Chapitre 16

« C’est un dragon, dit Alain. Un véritable dragon. Même s’il n’est pas très gros, il n’en reste pas moins dangereux. »

La tête de la créature ne dépassait pas les toits des entrepôts de part et d’autre de la rue ; sa taille n’excédait donc pas celle de trois humains. Mais sa cuirasse d’écailles scintillait dans la lumière ténue et ses puissantes pattes postérieures la propulsaient dans leur direction alors qu’elle les chargeait, les longues griffes de ses membres antérieurs, plus petits, tendues vers eux, sa queue musculeuse dressée pour l’aider à conserver l’équilibre.

Mari fit volte-face et tira Alain vers la porte de l’entrepôt.

« Est-ce qu’il peut cracher du feu ?

— Comment un dragon pourrait-il cracher du feu ? Ce sont simplement de grandes créatures très puissantes, comme tu peux le constater. Nous en avons déjà parlé.

— J’ai un peu de mal à me concentrer sur nos conversations passées ! »

Les mécaniciens sombres, qui avaient réussi à déverrouiller l’issue, surgirent dans la rue à la poursuite d’Alain et de Mari. La jeune femme les percuta de plein fouet. Les bousculant, elle fendit la foule de ses ennemis qui, stupéfaits, ne comprirent pas immédiatement que leur proie avait changé de direction.

Le dragon grogna en apercevant les mécaniciens sombres. Ceux-ci restèrent pétrifiés quelques instants et se ruèrent à leur tour vers l’entrepôt. Les derniers refermèrent et verrouillèrent le battant avant de peser sur lui de tout leur poids.

Mari et Alain traversèrent en courant l’espace dégagé. Ils venaient d’arriver à la hauteur des premières caisses en bois quand la porte d’entrée et le pan de mur dans lequel elle s’encastrait volèrent en éclats. Le dragon bondit à l’intérieur. Les hommes et les femmes qui avaient essayé de bloquer l’accès furent projetés dans tous les sens. Certains ne se relevèrent pas après avoir heurté le sol, d’autres claudiquèrent vers des abris avec l’énergie du désespoir.

Les arbalètes chantèrent à nouveau, leurs carreaux ricochaient sur les écailles du dragon sans lui infliger la moindre blessure. Un des mécaniciens sombres avait brandi une vieille arme mécanique et fit feu. Le tonnerre du tir fut suivi d’un clong lorsque le projectile percuta le monstre… et tomba par terre sans causer de dommages.

Les mécaniciens sombres couraient dans toutes les directions, le dragon se jetant sur quiconque passait à sa portée. Cependant, quand il aperçut Mari et Alain, ce fut vers eux qu’il bondit avec un nouveau grognement.

« Pourquoi est-ce qu’il nous poursuit ? hurla Mari tandis qu’ils plongeaient entre les caisses.

— Il nous a vus en premier, expliqua Alain. Les dragons ne sont pas très intelligents, comme je te l’ai déjà dit. »

Elle le fusilla du regard. Ce n’était sans doute pas le meilleur moment pour rappeler à la jeune femme qu’il lui avait déjà dit certaines choses.

« Il s’en tiendra à sa cible initiale jusqu’à ce qu’elle soit détruite ou qu’il ne puisse plus se mouvoir.

— Dis-moi que tu n’es pas sérieux ! »

Elle se figea soudain.

Sa silhouette dominant les empilements de caisses, le dragon scrutait les allées qui les séparaient, à la recherche de ses proies. Quand il les vit, il grogna en révélant une gueule pleine de dents acérées comme des dagues et emboutit l’obstacle qui se dressait entre eux.

Solidement campée sur ses jambes, une expression de détermination sur le visage, Mari brandit son arme à deux mains et tira plusieurs coups. Les détonations se répercutèrent en écho assourdissant dans le dédale de conteneurs. Les projectiles rebondirent sur l’armure du dragon dans des gerbes d’étincelles, comme l’avaient fait ceux des mécaniciens sombres.

Suite à l’attaque de Mari, le dragon avait suspendu la sienne, de sorte qu’Alain put se concentrer. Il créa une boule de feu aussi puissante que le lui permettait le peu de temps dont il disposait, puis il la plaça à proximité immédiate de la tête de la créature.

Les caisses en bois voisines explosèrent en fragments enflammés et dans le hurlement du dragon se mêlèrent, cette fois, rage et douleur. Les écailles sur le côté de son crâne avaient été noircies, mais la blessure ne semblait pas grave.

Mari empoigna de nouveau Alain et l’entraîna derrière elle dans le labyrinthe de conteneurs, où elle enchaîna de rapides zigzags. Ils dépassèrent quelques mécaniciens sombres qui fuyaient également, toute velléité d’attraper les intrus oubliée.

« C’était ton meilleur coup ? demanda Mari en haletant, après s’être adossée à couvert pour reprendre son souffle.

— Tu veux savoir si c’était là mon feu le plus puissant ? Alors oui. Je dois encore améliorer mes capacités.

— Génial. Mon arme ne peut pas le tuer, la tienne pas davantage. Va-t-il continuer à nous poursuivre jusqu’à ce qu’il meure ?

— Il n’est pas vivant…

— Réponds à la question !

— Oui. Et, bien entendu, il décimera et détruira tout ce qu’il trouvera sur son passage. Si nous survivons assez longtemps, le sort de la créature va se dissiper, même si elle n’est pas tuée.

— C’est combien, “assez longtemps” ?

— Je ne sais pas. Sans doute quelques jours.

— C’est bien trop long. » Mari se tut en entendant un sifflement qui couvrit le raffut que faisait le dragon en démolissant les caisses autour d’eux. « Je croyais que tu avais expliqué qu’ils ne sifflaient pas.

— Ce n’est pas le dragon, dit Alain, en s’efforçant d’identifier le son sans y parvenir.

— C’est la chaudière sur la péniche ! s’écria Mari. Les mécaniciens sombres ont dû l’allumer avant que tout ceci ne commence, et ils l’ont certainement oubliée. » Une lueur d’espoir brilla dans ses yeux. « Nous avons une autre arme, Alain.

— Ah bon ?

— Ouais. Tout ce que nous avons à faire, c’est de survivre assez longtemps pour arriver jusqu’à elle. »

Ses paroles semblaient avoir agi comme un aimant : la tête de la créature apparut et se précipita sur eux. L’air se remplit de fragments de bois. Mari tint de nouveau son arme à deux mains ; cette fois, l’entêtement le disputait à la peur sur ses traits. Elle visa soigneusement pendant que le dragon prenait son élan pour fondre sur eux derechef.

Elle ne tira qu’une seule balle.

Alain vit le projectile frapper juste sous l’un des deux yeux et se briser en éclats, qui furent projetés sur la rétine du monstre. S’ensuivit un hurlement de rage et de douleur si intense que l’atmosphère vibra sous sa puissance.

« Prends à gauche ! » l’exhorta Mari en contournant la créature du côté de son œil aveuglé. Saisissant Alain par le bras, elle l’entraîna derrière elle dans le dédale avant de s’arrêter net devant un mur de conteneurs. « Nous sommes morts.

— Non. » Alain se concentra, même s’il sentait ses forces s’épuiser rapidement. Durant un instant, il se demanda s’il était encore capable de lancer un sort, mais son inquiétude pour Mari grimpa alors en flèche, la sensation de sa présence se fit plus vive, tout comme celle du fil qui les reliait. Il perçut soudain l’afflux d’énergie supplémentaire. Une ouverture apparut devant eux. Mari plongea au travers. Alain l’imita. Une seconde plus tard, il entendit le dragon dévaster la zone qu’ils venaient de quitter, en essayant de comprendre où étaient passées ses proies.

Mari se rua vers l’espace dégagé et fila vers la péniche. La meneuse des mécaniciens sombres, qui courait dans la direction opposée, se tourna vers eux, le visage blafard. Elle ouvrit la bouche, mais quand Mari pointa son pistolet sur elle, la mécanicienne détala sans demander son reste.

Mari bondit sur le pont de la péniche et s’élança vers la grande créature mécanique qu’elle appelait la chaudière. Alain la suivit, en voyant la tête du dragon, toujours à leur recherche, balayer les débris de bois et éjecter de sa route caisses et mécaniciens sombres. Par chance, la barge qu’ils avaient rejointe se trouvait sur la gauche de la créature, hors de son champ de vision grâce au dernier tir de Mari.

Accroupie près d’une imposante barrique qui diffusait de la chaleur, la mécanicienne tournait des molettes fixées dessus, ainsi que sur des choses qui y arrivaient ou en partaient.

« Du câble ou de la corde. Nous avons besoin d’un câble ou d’une corde ! » s’écria-t-elle.

Alain regarda autour de lui ; des souvenirs flous de ses jeunes années passées à la ferme de ses parents lui revinrent en mémoire. Il avisa un rouleau de corde suspendu à un crochet.

« Est-ce que ça ira ?

— Je l’espère », répondit-elle en s’en emparant.

Elle se précipita vers une extrémité de la barrique et entreprit d’enrouler la corde autour d’un élément cylindrique qui la surmontait, jusqu’à l’utiliser tout entière. Puis elle la noua à la hâte.

Alain jeta un œil en direction du dragon qui avait fini par réduire en copeaux et fouillait dans les débris pendant que les rares mécaniciens sombres rescapés tentaient désespérément de ramper hors de sa portée.

Mari rejoignit Alain et saisit son bras. Cette fois, pourtant, ce ne fut pas pour l’entraîner derrière elle, mais en quête d’une sorte de réconfort. Son visage était livide et ses yeux emplis de terreur ; lorsqu’elle parla, ce fut avec un calme factice.

« Très bien. J’ai ouvert à fond les valves à combustible. La chaudière monte rapidement en pression, mais j’ai verrouillé les conduits d’échappement et bloqué la soupape de sécurité. Quand la pression sera suffisamment élevée, la chaudière explosera avec assez de force pour blesser même une créature aussi résistante que ce dragon. Enfin, je croise les doigts.

— Tu as peur de cette chaudière.

— Alain, une chaudière sous pression a un pouvoir de destruction incroyable. L’explosion pourrait très bien nous tuer, nous, et non le dragon. Mais c’est notre unique chance de nous en tirer. »

Il hocha la tête.

« Comment faire en sorte que le dragon soit là au moment où ton appareil explosera ?

— Lorsque la chaudière sera à bonne pression, il suffira que le monstre marche dessus ou la percute pour déclencher l’explosion. Quant à savoir comment l’appâter, j’espérais que tu aurais la réponse à cette question. Vu que c’est toi, mon expert en dragons.

— La seule façon de l’attirer ici est de lui fournir une raison valable de venir. » Alain hocha de nouveau la tête, il savait exactement ce qu’il avait à faire. « L’un de nous doit servir d’appât, je vais donc…

— Non ! Tu ne serviras pas d’appât ! Tu n’es pas en mesure de savoir quand la chaudière sera au bord de l’explosion, et je ne te laisserai pas te sacrifier pour me sauver ! Je ne laisserai ni toi ni personne affronter seul un tel danger. Est-ce bien compris, Alain ? Si c’est l’unique solution, alors je vais le faire pendant que tu…

— Je ne tolérerai pas que tu meures en tentant de me sauver. Je reste. »

Elle lui lança un regard noir, puis, contre toute attente, lui sourit d’un air triste.

« Tu es aussi buté que moi, Alain. Nous allons faire ça ensemble. D’accord ? Quand je te donnerai le signal, suis-moi et cours comme si ta vie en dépendait. Parce que ce sera vraiment le cas. »

La main de Mari glissa le long du bras d’Alain et elle attrapa ses doigts en les serrant vigoureusement.

Ils attendirent. La jeune femme jetait régulièrement des regards vers l’appareil derrière eux. Alain raffermit sa prise sur le sac qui contenait ses robes, étonné de ne pas l’avoir égaré pendant les affrontements et les fuites. Il sentait la chaleur qui irradiait de la barrique s’intensifier et entendait les grondements et les sifflements aller crescendo. Le métal tintait et grognait de manière bien plus effrayante que le dragon.

La main de la mécanicienne se crispa autour de la sienne et, en dépit de la peur et du danger, il s’émerveilla de la sensation que procurait ce contact. Si nous mourons en nous tenant la main ainsi, entrerons-nous ensemble dans le rêve suivant ?

Mari considéra la chaudière une fois de plus, se mordit la lèvre, puis le dévisagea.

« Je vais te dire quelque chose, parce qu’il est possible que dans une minute nous soyons morts et que je ne veux pas mourir sans te l’avoir dit. Je t’aime. »

Avant qu’il n’ait pu répondre ni même comprendre le sens de ses paroles, Mari braqua son arme en direction du monstre qui hurlait et furetait au milieu du carnage.

« Hé ! Le gros tout moche ! cria-t-elle. Viens prendre ta raclée ! »

Elle fit feu. Le projectile rebondit sur les écailles du dragon dans une pluie d’étincelles.

La créature redressa la tête brusquement, la tourna dans tous les sens. Son œil droit capta enfin la présence de ses cibles. Le dragon jaillit des décombres et fusa sur eux.

Mari resta immobile, la figure encore plus livide que quelques minutes auparavant. Sa main qui serrait le pistolet tremblait ; l’autre était toujours agrippée à celle d’Alain.

« Maintenant », souffla-t-elle, avant de s’élancer.

Alain tâchait de ne pas les ralentir alors que la jeune femme se précipitait vers l’avant de la péniche. Le dragon se rapprochait en hurlant, mais ses cris n’étaient rien en comparaison du grondement émis par la chaudière dans les entrailles de la barge.

La bête était presque sur l’embarcation lorsque Mari parvint à la proue.

« Plonge au plus profond et ne remonte pas ! » lui cria-t-elle au moment où ils sautaient par-dessus bord.

Les eaux les avalèrent dans un silence étrange et froid, le raffut de l’appareil mécanique et les grognements du dragon y étaient assourdis et distordus. Alain avait perdu la main de Mari en fendant la surface, mais il se conforma à ses instructions, nagea jusqu’à toucher la vase et se maintint à cette profondeur.

Le monde trembla.

Une onde de choc percuta Alain, le propulsa dans le tourbillon d’une eau rendue subitement opaque par la boue soulevée du fond de la rade. Sonné par la puissance de l’onde, il se débattit pour remonter à l’air libre. Une fois la tête sortie, il prit une large inspiration en se demandant pourquoi toutes les lumières à l’intérieur de l’entrepôt s’étaient éteintes. Il réalisa peu à peu qu’il avait planté ses doigts dans le tissu du sac qui contenait ses robes.

Des objets lourds frappaient la surface de l’eau autour de lui. Il leva les yeux, hébété, et vit les étoiles sur fond de ciel nocturne, le tout encadré par le contour irrégulier de ce qui avait été le toit de l’entrepôt. Des débris du bâtiment, soufflés très haut, continuaient de retomber vers le sol.

En scrutant les alentours, il se rendit compte que les murs du hangar avaient souffert également. Presque toute la partie émergée de la péniche avait disparu et la jetée à laquelle elle avait été amarrée n’était quasiment plus qu’un amas de petit bois.

Un peu plus loin sur le côté, la carcasse massive du dragon convulsa, puis s’affaissa, immobile. Il avait dû être projeté à cette distance par la violence de l’explosion de la chaudière.

Où est Mari ? Alain balaya les environs du regard, affolé, avant d’aviser une veste noire. Il nagea dans cette direction.

La jeune femme flottait sur le dos, plus sonnée qu’il ne l’avait été. Elle avait les yeux ouverts et bien vivants.

« Est-ce que ça va ?

— Euh… Ouais. »

Il l’aida à se rapprocher des restes de l’appontement, d’où ils purent grimper à grand-peine sur le quai à l’intérieur de ce qui subsistait de l’entrepôt. Mari considéra les décombres et la dépouille du dragon.

« Voilà pourquoi il ne faut jamais obstruer la soupape de sécurité d’une chaudière, dit-elle d’une voix presque aussi calme que celle d’un mage, comme si elle donnait un cours magistral.

— Comment se fait-il que nous ayons survécu ?

— La chaudière était au-dessus de la surface de l’eau quand elle a explosé. La majeure partie de sa puissance s’est propagée vers le haut et sur les côtés. Malheureusement pour le dragon et heureusement pour nous. C’est exactement ce que j’avais prévu, tu sais ? » Elle hocha la tête et regarda autour d’elle. « Nous devons filer avant que des gens n’arrivent pour enquêter sur ce qui s’est passé. Y a-t-il encore des mages sombres dans les parages ?

— Je n’en sens aucun. Si certains s’étaient aventurés près de l’entrepôt, ils l’ont sûrement regretté amèrement quand ta chaudière mécanique a explosé.

— Ouais. Allez, viens. »

Ils se levèrent en titubant et claudiquèrent à travers le champ de ruines. Sortir du bâtiment fut assez aisé dans la mesure où la plupart des murs avaient été soufflés par la déflagration. Des individus brandissant des torches et des lampes à huile affluaient déjà vers les lieux, et Mari entraîna Alain dans une autre direction. Mais un second groupe arrivait face à eux à grandes enjambées. La mécanicienne aperçut l’embrasure d’une porte plongée dans les ténèbres et y poussa le mage. Tapis dans ce recoin, ils virent des équipes de sauveteurs se diriger au pas de course vers l’entrepôt.

Pareil espace confiné favorisait une certaine proximité. Alain sentait les moindres mouvements de Mari alors qu’elle essayait de reprendre son souffle, tout comme il percevait la chaleur qui émanait d’elle. Il fut parcouru du désir fugace de l’attirer encore davantage contre lui et le réprima à grand-peine. Puis il la sentit frissonner.

« Tu es resté avec moi, glissa-t-elle avant qu’une de ses mains ne saisisse celle d’Alain.

— Je ne t’aurais jamais laissée seule face au danger », répondit-il, s’émerveillant une fois de plus des sensations que provoquait en lui le contact de la mécanicienne.

La voix de Mari se teinta de désespoir tandis que ses doigts raffermissaient leur étreinte.

« Je vais au-devant de gros ennuis.

— Personne ne peut te blâmer pour ce qui s’est passé cette nuit dans l’entrepôt.

— Oh, espèce de grand dadais de fabuleux mage, je ne parle pas de l’entrepôt. Est-ce que tu… m’apprécies ? Beaucoup ?

— Oui, Mari.

— Oh, non…

— Mais tu as dit… sur la péniche… tu as dit… »

Il était incapable de forcer les mots à sortir de sa bouche.

« Oui, je l’ai dit.

— Est-ce que…

— Oui, c’était sincère. » Elle relâcha sa main et ses deux bras le ceignirent si fort que c’en fut douloureux. « Mais, Alain… Oh, par les fournaises ! Ce n’est pas possible. »

L’esprit d’Alain s’emplit d’un tumulte où, hormis lui-même, plus rien n’existait d’autre qu’elle. Ses bras enlacèrent maladroitement la jeune femme. Il n’avait pas tenu quelqu’un contre son cœur depuis une éternité, depuis que les mages l’avaient emmené, de sorte qu’il ne savait plus comment s’y prendre.

Mari mit un terme à ce moment hors du temps en desserrant soudainement son étreinte.

« Nous… nous devrions y aller », dit-elle avant de s’éloigner.

Il la suivit en se demandant ce qui venait de se passer, et ils rejoignirent la foule grandissante qui envahissait la rue. Dans l’obscurité, il n’était pas évident de voir qu’ils étaient trempés, aussi purent-ils fendre le rassemblement de curieux jusqu’à ce que Mari trouvât une rue déserte.

S’adossant à un mur, elle regarda Alain avec un sourire triste.

« Tu sais, quand je suivais le cours élémentaire consacré aux machines à vapeur, le professeur nous avait dit : “N’obstruez jamais la soupape de sécurité. La seule d’entre vous qui pourrait s’y risquer est sans doute l’apprentie Mari, mais j’espère que même elle ne commettra pas cette imprudence juste pour voir ce que cela donne.” Et je l’ai fait ! »

Elle laissa échapper un rire forcé.

L’enseignement qu’Alain avait reçu déconseillant de rire avec une telle insistance, il était incapable de faire montre d’une hilarité similaire, même dans l’euphorie d’une survie inespérée. Il eut néanmoins toutes les peines du monde à se retenir de sourire.

« Nos doyens devraient être impressionnés par ce que nous avons accompli aujourd’hui. Pourtant, quelque chose me dit que ce ne sera pas le cas.

— Alain, tu es incroyable ! » Mari lui fit un sourire contrit. « Je n’arrive pas à croire que nous ayons survécu. Allez, vas-y, dis-le.

— Dire quoi ?

— Tu le sais pertinemment ! Tu avais raison. Entrer dans l’entrepôt s’est révélé très dangereux.

— Oui, mais ensemble nous avons su faire face au danger, et la menace des mécaniciens sombres contre toi à Dorcastel vient très probablement d’être éliminée. Tu avais raison, toi aussi.

— Moi aussi, j’avais raison ? Oh, nooon. » Mari semblait avoir perdu l’envie de plaisanter. Sa voix se teinta de nouveau des mêmes accents de désespoir qu’il avait entendus lorsqu’ils étaient dans l’embrasure de la porte. « Tu as l’occasion rêvée de m’asséner un cinglant “Je te l’avais bien dit” et, au lieu de cela, tu trouves le moyen de me dire que j’avais raison. C’est quoi ton problème, Alain ? Tu m’écoutes, tu me crois, tu me respectes et tu tiens à moi. Tu es honnête, intelligent, courageux et plein de ressources. Tu ne demandes jamais rien pour toi et tu es toujours là quand j’en ai besoin. Quels sont donc tes défauts ? Tu étais censé avoir des défauts. Se pourrait-il que tu sois parfait ? À l’exception de ce que je peux réparer, à savoir ta voix et ton visage qui n’expriment jamais rien ?

— Je ne suis pas parfait, rétorqua Alain. Et toutes ces choses que tu as mentionnées, elles valent également pour toi. Tu m’écoutes, tu crois… »

Il s’interrompit, la gorge nouée.

« Toi aussi, tu es intelligente et courageuse, capable de t’acquitter de n’importe quelle tâche. Tu m’as sauvé de situations qui semblaient désespérées. Mari, sais-tu à quel point il est difficile de tuer un dragon ? Un mage qui exécute une pareille prouesse acquiert un grand respect. Nous avons survécu. Je ne comprends pas pourquoi tu es si contrariée.

— Je suis contrariée parce que je voulais trouver ces défauts qui m’auraient donné des raisons de ne pas ressentir… ce que je ressens pour toi. Je voulais apprendre tout ce qui n’allait pas chez toi. Et tu ne t’es pas montré très coopératif. Ça ne peut pas marcher, Alain ! Ce n’est pas possible ! Ne le sais-tu donc pas ? Qu’est-ce que te ferait subir ta guilde si l’on venait à apprendre mon existence ? Dis-moi la vérité. »

Il savait que certaines émotions affleuraient sur son visage, il savait qu’elle y lisait la perplexité, ainsi que quelque chose d’autre, quelque chose que lui-même ne parvenait à comprendre. Mais, à cet instant, il était incapable de contrôler son expression.

« Ça a marché, Mari. Nous avons trouvé ceux qui étaient derrière l’illusion du dragon, nous avons détruit leur création et leur base…

— Ce n’est pas ce dont je parle. » Elle se laissa glisser le long du mur, les traits marqués par la détresse, les yeux rivés sur lui. « Tu sais que ce n’est pas de cela que je parle. Et tu ne réponds pas à ma question. »

Alain sentit son estomac se contracter.

« Je…

— Est-ce que tu ressens quelque chose ? » Sa voix prit un ton de supplique. « Suis-je une belle idiote ? Tu as dit m’apprécier. Est-ce vrai ? Sais-tu ce que cela signifie ? Des émotions sont-elles toujours enfouies en toi, ou est-ce moi qui me suis fait des idées ?

— Je… ressens des choses. »

Il la regardait droit dans les yeux en se demandant ce que montrait son propre visage.

« Tout est ma faute, n’est-ce pas ? Tu allais très bien avant de me rencontrer, tu étais un mage et tu étais heureux. »

Alain dodelina du chef.

« Je suis toujours un mage. Et je n’étais pas heureux. J’ignorais ce qu’était le bonheur. Je l’avais oublié. Mais à présent que je t’ai rencontrée, je me souviens de choses et j’en éprouve d’autres qui…

— Non ! » Mari détourna la tête. « Ne le dis pas. C’est impossible. Et maintenant, Alain, réponds à ma question. Que ferait ta guilde si elle apprenait que… qu’une mécanicienne est amoureuse de toi ?

— Cela donnerait matière à discussion. Matière à décider si je peux exploiter la situation au bénéfice de la guilde des mages. Matière à débattre de ce qu’il faudrait faire d’elle. En revanche, ma guilde m’éliminerait, en tant que danger potentiel, si elle venait à apprendre que je suis… amoureux… d’une mécanicienne.

— L’es-tu vraiment ? demanda Mari en plongeant ses yeux dans les siens. Par les étoiles, tu l’es. J’ai tout fichu en l’air. »

Elle semblait avoir besoin d’un compliment élogieux, d’une parole susceptible de lui remonter le moral. Alain, à qui on avait enseigné, depuis qu’il avait le statut d’acolyte, à ne jamais dire de gentillesses, chercha frénétiquement l’inspiration et formula les premières idées qui lui traversèrent l’esprit.

« Tu ne fiches jamais rien en l’air. Tu as vaincu les dragons de Dorcastel. »

Elle avait presque souri. Il l’avait vu. Que dire encore ? Évoquer ses capacités comme si elle avait été un mage.

« Tu es une personne redoutable, maîtresse mécanicienne Mari. »

Elle lui retourna un sourire triste.

« Peut-être suis-je bien plus redoutable que je ne le pensais. Je n’ai jamais cru être de ces filles capables de ruiner la vie d’un homme. Ne t’a-t-on jamais mis en garde contre le danger que représentent les filles, Alain ?

— On m’a souvent répété ces derniers temps à quel point les mécaniciennes pouvaient s’avérer dangereuses.

— Tu es dangereux, toi aussi. De la meilleure et la pire des manières. Nous parlons d’une relation qui met ta vie en péril, Alain.

— Il en va de même pour la tienne. Ce qui est bien plus important.

— Non, ça ne l’est pas. » Mari se couvrit la figure des deux mains. « Je dois réfléchir. Mais pas ici ni maintenant. Alain, il faut que tu retournes à l’hôtel de ta guilde pour qu’on ne puisse pas t’impliquer dans cette histoire. Moi, je dois appeler mon hôtel pour qu’ils dépêchent des mécaniciens sur place et mènent des investigations dans les décombres de l’entrepôt. Il est impossible de savoir lesquels de nos appareils ont résisté à l’explosion.

— De cette façon, tes confrères mécaniciens verront le dragon, ajouta Alain, dans une tentative désespérée pour lui remonter le moral.

— Ouais. » Mari réussit à esquisser un autre sourire. « Ces mécaniciens sombres prétendaient être des dragons, et un véritable dragon est arrivé et les a laminés. On ne peut pas rêver mieux en matière d’ironie du sort et de justice immanente. » Elle soupira et plongea la main dans sa veste. « Heureusement que j’ai transporté ça dans un sac étanche. J’espère que l’onde de choc ne l’a pas détruit. Euh, tu ne vois rien et tu n’entends rien, d’accord ?

— Oui, Mari. »

La mécanicienne sortit une boîte noire de la longueur de son avant-bras, la porta à sa bouche et parla comme si elle s’adressait à quelqu’un. Après un moment d’attente, elle parla de nouveau dans l’objet. Cette fois, Alain entendit le son ténu d’une voix qui lui répondait, comme si cet interlocuteur avait été en même temps dans la boîte et quelque part au loin.

« Voilà, mon… Alain. Il faut que tu sois parti avant que les autres mécaniciens ne débarquent. » Des accents de lassitude vinrent se mêler à la tristesse de sa voix.

« Comment saurai-je que tu ne cours aucun danger ? Si je vois quelqu’un arriver, comment pourrai-je être sûr que ce sont tes amis ? »

Elle réfléchit à la question.

« Installe-toi quelque part d’où tu pourras me voir. Je vais rester ici. Dès que j’apercevrai les gens que j’attends, je leur ferai signe de la main. Quand tu verras ce signe, tu sauras que tout va bien.

— Entendu. »

Alain ne voulait pas partir, écrasé par des émotions auxquelles il ne savait plus comment faire face, si tant est qu’il l’eût jamais appris. À cet instant, peu importait que Mari fût ou non la descendante évoquée par la prophétie. À cet instant, elle seule comptait.

« Mari, je ne savais pas que je pourrais un jour ressentir…

— Ne dis rien, Alain. S’il te plaît. » Elle le dévisagea. « Oh, je suis tellement désolée. Je voulais que tu sois à mes côtés parce que j’ai confiance en toi, parce que tu me rends heureuse, et maintenant…

— Je te rends heureuse ? demanda-t-il, incapable de croire ce qu’il venait d’entendre.

— … nous ne pouvons… Oui.

— Tu n’as pas l’air heureuse, dit-il d’une voix hésitante.

— Je suis malheureuse parce que tu me rends heureuse, soupira-t-elle. Si je ne me sentais pas aussi joyeuse quand je suis avec toi, je ne serais pas aussi contrariée.

— Je ne comprends pas.

— Pour une fois, je ne peux t’en vouloir. Je me suis moi-même complètement perdue. J’ai besoin d’un peu de temps, Alain. Et toi, tu as besoin… tu as besoin d’une fille qui puisse voler avec toi sur le dos d’un oiseau géant.

— Pourquoi ne pourrais-tu pas être cette fille ?

— Premièrement, parce que je pense qu’il est impossible pour un oiseau aussi grand de voler, et je peux te le prouver par des équations, et, deuxièmement, parce que tes copains mages me tueraient. Après t’avoir fait subir le même sort.

» C’est tout moi, ça. Je n’aurais pas pu tomber amoureuse d’un gars normal, un mécanicien ou même un commun. Il a fallu que je tombe amoureuse d’un mage. Mais parfois l’amour oblige à certains renoncements, Alain. Et il est possible que nous y soyons contraints. J’ai besoin de réfléchir et de voir comment ma guilde va réagir à ce qui s’est passé cette nuit et à ce que j’ai appris. Quand je serai en mesure de parler, je sortirai de l’hôtel de ma guilde et j’irai sur les remparts. Es-tu toujours capable de me retrouver ? »

Il opina en se demandant pourquoi son estomac pesait aussi lourd.

« Toujours.

— Toujours. »

Elle répéta ce mot dans un souffle en le regardant droit dans les yeux, puis elle prit une profonde inspiration.

« Nous… Nous en reparlerons. Je te le promets. Je dois… Que vais-je faire ? Je ne le sais pas encore. Je serai sur les remparts, dans un jour ou deux. Peut-être trois. Je te le promets. Peut-être alors… » Mari hocha la tête. « Dis à ta guilde que le problème des dragons est résolu. Ça devrait redorer ton blason, pas vrai ? Et maintenant, tu ferais mieux d’y aller. Je ne sais pas combien de temps les autres mécaniciens mettront pour arriver ici.

— Seras-tu en sécurité ?

— Je serai très prudente. Promis. »

Alain hésita, le regard posé sur elle, désireux d’en dire davantage, mais Mari se mordit la lèvre et fit non de la tête. Il se tourna et s’éloigna, en proie à de vifs tourments intérieurs. Il hâta le pas, comme pour prendre de vitesse quelque chose dont il ignorait la nature. Apercevant deux entrepôts voisins qui obscurcissaient de leurs ombres la ruelle qui les séparait, il plongea dans la venelle, se glissa dans les ténèbres et attendit, sans perdre Mari des yeux.

Il avait enfin du temps pour réfléchir. Même s’il n’était pas vêtu de ses robes de mage, il avait été obligé d’utiliser des sortilèges. Quelqu’un dans l’entrepôt pouvait en avoir vu assez pour se rendre compte que Mari avait coopéré avec un mage. Les mages sombres connaissaient-ils suffisamment la prophétie pour comprendre ce que cela signifiait ? Qu’en était-il de la guilde des mécaniciens ?

Mari se tenait debout dans la rue déserte. Le noir de sa veste de mécanicienne se fondait dans le jais de ses cheveux ; coiffure et vêtement était de même teinte que les ombres qui l’entouraient, la jeune femme donnait l’impression de se dissoudre dans la nuit. Le temps défila lentement, mais Alain finit par entendre un brouhaha qui approchait, fendant le silence des rues environnantes. Quelques instants plus tard, un groupe de mécaniciens apparut. Ils marchaient rapidement.

Mari leva le bras et l’agita doucement ; elle le maintint levé un peu plus longtemps que nécessaire avant de le laisser retomber.

Alain ne partit pas aussitôt et regarda les mécaniciens rejoindre Mari. Il attendit qu’ils s’éloignent vers les ruines de l’entrepôt des mécaniciens sombres. Quand le dernier membre du groupe disparut de son champ de vision, Alain sortit les robes de mage trempées de son sac et enfila le vêtement dégoulinant d’eau. Il sécherait durant le long trajet jusqu’à l’hôtel de sa guilde et le froid humide constituerait un dérivatif idéal aux sensations singulières qu’il éprouvait.

Mari avait dit qu’elle l’aimait. Pourquoi est-ce que cela la rendait triste ? Pour Alain, les émotions et l’attachement à autrui n’étaient que des entraves, des sources de distraction, les pires errements possibles pour un mage. Les doyens avaient œuvré pour faire entrer ces notions dans les crânes de tous les acolytes. Pourtant, même s’il se sentait au plus mal à cet instant précis, il était également empli d’une joie incommensurable. L’amour était décidément un sentiment étrange.

Alain s’arrêta au milieu de la rue, tendit la main devant lui et se concentra. Une chaleur intense se forma au-dessus de sa paume. Quand l’énergie fut à son maximum, il envoya la boule de feu vers le ciel où elle s’évanouit. Ce sentiment étrange est-il réellement de l’amour ? Je pense que oui. Toutefois, je n’ai rien perdu de mes pouvoirs. Bien au contraire, je me sens plus fort que jamais. Quelle est donc cette voie que je viens de découvrir ?

Comment puis-je faire ce qui doit être fait pour protéger la descendante mentionnée dans la prophétie, pour arrêter cette tempête, si toutes mes pensées sont tournées vers Mari ?

Il se mit en route vers l’hôtel de sa guilde à travers une nuit qui lui sembla plus sombre que d’ordinaire, en se demandant comment il pourrait expliquer le fait qu’il sût que les dragons de Dorcastel avaient été vaincus.

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