Chapitre 12

Le hurlement métallique cessa, la force mystérieuse qui maintenait Alain contre le dossier devant lui relâcha son treinte et il tomba.

Clignant des yeux dans les ténèbres ambiantes, il s’interrogea sur ce qui avait pu se passer. Tout autour de lui, le silence choqué qui avait suivi l’arrêt de la rame se peupla de cris de détresse et, parfois, de douleur.

Toujours désorienté par son réveil soudain, Alain se concentra pour ressentir la présence d’autres mages et le drain de l’énergie environnante qu’aurait impliqué le lancer de sortilèges. Il ne perçut rien. Quelle que fût la cause du crissement qui avait stoppé le train, ce n’était pas l’œuvre de mages.

Si cela avait été une attaque de bandits, ils étaient à présent silencieux. Nulle détonation d’arme mécanique déchirant la nuit, nul impact de carreau d’arbalète se fichant dans sa cible, nulle clameur de combat. Tout ce qu’Alain entendait à l’extérieur, c’étaient des voix de communs qui avaient déjà quitté la voiture et spéculaient sur ce qui venait de se produire.

Après avoir vérifié qu’il n’était pas blessé, il suivit les autres voyageurs qui descendaient du wagon. Le train était arrêté le long de la paroi d’une falaise ; bordant les tiges métalliques sur lequel roulait le convoi, seul un étroit banc de terre permettait de poser le pied. Une lune gibbeuse projetait son éclat glacial sur les alentours. Elle révélait un paysage d’une beauté froide et remarquable, rehaussée par les gerbes d’écume argentée que les brisants faisaient jaillir, en un flot continu, sur les écueils en contre-bas. Insensible à l’à-pic vertigineux, Alain contempla ces rochers, éternels gardiens de cette côte de la mer de Bakre.

Il s’imprégnait toujours des environs quand un grondement lui parvint depuis l’arrière du train. Il se tourna vers la source du bruit pour découvrir que le dernier et superbe wagon avait dû être séparé du reste du convoi un peu plus tôt. Des mécaniciens le faisaient rouler pour le rattacher au reste du train. Le choc du contact se propagea de voiture en voiture et dépassa Alain, suivi par un groupe de mécaniciens qui remontaient vers le véhicule de tête, les communs s’écartant de leur chemin en toute hâte. Alain regarda les mécaniciens approcher, sans même se rendre compte que sa conduite était celle d’un mage vêtu de ses robes. Au dernier moment, il se rappela qu’il portait un accoutrement de commun et devait se comporter comme tel. Il s’aplatit contre le montant du wagon dans lequel il avait voyagé, juste à temps pour esquiver un coup d’épaule.

Il réprima une vague d’irritation – émotion ô combien indigne des mages – et fusilla des yeux le dos des mécaniciens. « Arrogants, avaient dit ses doyens. Ils s’imaginent gouverner le monde. » Il avait oublié cet avertissement, qui semblait parfaitement sensé en ce qui concernait ces spécimens. Mari n’avait jamais montré pareille arrogance. Même leur démarche différait de la sienne.

Il entendit le mot « accident » répété par les communs qui l’entouraient. Ces derniers paraissaient se satisfaire d’attendre la décision des mécaniciens, quelle qu’elle fût. Ceux qui souffraient de fractures ou d’entorses recevaient des soins de leurs congénères, car les mécaniciens les ignoraient.

Je pourrais attendre, moi aussi. Cependant, si je les suis, je pourrai voir quelle créature tire ce train et en apprendre davantage sur elle. Est-elle morte ? S’est-elle rebellée contre ses maîtres ? Les trolls et les dragons peuvent échapper à tout contrôle si le mage qui les crée perd sa concentration. Est-ce cela qui s’est produit ici ?

Et Mari était quelque part à l’avant du train, elle aussi, lui apprit le fil.

Pourquoi ne pas aller voir ? Alain entreprit de se frayer une voie au milieu de la foule et se surprit à être décontenancé de devoir contourner des gens qui ne s’écartaient pas de son chemin comme d’ordinaire. Se faire passer pour un quidam n’était pas sans inconvénient, mais au moins était-il rompu à louvoyer dans ce type de masse compacte grâce au sort d’invisibilité auquel il recourait occasionnellement.

Quand il se fut suffisamment rapproché de l’avant de la rame, Alain vit que les groupes de voyageurs ne s’aventuraient pas au-delà du premier wagon, laissant un grand espace découvert les séparer ainsi des mécaniciens, agrégés à côté d’une forme massive d’où s’échappait de la fumée vers les cieux. Quoique incapable de distinguer les détails au clair de lune, le mage sentait la chaleur se dégager de la créature et entendait un faible grognement qui évoquait une respiration. Aucun mécanicien ne semblait inquiet d’être aussi proche de la bête immobile. Si elle avait réussi à briser ses liens, la créature était assurément sous contrôle désormais. Alors pourquoi le train n’avait-il pas repris sa marche ?

Il sentit une main s’abattre sur son épaule et en fut doublement étonné : toucher un mage était proscrit et, de ce fait, il n’était plus habitué aux contacts physiques inopinés.

« Que les étoiles soient louées, on a pu s’arrêter à temps. On a eu chaud, pas vrai, mon gars ? » lança une voix amicale.

Alain se retourna et fit face à un homme âgé et imposant qui désignait du doigt un point devant la bête mécanique.

« C’est ce que tu cherches, pas vrai ? Tu vois ? Les rails s’arrêtent sur le rebord, là-bas. »

En regardant l’endroit que lui indiquait l’homme, Alain vit que les tiges de métal semblaient disparaître là où la saillie dépassant de la falaise rencontrait le vide.

« Si les mécaniciens n’avaient pas stoppé leur engin in extremis, nous serions tous au fond du gouffre à l’heure qu’il est. »

Un autre individu se joignit à la conversation ; sa voix était sévère, mais il parlait assez bas pour ne pas être entendu des mécaniciens.

« C’est leur pont ! Pourquoi a-t-il lâché ? Nous payons cher pour utiliser leurs trains et un voyage sans encombre est le minimum qui nous est dû.

— Ce n’est pas leur faute, intervint un troisième commun. Pas cette fois, en tout cas. Ce sont les dragons. Nous ne sommes pas très loin de Dorcastel. Ce doit être eux. »

Le premier homme acquiesça du chef.

« C’est ben probable. Salauds de mages…

— Les mages assurent que les dragons ne sont pas sous leur contrôle.

— Et que vaut la parole d’un mage, hein ? »

Des murmures d’approbation s’élevèrent autour d’Alain.

« Il y a des dragons dans les environs de Dorcastel ? » demanda-t-il, en ne se rendant compte que trop tard que, même si la pénombre empêchait que les gens remarquent l’impassibilité de ses traits, le manque d’émotion dans sa voix le désignerait aussitôt comme mage.

Cependant, ses interlocuteurs attribuèrent sa froideur à une tout autre raison.

« Détends-toi, mon gars, t’es en sécurité maintenant, dit le premier commun. Et les dragons n’ont encore tué personne. Ça, on le sait.

— Ouais mon gars, des dragons, renchérit le troisième homme. Ils menacent la ville et font pas mal de dégâts pour obliger Dorcastel à monnayer leur départ. Mais Dorcastel ne paiera pas.

— Elle ne peut pas, lâcha une femme. Ces dragons exigent une somme que pourrait à peine réunir une ville qui ferait deux fois sa taille.

— On dit les dragons cupides », ajouta quelqu’un.

Alain écoutait en sentant son étonnement grandir. Des dragons avides d’argent ? Comment était-ce possible ? « Les mages de Dorcastel ne font-ils rien pour arrêter ces dragons ?

— Du calme, mon grand, répondit le premier individu. Les mages affirment qu’ils s’en occupent. Et sans doute est-ce vrai, parce qu’ils ont tout à perdre dans cette histoire. Dorcastel a saisi les chefs de la guilde et menace de sanctionner tous les mages et de dénoncer tous les contrats. Ils essaient de gagner le soutien de la Fédération de Bakre et, d’après ce que j’ai entendu dire, ils risquent bien d’y arriver, parce que la Fédération craindrait qu’une autre ville, l’année prochaine, ne devienne la cible des dragons… ou disons plutôt des mages qui les contrôlent. »

Les voyageurs se lancèrent dans un débat pour déterminer les responsabilités des uns et des autres dans la catastrophe qu’ils venaient de frôler. Alain reprit son chemin, pensif.

Une silhouette menue à la démarche familière quitta le cercle des mécaniciens. Elle progressait vers les voitures, effleurant de la main la créature du train comme si elle voulait l’apaiser en caressant son flanc. Était-ce Mari qui l’avait invoquée et qui devait en assumer la maîtrise ?

La mécanicienne s’arrêta au pied de la bête et parla. Alain vit un autre mécanicien se pencher à l’extérieur de ce qu’il avait imaginé être le dos de la créature. La conversation terminée, Mari fit demi-tour, mais se figea aussitôt. Elle se retourna, comme si elle avait senti son regard, et le dévisagea.

Alain inclina la tête vers elle. D’abord, elle resta immobile et silencieuse, puis elle se dirigea à sa rencontre d’un pas rapide. Il s’avança également pour qu’ils puissent discuter tranquillement sans être entendus ni par les mécaniciens ni par les communs. « Dis-moi, est-ce que tu vas bien ? demanda-t-elle.

— Je ne suis pas blessé. Et toi ?

— Je vais bien. » Elle fut parcourue d’un frisson. « J’étais dans la locomotive. Il s’en est fallu de peu pour que nous basculions dans le vide.

— Locomotive ? C’est le nom de la créature ?

— Créature ? » Elle fit une pause, hésitante. « Ce n’est pas vivant.

— D’accord. Comme un troll.

— Un quoi ? Non.

— Est-ce toi qui l’as créée ?

— Moi ? Noooon. Cette locomotive a largement plus d’un siècle. Elle est dans le coin depuis bien plus longtemps que moi. Je sais simplement comment les conduire, les manier. Est-ce que tu comprends ?

— Non. Quiconque invoque une créature est le seul capable de la contrôler.

— Je ne peux pas t’expliquer ça maintenant. Cela n’obéit pas aux règles des ma… Cela n’obéit pas à tes règles. » Elle se retourna et regarda au-delà de la locomotive. « Le mécanicien qui est de quart m’a dit que d’habitude il s’ennuie sur ce tronçon du trajet et a du mal à rester éveillé. Mais j’ai été désignée pour être dans la locomotive avec lui parce que la vapeur fait partie de mes spécialités. J’étais tellement nerveuse que j’avais en permanence l’œil rivé sur la voie devant nous et, que les étoiles en soient remerciées, j’ai vu le pont cassé juste à temps. Sinon, nous serions tous morts.

— Peut-être as-tu le don d’augure… Néanmoins, tous ne seraient pas morts. Tes collègues mécaniciens dans la dernière voiture auraient survécu.

— Que veux-tu dire ? Pas le truc d’augure, hein. Ce que tu as dit à propos de la dernière voiture.

— Elle a été détachée du reste du train. J’ai vu des mécaniciens la pousser pour la raccrocher aux autres wagons.

— Tu as vu ça ? » Mari se tut pendant quelques instants. « As-tu vu ou entendu autre chose ?

— Les communs prétendent que cela a été causé par des dragons. »

Elle le dévisagea longuement.

« Des dragons ?

— Oui. Tout le monde semblait le croire. J’ai été extrêmement surpris de l’entendre.

— Tu n’as pas l’air surpris. Cela dit, tu n’as jamais l’air de quoi que ce soit. C’est angoissant. »

La mécanicienne regarda par-dessus son épaule en direction de ses collègues, toujours absorbés dans leur conversation.

« Je suis désolée. Je n’aurais pas dû dire cela. Mes nerfs sont toujours à vif. Je ne devrais pas discuter avec toi. Mais… Nous avancions droit vers le précipice ; le train ralentissait, mais j’étais incapable de savoir si nous nous arrêterions à temps. Ça n’a pas duré très longtemps, pourtant chaque seconde ressemblait à une éternité et… » Elle leva les yeux vers lui. « Et j’étais moins inquiète à l’idée de ma propre mort que de la tienne.

— Pourquoi ? Est-ce parce que tu es une amie ?

— Oui. Non. Peut-être. Peut-être parce que c’est moi qui ai suggéré que tu prennes ce train et que j’ai acheté le billet. Si tu étais mort ou avais été blessé, cela aurait été de ma faute. »

Alain réfléchit à ses paroles et secoua la tête.

« Je suis seul responsable des décisions que j’ai prises.

— C’est très gentil à toi de me dire cela avec ta voix dénuée d’émotions, mais j’aurais quand même ressenti de la culpabilité. » Mari hésita. « Regarder le bord du gouffre approcher et penser à toi pendant tout ce temps m’a vraiment remis les idées en place. Et j’ai compris autre chose : la fuite n’est pas une solution. Ce n’est pas ainsi qu’on résout un problème.

— Que fuyais-tu ? »

Elle le dévisagea avant de répondre.

« Un problème. Un très gros problème. Quelque chose qui doit être réparé. Tu sais, si, au lieu de le fuir, on examine un problème assez longtemps, on en apprend davantage à son sujet, et on entrevoit ses… euh… ses failles. On comprend que ce problème n’est pas si… exceptionnel. Puis cela cesse d’être un problème, parce qu’une fois qu’on le comprend, on sait comment remettre les choses en ordre. Enfin, j’espère. »

Alain la dévisagea à son tour, en essayant de trouver un sens à ses propos.

« De quel problème s’agit-il ? Des dragons ?

— C’est ça. Les dragons. Bien sûr. » Mari se tourna rapidement et désigna l’abîme devant eux. « Nous nous demandions si la cause pouvait être liée à une forme d’érosion, même si l’hypothèse est peu plausible. Cette ligne est très ancienne, mais l’ingénieur m’a appris que les tréteaux du pont avaient été remplacés récemment. Et personne n’a parlé de dragons. Des dragons… Est-ce que ces choses existent réellement ?

— Rien n’existe réellement. »

Il l’entendit pousser un son étouffé, puis elle reprit en détachant chaque mot.

« Contente-toi de me parler des dragons.

— Tu ne sais vraiment rien à leur sujet ? Ils sont créés. Ce qui requiert un mage d’une grande force et une zone recelant beaucoup d’énergie pour nourrir le sortilège. Plus on met d’énergie dans le sort, plus le mage qui le crée est habile, et plus imposant sera le dragon. Néanmoins, à l’instar de n’importe quel autre sortilège, ils se dissipent. Je ne sais pas comment les mécaniciens parviennent à maintenir l’existence de cette créature locomotive aussi longtemps.

— Cela demande beaucoup de travail, souffla Mari. Quoi d’autre ?

— Les dragons ne sont pas très intelligents. Tout comme les trolls, ils n’existent que pour détruire et, tout comme les trolls, ils doivent se plier aux ordres du mage qui les a créés. Et c’est là que se trouve la source de mon incompréhension. Tous les voyageurs ont parlé des dragons comme s’ils agissaient de leur propre chef, hors du contrôle des mages de Dorcastel.

— Pourquoi détruisent-ils les ponts des lignes de train ?

— Une sorte de rançon est exigée. Une somme très importante. La cité ne veut pas payer et les mages de l’hôtel de Dorcastel essaient de résoudre le problème, sans succès. Tout cela d’après les dires de mes compagnons de voyage. Aucun mage ne m’en a jamais parlé.

— Quelle est leur force ? demanda Mari, pensive. Un dragon est-il capable d’arracher les tréteaux d’un pont comme celui-ci ? Des poutrelles en bois plus larges que moi ?

— Ça dépend du dragon. Mais oui, certains peuvent être très grands et très puissants.

— Je me renseigne à propos de dragons. C’est de la folie, murmura-t-elle juste assez fort pour que seul Alain l’entendît.

— Ils ne se comportent pas comme ceux que j’ai étudiés, répéta-t-il. Peut-être s’agit-il de dragons de la guilde des mécaniciens ?

— Les mécaniciens n’ont pas de dragons. Je dois vérifier cette histoire et savoir pourquoi le dernier wagon a été détaché du convoi avant l’arrêt. Attends ici. S’il te plaît », ajouta-t-elle hâtivement, avant de s’en retourner vers le cercle des mécaniciens.

Alain attendit, conscient qu’il déparait au milieu de la foule et, de ce fait, était un objet de curiosité aussi bien pour les mécaniciens devant lui que pour les communs derrière. C’était étrange. D’ordinaire tout le monde s’efforçait de ne pas regarder un mage, mais à cet instant il avait l’impression que tous avaient les yeux braqués sur lui.

La voix de l’homme imposant qui lui avait parlé en premier s’éleva depuis le groupe des communs.

« Hé ! Tu connais un des mécaniciens ? Et tu lui causes ? »

Alain réfléchit à la meilleure manière de répondre. Il devait créer et maintenir l’illusion adéquate.

« J’ai eu l’occasion de lui rendre quelques services à Ringhmon.

— En tout cas, t’as pas l’air bien à l’aise en leur compagnie. T’inquiète pas, personne ici ne pense que t’es l’un d’eux. Essaye de te détendre. À t’entendre, on dirait que t’es encore sous le choc.

— Peut-être que c’est vraiment un mage », plaisanta un autre quidam, provoquant l’hilarité chez certains de ses comparses.

Mari revint, visiblement troublée, et les communs battirent rapidement en retraite.

« Nous avons contacté la guilde à Dorcastel pour qu’ils viennent nous chercher, mais le train n’arrivera ici qu’au matin. » Elle eut presque aussitôt une grimace qu’il discerna malgré la faible luminosité. « Je n’aurais pas dû te dire cela.

— Pourquoi pas ? Les mécaniciens ne disposent pas de quelque chose de semblable aux mages messagers ?

— Mages messagers ? » Mari laissa échapper un soupir rageur. « Une chose de plus dont ma guilde niait l’existence. Pour le moment, évite simplement d’évoquer avec quiconque ce que je viens de te confier. » Elle jeta un coup d’œil en direction des autres mécaniciens. « On raconte que les deux mécaniciens émérites du dernier wagon ont réussi à le dételer du train et à enclencher le frein quand nous avons lancé la procédure d’arrêt d’urgence. Un wagon unique était plus aisé à stopper qu’un train entier.

— Je n’ai compris que très peu de choses à ce que tu viens de me dire, mais il est heureux que ces mécaniciens émérites aient pu se trouver à l’endroit où leur présence était requise.

— Qu’entends-tu par là ?

— Lorsque ton train a commencé à s’arrêter, une force m’a maintenu sur place. Les mécaniciens ne la subissent-ils pas ?

— Bien sûr que si. Ça s’appelle la quantité de mouvement. C’est… Ils devaient déjà être en position au moment où on a enclenché les freins. L’un près de l’attelage, l’autre à côté du levier de frein. Ces deux éléments sont proches l’un de l’autre, mais…

— Tu as l’air préoccupée », dit Alain en étudiant son expression.

Elle prit une profonde inspiration.

« Est-ce bien ce que cela semble être ? La dernière voiture s’en serait tirée, même si le reste du train avait basculé dans l’abîme ; et si nous avions vu le pont détruit quelques instants plus tard, la locomotive aurait versé, et les autres voitures auraient pu être sauvées.

— Tu as dit que tu étais dans la locomotive.

— Ouais. »

Il vit ses émotions changer : la peur se mua en colère, puis en détermination.

« J’ai besoin de réponses. Un groupe de mécaniciens va descendre pour examiner les débris du pont et voir s’ils sont en mesure de découvrir quelque chose. Je me demandais si j’allais me joindre à eux ou non.

— Pourquoi pas ?

— S’il s’agit de dragons, qu’est-ce que je pourrais bien apprendre ? Je suis ingénieur. Je travaille à partir de faits.

— Dans ce cas, pourquoi ne cherches-tu pas de faits relatifs aux dragons ? » lança Alain après une brève réflexion.

Mari ne répondit pas immédiatement.

« Tu marques un point. Très bien. Je vais descendre, moi aussi. Écoute, ça va paraître bizarre. Je n’arrive pas à croire que je vais dire ça, mais… tu es la seule personne dans ce train en qui j’ai confiance. »

Alain sentit ses lèvres tressauter, comme si les commissures voulaient se courber vers le haut. Ce qui aurait eu pour conséquence de dessiner un… sourire ? Impensable. Il dut fournir un effort notable pour dissimuler sa réaction.

« Tu me fais confiance ?

— Je te l’ai dit, c’est bizarre. Je ne connais aucun de ces mécaniciens. Cela ne devrait pas avoir d’importance, mais des choses étranges ne cessent de se produire.

— Cela n’a rien de bizarre. Tu ne connais pas ces mécaniciens et je suis un ami.

— Ouais. » Il vit fugacement briller ses dents tandis qu’elle souriait. « Est-ce que tu viendrais avec moi ? En bas ? Voir les décombres ?

— Moi ?

— Oui. Parce que j’ai confiance en toi, parce que tu t’y connais en dragons et – par les étoiles ! Si tu m’avais dit il y a un mois que je sortirais un truc pareil, j’aurais… Je ne t’aurais pas répondu parce que je ne t’aurais pas adressé la parole.

— Je ne t’aurais pas adressé la parole non plus. »

Alain scruta le visage de la mécanicienne en réfléchissant à ce qu’elle venait de dire.

Ses doyens lui auraient enjoint de ne pas lui faire confiance, ils lui auraient soutenu qu’elle préparait un mauvais tour, peut-être pour qu’il se retrouvât seul, entouré de mécaniciens, et qu’elle pût porter le coup fatal. De longues années d’entraînement et d’apprentissage de la sagesse entraient en conflit avec les expériences des dernières semaines.

« Maîtresse mécanicienne Mari, tu es une amie et tu me demandes de l’aide. Je te l’accorde.

— Merci. Tu es un ami fidèle. » Elle hésita avant de continuer. « Tu comprends bien que je ne suis qu’une amie, hein ? Rien de plus.

— De plus ?

— Rien de plus. Contente-toi de garder ça à l’esprit. Bien… N’utilise pas mon nom quand nous sommes avec les autres. Appelle-moi simplement dame mécanicienne. Est-ce que tu accepterais de porter ma trousse à outils lors de la descente ? »

Ce fut au tour d’Alain d’hésiter.

« Des outils de mécanicien ? On m’a souvent mis en garde contre cela. On m’a dit qu’ils étaient dangereux. Et tu as admis toi-même qu’ils pouvaient être des armes.

— Si tu en fais un mauvais usage, ils peuvent être dangereux, oui. Et on peut s’en servir comme armes en cas d’extrême urgence. Mais on ne court aucun risque à les transporter. Je le jure. Je dois avoir une bonne raison pour te faire venir avec moi. Je dirai que j’ai été blessée à Ringhmon et qu’il me faut quelqu’un afin de porter mon sac lors de la descente. Les autres mécaniciens savent que j’étais au palais du gouvernement au moment de l’incendie, ils me croiront. Je raconterai que je paie un commun pour se charger de mes affaires. Les mécaniciens font ça quand ils ont besoin de manutentionnaires. Compris ?

— Tu n’as pas été vraiment blessée dans l’incendie, n’est-ce pas ?

— Non. » Mari semblait contente en prononçant ces mots. « Mais c’est gentil à toi de t’en inquiéter une fois de plus.

— Est-ce que tes collègues mécaniciens ne trouveront pas étrange que tu ne laisses pas simplement tes outils à côté de ce que tu appelles la locomotive ?

— C’est difficile à expliquer, dit-elle après quelques instants de silence. Ce n’est pas seulement le fait que les outils coûtent cher, car on en fabrique très peu, ou qu’on rabâche aux apprentis que perdre ses outils est un signe d’incompétence… Ces outils représentent ce que nous sommes, de la même manière que tes… compétences… représentent ce que tu es.

— Je comprends l’importance que les ombres attachent aux illusions, mais la sagesse dirait que ce qui représente un mécanicien – ou n’importe quelle ombre – est ce qui se trouve en eux.

— Hmm… Ouais, reconnut Mari. Peut-être manquons-nous de sagesse en voulant toujours avoir nos outils à portée de main. Cependant, un outil que tu n’as pas est un outil dont tu ne peux faire usage, c’est un peu plus compliqué qu’une simple question d’image de soi. Bref, cela signifie également que tout le monde estimera complètement normal que je veuille avoir mes outils avec moi.

— Dans ce cas, je vais le faire. »

Pour la seconde fois au cours de cette nuit-là, il la vit sourire.

« Merci. »

Quelques minutes plus tard, un groupe se détacha du cercle des mécaniciens et se dirigea vers l’à-pic. Mari leur emboîta le pas et fit signe à Alain de la suivre. Quand ils arrivèrent au bord du précipice, les autres mécaniciens avaient déjà entamé la descente vers la petite crique à peine visible en contrebas, désormais engorgée de débris enchevêtrés. Elle lui tendit le sac qu’elle portait ; il le prit après une courte hésitation. Elle lui offrit un sourire d’encouragement qui se mua en un masque d’inquiétude dès qu’elle eut tourné la tête et elle amorça la descente, passant lentement d’une prise à l’autre.

Alain regarda l’amas de bois brisé, puis il leva les yeux vers la mer et scruta les lignes sombres des vagues qui roulaient vers le rivage. Si un dragon était responsable de cela, il pouvait se tapir non loin, dans des eaux suffisamment peu profondes pour qu’il ait pied. Il pouvait attaquer de nouveau, et s’en prendre cette fois non pas aux poutrelles, mais à tout ce qu’il trouverait sur son passage. Alain jaugea ses forces, ainsi que l’énergie disponible dans les environs. Je ne pourrai probablement pas vaincre un dragon capable de ce type de dégâts, même au meilleur de ma forme. Mais Mari a demandé mon aide. Elle semble troublée et en proie au doute. Je veux l’aider. J’ai pensé que, en l’aidant, j’annihilerais le besoin de l’aider davantage, mais plus j’aide Mari, plus j’ai envie de l’aider. Je me suis trompé lourdement dans mon hypothèse. Mais cette erreur n’a aucune importance. Cette nuit, ma voie me mène au pied de ces falaises, et peu m’importe qu’il s’agisse ou non de la voie de la sagesse.

Il regarda une nouvelle fois la mécanicienne Mari qui crapahutait avec obstination sur la paroi et il entreprit de descendre à son tour.

Mari se demanda si elle n’était pas en train de vivre un nouveau genre de cauchemar. À mesure qu’elle descendait, les rochers devenaient branlants et fournissaient de moins en moins de prises sûres. Plus bas encore, ses mains et ses pieds commencèrent à glisser sur des surfaces que l’écume projetée par les vagues avait rendues humides. Enfin, elle arriva au niveau de l’enchevêtrement des tréteaux, des piliers de bois massifs brisés et éclatés en échardes acérées de la taille d’un épieu. Comble de malheur, ses pensées pour le mage ne cessaient de la déconcentrer. Avoir frôlé la mort l’avait poussée à aller à l’encontre du vœu qu’elle avait formé. Elle avait fait appel à Alain, une fois de plus.

Ce n’est qu’un compagnon de confiance. Je suis une grande fille, en aucun cas esclave de mes émotions. Mes sentiments m’ont prise de court, voilà tout. J’étais apeurée. J’étais vulnérable. J’ai éprouvé de la peine pour lui. Il m’a sauvée. Donc, tout ça, ce n’étaient pas de véritables sentiments, seulement un cocktail de gratitude, de stress, et cætera. Je peux le gérer. Je vais apprendre à le connaître et trouver tous ses défauts. C’est peut-être un mage, mais c’est aussi un garçon, donc il doit y avoir des tas de trucs qui ne vont pas chez lui. Une fois que je saurai tout ce qu’il y a à savoir, je pourrai relativiser.

À moins qu’il ne soit réellement ce qu’il semble être. Un garçon profondément bon. Dans ce cas, je vais au-devant de gros ennuis.

Mari bloqua résolument toutes les pensées qui ne concernaient pas la descente, jusqu’au moment où elle posa enfin le pied au fond de la crique, dans un endroit dégagé.

Ladite crique n’était pas de celles qui inspirent des chansons. Étroite, couverte de galets et non de sable fin, son unique avantage était de présenter un sol stable dans les zones non encombrées de débris ou de rochers tombés de la falaise.

Les autres mécaniciens escaladaient déjà les décombres en marmonnant entre eux. L’un d’eux sortit un couteau, qu’il planta dans une poutrelle brisée.

« Le bois est dense, ici aussi. Pas de putréfaction !

— Les fondations sont solides, lança un autre.

— Pas de dégâts visibles dus aux flammes », lâcha un troisième.

Mari les observa pendant un moment, en attendant l’arrivée d’Alain. Nul ne fit attention à elle. Tous les mécaniciens paraissaient se connaître et la plupart semblaient originaires de Ringhmon. Le seul mécanicien avec qui Mari avait commencé à se lier était l’ingénieur qui était resté au sommet de la falaise, à côté de la locomotive.

« Il s’agit clairement de sabotage », fulmina un mécanicien émérite. Il asséna un coup de pied dans une poutrelle fracassée. « Elles ont été cassées assez près du sol, par une traction exercée depuis la mer.

— Par quoi, alors ? demanda une mécanicienne émérite. Ce doit être l’œuvre des mages. Personne d’autre n’a les ressources, la perfidie et le sang-froid nécessaires pour accomplir un pareil forfait. La question est de savoir comment ils ont réussi un tel coup. »

Mari prit la parole ; sa voix forte portait jusqu’au groupe.

« N’aurait-il pas été plus aisé pour les mages de mettre le feu aux tréteaux ? »

Le mécanicien émérite la toisa d’un œil dédaigneux.

« Comment auraient-ils pu allumer un feu dans cette crique, alors que tout est recouvert d’écume salée ?

— J’imagine qu’ils doivent disposer d’un moyen de créer de la chaleur », dit Mari. Il était impossible qu’elle fût la seule à avoir été le témoin d’événements de ce genre et elle voulait observer comment les mécaniciens présents réagiraient à sa suggestion, énoncée avec moult précautions.

La mécanicienne émérite eut un mouvement de tête réprobateur, tant pour Mari que pour ce qu’elle venait d’avancer.

« Non, jeune fille. C’est un tour pour amuser la galerie. Cela n’a aucune application dans la pratique. C’est bien toi qui as seize ans ?

— Dix-huit, la corrigea Mari en se rendant compte que ses mots sonnaient avec bien moins de panache qu’elle ne l’aurait voulu.

— Dix-huit, bien sûr. »

La mécanicienne émérite tourna le dos à la jeune femme et reprit sa conversation, à voix basse, avec son homologue masculin et quelques autres mécaniciens.

Luttant pour ne pas laisser exploser sa colère d’avoir été ainsi rembarrée, Mari remarqua deux mécaniciens qui, sourcils froncés, lorgnaient le groupe comprenant les mécaniciens émérites. Un autre la regarda, l’air de dire « qu’est-ce que tu veux y faire ? », et se replongea dans l’examen des décombres.

« Tes doyens ? » lui murmura-t-on d’une voix à peine audible et dépourvue d’émotion.

Mari se retourna et vit que le mage Alain avait rejoint la crique et l’observait avec son impassibilité coutumière.

« Mes supérieurs, oui. Comment as-tu su ? lâcha-t-elle sèchement avant de désigner les ruines du pont à tréteaux. Alors ? Donne-moi quelques faits à me mettre sous la dent. »

Le mage balaya du regard le spectacle qui s’étalait devant lui.

« Si cela avait été l’œuvre d’un dragon, il aurait dû utiliser ses pattes arrière pour faire le gros du travail. Elles sont bien plus puissantes que ses pattes avant.

— Vraiment ? » Mari hocha la tête en essayant de passer outre le sentiment d’absurdité qu’elle éprouvait à l’idée de s’intéresser aux faits et gestes d’un dragon. « Penses-tu qu’il se soit accroché aux tréteaux avec ses membres postérieurs et ait pris appui sur la base de la construction avec ses membres antérieurs ? N’aurait-il pas dû être enseveli au moment de l’effondrement du pont ?

— Les dragons sont très résistants et capables d’une grande célérité.

— Je ne suis pas certaine de vouloir en croiser un. Est-ce que cela t’est déjà arrivé ?

— Oui. Pendant ma formation. C’était… intéressant.

— Je n’en doute pas. » Mari lui fit signe de la suivre et le guida à travers le dédale de bois brisé et de métal tordu, jusque dans une zone dégagée au centre du chaos. De cette position, ils pouvaient observer la paroi de la falaise, tant qu’ils ne cherchaient pas à se redresser. Elle sortit une lampe de poche et l’alluma ; le mage poussa aussitôt un cri de surprise étouffé. Se souriant à elle-même, et fière d’avoir impressionné quelqu’un qui traversait des trous imaginaires dans les murs, Mari fit courir le faisceau de lumière sur la roche.

« Vise un peu ces traces d’abrasion, dit-elle en pointant des marques sur la muraille.

— Cela pourrait être des empreintes de griffes. »

Une autre voix se mêla à la conversation.

« Avez-vous trouvé quelque chose ? »

C’était l’un des mécaniciens sympathiques, qui fixait Mari et Alain d’un air intrigué.

La jeune femme acquiesça, puis désigna Alain.

« Un commun dont j’ai loué les services pour qu’il transporte mes outils. J’ai été blessée à Ringhmon.

— Oh oui, j’ai entendu parler de ça. Alors, qu’est-ce qu’il y a par ici ? »

Mari montra la paroi.

« Ça. »

Le mécanicien – ignorant désormais Alain – s’accroupit pour mieux voir.

« Ces marques sont fraîches. » Il regarda les débris qui s’empilaient autour d’eux. « Et elles n’ont pas été causées par des éclats qui seraient venus percuter la falaise lors de la destruction du pont. Bon boulot, mécanicienne. »

Mari lui sourit.

« En fait, c’est maîtresse mécanicienne.

— C’est vrai. Désolé.

— Pas grave. Est-ce que je peux te demander comment vous avez réussi à désolidariser votre voiture du convoi et à vous arrêter ? »

L’autre laissa échapper un long soupir. Le soulagement se lisait sur ses traits.

« Un coup de chance insolent, j’imagine. Les deux mécaniciens émérites se trouvaient justement sur la petite plateforme entre les wagons, alors quand ils ont senti le train ralentir, ils se sont préparés au pire et ont tout fait pour nous mettre en sécurité. »

Mari ne quitta pas la falaise des yeux.

« Une chance folle, en effet. Bien entendu, l’ingénieur et moi aurions tout aussi bien pu mourir.

— Ouais. Je ne voulais pas minimiser le risque que vous avez couru.

— Pour quelle raison étaient-ils dehors à une heure si tardive ?

— Peut-être qu’ils s’apprécient et qu’ils avaient besoin d’un peu d’intimité.

— Je frémis rien que d’y penser », lâcha Mari. Le mécanicien sourit de toutes ses dents. Puis la jeune femme désigna le groupe de leurs confrères, toujours en pleine discussion. « Leur parlons-nous des abrasions ou savent-ils déjà tout ce qu’il y a à savoir ?

— J’imagine que tu connais ceux de leur espèce. Ils n’étudient le problème qu’une fois qu’ils ont décidé de sa nature et des solutions qu’ils vont y apporter.

— En règle générale, je finis toujours par avoir des ennuis avec ce genre de mécaniciens.

— N’est-ce pas le cas de tout le monde ? » Il la dévisagea. « On dirait que tu sais ce qui nous a été raconté à ton sujet.

— Non, mais j’ai quelques idées assez précises sur la question. Manque de professionnalisme ? Manque d’expérience ? Complètement dépassée par la situation ?

— Franc-tireuse, ajouta l’autre, l’air contrarié. Si tu veux mon avis, ce n’est pas très professionnel de leur part de remettre ainsi en cause tes qualifications. L’académie ne t’aurait pas délivré tes certifications si tu n’avais pas réussi tes examens. Qui était ton instructeur principal quand tu étais là-bas ?

— Le professeur S’san.

— S’san ? » Le mécanicien la fixa, les yeux exorbités. « Si tu as reçu son approbation, tu fais partie de l’élite. Ne fais pas attention à ceux-là. On pense qu’ils ont été envoyés à Ringhmon parce que personne ne voulait d’eux ailleurs. Je leur ferai part de ta découverte. Au fait, je m’appelle Talis », lança-t-il avant de gravir les décombres.

Mari sentit le regard du mage posé sur elle.

« Quoi ?

— Il s’est comporté comme… un ami, à ton égard. »

Comme d’habitude, sa voix neutre ne révélait rien de ses pensées.

« Oui, je présume. Mais cela n’a rien de comparable avec toi. »

Elle se frotta le front et se demanda quand son mal de tête allait enfin cesser. Était-ce le fruit de son imagination ou ses dernières paroles avaient-elles eu un effet apaisant sur le mage ?

« Il s’est conduit comme si tu n’avait pas été là. Comme si tu n’existais pas.

— Il me prend pour un commun, voilà tout. »

Le regard de Mari se perdit dans le vide.

« Il a donc ignoré ta présence. Parce que, pour les mécaniciens, les communs ne comptent pas.

— Il en va de même pour les mages.

— Moi aussi, il m’arrive d’agir de la sorte.

— Pas avec moi.

— Tu sais très bien ce que je veux dire ! » Elle le fusilla des yeux.

Alain l’examina longuement.

« J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet. Nous avons été formés, toi et moi, à considérer d’une certaine manière tous ceux qui n’appartiennent pas à nos guildes respectives. Je sais que tu es une ombre, une chose insignifiante. Tu sais que je suis un mage, représentant ce qu’on t’a décrit comme une engeance de menteurs et de charlatans. »

Mari scruta la mer à travers l’enchevêtrement de bois et de métal.

« Et si ce qui nous a été enseigné sur l’autre est faux, alors peut-être que ce qui nous a été enseigné sur les communs l’est également. Ou penses-tu que tout ce qui nous a été enseigné soit faux ? »

Alain ne répondit pas aussitôt.

« Je pense qu’il existe des questions auxquelles les enseignements que j’ai reçus n’apportent pas de réponse. Avant de te rencontrer, j’ignorais même que certaines de ces questions existaient.

— C’est amusant. Il m’arrive à peu près la même chose. Et maintenant que ces questions se bousculent dans ma tête, tu es la seule personne avec qui je peux en discuter.

— Est-ce qu’un autre mécanicien aurait agi comme toi lors de l’attaque de la caravane ? demanda soudain Alain. Aurait-il insisté pour que je l’accompagne ?

— Non », lâcha Mari. Elle éprouvait de la réticence à admettre ce fait, mais répugnait à lui mentir. « En imaginant qu’il ne t’ait pas tiré dessus, il aurait pris ses jambes à son cou et t’aurait laissé là. Un autre mage aurait-il eu la même réaction que toi ?

— Je ne sais pas. Certains, peut-être. Si cela avait été toi. Tu es… différente.

— J’espère que c’est un compliment, dit-elle sèchement. Je n’ai rien du tout de spécial. » Mari ferma les yeux, gagnée par le besoin irrépressible de confier au mage une chose dont elle avait été incapable de parler depuis de longues années. « Mes parents étaient des communs. Tous les deux.

— Étaient ? » Des accents de compassion avaient envahi sa voix. « Je suis… », commença-t-il, avant de s’interrompre. On eût dit que prononcer le mot « désolé » était au-delà de ses forces.

« T’en fais pas. Je sais ce que tu veux dire. Et merci d’avoir essayé de le formuler. Mais ils ne sont pas décédés. »

Elle se détourna et se concentra sur les traces dans la roche, comme si elle venait de découvrir un élément nouveau.

« Ils pourraient fort bien l’être, cela dit. Après avoir réussi les tests et été emmenée dans une école de mécaniciens, je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Et, au bout de quelque temps, j’ai moi aussi cessé de leur écrire. » Cela ne me touche plus, cela ne me touche plus, cela ne me touche plus.

Le silence se prolongea, ponctué par les échos des mécaniciens qui débattaient de l’incident et le ressac des vagues s’écrasant sur le rivage rocailleux. Ce fut le mage qui prit la parole, mais cette fois sa voix vibrait d’émotion.

« Mes parents, eux, sont morts. C’étaient des communs qui vivaient dans une ferme non loin des côtes de la mer Scintillante, au nord d’Ihris. Des pillards les ont tués après qu’on m’a emmené dans l’hôtel de la guilde à Ihris pour que j’y étudie. Ils étaient des ombres, mais… je ne peux m’empêcher de penser qu’ils étaient importants.

— Je suis désolée », dit Mari. Elle leva les yeux sur Alain. « Je ne sais pas au juste comment nous sommes devenus amis, mais je suis contente qu’il en soit ainsi. Et je suis heureuse que tu me considères comme une amie à qui tu peux te confier. Tu n’as jamais pu formuler à quiconque ce que tu viens de me révéler, n’est-ce pas ? Je connais ce sentiment.

— On m’a enseigné que rien d’autre n’existe que la solitude. Que chacun de nous est seul. Peut-être était-ce faux également. »

Le mage ne pouvait se courber au milieu des décombres, mais il inclina la tête vers Mari.

« Je suis, moi aussi… content, dame mécanicienne.

— Tu devrais essayer de donner à ta voix des accents de joie.

— Je pensais que c’était le cas.

— Tu étais loin du compte. »

Le bruit d’une démarche traînante indiqua le retour du mécanicien Talis. Il adressa à Mari un regard chagrin.

« Ils estiment que ça ne vaut pas la peine d’être examiné.

— Ont-ils demandé qui avait découvert les traces ?

— Oui, lâcha Talis en grimaçant.

— Je suis certaine que cela les a aidés à prendre cette décision. » De sombres pensées traversèrent l’esprit de Mari à propos de ses supérieurs et de leurs cerveaux congestionnés. Elle les chassa d’un mouvement de tête. « Très bien. Allons-y. »

Cependant, quand elle commença à s’extraire des décombres au pied de la falaise, elle vit la mécanicienne émérite qui avait balayé dédaigneusement sa suggestion sur les mages debout au bord de l’eau, un parle-au-loin à la main. Mari fit signe à Alain de rester hors de vue ; elle ne voulait pas qu’on l’accusât d’avoir laissé un commun voir un parle-au-loin en fonctionnement, même si la distance et le mugissement des vagues couvraient les paroles de la mécanicienne.

Puis la femme baissa le bras et s’exclama suffisamment fort pour que Mari pût entendre le dégoût qui sourdait dans ses intonations :

« Rien ! Cette camelote ne capte aucun signal.

— Il est trop récent, fit remarquer un autre mécanicien. Si nous utilisions du matériel vieux de vingt ou trente ans, peut-être que…

— Il en faudrait un qui ait au moins cinquante ans ! Avons-nous un parle-au-loin plus ancien en état de marche par ici ? Quelqu’un ? Non ? Magnifique ! Il faudra que je réitère l’appel une fois arrivée au sommet de cette falaise. »

Elle se dirigea vers la paroi qu’ils avaient descendue et entreprit de l’escalader.

Mari jeta un regard vers le mécanicien Talis qui s’était arrêté à ses côtés.

« Dans quelques décennies, les parle-au-loin mobiles seront trop lourds pour être soulevés et ne fonctionneront plus du tout.

— Je crains que ce ne soit la tendance, oui.

— C’est la tendance. » Mari agita sa main en direction de l’est. « Quelques mois avant que je reçoive mon diplôme à l’académie, le professeur S’san m’a emmenée dans un entrepôt scellé. »

Son professeur avait refusé de lui dire où elles allaient, ainsi que les raisons de sa démarche, et Mari avait suspecté que ce qu’elles faisaient était illicite, au vu du nombre de serrures que comptait la porte banale qui interdisait l’accès au local.

« À l’intérieur, elle m’a montré une étagère où s’alignaient des parle-au-loin. Tout à droite, il y en avait un semblable à ceux qu’on utilise aujourd’hui, à peu près long comme l’avant-bras avec une antenne extensible. Tout à gauche… » Elle fit une pause, absorbée par le souvenir. « … un autre modèle qu’on aurait dit fabriqué ou moulé d’une seule pièce. Je n’en connaissais pas le matériau. Il était aussi petit que la paume de ma main et pesait moins lourd qu’un jeu de cartes. À en croire les spécifications techniques résumées au-dessous, sa portée était plusieurs fois supérieure à celle de nos appareils actuels et la capacité de sa batterie permettait un usage continu des jours durant. »

Talis la regarda, bouche bée.

« Cela semble impossible. Si petit, si léger, et offrant de telles performances ? Comment peut-on construire ce type d’engins ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas eu l’impression qu’on pouvait le démonter, je n’ai donc aucune idée de la manière dont il avait été assemblé. De plus, entre le modèle antique, à gauche, et celui que nous utilisons aujourd’hui, posé sur l’extrémité droite de l’étagère, il y avait une longue série d’autres spécimens, chaque nouveau modèle étant plus volumineux et plus lourd que le précédent, et moins performant.

— Par les brasiers, Mari ! Est-ce que tu réalises ce que cela signifie ?

— Oui. Et ça ne se limite pas aux parle-au-loin. Tous les appareils complexes, comme ceux qui comportent de l’électronique, régressent. Ils sont de moins en moins élaborés et de moins en moins fiables. La plupart des mécaniciens ne s’en rendent pas compte, parce que ce changement est trop lent, mais voir tous ces instruments les uns à côté des autres m’a fait prendre conscience de la réalité.

— C’est comme si nous oubliions comment fabriquer certains objets ou perdions le savoir-faire nécessaire, murmura Talis, le regard braqué sur les mécaniciens émérites qui escaladaient la paroi. Les engins simples et robustes comme les locomotives fonctionnent toujours impeccablement, mais chacun de nous a pu constater des problèmes avec des appareils plus complexes. Et on dirait que ces problèmes s’accentuent de plus en plus rapidement, comme si tout s’effondrait depuis le sommet d’une falaise. » Il se retourna et la regarda droit dans les yeux. « La guilde doit forcément chercher à y remédier. Les mécaniciens émérites peuvent se montrer obtus et stupides, mais ceci est trop important pour être ignoré. À quand remontait le premier modèle de parle-au-loin ?

— Aucune date n’était mentionnée. J’ai reconnu le modèle contemporain, ainsi que celui qui l’a précédé parce que j’en ai vu un ou deux encore en état de marche, mais il était impossible de déterminer l’âge du premier.

— Quelque chose ne tourne pas rond, souffla Talis sans quitter Mari des yeux. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Je… ne sais pas encore », glissa-t-elle. Qu’avaient-ils donc tous ? Talis devait avoir une vingtaine d’années d’expérience de plus qu’elle et c’est à elle qu’il en appelait, en quête de réponses ? Pourquoi m’avez-vous montré cette étagère, professeur S’san ? Vous n’avez jamais voulu me le dire. « Tire tes propres conclusions, Mari. » Ne pouviez-vous pas me donner une réponse, pour une fois, histoire que j’aie quelque chose à dire à tous ces gens ?

« Ne m’oublie pas », lança Talis avant de se diriger vers la falaise.

Mari fit signe à Alain qu’il pouvait la rejoindre et elle se dirigea à son tour vers la muraille verticale. Quand ils sortirent enfin des décombres, la plupart des autres mécaniciens avaient déjà commencé l’escalade. Alors qu’elle contemplait les rochers à la recherche de prises, elle sentit qu’on l’effleurait et elle se retourna pour voir Alain lui désigner les points d’ancrage où les poutres de soutènement des tréteaux avaient été brisées. Elle se pencha pour observer les traces de plus près. Imprimées profondément dans le bois, elles ne ressemblaient ni à celles d’un câble, ni à celles d’une corde. On les eût dit faites par des griffes titanesques. Comment les autres mécaniciens avaient-ils pu passer à côté de cela ? Mais peut-être n’était-ce pas le cas. Peut-être avaient-ils volontairement ignoré ces marques. Peut-être occultaient-ils tout ce qui n’était pas cohérent avec leurs théories préfabriquées.

« Je suppose qu’on ne peut écarter aucune piste, pas vrai ?

— Une possibilité peut être écartée, dit Alain, après quelques instants de réflexion. Les dirigeants de Ringhmon n’ont pas pu exécuter cela en représailles à ce qui est arrivé à leur palais du gouvernement. Ils n’avaient pas le temps de dépêcher quiconque jusqu’ici avant le passage du train mécanique.

— Exact. » Mari sentit une contraction dans sa cage thoracique. À moins que les dirigeants de Ringhmon n’eussent reçu l’aide d’un individu disposant d’un parle-au-loin. À moins que tout ceci n’ait été soigneusement orchestré par les gens qui sont dans ce train, dans le dernier wagon. Est-ce la raison pour laquelle le transport de matériel depuis Ringhmon a été annulé ? Une perte si onéreuse aurait été bien cher payer pour se débarrasser d’un maître mécanicien gênant qui ouvrait un peu trop souvent sa grande bouche et en savait trop sur des choses que tout le monde doit ignorer ? J’ai besoin de poser certaines questions que nul ne doit entendre.

Elle fit un signe de tête à Alain.

« Est-ce que tu peux me laisser une bonne avance avant d’escalader cette paroi, s’il te plaît ? »

Il acquiesça en silence, sans énoncer l’interrogation qui brûlait dans ses yeux.

Mari fit quelques pas pour rejoindre Talis, le seul mécanicien à se trouver encore sur la plage, et elle désigna le haut de la falaise.

« On y va ? »

Le mécanicien ne semblait pas emballé par cette perspective.

« La descente avait l’air plus aisée, non ? Peut-être parce qu’on ne voyait pas trop ce qu’il y avait au fond. Mais d’ici on ne voit que trop bien le sommet, par ce clair de lune. »

Ils entamèrent l’ascension sans s’éloigner l’un de l’autre. Mari passa en revue les questions qu’elle allait poser et regretta d’avoir reçu l’ordre de ne rien dévoiler à propos des mécaniciens qui exerçaient en dehors de la guilde. Elle ne pouvait aborder le sujet à moins d’être certaine que son interlocuteur fût dans des dispositions favorables pour lui en parler. Cela laissait néanmoins un thème de taille susceptible de lancer la conversation.

« Talis, as-tu déjà vu un mage faire quelque chose que tu n’étais pas en mesure d’expliquer ? Quelque chose de concret. »

Le mécanicien s’immobilisa, les traits de son visage aussi figés que le roc, puis il scruta les environs afin d’être sûr que nul ne pouvait l’entendre.

« Chasse cela de ton esprit, maîtresse mécanicienne Mari. Cela n’est jamais arrivé.

— Mais, j’ai vu…

— Non. Je viens de te le dire. Tu n’as rien vu. »

Mari sentit la colère monter en elle.

« Les faits ne peuvent être ignorés. »

Talis secoua la tête.

« Il y a faits et faits. Il y a vérité et vérité. Du point de vue de la guilde, tu n’as pas vu ce que tu as cru voir. Personne n’a jamais vu et ne verra jamais un mage accomplir quelque chose de concret. Un point, c’est tout.

— Comment peut-on suivre une telle règle ?

— Je ne sais pas pourquoi la guilde l’a édictée, mais ni toi ni moi n’avons le choix ! Est-ce que tu veux te faire bannir de la guilde et enfermer dans les geôles de Grand-Chutes ? C’est toi qui vois. Tu peux décider de te cogner la tête contre les murs et ne rien faire de ta vie, ou montrer profil bas et exécuter du bon boulot de mécanicien. »

Les yeux rivés sur la paroi devant elle, Mari digérait ce qu’elle venait d’entendre.

« Est-ce que tous les mécaniciens savent cela ? » Tous à part moi, bien sûr.

Talis haussa les épaules autant que le lui permettaient ses mouvements d’escalade.

« Pas avant leur première mission sur le terrain. Après, la plupart savent plus ou moins de choses en fonction de leurs expériences. Certains mettent un tel point d’honneur à éviter les mages qu’ils n’apprennent jamais rien qui pourrait ébranler leur confiance dans le postulat que ces derniers ne sont que des imposteurs. Et puis il y a les vieux de la vieille, comme Saco, que tu vois là-haut. » Il s’arrêta pour désigner un des mécaniciens émérites loin au-dessus d’eux. « Ceux-là, je pense, se sont persuadés eux-mêmes, en toute bonne foi, qu’ils n’ont jamais rien vu du tout. Leurs cerveaux sont comme blindés, totalement imperméables à ce qu’ils ne veulent pas voir.

— Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ?

— De quelle manière dis-tu à quelqu’un quelque chose que tout le monde est censé ignorer ? Une chose qui n’est même pas censée exister ? De plus, je crois que la plupart des mécaniciens l’apprennent comme je l’ai fait, en tombant nez à nez avec quelque chose qu’ils ne peuvent pas expliquer et, quand ils posent des questions, on leur conseille fermement d’oublier tout cela. »

Talis se tut et reprit en appuyant chacun de ses mots.

« Tout comme tu es en train de l’apprendre, toi aussi. Pour ton propre bien, maîtresse mécanicienne, oublie ce que tu as vu.

— Merci pour le conseil. » Mari s’interrompit juste avant de dire qu’elle allait le suivre. Il y avait tant à assimiler, tant d’éléments qui entraient en conflit avec ce qu’on lui avait enseigné. M’avez-vous piégée, professeur S’san ? Vous m’avez appris à ne pas me contenter de réponses simples, vous avez insisté sur l’importance de la vérité dans le moindre de nos gestes quotidiens, et puis vous m’avez envoyée me colleter avec un système qui nie la vérité !

Cependant, je ne peux pas la blâmer si je suis moi. Si le professeur S’san m’a aidée à devenir celle que je suis, tout ce qu’elle a fait a été de polir les angles. Mon caractère était déjà forgé lorsque je suis arrivée à l’académie.

Moi. Je ne suis qu’une personne. Qu’est-ce que je peux faire toute seule ? Ils sont nombreux à regarder dans ma direction quand il s’agit d’obtenir des réponses, mais s’il s’agissait de s’élever contre la guilde, personne ne me suivrait.

Elle entendit un rocher rouler en contrebas, baissa les yeux et vit Alain escalader la paroi avec difficulté. Il en est un qui le ferait.

Comment infliger cela au premier ami que je me suis fait depuis mon départ de Caer Lyn ? Un garçon qui pourrait même être… non, non et non. Cela n’arrivera pas.

D’autant plus que je ne sais pas ce qui va se passer à Dorcastel, si tant est que je réussisse à m’y rendre. Est-ce que celui qui est derrière cela a prévu d’autres embûches ?

Est-ce que celui qui est derrière cela en a après moi pour des choses que je n’ai pas encore accomplies ?

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