une ombre qui s’insinuait entre les barges à deux appontements de l’endroit où ils se tenaient.

« Que se passe-t-il ? As-tu vu quelque chose ?

— Attends. »

Il se concentra et fut récompensé en apercevant à nouveau une forme sombre qui glissait sur l’eau.

« Une péniche est en mouvement, mais elle se dirige vers les entrepôts et non vers le port. »

Mari tendit le cou pour regarder à son tour, puis elle fit signe à Alain.

« Viens. Il n’y a aucune raison valable pour qu’une péniche navigue à cette heure-ci. Peut-être est-ce celle que nous recherchons. »

Se déplacer rapidement sur les appontements sans faire de bruit était difficile. Ils y parvinrent néanmoins et arrivèrent juste à temps pour voir une barge à la ligne de flottaison basse passer le large portail grand ouvert d’un entrepôt qui, comme certains autres, avançait au-dessus des eaux et disposait d’un quai. Sitôt la péniche entrée, les vantaux furent refermés dans le plus absolu silence.

« C’est ça, souffla Mari. Ce ne peut être que ça. »

Elle marcha vers le hangar à grandes enjambées, Alain à sa suite, malgré ses doutes quant à une approche aussi frontale d’une position potentiellement hostile.

Une fois devant l’imposant bâtiment, dont la construction mélangeait bois et maçonnerie, Mari le contourna sans ralentir jusqu’à trouver une petite porte d’accès latérale.

« Verrouillée. Comme si ça allait m’arrêter. »

Elle extirpa quelque chose de la poche de sa veste.

« Mari, murmura Alain. Qu’est-ce que tu fais ?

— Je vais crocheter cette serrure, entrer dans cet entrepôt et dégoter les preuves de ce qui se passe réellement ici, chuchota-t-elle en mettant un genou à terre et en examinant la serrure de la même manière qu’elle l’avait fait dans les geôles de Ringhmon.

— Il y a des gens à l’intérieur. Au moins ceux de l’équipage de la péniche et ceux qui ont manœuvré les portes. Et potentiellement beaucoup plus.

— Ouais. » Elle avait sorti un de ses outils et le posait contre la serrure. « Et alors ? »

Il s’efforça de ne pas la fusiller du regard tandis qu’elle œuvrait patiemment.

« Il est possible qu’il y ait dans cet entrepôt trop d’ennemis pour que nous puissions leur tenir tête.

— À tendre l’oreille, je n’ai pas l’impression qu’il y ait foule, lâcha Mari d’une voix obstinée.

— Ils pourraient être silencieux.

— Nous le serons aussi.

— Attends ! Ce n’est pas sage. On m’a appris à évaluer l’ennemi avant de lancer l’assaut. Nous n’avons pas la moindre idée du nombre d’adversaires auxquels nous serons confrontés, des armes dont ils disposent…

— Nous devons avoir des éléments solides si nous voulons convaincre quiconque que cette péniche et cet entrepôt sont liés aux soi-disant attaques de dragons ! Nous avons besoin de preuves. De preuves que personne ne pourra nier. Tout le monde passe son temps à me seriner que je ne sais pas ce que je fais et refuse de m’écouter ! Ce qu’il y a là-dedans peut changer la donne. Nous devons savoir ce que c’est.

— Cela peut être très dangereux. »

Mari suspendit son geste et le regarda.

« Dangereux à quel point ? Est-ce une supposition ? Ou s’agit-il de ton, euh… augure ? »

Il hésita. La tentation était forte de lui répondre à sa guise, car, après tout, ses erreurs pouvaient être mises sur le compte de l’instabilité du don d’augure. Néanmoins, ce n’était pas le cas et Alain savait qu’il ne voulait pas mentir à Mari, même si la vérité n’existait pas.

« C’est une supposition. Mon évaluation des risques.

— Alain, je respecte ta parole. Sincèrement. Mais, selon moi, nous devons vérifier ce qui se trame ici et nous devons le faire maintenant. On m’a agressée une nouvelle fois aujourd’hui, alors oui, je suis assez pressée d’apprendre ce à quoi je dois faire face.

— Mari… »

Quelle était l’expression adéquate ? Quand il ne s’agissait pas d’un ordre, mais d’une demande. Les mages ne prononçaient jamais ce genre de mots. Mais Alain se rappela leur séjour dans les geôles de Ringhmon, lorsque Mari avait utilisé ce terme pour lui demander de l’aider à récupérer ses outils.

« Nous devrions être prudents. S’il te plaît.

— Tu as dit “s’il te plaît” ? » Elle le regarda avant de détourner les yeux. « Que t’en a-t-il coûté ? Ressens-tu vraiment autant d’inquiétude pour tout ça ?

— Oui. Pour toi.

— C’est tellement injuste. » Mari se passa les mains dans les cheveux, les yeux rivés au sol. « Alain, je n’ai pas prévu de me jeter à l’intérieur au pas de charge, de faire du ramdam, tout ça. Je veux simplement explorer les lieux. Prudemment. Comme tu le souhaites. Je me suis peut-être montrée un peu empressée à l’instant parce que la réussite est à portée de main. Je le sens. Mais je serai prudente. Tu éprouves des émotions et elles peuvent être bouleversantes. Je suis flattée que tu t’inquiètes pour moi. Mais il est important que j’entre dans l’entrepôt. Ne devons-nous pas découvrir qui est après moi et pour quelle raison ?

— Si.

— Quoi qu’il y ait là-dedans, c’est sûrement le genre d’éléments, le genre de preuves, que personne ne pourra faire semblant de ne pas voir, ni reléguer sous la pile au fin fond d’un tiroir. Il ne s’agit pas que de moi. » Elle s’interrompit, une expression de détresse se peignit sur ses traits. « J’ai appris que certaines choses étaient sciemment ignorées. Des choses cruciales. Si ma guilde ne commence pas à y mettre bon ordre, à reconnaître que certains problèmes existent, alors… alors ce monde deviendra comme une chaudière soumise à une pression interne trop grande. Et, tôt ou tard, il explosera. »

Alain regarda Mari, agenouillée devant la serrure.

« Comme Tiae ?

— Oui. Comme ce dont nous avons parlé tout à l’heure. Comme Tiae. Comme ces animaux dans l’enclos. » Elle désigna la porte du doigt. « Mais si je parviens à rapporter une preuve assez solide, cela sera peut-être suffisant pour changer les choses, pour commencer à les changer ici. Je veux seulement réparer ce qui est cassé. C’est ce qu’un mécanicien doit faire. M’aideras-tu, Alain ? »

Tout en écoutant les paroles de Mari, Alain se remémora la tempête de sa vision qui s’abattait sur le second soleil. Ce qui se passait à cet instant allait soit aider la mécanicienne à combattre cette tempête, soit mettre un terme à l’avenir qu’elle était seule à pouvoir faire advenir. Ce qui se passait à cet instant pouvait condamner l’illusion du monde au destin de Tiae, ou pire encore.

Cela n’avait pas d’importance, lui soufflait son entraînement de mage. L’illusion du monde n’avait aucune importance. Ce qui avait de l’importance à ses yeux, c’était cette jeune femme agenouillée devant la porte, l’ombre qui s’appelait Mari. Une ombre que la tempête anéantirait sans merci pour l’empêcher d’apporter à ce monde un jour nouveau empli d’espoir.

La doyenne lui avait dit que ses choix avaient de l’importance, et il comprit à cet instant à quel point. Une part de lui voulait arrêter Mari, la tenir hors du danger quoi qu’il lui en coûtât, mais cela aurait été égoïste, une manière d’agir semblable à celle de ces doyens qui s’accrochaient au pouvoir. Il aurait beau faire, Mari insisterait pour essayer d’aider les autres. Il la connaissait assez bien maintenant pour en être certain.

Alain se rappela les tombes de ses parents et pensa au nombre incalculable d’autres parents qui mourraient si cette tempête venait à balayer le monde ; au nombre incalculable d’enfants qui mourraient, eux aussi, ou seraient livrés à eux-mêmes, alors que la guilde des mages et celle des mécaniciens fortifieraient leurs hôtels pour tenir aussi longtemps que possible – avant de s’effondrer à leur tour – dans le maelström de folie que ce monde serait devenu. Combien de temps restait-il avant que la tempête frappât ?

Il savait que, en dépit de son entraînement, il ne laisserait pas cette tempête ravager le monde, pas s’il avait la capacité de l’en empêcher. Et la seule façon de se mettre en travers de son chemin était d’aider la descendante évoquée dans la prophétie, malgré toutes les craintes qu’il éprouvait pour la sécurité de cette jeune femme.

« Je t’aiderai. Non seulement parce que tu me le demandes, mais parce que tu cherches à faire ce qui est juste. »

Elle eut un sourire qu’il ne lui connaissait pas.

« Alors tu sais ce que cela veut dire, désormais ?

— Oui. Je t’aiderai à faire ce qui est juste. Mais n’oublie pas qu’il y a des limites à mes pouvoirs.

— Je sais. Tout ce que tu peux faire, c’est traverser les murs, courber la lumière et d’autres trucs du même acabit, répondit Mari avec la voix qu’elle utilisait pour le sarcasme, le sourire toujours aux lèvres. Écoute, reprit-elle, sérieuse. J’ai pas mal réfléchi. Nous avons survécu à l’attaque de la caravane. Il a fallu que nous nous y mettions à deux, et que nous travaillions de concert. Puis nous avons réussi à nous échapper du palais du gouvernement de Ringhmon. Nous ne nous en serions pas sortis séparément. Mais quand nous sommes ensemble, nos talents se combinent en quelque chose de plus grand que leur simple somme. Je le crois réellement. Parce que les mécaniciens et les mages ne travaillent pas main dans la main. Jamais. Ce qui est fait pour barrer la route à un mage n’est pas très efficace contre un mécanicien et ce dont un mécanicien ne peut pas venir à bout ne pose aucun problème à un mage. Nous travaillons ensemble, toi et moi, c’est pour cela que nous sommes capables d’affronter toutes les difficultés.

— Oui. Les mages et les mécaniciens travaillant ensemble. Tu as déjà expérimenté cela.

— Nous l’avons expérimenté tous les deux. »

Mari sourit et brandit le poing d’un air triomphant. Elle se réattaqua à la serrure, la tritura encore quelque temps et un déclic annonça son succès. Avant d’ouvrir la porte, elle se pencha sur son sac, passa son holster sur l’épaule et enfila sa veste de mécanicienne.

« Est-ce que tu veux revêtir ton équipement de mage ?

— Mes robes ? Non. Au cas où l’on nous verrait et si nos adversaires ne savent pas encore qui tu es, il est préférable que personne ne sache qu’un mage et une mécanicienne travaillent ensemble.

— Bien vu. » Serrant son arme dans une main et laissant son sac vide par terre, Mari ouvrit lentement la porte et se glissa à l’intérieur dès que l’entrebâillement fut assez important.

Alain lui emboîta le pas et elle referma le battant derrière eux avec précaution. Ils étaient dans une allée étroite qui courait le long du mur, devant eux se dressait un empilement de caisses en bois dans un état de délabrement plus ou moins avancé. Mari tendit l’oreille, puis fit signe à Alain de la suivre en s’éloignant vers la droite.

Les piles avaient été arrangées pour former des murs de deux caisses d’épaisseur, dans lesquels s’ouvraient des passages de largeur variable, le tout dessinant un gigantesque labyrinthe. La hauteur des piles variait également, mais suffisait toujours à leur couper la vue. Au-dessus de leurs têtes, la lumière vacillante des lampes à huile se reflétait sur un haut plafond. Alain percevait des voix que couvrait parfois le bruit d’objets massifs que l’on déplaçait. Utilisant ces sons pour s’orienter, Mari les guida avec prudence à travers le dédale.

Ils s’étaient considérablement rapprochés de la source du bruit quand Mari s’arrêta soudain et s’accroupit pour examiner un objet posé sur une des caisses. La chose, en métal, ressemblait à un appareil de mécanicien.

« Aucune marque de fabrique, souffla-t-elle. Ni code d’atelier. Ce n’est pas ma guilde qui a construit cela.

— As-tu donc trouvé ce que tu cherchais ?

— Une petite partie seulement. »

Elle s’avança vers la source tandis qu’Alain scrutait les environs, à l’affût de tout avertissement de son don d’augure ou de ses autres sens.

Ils arrivèrent enfin devant ce qui devait être le dernier mur de caisses. Mari pointa l’index vers le haut et ils escaladèrent l’empilement en s’efforçant de ne faire aucun bruit. Une fois au sommet, Alain rampa à côté de Mari jusqu’à atteindre l’endroit qui leur offrait une vue sur le reste de l’entrepôt.

Une vaste zone dégagée s’étendait devant eux, s’achevant sur un quai avec un petit appontement en bois où la péniche était amarrée. Les grands vantaux du portail d’accès au port étaient toujours scellés. De l’autre côté, ils aperçurent ce qui devait être l’entrée principale de l’entrepôt, donnant sur une des rues de la ville. À terre et sur le pont de la barge, s’affairait un groupe de communs, composé d’hommes et de femmes. La structure qui coiffait le pont avait été démontée, dévoilant les entrailles de l’embarcation.

Mari désigna du doigt un appareil après l’autre, en murmurant juste assez fort pour qu’Alain l’entendît.

« Chaudière à vapeur. Cheminée escamotable pour la chaudière. De cette façon, ils peuvent la dresser quand ils en ont besoin et la maintenir à l’horizontale le reste du temps, pour que personne ne la voie. Des treuils actionnés par la vapeur. Je me demande s’ils ont aussi installé une hélice de propulsion actionnée de la même manière. Ça leur serait très utile pour se déplacer. Qu’en penses-tu ?

— Je pense avoir compris un mot sur cinq de tout ce que tu viens de dire. »

Elle lui sourit et reprit son explication.

« Tu vois ces madriers à bout ferré ? Ce sont des étais. C’est ce qui a laissé les marques sur la falaise et permis à la péniche de ne pas être inquiétée par l’effondrement du pont à tréteaux. Et regarde ça. Des crochets en forme de griffes géantes au bout des câbles des treuils. Nous avons débusqué nos dragons, Alain. Ces gens travaillent dessus, mais ils ne portent pas les vestes de la guilde des mécaniciens. Nous venons de mettre la main sur nos mécaniciens sombres. » Elle pointa son doigt sur le côté, à l’endroit où se tenait un grand costaud. « N’a-t-il pas un air familier ?

— C’est le gars qui a essayé de t’enlever tout à l’heure. Celui que j’ai assommé. »

La certitude de la mécanicienne sur la nature exacte de ce qu’ils avaient mis au jour impressionna Alain, même s’il était incapable de comprendre ses descriptions du tableau sous leurs yeux. Une chose était sûre : ce qui se trouvait dans la barge était l’œuvre de mécaniciens. Alain évalua le nombre de mécaniciens sombres en contrebas ; leurs chances de s’en sortir s’ils venaient à être découverts lui parurent minces.

« On s’en va ? »

Mari, réticente à l’idée, se mordit les lèvres.

« Il faudra que je convainque d’autres mécaniciens de venir ici, mais un ou deux devraient suffire. C’est le mieux que nous puissions faire, à moins de dérober la péniche.

— Tu veux voler la péniche ? demanda Alain tout en réfléchissant à un plan qui pourrait leur permettre de réussir un tel exploit.

— Non. Je ne suis pas folle à ce point. Mais s’il y avait moyen, c’est sûr que… »

Ils se figèrent lorsqu’on tambourina aux portes de l’entrée principale de l’entrepôt. Les communs cessèrent leurs activités, les yeux braqués en silence sur les vantaux, puis tous sortirent des armes. Une femme qui semblait piloter les opérations fit signe à deux de ses comparses qui s’étaient emparés d’arbalètes, et elle se dirigea vers l’entrée, couteau en main.

Alain ne put voir sa réaction quand elle regarda par le judas, mais il n’en avait nul besoin.

« Il y a un mage sombre dehors. Au moins un, murmura-t-il à Mari.

— Les mécaniciens sombres qui travaillent avec des mages sombres ?

— J’en doute. Les mages sombres restent des mages. Ils méprisent les mécaniciens, quels qu’ils soient. »

Mari s’apprêtait à répondre lorsque la meneuse des mécaniciens sombres ouvrit la porte. Alain aperçut à peine un homme élancé d’une quarantaine d’années, au nez aquilin. Il ne portait pas de robes, mais l’énergie en suspension autour de lui annonçait clairement son statut à n’importe quel autre mage.

« Quel étrange repaire pour des dragons », lâcha-t-il d’une voix impassible.

La mécanicienne sombre modifia sa prise sur le couteau, prête à frapper.

« Tu as cinq secondes pour me convaincre de ne pas te tuer.

— Mes camarades risquent de mal le prendre, et je pense qu’il est dans votre intérêt que ce ne soit pas le cas. Nous tenons cet endroit dans le creux de notre main et, si nous devions serrer le poing, vous mourriez jusqu’au dernier et perdriez tout ce qui est stocké ici. » Son ton monocorde dénué d’émotion formait un contraste singulier avec ses paroles menaçantes.

« Tu es un mage, cracha la mécanicienne.

— Cela ne devrait pas vous poser problème, vous en avez déjà un ici. »

Alain vit tous les mécaniciens sombres sursauter de surprise. Ses efforts pour dissimuler sa présence aux autres mages ne semblaient pas avoir été couronnés de succès.

« Les mages sombres ont senti ma présence, souffla-t-il à Mari. Ils m’ont suivi. C’est ainsi qu’ils sont remontés jusqu’à cet entrepôt. Il est possible qu’ils nous aient surveillés depuis quelque temps.

— Génial ! Nous chassions les mécaniciens sombres pendant que les mécaniciens et les mages sombres nous chassaient. Connaissent-ils exactement ta position ? Est-ce la même chose que le fil ?

— Non, c’est très différent. Ils sont capables de savoir où je me trouve globalement, mais cela ne les mène pas précisément jusqu’à moi. Ils savent juste que je suis à l’intérieur de ce bâtiment. En revanche, si je lance un sort, ils sauront me localiser.

— On va éviter, alors. »

En contrebas, la meneuse des mécaniciens sombres jetait des regards noirs au mage sombre.

« Un mage ? Ici ? C’est un mensonge, mais rien de surprenant de la part d’un mage. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Participer, fit le mage sombre avec un calme absolu. Nous nous demandions qui était derrière cette histoire de dragons, nous le savons désormais. Si vous ne voulez pas que d’autres en soient informés, disons la guilde des mages de cette ville, ou la guilde des mécaniciens, vous nous verserez la moitié de ce que vous gagnez. La moitié de votre produit brut. »

Les mages sombres devaient en connaître un rayon sur l’argent et les paiements, se dit Alain. Mais l’offre du mage ne parut pas ravir les mécaniciens sombres. Même depuis sa cachette, Alain vit le visage de la femme s’obscurcir.

« Hors de question. Sachant toutefois que te tuer nous coûterait un temps précieux, je consens à te donner un dixième du produit net. Et pas un denier de plus.

— La moitié.

— Un dixième !

— La moitié. »

Grondant de colère, la meneuse des mécaniciens sombres projeta son bras armé vers l’avant, mais sa cible disparut lorsque le mage lança un sort de dissimulation. Alain était toujours capable de le voir sous la forme d’une pâle colonne de flammes, signe de l’utilisation d’un pouvoir. Cette colonne bondit en arrière tandis que la mécanicienne sombre fendait de son couteau l’espace où le mage s’était tenu quelques instants plus tôt. La femme claqua la porte avec un grognement de dégoût, puis elle la verrouilla et retourna vers ses compagnons.

« Rassemblez nos affaires. Il faut tout déplacer cette nuit. Aussi vite que possible.

— Et si les mages tentent quelque chose ? demanda quelqu’un.

— Bougez-vous le train ! Faites monter la pression de la vapeur sur la péniche ! »

Les mécaniciens sombres se mirent à courir dans tous les sens.

Alain tapota l’épaule de Mari.

« Nous devons nous dépêcher de quitter les lieux. Je sens un mage préparer un sort puissant dans les environs. »

Elle tourna vers lui un regard alarmé, puis rampa en arrière et sauta par terre. Alain la suivit en restant à sa hauteur pendant qu’elle rebroussait rapidement chemin vers la porte latérale, en espérant que le raffut des mécaniciens couvrirait le bruit de leur fuite.

« Hé ! Qui diable… »

Alain vit un mécanicien sombre braquer les yeux dans leur direction depuis l’extrémité de l’allée dans laquelle ils se trouvaient.

Le mécanicien se remit à hurler.

« Il y a des intrus par ici ! Des communs ! Non, l’un d’eux est un mécanicien ! »

Mari brandit son pistolet, mais le mécanicien sombre bondit sur le côté, hors de leur champ de vision. Mari prit la suivante à droite, puis courut pliée en deux à travers le dédale de caisses. Alain la talonna en souhaitant qu’elle sût où elle allait.

Cela se révéla être le mauvais choix. Ils firent irruption dans la zone dégagée, où les mécaniciens sombres se tournèrent vers eux, armes au poing, tandis que, dans leur dos, Alain entendait arriver d’autres adversaires qui s’étaient lancés à leur poursuite à travers le labyrinthe.

Lui-même aurait hésité, pesé chacune des possibilités d’action, et fini rapidement pris au piège par les mécaniciens qui se ruaient sur eux. Mari, elle, ne s’arrêta pas.

« Suis-moi ! » hurla-t-elle en le saisissant par la manche et l’entraînant à toutes jambes vers l’entrée principale.

Les arbalètes chantèrent et les carreaux sifflèrent en les dépassant avant de se planter avec un bruit sec dans les caisses en bois. Sans cesser de courir, Mari leva son pistolet et les mécaniciens sombres se dispersèrent en criant.

« Elle est armée ! Abattez-la ! »

Alors qu’ils se rapprochaient de la porte, Mari jura.

« J’ai oublié. C’est verrouillé.

— Je m’occupe de ça, répondit Alain. Ne t’arrête pas ! »

Il se concentra, malgré les tirs qui les visaient et la porte qui grossissait à toute allure, et il parvint à faire disparaître une section de celle-ci juste avant que Mari ne l’eût atteinte.

La jeune femme laissa échapper un cri de surprise mais traversa l’ouverture tandis qu’un carreau se fichait dans le chambranle. Alain s’élança à la suite de la mécanicienne et ils rejoignirent une rue plongée dans les ténèbres devant l’entrepôt. Il relâcha son sort et la porte réapparut derrière lui. Il faudrait à leurs poursuivants plusieurs minutes pour la déverrouiller, ce qui leur laisserait le temps de…

Il saisit Mari par l’épaule et l’immobilisa brusquement. Elle le fusilla d’un œil incrédule.

« Nous devons décamper d’ici. Pourquoi est-ce que tu nous arrêtes ?

— À cause de cela », répondit Alain en désignant la rue droit devant eux. Le mage sombre qu’il avait senti à l’œuvre avait terminé son sort.

Mari regarda dans la direction indiquée, puis ses yeux s’écarquillèrent et sa bouche s’ouvrit.

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