Chapitre 17

Le lendemain matin, lorsqu’il se vit convoqué pour la Question, Alain n’avait toujours pas trouvé d’explication satisfaisante. Il n’arrivait pas à discerner les visages des trois doyens assis devant lui, mais il était certain que la mage âgée était présente.

« Nous avons la confirmation de votre rapport relatif à l’implication des mécaniciens dans l’incident des dragons, mage Alain », dit un des doyens d’une voix dépourvue de toute chaleur, de toute approbation, de toute gratitude. Il n’y avait là que les inflexions impassibles d’un mage.

Le second doyen prit la parole, c’était une femme dont le ton était encore plus dénué d’émotion que celui de l’homme qui avait ouvert la séance.

« Comment avez-vous appris cela ?

— La nuit dernière, je me trouvais dans le port intérieur, après avoir passé le plus clair de la journée à méditer. »

S’il devait leur servir une histoire inventée de toutes pièces, autant qu’elle le mît en valeur.

« J’ai vu des mécaniciens se disputer et se battre ; j’ai pensé que disposer de davantage d’informations au sujet de cet incident servirait les intérêts de ma guilde. J’ai utilisé un sort de dissimulation pour me mêler à eux et j’ai vu une de leurs créations qui aurait pu causer les dégâts que l’on a imputés aux dragons.

— Il est heureux que vous vous soyez trouvé à l’endroit idéal pour ce faire, commenta le troisième doyen d’un ton neutre. Étiez-vous en compagnie d’une femme cette nuit, mage Alain ? »

Il ne répondit pas aussitôt.

« Une femme du commun. Elle…

— Vous avez passé presque toute la journée avec cette femme. »

L’avait-on surveillé ? Ou n’était-ce qu’une conjecture ? Il décida qu’il était plus prudent de supposer que les doyens savaient.

« Oui.

— Vous portiez des vêtements communs, mage Alain. Pourquoi ? »

Ils l’avaient surveillé. Néanmoins, il avait une explication à leur offrir.

« J’avais envie de la compagnie physique d’une femme.

— Nous ne doutons pas de la véracité de cette partie de votre histoire, mage Alain. »

Les doyens discutèrent entre eux à voix basse, de sorte qu’Alain ne pouvait entendre leurs propos. Puis le premier doyen s’adressa de nouveau à lui.

« Les besoins physiques peuvent détourner de la sagesse, surtout chez les jeunes mages. Nous le savons. Mais il a été porté à notre attention que la femme du commun ressemblait à la mécanicienne avec qui vous étiez dans le désert et à Ringhmon. »

Ils en savaient bien plus que ce à quoi il s’était attendu. Les tentatives d’Alain pour affabuler furent perturbées par des spéculations quant à la sévérité de la punition qu’il recevrait, par l’incertitude de quitter cette pièce en vie. Il ne fut pas surpris que l’inquiétude principale dans son esprit ne concernât pas son possible trépas, mais la peur d’être dans l’incapacité de faire savoir à Mari ce qu’il était advenu de lui. Il ne voulait pas qu’elle pensât qu’il lui avait menti, qu’il avait décidé de lui tourner le dos.

« Cette femme ressemblait en effet à la mécanicienne, finit-il par lâcher.

— Désirez-vous cette mécanicienne, mage Alain ? »

Mentir. Mentir bien mieux qu’il ne l’avait jamais fait, ou connaître la mort avant la fin du jour.

« Non. »

Ce simple mot avait-il été aussi dépourvu d’émotion qu’il lui avait semblé ?

« C’est une mécanicienne.

— Exactement. Une ombre, une ennemie de votre guilde, une créature qui cherche à détruire vos pouvoirs, à n’en point douter. Comprenez-vous cela, mage Alain ? Vous avez voulu goûter à l’interdit en utilisant une femme du commun comme substitut. Chez quelqu’un d’aussi jeune, de tels errements peuvent survenir, mais ils ne doivent pas se répéter. La prochaine fois, cela pourrait vous conduire dans les bras de la mécanicienne, et si elle vous prend dans ses rets, vous ne connaîtrez plus jamais la liberté et vos pouvoirs seront réduits à néant. Comprenez-vous ? »

Alain s’efforça de dissimuler son soulagement. Les doyens avaient mal interprété ce qu’ils avaient vu.

« Celui-ci comprend.

— Et les mages sombres ? s’enquit un des doyens. Avez-vous vu leur dragon ?

— Oui, doyen. Sa carcasse était dans l’entrepôt occupé par les mécaniciens. »

La doyenne laissa la jubilation affleurer dans sa voix.

« Une aubaine. Nous ferons savoir à tous que ce dragon a été créé par la guilde pour faire échouer les machinations des mécaniciens. »

Les autres doyens émirent de petits bruits approbateurs.

Le ton de la doyenne ne portait plus aucune trace d’émotion quand elle s’adressa de nouveau à Alain.

« Avez-vous vu les appareils des mécaniciens ?

— Oui.

— Est-ce à dire que vous avez compris ce qu’ils étaient ?

— Non, doyenne. »

Au moins une question qui n’appelait pas de mensonge.

« J’ai vu des objets qui ressemblaient à des griffes de dragons. Mais pour le reste, je n’ai pas compris leur usage.

— Avez-vous étudié ces appareils ? demanda un autre doyen.

— Non. Ils faisaient du bruit. Ils diffusaient de la chaleur. Voilà tout ce que je sais.

— C’est tout ce qu’un mage a besoin de savoir. Les gadgets des mécaniciens auraient pu vous blesser, mais reconnaissons que, sur ce chapitre, vous avez agi avec circonspection en les évitant. En dépit de vos erreurs, le service que vous avez rendu à la guilde n’est pas négligeable, mage Alain. Pourtant, un problème demeure. »

Alain attendit en affichant un air impassible.

« Vous avez, ces derniers temps, été bien trop souvent en relation avec des mécaniciens. Vous avez développé une fascination pour une des leurs. Nos investigations nous ont appris que, malgré sa jeunesse, elle n’en est pas moins dangereuse. »

C’était une étrange sensation que d’entendre ses propres paroles dans la bouche d’un doyen, mais avec une intention fort différente de la sienne. Alain se contenta d’acquiescer, incertain de ce que sa voix pourrait révéler.

« Il faudra que vous informiez vos doyens si cette mécanicienne tente de reprendre contact avec vous, ou même si vous l’apercevez de loin. Si elle devient un danger pour notre guilde, si elle cherche à vous revoir, elle sera éliminée en guise d’avertissement à tous les mécaniciens. Ils n’auront aucune preuve matérielle, mais sauront parfaitement qui est derrière ça.

— Celui-ci comprend, répondit Alain, surpris par le timbre neutre qui était le sien alors que venait d’être prononcée la sentence condamnant Mari à mort.

— Mage Alain, dit le troisième doyen. La guilde ne saurait tolérer de menace à son encontre, quelle qu’elle soit. Nul mage ne doit accepter qu’un mécanicien l’approche. Comprenez-vous ?

— Celui-ci comprend. »

C’était une mise en garde qui le concernait directement, et peut-être une référence voilée à la prophétie. Obéis, sinon… Tiens-toi loin des mécaniciens, sinon… Il se souvint d’une nuit, quelques années auparavant, quand un acolyte rebelle poussé au-delà de sa résistance avait tenté de s’en prendre à un doyen, armé d’une arme blanche. Un autre doyen avait glissé à Alain : « Tous les ennemis de la guilde des mages doivent être éliminés. » Pourtant, à cet instant précis, il craignait moins pour sa vie que pour celle de Mari.

« Vous pouvez sortir. »

Alain quitta la pièce ; une partie de lui nota avec étonnement que sa démarche était assurée malgré les tremblements qu’il ressentait à l’intérieur. Ils vont la tuer, s’ils la voient en ma compagnie. Même s’ils ne se rendent pas compte qu’elle est la descendante. Il est impossible qu’ils le sachent déjà, car, si cela avait été le cas, je ne serais pas sorti de là vivant. Mais s’ils nous voient ensemble encore une fois, ils vont se douter de quelque chose et la tuer. Mari avait raison. Je dois la quitter. Pas pour me protéger, moi, mais pour la protéger, elle. Si elle meurt, elle ne pourra pas faire naître un jour nouveau, ne pourra pas arrêter la tempête. Peu importe la peine que j’en éprouverai, je dois faire en sorte que la maîtresse mécanicienne Mari soit saine et sauve. Et la seule manière d’atteindre ce but est de ne jamais me trouver en sa présence tant que ma guilde me surveillera.

Il la visualisa en train de l’attendre sur les remparts et sa détermination vacilla. Je dois la prévenir. Oui, je le dois. Puis il nous faudra nous séparer, car Mari ne doit pas mourir à cause de moi.

Le jour nouveau et le fait d’arrêter la tempête qui menaçait ce monde perdirent de l’importance à ses yeux. Tout ce qui occupait l’esprit d’Alain était qu’il avait touché le bonheur du doigt et qu’il devait y renoncer.

Mari était assise sur une chaise inconfortable devant une longue table dans les tréfonds de l’hôtel de sa guilde à Dorcastel. Trois mécaniciens émérites siégeaient face à elle. Il y avait le vieux Saco, la femme qui l’avait dénigrée dans les décombres du pont et un troisième homme qu’elle n’avait jamais vu. La porte dans son dos était épaisse et avait été verrouillée avec soin après qu’elle était entrée dans la pièce. Elle observa les expressions des mécaniciens émérites devant elle. Si ses sentiments n’étaient pas ceux d’un prisonnier, ils ne devaient guère en être différents. On pourrait croire que je suis de la clique des mécaniciens sombres et non celle qui les a démasqués.

La femme prit la parole d’une voix formelle et détachée.

« Cette procédure a été ouverte pour apporter des réponses aux interrogations qui pèsent sur les actions de la maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn dans la ville de Dorcastel la nuit passée. »

Le mécanicien émérite que Mari n’avait jamais vu auparavant parla d’un ton brusque.

« Qu’est-ce qui vous a conduite dans le port intérieur la nuit dernière ? »

Mari garda la tête droite et fourbit sa repartie en regardant l’homme dans les yeux. Elle n’avait pas à s’excuser de quoi que ce fût et ne comptait pas se laisser intimider.

« Je me suis intéressée aux actes perpétrés par les soi-disant dragons. J’ai mené une enquête de manière autonome en étudiant les indices disponibles et j’ai conclu que le bassin où sont amarrées les barges devait probablement receler les explications des événements qui ont nui à la guilde en paralysant le commerce dans cette ville. »

Elle s’était répété ces mots depuis que, la nuit précédente, elle avait attendu l’arrivée de ses confrères mécaniciens. Elle savait que cette déclaration serait nécessaire. La préparer lui avait de surcroît évité de penser à Alain.

Le mécanicien émérite Saco lui jeta un œil noir.

« Qu’est-ce qui vous a fait croire que vous jouissiez d’une quelconque prérogative vous autorisant à lancer cette enquête ?

— Je n’avais pas le choix. Toutes mes tentatives pour évoquer mes théories avec la direction de la guilde avaient essuyé des échecs. Attendu que les mécaniciens émérites refusaient de m’écouter et de répondre aux requêtes officielles soumises en bonne et due forme, j’ai été amenée à prendre l’initiative pour le bien de la guilde. »

Qu’ils aillent donc inscrire cela dans les minutes de la procédure. Néanmoins, nul ne parut enclin à poursuivre dans cette voie.

Saco fronça les sourcils en la regardant et changea de sujet.

« Seule ? Vous avez dit avoir agi seule. Votre rapport est particulièrement vague sur les causes de l’explosion de la chaudière dans cet entrepôt et sur la façon dont vous y avez survécu. »

Mari, imperturbable, lui rendit son regard.

« Ainsi que je l’ai signalé dans mon rapport, les gens qui se trouvaient dans l’entrepôt ont été distraits de leurs tâches par un visiteur alors qu’ils avaient lancé la production de vapeur. À ce qu’il m’a semblé, ils ont laissé monter la pression au-delà du seuil critique. Quant à moi, je me tenais suffisamment loin de l’engin pour ne pas avoir été blessée au moment de l’explosion.

— Nous avons retrouvé la soupape de sécurité de la chaudière, lâcha le troisième mécanicien émérite d’une voix dure. Elle avait été bloquée au moyen d’une corde. »

Mari acquiesça, décidée à dire la vérité dès qu’elle en aurait l’occasion.

« Je l’ai fait pendant que les occupants des lieux étaient accaparés ailleurs.

— Avez-vous reçu une aide extérieure ?

— Pour obstruer la soupape ? Non. »

À la manière dont elle avait formulé sa réponse, ce qu’elle venait de dire était vrai. Mari remercia la chance qui avait fait que sa guilde ignorait la présence d’Alain à l’entrepôt la nuit précédente. Comment aurait-elle pu fournir des éléments sur l’identité de son mystérieux allié ?

« Comment se fait-il que vous ayez été trempée jusqu’aux os lorsque les autres mécaniciens vous ont rejointe ? demanda la mécanicienne émérite.

— J’ai plongé dans le port pour me protéger de la déflagration. Je m’y connais en chaudières à vapeur et suis capable de déterminer quand elles sont au bord de l’explosion. »

Le regard de la femme cloua Mari sur son siège.

« Vous ne verrez donc aucune objection à jurer que nul mécanicien ne vous a aidée dans cette tâche, que nul mécanicien ne vous a accompagnée dans cet entrepôt la nuit dernière. »

Ça, c’était facile.

« Je jure n’avoir reçu aucune aide d’aucun mécanicien la nuit dernière. Il n’y avait pas de mécanicien avec moi dans cet entrepôt, jusqu’à ce que le groupe dépêché par cet hôtel vienne me rejoindre.

— Y avait-il des communs avec vous ? Quel que soit leur nombre ?

— Non. Je jure qu’il n’y avait pas de communs avec moi. »

Ils n’allaient certainement pas poser la question à propos des mages. Cette possibilité ne pouvait en aucun cas leur effleurer l’esprit.

Ils ne le firent pas. Les trois mécaniciens émérites échangèrent des regards ; ils n’avaient pas l’air heureux ni satisfaits. Puis la femme opina.

« Cette procédure est close. Maîtresse mécanicienne Mari, par ordre du maître de notre guilde, vous ne soufflerez mot des présents événements à quiconque. Vous devez les oublier. Ils n’ont jamais eu lieu. »

Voilà que ça recommençait. Elle avait trouvé des preuves si flagrantes qu’elle avait espéré que cela modifierait la donne, mais… Mari inspira profondément.

« Je demande respectueusement une explication quant à la politique de la guilde sur ce sujet.

— Vous avez vos ordres, lâcha Saco d’une voix glaciale.

— Oui, monsieur. Mais je pense que je servirais la guilde au mieux si je comprenais sa politique et ses ordres. Or je ne comprends pas ceci. »

Le troisième mécanicien émérite hocha la tête.

« Votre réputation vous précède, mécanicienne Mari.

— Maîtresse mécanicienne Mari.

— Certainement. Le fait est que vous posez toujours des questions au lieu de suivre les ordres. À partir de cet instant, les choses changent. Comprenez-vous cela ? »

Mari prit plusieurs inspirations lentes.

« Oui, monsieur.

— D’autres questions ? »

Elle ne put s’en empêcher. Elle savait que ce n’était pas très malin, mais ce fut plus fort qu’elle.

« Oui, monsieur. »

Le troisième mécanicien émérite la fixa d’un air incrédule, mais Saco la gratifia d’un sourire faux.

« Allez-y.

— Le contenu de l’entrepôt, monsieur. » Attention, Mari. Attention à la manière dont tu vas formuler ça. « Est-ce que…

— Par ordre du maître de la guilde, l’entrepôt était vide », l’interrompit la femme.

Mari dévisagea les trois mécaniciens émérites. Vide. Elle n’avait même pas évoqué la carcasse du dragon, qui était pourtant impossible à manquer, car elle savait que ces trois-là nieraient jusqu’à la présence du cadavre.

« Ceux qui étaient dans l’entrepôt…

— Il n’y avait personne dans l’entrepôt, à l’exception de quelques communs qui ont péri dans l’incident.

— … et qui se sont enfuis avant l’explosion… essaya de poursuivre Mari.

— Personne ne correspond à cette description. »

Que leur était-il arrivé ? Avaient-ils réussi à quitter la ville ? Avaient-ils été capturés et emprisonnés par la guilde, pour disparaître complètement comme le mécanicien Rindal ?

Mari déglutit et tenta une autre approche.

« La chaudière qui a explosé…

— Il n’y avait pas de chaudière. »

La chaudière dont nous venons de parler n’a donc jamais existé. Parce que son existence soulèverait des questions gênantes.

« Nous feignons ainsi d’admettre que quelque chose de réel n’a jamais existé ? Comment pouvons-nous nous prétendre supérieurs aux mages ? »

Saco se pencha en avant, son sourire s’était évanoui.

« Ces paroles sont celles d’un traître.

— Non, monsieur ! Je ne veux que le meilleur pour ma guilde ! Je lui suis loyale ! Mais quelque chose ne va pas. Quelque chose ne tourne pas rond dans ce monde ! Et si nous ne changeons pas…

— Changer ? demanda la femme. Réfléchissez bien aux implications du changement. »

Elle parlait à Mari avec la voix d’un professeur qui s’adresserait à un élève pas très intelligent.

« Pensez à ce qui arriverait à cette guilde. Pensez à ce qu’il adviendrait du monde. Pensez au bouleversement de tout ce que nous connaissons. Et pour être remplacé par quoi ? Le savez-vous ? Êtes-vous capable ne serait-ce que de l’imaginer ? Vous avez dix-huit ans, jeune fille ! Vous n’avez même pas la notion précise de l’état actuel des choses. Comment pouvez-vous dire que changer le système que nos ancêtres ont mis en place pourrait être souhaitable ? Comment osez-vous affirmer qu’ils se sont trompés ? »

Mari regarda la femme dans les yeux.

« Le monde se délite, objecta-t-elle aussi calmement que possible. Si le même phénomène survenait sur une machine, j’analyserais le problème pour trouver ce qu’il faut réparer.

— C’est exactement ce que doit faire un mécanicien, répondit la femme avec un sourire faux. Vous feriez également appel à un spécialiste, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui en saurait plus que vous au sujet de cette machine. Et vous écouteriez son avis, comme vous devez écouter le nôtre à cet instant. Apprenez. Mûrissez. Avec le temps, vous comprendrez pourquoi les choses doivent être ainsi. Pour le plus grand bénéfice de tous. »

La mécanicienne émérite pointa Mari du doigt et son visage se fit soudainement dur comme la pierre des remparts de Dorcastel.

« Vous êtes vraiment douée, jeune fille. Vos talents de mécanicienne sont indéniables et parvenir au rang de maître mécanicien à votre âge est un exploit remarquable. Vous pourriez jouir d’un avenir radieux dans la guilde, si vous savez profiter de l’offre qui est sur le point de vous être faite. »

La femme se cala au fond de son siège.

« Eu égard au service que vous avez rendu lors de votre séjour à Dorcastel, et compte tenu de vos brillantes aptitudes, la guilde est prête à oublier vos paroles et vos actes récents, même s’ils ont contrevenu aux règles et recommandations qui, selon nos préceptes, doivent guider nos existences. Il en sera ainsi, si et seulement si vous faites vœu de garder sous silence les événements qui se sont déroulés en cette ville et de suivre désormais à la lettre l’ensemble de nos règles et recommandations. »

Mari regarda les trois mécaniciens émérites, en réfléchissant aux options qui s’offraient à elle. Elle voyait sur leurs traits que ses peurs avaient été fondées. La guilde définissait la trahison d’une manière bien plus vaste que ce qu’elle avait cru jadis, bien plus vaste que ce qui avait toujours été proclamé officiellement. La trahison recouvrait tout ce dont les mécaniciens émérites et le maître de la guilde ne voulaient pas s’occuper, ce qu’ils ne voulaient pas voir, ce qui pouvait changer les choses. Les hautes instances réduiraient au silence quiconque mettrait en péril le statu quo. Les hypothèses que Mari n’aurait jamais envisagées encore quelques mois auparavant prenaient corps. Le professeur S’san avait dû être au courant des dangers auxquels la jeune femme serait confrontée, mais à quoi pourrait bien lui servir le pistolet dont elle lui avait fait cadeau ? L’arme avait été utile pour les sauver, Alain et elle, dans l’entrepôt, mais quelle pourrait être son efficacité contre la menace de sa propre guilde ? Il ne faut pas y recourir en premier ressort, ni en deuxième, ni même en troisième. Tes plus grands atouts seront toujours ton esprit ainsi que ta capacité à prendre les bonnes décisions et d’agir en conséquence. Si tu ne parviens pas à user de tes atouts à bon escient, le pistolet ne te sera d’aucun secours.

Écouter, apprendre et obéir. Voilà ce qu’exigeaient les mécaniciens émérites assis en face d’elle. Le mot d’ordre n’avait pas varié d’un iota depuis qu’elle était apprentie. Peut-être que les outils dont elle avait besoin maintenant n’étaient pas ceux d’un mécanicien, mais ceux d’un apprenti. En cas de danger imminent, il était important de tout mettre en œuvre pour minimiser les risques de dommages et de mort. C’était l’une des premières règles inculquées aux apprentis. Elle lui serait en l’occurrence d’une grande aide.

Elle acquiesça en direction des mécaniciens émérites.

« Je fais vœu de suivre toutes les règles et recommandations de la guilde et de ne rien dévoiler des événements récents. »

Mais je ne vous dis pas pour combien de temps.

Saco se pencha vers elle une nouvelle fois.

« Votre vœu inclut vos tout derniers propos. Vous ne le répéterez pas. À personne ni à vous-même. »

Mari opina. Elle savait que sa voix tremblait de colère, mais elle espérait que les mécaniciens émérites prendraient cela pour de la peur.

« Je fais vœu de ne pas reparler de ces choses. » Au moins durant quelques minutes.

« Qu’en est-il des mages ? demanda Saco. Avez-vous des questions à leur sujet ? »

Mari le regarda un bref moment dans les yeux, sans rien dire, tandis que des images d’Alain défilaient dans sa tête. La veille au soir, elle avait fugacement escompté que sa guilde serait intéressée par la perspective d’en apprendre davantage sur les mages, maintenant que la preuve de l’existence des mécaniciens sombres était établie. Peut-être – avait-elle fantasmé – que la guilde serait prête à offrir sa protection à un mage disposé à réitérer auprès d’autres toutes les choses qu’il lui avait apprises. Mais la preuve de l’existence des mécaniciens sombres avait été purement et simplement supprimée. Il n’y avait donc aucune raison pour que la preuve des capacités d’un mage fût traitée différemment.

Et que se passerait-il s’ils venaient à découvrir qu’elle était amoureuse de l’un d’eux ?

Si ces mécaniciens émérites n’hésitaient pas à menacer des confrères de guilde, ils ne montreraient aucune pitié envers un mage.

S’il reste à mes côtés, quelqu’un le tuera. Soit un de ses pairs, soit un mécanicien. Je l’aime. Cela signifie que l’heure est venue de le quitter. Je ne veux pas qu’il meure par ma faute.

« Non, dit-elle. Pourquoi devrais-je m’enquérir de la politique de la guilde vis-à-vis des mages ?

— Même si vous avez longuement tenu compagnie à l’un des leurs ? insista Saco d’une voix insistante.

— Après la destruction de la caravane ? J’ai déjà expliqué à Ringhmon qu’il ne s’était rien passé, outre que nous avons été compagnons de route. J’ai fait ce qu’il fallait pour assurer ma survie. Et à présent, je sais également ce que je dois faire pour survivre. »

Elle savait exactement ce qu’elle entendait par là, mais elle savait aussi que les mécaniciens émérites l’interpréteraient comme un signe de capitulation.

« Bien, conclut la mécanicienne émérite, pendant que Saco s’adossait sans cacher sa déception. Il est agréable de voir que vous apprenez enfin. Soyez prévenue que la clémence de la guilde a des limites. Il n’y aura pas de deuxième chance. Vous savez ce qu’il en coûte de briser un vœu solennel.

— Je comprends.

— Dans ce cas, je déclare cette affaire classée. Nul ici présent ne devra évoquer ce qui vient d’être dit. »

La femme adressa à Mari un sourire poli, comme si cette dernière était tout juste entrée dans la pièce.

« J’ai une bonne nouvelle pour vous », ajouta la mécanicienne émérite en poussant une feuille de papier vers elle.

La jeune femme réussit à prendre le contrat sans laisser paraître la tension qui s’était emparée d’elle.

« Un contrat. Aussi vite ?

— Oui. Nous savions que vous seriez ravie de saisir une occasion de servir votre guilde. Bon voyage, mécanicienne Mari.

— Maîtresse mécanicienne Mari.

— Bien entendu. Maîtresse mécanicienne Mari. » La femme désigna le document. « Vous aurez noté que vos services sont requis de toute urgence, aussi vous quitterez Dorcastel dès que nous vous aurons trouvé un moyen de transport. »

Mari baissa les yeux sur le feuillet.

« Merci. J’ai hâte de quitter Dorcastel… pour continuer à servir ma guilde. »

Si les mécaniciens émérites avaient perçu la brève pause qu’elle avait marquée dans sa phrase, ils n’en firent aucun cas. La femme signifia à Mari qu’elle était libre de partir avant d’entamer une conversation à voix basse avec ses homologues.

Mari se leva, ouvrit la lourde porte et s’engagea dans le labyrinthe de couloirs. Des couloirs familiers, reprenant les plans standard de tous les hôtels de la guilde. Elle les avait parcourus à de multiples reprises.

Cependant, pour la première fois depuis son arrivée au sein de la guilde, à l’âge de huit ans, Mari réalisa à quel point ces corridors pouvaient être oppressants. À quel point, au lieu d’induire un sentiment de sécurité, ils provoquaient une sensation de confinement. À quel point les ombres et les alcôves étaient propices à dissimuler quelqu’un qui vous espionnait ou vous guettait, une arme à la main. La jeune femme constata avec amusement combien le monde qui l’entourait pouvait changer alors que son apparence demeurait identique. Alain lui aurait dit que tout dépendait de la manière dont on regardait l’illusion.

Elle redressa les épaules et marcha posément dans les couloirs, déterminée à ne montrer aucun signe de peur. À qui pouvait-elle parler ? Personne entre ces murs, c’était certain. Tout mécanicien qui lui témoignerait de la sympathie serait aussitôt surveillé et il était probable que chacun avait reçu pour instruction de ne pas se lier avec elle.

Mais si les mécaniciens émérites ont dans l’idée de briser la maîtresse mécanicienne Mari, ils vont apprendre qu’on ne m’arrête pas aussi facilement. Mes certitudes sont peut-être remises en cause, mais l’une d’elles reste inébranlable. Je crois en mes capacités.

Et je suis toujours prête à faire ce qu’il faut, quoi qu’il m’en coûte. Les choses doivent être réparées. Et c’est à moi qu’incombe cette tâche, si personne d’autre ne s’en charge. Mais, dans un premier temps, je dois me faire oublier. Pour que les mécaniciens émérites ne soient plus sur mon dos. Puis je devrai trouver des gens en qui je peux avoir confiance.

Quelqu’un en qui je puisse avoir confiance.

Que vais-je dire à Alain quand viendra l’heure des adieux ?

Postée dans une tourelle surplombant la mer sur les remparts de Dorcastel, appuyée contre le rebord d’une meurtrière, Mari contemplait les flots. Les bateaux, qui quittaient le port de nouveau, arboraient une ligne de flottaison basse tant ils étaient chargés de marchandises. Le vent soufflait fort le long de la côte et ballottait les goélands qui se battaient pour des reliefs de nourriture. Crocheter la serrure du portail qui permettait d’accéder à cette échauguette n’avait pas été trop difficile, et nul ne pouvait la voir à l’intérieur, masquée qu’elle était par les ténèbres.

Un éclat de pierre jadis arraché à la fortification balafrait l’une des arêtes de la meurtrière. L’érosion avait fait son œuvre pour qu’il se fondît dans le reste de la construction, et seules ses imperfections révélaient son origine. Un carreau d’arbalète ou une balle de fusil mécanique avait frappé à cet endroit durant l’une des batailles dont avait parlé Alain, alors que les légions impériales et les soldats de la Fédération s’entretuaient dans les rues en contrebas. Observant ces artères, Mari pensa au nombre de communs qui avaient, au fil des siècles précédents, payé de leur vie le maintien de la stabilité tant désirée par la guilde des mécaniciens.

Elle songea au nombre d’autres qui mourraient dans les années suivantes, si ce monde se dirigeait vers une catastrophe imminente.

Elle entendit des pas résonner non loin, et Alain fut à ses côtés. Il avait surgi de l’ombre si soudainement que Mari se demanda s’il n’avait pas utilisé son sort de dissimulation. Le visage du mage, dont elle s’était habituée à ce qu’il ne trahît aucune émotion, montrait de l’inquiétude.

« Salut, mage Alain », dit-elle avec douceur, en combattant la tentation brûlante de se blottir contre lui. Si tu l’étreins, si tu l’embrasses, tu ne seras plus capable de le laisser partir. Pour son bien, Mari, contrôle-toi.

Alain s’inclina dans sa direction.

« Salutations, maîtresse mécanicienne Mari. Tu as trouvé le lieu idéal pour cette rencontre. On ne nous verra pas ici.

— C’est bon de savoir que j’ai pris une décision intelligente au cours des dernières semaines. Est-ce que ta guilde t’espionne ?

— Oui. Nous avons été surveillés, mais cette fois j’ai été très prudent en venant.

— Moi aussi, je suis certaine que ma guilde me surveille. Comme si j’étais une criminelle. Est-ce que tout va bien ? Je veux dire, vis-à-vis de ta guilde. »

Alain réfléchit avant de répondre.

« On me soupçonne d’être attiré par une mécanicienne. C’est vrai, mais personne ne dispose de preuves. Mes doyens ne se doutent pas que je t’aime, ils ignorent même qui tu es, mais, s’ils venaient à apprendre l’un ou l’autre, je suis sûr de leur réaction.

— Par les brasiers ! » Mari baissa le menton et laissa reposer son front contre la pierre glacée des fortifications. « J’ai ruiné ta vie.

— Tu m’as rendu ma vie. »

Elle se redressa et tourna la tête pour le regarder.

« Je dois partir. J’ai un nouveau contrat. Je ne suis pas autorisée à le refuser… et je pense de toute façon que c’est mieux ainsi. Il faut que je fasse profil bas, pendant quelque temps. »

Mari ne voyait pas les yeux d’Alain assez distinctement pour déceler les émotions qu’ils révélaient. Quant à sa voix, elle demeurait toujours neutre.

« Tu as raison. La guilde des mages te surveille. Il serait risqué que nous soyons vus ensemble. Ils sauraient ce que cela signifie. »

Elle soupira longuement.

« J’ai trouvé un homme qui n’arrête pas de me dire que j’ai raison et je dois renoncer à lui. Est-ce que tu restes à Dorcastel ?

— Non. Je dois partir bientôt, moi aussi. Mon contrat est loin au nord, dans les Cités-Libres.

— Les Cités-Libres », répéta-t-elle d’une voix étranglée.

Elle donnait l’impression d’avoir du mal à respirer, mais elle parvint à forcer les mots à quitter ses lèvres.

« Alain, tu dois me promettre de prendre soin de toi. Je ne veux pas que tu sois blessé. Ni physiquement ni… de quelque manière que ce soit.

— Il est trop tard pour cela. Je ressens à nouveau ce type de blessure. Mais je ne le regrette pas, car cela me permet aussi de ressentir le bonheur que tu m’as apporté. »

Elle le regarda une fois de plus, battant des paupières afin d’en chasser les larmes. Alain tenta un sourire qui se voulait réconfortant. Ce n’était pas très réussi, mais au moins il essayait.

« En tout cas, j’ai appris quelques trucs au sujet des dragons, pas vrai ?

— Oui. Ce que tu as appris pourrait s’avérer utile, un jour.

— Je n’espère pas. Je ne veux plus me retrouver nez à nez avec ces créatures.

— Bien des dangers t’attendent, dit-il d’une voix qui se fit plus tendue. Les dragons pourraient largement ne pas être les pires. Tu le sais. »

Elle secoua la tête et plongea les yeux à travers la meurtrière.

« Tu pourrais être un peu plus rassurant. Je suis loin d’en savoir suffisamment, Alain. Il y a tant de choses qui ne tournent pas rond. Je dois agir, m’efforcer de réparer ce qui ne va pas, mais je ne sais pas quoi faire.

— Tu apprendras. »

Elle laissa échapper un rire doux-amer.

« Je suis capable d’apprendre. Mais je dois jouer suivant les règles de ma guilde le temps de déterminer quelle sera la prochaine étape. Par les brasiers, Alain ! Comment ai-je pu provoquer une pagaille pareille ? Je dois être la plus grande imbécile que Dematr ait jamais vue. Merci de ne pas m’en tenir rigueur, mais tu aurais sans doute été plus heureux si nous ne nous étions jamais rencontrés.

— Non. Ce n’est pas le cas. Mon monde est plus lumineux. Toutes les ombres m’ont l’air plus réelles, désormais.

— Tu veux dire les autres gens ? Est-ce que ça ne devrait… Es-tu encore capable de lancer des sortilèges ?

— Pour le moment, oui. Je ne me l’explique pas. Le fil qui nous connecte me donne une force nouvelle, une force qui, je pense, nous a sauvés à Ringhmon et peut-être même ici, à Dorcastel. La sagesse prétend que cela ne peut être.

— Je commence à soupçonner que de vastes pans de sagesse dont on nous a gavés, toi et moi, n’en étaient pas vraiment, même si j’ai beaucoup de mal à concevoir comment quelque chose qui n’est pas là peut te rendre plus fort. »

Elle déglutit et détourna le regard tant il lui était difficile de le voir aussi près d’elle en sachant qu’il partirait bientôt.

« Il faut que tu t’en ailles. Avant qu’on ne nous attrape, avant que quelqu’un ne nous voie ensemble.

— Sois prudente, Mari. Tu connais la menace de la tempête. Je ne partirais pas si ce n’était pas le meilleur moyen de te protéger. Cependant, même si le fil qui nous relie va s’estomper avec la distance, même s’il devient trop ténu pour que je puisse le ressentir, je te retrouverai une fois que les suspicions de ma guilde seront levées.

— Quoi ? » Mari lui décocha un œil noir à travers ses larmes. « J’essaie de te dire adieu ! À jamais. Car sinon tu seras exposé à un trop grand péril. Ne me cherche pas. Ne meurs pas à cause de moi. »

Alain baissa les yeux, puis la fixa derechef.

« Tu es plus importante que moi.

— Ne dis jamais ça ! Ce n’est pas vrai !

— Tu sais que ça l’est.

— Je ne sais rien de tel. Pourquoi ne cesses-tu pas de répéter des choses pareilles ?

— Tu le sais très bien. Nous savons tous les deux pourquoi il ne faut pas en parler. Adieu, maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn. Jusqu’à notre prochaine rencontre.

— Non ! Pars et reste hors de danger ! Adieu, mage Alain d’Ihris ! » Je t’aime. Elle l’entendit s’éloigner, mais elle garda le regard tourné vers la mer.

Puis il s’arrêta.

« Mari.

— Veux-tu donc partir ! C’est déjà assez dur comme ça !

— Je vois quelque chose. »

Elle fit volte-face et le dévisagea.

« Mon don d’augure, dit Alain, les yeux perdus dans les ombres de l’échauguette. Nous nous tenons de nouveau, toi et moi, sur les remparts de cette ville, pas dans cette fortification, mais sur le parapet. Du temps a passé. Quelques années, je dirais. Nous sommes plus âgés, mais pas de beaucoup. Il semblerait que bien des choses se soient passées. Nous nous tenons côte à côte alors qu’une bataille titanesque fait rage autour de nous. »

Mari scruta les ténèbres, mais ne vit rien.

« Quoi d’autre ? Que vois-tu d’autre ?

— Nous portons des brassards ornés d’un même motif étrange. » Alain cligna des paupières. « La vision a disparu. La manière dont nous nous tenions l’un près de l’autre laissait penser que nous avions traversé de nombreuses épreuves ensemble. Nous… nous dressions ensemble contre la tempête de la bataille. »

Les derniers mots furent prononcés lentement.

Elle sentit son cœur sursauter, puis s’emballer.

« Qu’es-tu en train de dire ? Que nous sommes certains de nous retrouver ?

— Il n’y a aucune certitude. Je me suis vu dans cette vision, ainsi que toi. Cette vision n’est qu’une des possibilités, quelque chose qui pourrait se produire si nous prenons des décisions qui nous mèneront à ce point. Si nous vivons suffisamment pour rejoindre ce temps et ce lieu.

— Quelles décisions ? À quel moment ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ? Eh bien, c’est magnifique ! »

Mari laissa sa colère exploser, puis pointa un doigt accusateur dans sa direction.

« Je suis prête à me briser le cœur et à dire adieu au seul homme que j’aie jamais aimé, et voilà qu’un de tes satanés sorts de mage se déclenche et fait miroiter la possibilité que quelque chose puisse se produire si nous prenons chacun les bonnes décisions, mais sans nous en apprendre davantage sur leur nature. Ai-je bien compris ?

— Oui, mais…

— Merci bien !

— Mari, cela montre que nous pouvons survivre. Que cette possibilité existe, malgré tous les périls. Nous étions ensemble et tu étais toujours vivante, toujours prête à te battre. Il y a donc un espoir.

— Je ne veux pas me battre !

— Cette vision nous prouve que le choix que nous faisons aujourd’hui est le bon, insista Alain. Qu’il nous met sur la voie qui nous conduira à ce jour.

— À cette bataille ? » Mari prit une profonde inspiration tremblante. « Qui combattions-nous ?

— La tempête », lâcha Alain, comme si ce mot était la réponse à tout.

« Très bien. Nous étions ensemble. Dans ce cas, je veux cet avenir-là, mage Alain. Un avenir avec toi. »

Elle fit un pas vers lui, mais réussit à s’arrêter.

« Tu as sans doute raison. Je te reverrai. Un jour ou l’autre. D’une manière ou d’une autre. T’as intérêt à prendre toutes les bonnes décisions, compris ? »

Il la dévisagea.

« Nous serons confrontés à un grand nombre de choix, et chacun d’eux pourrait sonner le glas de ce possible avenir que j’ai aperçu. Je ferai de mon mieux. Moi aussi, je veux un avenir avec toi, et tu auras besoin de moi lors de ce jour nouveau que tu dois faire naître.

— J’ai déjà besoin de toi, souffla Mari, mais j’ai l’impression que toi et moi parlons par moments de deux choses différentes. Quel jour nouveau ? Quelle tempête ? »

Était-ce un bref éclair de perplexité qui avait traversé le regard d’Alain ?

« Pourtant, tu avais dit… »

Il s’interrompit soudain pour épier en contrebas, tournant la tête d’un côté puis de l’autre.

« Des mages approchent. Ils me cherchent. Il ne faut pas qu’ils te trouvent. Je dois les entraîner ailleurs.

— Alain, quel… »

Mais il était déjà parti. Se glissant silencieusement d’ombre en ombre, il franchit le portail en laissant Mari fusiller du regard les ténèbres à l’intérieur de la tourelle vide.

Fichu mage ! Pourquoi ne puis-je me défaire de la sensation confuse qu’il y a une chose que tu ne me dis pas ? Non. On dirait plutôt qu’il y a quelque chose que tu penses que je sais, mais dont je n’ai pas la moindre idée. Bien. Pour l’heure, je dois partir afin de garantir ta sécurité, je vais donc le faire. Mais je te reverrai et nous serons ensemble. À ce moment-là, j’apprendrai ce que le jour nouveau signifie. Je réparerai tout ce qui n’ira pas. Peu importe ce qu’il en coûtera et peu importe ce qu’il faudra que je change.

Je changerai le monde, si cela est nécessaire.

Mari scruta de nouveau l’éclat de pierre sur le bord de la meurtrière et sentit un frisson la parcourir en se remémorant les mots d’Alain au sujet de la bataille. S’arrachant à la contemplation de ce vestige des luttes passées, elle embrassa le port du regard. Ses yeux glissèrent au-delà des constructions humaines, vers les eaux tumultueuses de la mer de Bakre.

Au nord, elle vit s’amonceler des nuages annonciateurs d’une tempête.

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