Chapitre 6 Terre

21.

Trevize était en rogne. Embêté. Il était assis en compagnie de Pelorat dans le petit coin repas du vaisseau où ils venaient juste d’achever leur collation de midi.

Pelorat parlait : « Nous ne sommes dans l’espace que depuis deux jours et je m’y trouve comme un poisson dans l’eau même si me manquent un peu l’air pur, la nature, et tout ça. Bizarre, non ? Surtout que je n’avais jamais remarqué ce genre de choses lorsqu’elles m’entouraient. En attendant, entre ma “ gaufre ” et ce remarquable ordinateur que vous avez à bord, j’ai toute ma bibliothèque avec moi – ou en tout cas, le plus gros de ma documentation. Et je n’ai plus la moindre peur d’être dans l’espace, à présent. Surprenant ! »

Trevize se contenta de répondre par un borborygme. Il avait le regard perdu dans le vague.

Pelorat reprit doucement : « Je ne voudrais pas être indiscret, Golan, mais je n’ai pas vraiment l’impression que vous m’écoutez. Non pas que je sois un interlocuteur particulièrement passionnant – j’ai toujours été un peu rasoir, vous savez. Pourtant, vous m’avez l’air préoccupé par autre chose… Aurions-nous un pépin ? Il ne faut pas avoir peur de me le dire, vous savez. D’accord, je ne pourrai pas y faire grand-chose, je suppose, mais je ne paniquerai pas, mon jeune ami.

— Un pépin ? » Trevize parut retrouver ses sens, fronça légèrement les sourcils.

« Je parle du vaisseau. Comme c’est un nouveau modèle, je me suis dit que quelque chose pouvait clocher à bord. » Pelorat se permit un petit sourire incertain.

Trevize hocha vigoureusement la tête. « Quelle bêtise de ma part de vous avoir laissé dans une telle incertitude, Janov. Il n’y a absolument rien qui cloche à bord. Le vaisseau fonctionne à la perfection. Simplement, je suis à la recherche d’un hyper-relais.

— Ah ! je vois… Sauf que je ne vois pas : c’est quoi, un hyper-relais ?

— Eh bien, laissez-moi vous l’expliquer, Janov. Je suis en communication avec Terminus. Du moins, je peux à tout moment entrer en contact avec Terminus et vice-versa : ils connaissent notre position, d’après l’observation de la trajectoire du vaisseau. Et même sans ça, ils pourraient toujours nous localiser dans l’espace immédiat en cherchant à y détecter une masse, signe de la présence d’un vaisseau ou, à la rigueur, d’une météorite. Ils pourraient ensuite chercher à détecter une émission d’énergie – ce qui non seulement permet de distinguer un vaisseau d’une météorite mais autorise en plus son identification précise puisqu’il n’y a pas deux astronefs à utiliser l’énergie de la même manière. En quelque sorte, la structure de notre émission d’énergie demeure caractéristique, quels que soient les équipements ou les instruments que l’on fasse ou non fonctionner. Le vaisseau peut évidemment être inconnu mais si sa structure énergétique est enregistrée à Terminus – comme c’est le cas pour notre appareil – on pourra l’identifier, sitôt détecté.

— Il me semble, remarqua Pelorat, que le progrès de la civilisation tend essentiellement à limiter la vie privée des gens.

— Vous avez peut-être raison. Tôt ou tard, pourtant, il nous faudra bien pénétrer dans l’hyperespace, sinon nous serons condamnés à rester à un ou deux parsecs de Terminus jusqu’à la fin de nos jours, incapables d’amorcer la moindre traversée interstellaire. En passant par l’hyperespace, en revanche, on se glisse dans une discontinuité de l’espace normal. On passe d’ici à là – et quand je dis cela, je parle d’un saut qui peut atteindre des centaines de parsecs – en un éclair de temps subjectif. On se retrouve d’un seul coup extrêmement loin et dans une direction fort difficilement prévisible ce qui, en pratique, nous rend alors indétectables.

— Je vois. Oui.

— Sauf, bien entendu, si l’on a planqué à bord un hyper-relais. Celui-ci en effet émet en permanence un signal – caractéristique du vaisseau – ce qui permettrait à tout moment aux autorités de Terminus de savoir où nous sommes. Voilà qui répond à votre question, voyez-vous. Nous n’aurions plus un endroit où nous cacher dans toute la Galaxie ; aucun enchaînement de sauts dans l’hyperespace ne pourrait nous garantir d’échapper à leurs instruments.

— Mais Golan, dit doucement Pelorat, ne cherchons-nous pas à avoir la protection de la Fondation ?

— Certes, Janov, mais seulement quand on le demandera. Vous avez remarqué vous-même que le progrès de la civilisation signifiait un accroissement des atteintes à la liberté. Eh bien, je n’ai pas envie d’un tel progrès. Je veux être libre de me déplacer incognito à ma guise – tant que je n’aurai pas envie, ou besoin, de protection. Voilà pourquoi je me sentirais mieux, considérablement mieux, si j’étais sûr de ne pas avoir d’hyper-relais à bord.

— Et en avez-vous trouvé un, Golan ?

— Non. Sinon, j’aurais bien trouvé le moyen de le rendre inopérant.

— Sauriez-vous en reconnaître un, de vue ?

— C’est bien là l’une des difficultés. Je pourrais fort bien ne pas le reconnaître. Je sais à quoi ressemble en gros un hyper-relais et je sais comment tester un objet qui me paraît louche… seulement ce vaisseau est du dernier modèle et conçu pour des missions bien particulières. On peut très bien avoir implanté un hyper-relais au milieu de ses composants de telle manière qu’il soit indétectable.

— D’un autre côté, peut-être n’y a-t-il pas d’hyper-relais, ce qui expliquerait pourquoi vous n’en avez pas trouvé.

— Je n’y mettrais pas ma main au feu et je n’aime pas l’idée d’accomplir un saut sans être certain. »

Pelorat parut s’illuminer : « Et voilà pourquoi nous dérivons de la sorte dans l’espace ! Je me demandais bien pourquoi nous n’avions pas encore fait de saut. Je suis un peu au courant, vous savez. J’étais même un rien nerveux, à me demander si vous n’alliez pas m’obliger à me harnacher, à prendre des comprimés ou je ne sais trop quoi… »

Trevize parvint à sourire : « Ne vous inquiétez pas. On n’est plus à l’époque héroïque. Sur un vaisseau comme celui-ci, il n’y a qu’à laisser faire l’ordinateur. Vous lui donnez vos instructions et il se charge du reste. Vous ne vous rendez même compte de rien, sinon que le ciel a soudain changé. Si vous avez déjà assisté à un diaporama, vous voyez quel effet ça produit lorsqu’on passe brusquement d’une vue à l’autre. Eh bien, le saut, c’est tout comme.

— Sapristi. On ne sent vraiment rien ? Comme c’est bizarre. Je trouve même ça un tantinet décevant.

— Moi en tout cas, je n’ai jamais rien senti et les vaisseaux sur lesquels j’ai navigué étaient loin d’être aussi perfectionnés que ce petit bijou… Mais ce n’est pas à cause de l’hyper-relais que nous n’avons pas sauté. Il faut d’abord attendre d’être un peu plus éloignés de Terminus – et du soleil, aussi. Plus on est éloigné d’un objet massif, et plus il est facile de contrôler le saut pour émerger à nouveau dans l’espace normal précisément aux coordonnées voulues. En cas d’urgence, on peut toujours risquer un saut à deux cents kilomètres seulement de la surface d’une planète et se fier à la chance pour s’en sortir intact. Vu qu’il y a tout de même plus d’espace libre dans la Galaxie que de volume occupé, on peut raisonnablement tabler sur une issue heureuse. Mais il faut toujours envisager que des facteurs aléatoires peuvent vous faire émerger de nouveau à quelques milliards de kilomètres d’une grosse étoile, voire dans le noyau galactique – et là, vous vous retrouvez rôti avant d’avoir eu le temps de dire ouf. Plus on est loin d’une masse, plus ces facteurs diminuent et moins donc on a des risques de voir se produire quelque événement fâcheux.

— Dans ce cas, je ne saurais trop vous recommander la prudence. Après tout, on n’est pas pressés.

— Exactement. D’autant que j’aimerais franchement mieux avoir déniché cet hyper-relais avant de bouger – ou du moins trouver le moyen de m’assurer qu’il n’y en a pas. »

Trevize parut retomber dans ses réflexions et Pelorat, haussant légèrement le ton pour surmonter la barrière des préoccupations de son interlocuteur, demanda : « Quel délai nous reste-t-il ?

— Hein ?

— Je veux dire, quand effectueriez-vous le saut, si vous n’aviez pas à vous préoccuper de cet hyper-relais, mon bon ami ?

— Compte tenu de notre vitesse actuelle et de notre trajectoire, je dirais vers le quatrième jour de vol. Je vais calculer le moment précis sur l’ordinateur.

— Eh bien, dans ce cas, cela nous laisse encore deux jours pour chercher. Puis-je me permettre une suggestion ?

— Dites toujours.

— J’ai toujours constaté dans mon propre domaine – certes fort différent du vôtre mais il est peut-être permis de généraliser – que se polariser sur un problème précis était le plus sûr moyen de se décourager. Pourquoi ne pas plutôt vous détendre et parler d’autre chose – peut-être alors que votre inconscient, une fois débarrassé du poids de la concentration, résoudra le problème pour vous. »

Trevize parut un instant ennuyé, puis il se mit à rire. « Eh bien, après tout, pourquoi pas ? Dites-moi, professeur, d’où vous vient cet intérêt pour la Terre ? Qu’est-ce qui a bien pu vous amener à cette idée bizarre d’une planète unique d’où tout aurait commencé ?

— Ah ! » L’afflux des souvenirs lui fit hocher la tête. « Cela remonte à un bout de temps. Plus de trente ans. A mon entrée au lycée, je voulais être biologiste. J’étais alors passionné par le problème de la diversification des espèces sur les différentes planètes. Cette diversification, comme vous le savez – ou comme vous ne le savez peut-être pas et je vais me faire un plaisir de vous l’apprendre – est extrêmement réduite. Dans toute l’étendue de la Galaxie, toutes les formes de vie – celles du moins que nous avons déjà rencontrées – procèdent de la même chimie des acides aminés, fondée sur l’eau et le carbone.

— J’ai fait l’école militaire, où l’on insiste plutôt sur la nucléonique et la gravitique mais je ne suis pas tout à fait ignare dans les autres domaines ; j’ai quand même quelques notions sur les bases chimiques de la vie. Et on nous a appris qu’elle n’était possible qu’à partir de l’eau, du carbone et des acides aminés.

— Voilà, me semble-t-il, une conclusion injustifiée. Il paraît plus sûr de dire qu’aucune autre forme de vie n’a encore été découverte – ou à tout le moins reconnue – et s’en tenir là. Plus surprenant encore, les espèces indigènes – à savoir, les espèces typiques d’une planète et qu’on ne retrouve pas ailleurs – sont fort rares. La plupart des espèces existantes, y compris Homo sapiens, en particulier, sont répandues sur la plupart des mondes habités de la Galaxie et sont en définitive fort proches les unes des autres, tant par la biochimie que par la physiologie ou la structure morphologique. En revanche, les espèces indigènes sont, par leurs caractéristiques, à la fois très éloignées des formes les plus répandues, et très différentes entre elles.

— Bon. Et alors ?

— Alors, la conclusion est qu’une planète bien précise dans la Galaxie – une planète et une seule – doit différer de toutes les autres. Peut-être dix millions de mondes dans la Galaxie – nul ne sait au juste combien – ont donné le jour à la vie. Une vie primitive, une vie frêle et clairsemée, peu différenciée, subsistant avec peine et se propageant avec difficulté. Une planète, une seule et unique planète a vu se développer la vie sous la forme de millions d’espèces – facilement des millions – dont certaines très spécialisées, hautement développées, et particulièrement prédisposées à se multiplier et se répandre ; des millions d’espèces, y compris la nôtre. Nous fûmes assez intelligents pour bâtir une civilisation, inventer la navigation hyperspatiale et coloniser la Galaxie – et en essaimant à travers celle-ci, nous avons amené avec nous quantité d’autres formes de vie, des formes apparentées aussi bien entre elles qu’avec notre propre espèce.

— Si l’on veut bien y réfléchir, remarqua Trevize, modérément intéressé, je suppose que tout ça paraît logique : je veux dire, si l’on se place dans une galaxie humaine. Si l’on suppose que tout a commencé sur une planète précise, alors cette planète devait forcément être différente. Mais après tout, pourquoi pas ? Les chances pour que la vie se développe de cette manière explosive doivent être certainement très minces – peut-être une sur cent millions – et donc la probabilité est que le phénomène soit apparu sur un monde abritant la vie sur cent millions : finalement, il pouvait bien n’y en avoir qu’un.

— Oui, mais qu’est-ce qui a rendu ce monde si différent des autres ? » lança Pelorat, tout excité. « Quelles furent les conditions initiales qui l’ont rendu unique ?

— Peut-être le hasard, tout simplement. Après tout, l’homme et les formes de vie qu’il a apportées avec lui existent aujourd’hui sur des dizaines de millions de planètes qui toutes sont capables d’abriter la vie et donc auraient pu toutes aussi bien convenir.

— Mais non ! Dès lors que l’espèce humaine avait évolué, qu’elle avait développé une civilisation technique et s’était endurcie dans la dure lutte pour la vie, elle pouvait en effet s’adapter à n’importe quel écosystème planétaire, pourvu qu’il soit suffisamment hospitalier – c’est le cas de Terminus, par exemple. Mais pouvez-vous imaginer qu’une vie intelligente ait pu se développer directement sur Terminus ? Alors que, lorsque l’homme vint la coloniser à l’époque des Encyclopédistes, sa forme de vie végétale la plus évoluée était une espèce de lichen tapissant les rochers ; quant au règne animal, il se réduisait à des sortes de petits récifs coralliens dans l’océan, et en surface, à des organismes vaguement insectoïdes. On a quasiment fait disparaître toutes ces espèces pour garnir à la place terre et mer de poissons, de lapins, de chèvres, de choux, de blé, d’arbres et ainsi de suite… Nous n’avons rien laissé subsister de la vie indigène, hormis quelques spécimens dans les zoos et les aquariums.

— Hmmm », dit Trevize.

Pelorat le dévisagea une bonne minute avant de remarquer, avec un soupir : « Vous vous en fichez bien, pas vrai ? C’est vraiment remarquable ! Je n’ai jamais trouvé une seule personne que cela intéresse, en définitive. C’est de ma faute, je suppose. Je n’arrive pas à rendre la chose passionnante pour les autres même si ça me passionne, moi.

— Mais si, mais si, c’est passionnant, intervint Trevize. Bon. Mais après ?

— Ça ne vous frappe donc pas qu’il pourrait être passionnant, d’un point de vue scientifique, d’étudier un monde où s’est développé le seul et unique écosystème vraiment florissant de toute la Galaxie ?

— Peut-être, à condition d’être biologiste… Ce que je ne suis pas, voyez-vous… Faut m’excuser.

— Mais bien entendu, mon ami. Le problème est que je n’ai pas trouvé non plus de biologiste pour s’y intéresser. Je vous ai dit que j’avais commencé une licence de biologie. J’en ai parlé à mon professeur et même lui n’a pas été intéressé. Il m’a conseillé de me tourner plutôt vers quelque chose de plus pratique. Ça m’a tellement dégoûté que j’ai fait de l’histoire à la place (c’était déjà de toute façon mon dada depuis l’adolescence) pour pouvoir aborder la “ Question des Origines ” sous cet angle.

— Mais, remarqua Trevize, ça vous aura du moins donné une vocation… alors tout compte fait, ce manque de clairvoyance de votre prof devrait plutôt vous réjouir.

— Moui. Je suppose qu’on peut voir la chose sous cet angle. Et cette vocation est passionnante et je ne m’en suis jamais lassé. Mais j’aimerais tant qu’elle vous passionne tout autant. J’ai horreur d’avoir cette perpétuelle impression d’être en train de soliloquer. »

A ces mots, Trevize partit d’un grand éclat de rire. Ce qui amena comme l’ombre d’un désarroi sur les traits autrement sereins de son compagnon : « Pourquoi vous moquez-vous de moi ?

— Pas de vous, Janov… Je me moquais de ma propre sottise. Non, je vous devrais plutôt des remerciements. Vous aviez parfaitement raison, vous savez.

— De relever l’importance de l’origine de l’homme ?

— Non, non… Enfin si, ça aussi. Non, je voulais dire que vous avez eu raison de me conseiller de cesser de penser consciemment à mon problème et de me distraire l’esprit avec tout autre chose. Ça a effectivement marché. Pendant que vous me parliez de l’histoire de l’évolution, je me suis finalement aperçu que j’avais un moyen de détecter ce fameux hyper-relais, s’il existe…

— Oh ! c’est ça !

— Oui, c’est ça ! C’est ma monomanie à moi, pour le moment. J’étais en train de chercher cet hyper-relais exactement comme si je me croyais à bord de mon brave vieux vaisseau-école, en l’examinant sous toutes les coutures, attendant qu’un élément disparate me saute aux yeux. J’avais complètement oublié que cet astronef est le produit de millénaires d’évolution technique. Vous ne voyez pas ?

— Non, Golan.

— Nous avons un ordinateur à bord. Comment ai-je bien pu l’oublier ? »

Et d’un signe de la main, il invita Pelorat à le suivre dans sa propre cabine. « Je n’ai qu’à essayer tout simplement d’établir un contact », expliqua-t-il, tandis qu’il plaçait les mains sur la plaque sensible du terminal.

Il leur suffisait de joindre Terminus, à quelques milliers de kilomètres derrière eux.

Cherche ! Parle ! C’était comme si des terminaisons nerveuses avaient jailli et s’étendaient, s’étiraient à une vitesse ahurissante – la vitesse de la lumière, évidemment – pour établir la jonction.

Trevize se sentit lui-même effleurer – enfin, pas exactement effleurer, plutôt sentir – enfin, pas exactement sentir, plutôt… mais peu importe, car il n’y avait pas de mot pour ça.

Il avait littéralement Terminus au bout des doigts et, bien que la distance entre lui et la planète s’accrût de quelque vingt kilomètres par seconde, le contact se maintint, comme si astre et vaisseau n’étaient séparés que de quelques encablures.

Il ne dit rien. Affermit sa prise. Tout ce qu’il essayait, c’était le principe de la communication ; sans communiquer activement.

Là-bas, à huit parsecs de distance, autant dire la porte à côté, se trouvait Anacréon, la plus proche planète d’une taille appréciable. Pour y expédier un message en employant le même moyen que pour Terminus – à la célérité de la lumière – puis pour en attendre la réponse, il lui aurait fallu cinquante-deux ans.

Cherche Anacréon ! Pense Anacréon ! Penses-y le plus fort possible. Tu connais sa position par rapport à Terminus et au noyau galactique ; tu en as étudié la planétographie et l’histoire ; tu as résolu des problèmes stratégiques où il était nécessaire de la reconquérir (dans l’hypothèse – impensable à l’époque – où elle serait tenue par un ennemi).

Par l’Espace ! Tu es bien allé sur Anacréon.

Alors, visualise-la ! Visualise-la ! Grâce à l’hyper-relais, tu croiras y être.

Rien ! Ses terminaisons nerveuses frémirent, n’effleurant que le vide.

Trevize rompit le contact. « Il n’y a pas d’hyper-relais à bord du Far Star, Janov. Je suis affirmatif ; et si je n’avais pas suivi votre suggestion, je me demande combien de temps il m’aurait fallu pour en arriver là. »

Sans qu’on y voie bouger un seul muscle, le visage de Pelorat était devenu positivement radieux : « Je suis si content d’avoir pu vous être utile. Cela signifie-t-il qu’on va faire le saut ?

— Non. On attend quand même encore deux jours, pour plus de sûreté. Rappelez-vous ce que je vous ai dit : il faut être loin de toute masse… En temps normal, et compte tenu que c’est un vaisseau neuf et que je n’ai pas encore bien en main, il me faudrait sans doute deux jours de plus pour calculer la procédure exacte – l’hyperpoussée convenable, en particulier pour le premier saut. J’ai le sentiment toutefois que l’ordinateur va se charger de tout.

— Sapristi. Voilà qui nous laisse le temps de nous ennuyer, ce me semble.

— S’ennuyer ? » Le sourire de Trevize s’épanouit. « Manquerait plus que ça ! Vous et moi, Janov, on va parler de la Terre.

— C’est vrai ? Vous ne dites pas ça pour faire plaisir à un vieux bonhomme ? C’est gentil de votre part. Franchement.

— Balivernes ! J’essaie surtout de me faire plaisir. Janov, vous m’avez converti. Avec tout ce que vous m’avez raconté, j’ai enfin compris que la Terre était le plus important, le plus passionnant, le plus fascinant objet de tout l’Univers. »

22.

Cela avait certainement dû frapper Trevize lorsque Pelorat lui avait présenté ses vues personnelles sur la Terre. Mais comme il avait alors l’esprit préoccupé par son hyper-relais, il n’avait pas réagi tout de suite. Et une fois le problème réglé, voilà qu’il avait réagi.

La déclaration de Hari Seldon peut-être la plus répétée était sa fameuse remarque sur la Seconde Fondation, située selon lui, « à l’extrémité opposée de la Galaxie », par rapport à Terminus. Et Seldon avait même baptisé l’endroit : c’était Star’s End, l’Ultime Étoile…

Tout cela était consigné dans le récit qu’avait fait Dornick du procès devant la Cour impériale. « L’autre extrémité de la Galaxie », tels étaient les termes exacts qu’avait employés Seldon devant Dornick et depuis ce jour on n’avait cessé d’en discuter le sens.

Qu’est-ce qui pouvait bien relier une « extrémité » de la Galaxie avec l’autre ? Une droite, un cercle, une spirale, ou quoi ?

Et voilà, mais c’était lumineux, Trevize se rendait soudain clairement compte que nulle ligne, nulle courbe ne devait – ne pouvait – être tracée sur la carte de la Galaxie. C’était bien plus subtil que ça.

Il était parfaitement clair que l’une des extrémités de la Galaxie était Terminus. Située à la lisière de la Galaxie, oui, la lisière de notre Fondation – oui, Terminus était littéralement au fin fond de la Galaxie. Seulement, c’était aussi la planète la plus récemment découverte, à l’époque où parlait Seldon, un monde en cours de colonisation, qui n’avait à ce moment-là pas encore d’existence à proprement parler.

Où pouvait-on dans cette hypothèse situer l’autre bout de la Galaxie ? L’autre frontière de la Fondation ? Sinon sur la plus ancienne planète de la Galaxie ? Et compte tenu de l’hypothèse exposée par Pelorat (sans qu’il se rende bien compte, d’ailleurs, de ce qu’il exposait), il ne pouvait s’agir que de la Terre. La Seconde Fondation pouvait fort bien se trouver sur la Terre !

Oui, mais Seldon avait également dit que cette autre extrémité de la Galaxie était près de l’Ultime Étoile… Qui pouvait affirmer qu’il ne parlait pas par métaphore ? Il suffisait de remonter l’histoire de l’humanité comme l’avait fait Pelorat pour que le réseau reliant chaque système planétaire, chaque étoile éclairant une planète habitée, à un autre système, une autre étoile d’où étaient venus les premiers émigrants, et ainsi de suite, pour que ce réseau converge en fin de compte vers l’unique planète d’où était originaire l’humanité. L’ultime étoile, c’était bien celle qui éclairait la Terre.

Trevize sourit et dit, presque avec ferveur : « Parlez-moi encore de la Terre, Janov. »

Pelorat hocha la tête. « Je vous ai dit tout ce que l’on en sait, vraiment. On en découvrira plus sur Trantor.

— Non, Janov. On ne trouvera rien du tout là-bas. Pourquoi ? Parce que nous n’allons pas à Trantor. J’ai le contrôle de ce vaisseau et je vous garantis qu’on ne va pas y aller. »

Pelorat en eut le souffle coupé. Il était bouche bée. Il se reprit lentement et dit, abattu : « Oh ! mon pauvre ami.

— Allons, Janov. Ne faites pas cette tête-là ! On va plutôt chercher la Terre !

— Mais il n’y a que sur Trantor que…

— Non, sûrement pas. Trantor est simplement un endroit où l’on étudie des documents poussiéreux et de vieux films cassants jusqu’à en devenir cassant et poussiéreux soi-même.

— Et moi qui rêvais depuis des années…

— … de découvrir la Terre.

— Mais c’est seulement… »

Trevize se leva, se pencha, prit Pelorat par le revers de la tunique et dit : « Ne me dites plus jamais ça, professeur. Ne le dites plus. Quand vous m’avez annoncé pour la première fois qu’on s’embarquait à la recherche de la Terre, avant même qu’on soit montés sur ce vaisseau, vous m’avez raconté qu’on était sûrs de la trouver parce que, et je cite vos propres paroles, vous “ aviez envisagé une excellente possibilité ”. Maintenant, je ne veux même plus vous entendre prononcer une seule fois le nom de Trantor. J’aimerais juste que vous me parliez un peu de cette excellente possibilité…

— Mais elle a besoin d’une confirmation. Pour l’instant, ce n’est qu’une idée en l’air, un espoir, une vague possibilité.

— A la bonne heure ! Parlons-en !

— Vous ne comprenez pas. Vous ne comprenez vraiment pas. C’est un domaine que personne à part moi n’a jamais exploré. Il n’y a rien d’historique là-dedans, rien de solide, de concret. Les gens parlent de la Terre comme si c’était un mythe. Il y a des millions de récits contradictoires…

— Eh bien, alors, en quoi donc ont-elles bien pu consister, vos recherches ?

— J’ai été forcé de recueillir le moindre récit, le moindre conte, le moindre fragment d’une supposée histoire, la moindre légende, le moindre mythe fumeux… Jusqu’aux romans. Bref, tout ce qui pouvait évoquer le nom de la Terre ou d’une quelconque planète des origines. Depuis plus de trente ans, je rassemble tout ce que je peux tirer de toutes les planètes de la Galaxie. Maintenant, si je pouvais simplement découvrir quelque chose de plus tangible que tout cela dans la Bibliothèque Galactique de… mais vous ne voulez pas entendre ce nom…

— C’est exact. Ne le dites pas. Racontez-moi plutôt un de ces récits qui ont attiré votre attention et dites-moi quelles raisons vous avez de l’estimer plus valable qu’un autre. »

Pelorat hocha la tête : « Là, Golan, pardonnez-moi l’expression, mais vous parlez comme un militaire ou un politicien. Ce n’est pas ainsi qu’on procède en histoire. »

Trevize prit une profonde inspiration en essayant de garder son calme. « Eh bien, dites-moi donc comment on procède, Janov. On a deux jours devant nous. Faites mon éducation.

— Vous ne pouvez pas vous appuyer sur un seul mythe ni même sur un seul groupe de mythes. J’ai dû les recueillir tous, les analyser, les organiser, élaborer des symboles pour représenter les divers aspects de leur contenu – les relations de climats impossibles, les détails astronomiques sur des systèmes planétaires différents des données connues aujourd’hui, les lieux de naissance des héros mythiques lorsqu’il est bien précisé qu’ils ne sont pas autochtones, et littéralement des centaines d’autres points. Je ne vais pas vous en assener toute la liste. Même deux jours n’y suffiraient pas. J’y ai passé trente ans, je vous dis.

« J’ai ensuite composé un programme d’ordinateur destiné à sérier les points communs à tous ces mythes, puis à rechercher une transformation qui en éliminerait les plus flagrantes impossibilités. Cela m’a permis peu à peu de bâtir un modèle de ce qu’avait dû être la Terre. Après tout, si tous les hommes sont originaires d’une unique planète, cette planète unique doit représenter le seul élément que doivent avoir en commun tous ces mythes fondateurs, tous ces héros culturels… Bon, vous voulez que j’entre dans les détails mathématiques ?

— Non, pas pour l’instant, merci. Mais comment êtes-vous sûr de ne pas vous être fourvoyé avec vos mathématiques ? On sait avec certitude que Terminus fut fondée il y a seulement cinq siècles et que les premiers hommes arrivèrent en colonie de Trantor mais qu’ils provenaient de dizaines – sinon de centaines – d’autres planètes. Pourtant, celui qui ignorerait ces faits pourrait fort bien supposer que Hari Seldon et Salvor Hardin, n’étant pas natifs de Terminus, sont venus de la Terre et que Trantor n’était en fait qu’une autre façon de nommer la Terre. Si l’on voulait se mettre à la recherche de la Trantor du temps de Seldon – une planète entièrement recouverte de métal –, c’est sûr qu’on ne la trouverait pas et qu’on pourrait bien la considérer comme un mythe impossible. »

Pelorat semblait ravi : « Je retire ma remarque de tout à l’heure sur les militaires et les politiciens, mon bon. Vous avez un remarquable sens de l’intuition. Bien sûr, j’ai dû établir une méthodologie de vérification. J’ai inventé une centaine de faux, basés sur des déformations de l’histoire réelle et imitant les mythes que j’avais rassemblés. Puis j’ai essayé d’incorporer mes inventions dans le modèle. L’une d’elles était même fondée sur l’histoire réelle des origines de Terminus. L’ordinateur les rejeta toutes. Toutes. Certes, ça pourrait tout au plus signifier que j’étais dépourvu des talents littéraires adéquats mais disons que j’ai fait de mon mieux.

— Je n’en doute pas, Janov. Et que vous a révélé votre modèle, au sujet de la Terre ?

— Quantité de choses, à des degrés divers de vraisemblance. Un genre de profil. Par exemple, à peu près quatre-vingt-dix pour cent des planètes habitées de la Galaxie ont des périodes de rotation échelonnées de vingt-deux à vingt-six heures légales galactiques. Eh bien… »

Trevize le coupa : « J’espère que vous n’y avez pas trop prêté d’importance, Janov. Il n’y a guère de mystère là-dedans. Pour qu’une planète soit habitable, il ne faut pas qu’elle tourne trop vite, pour éviter que le schéma de circulation des vents ne provoque des ouragans insoutenables, ni trop lentement non plus, pour éviter des écarts de température trop extrêmes. C’est une propriété en fait autosélective : les hommes préfèrent vivre sur des planètes aux caractéristiques qui leur conviennent et, par la suite, quand toutes les planètes habitables se retrouvent partager les mêmes caractéristiques physiques, il se retrouve quelqu’un pour remarquer : “ quelle étrange coïncidence ”, alors qu’il n’y a rien d’étrange là-dedans et que c’est tout sauf une coïncidence.

— A vrai dire, nota tranquillement Pelorat, c’est un phénomène bien connu dans le domaine des sciences sociales. En physique aussi, je crois – mais je ne suis pas physicien et je ne voudrais pas m’aventurer. En tout cas, c’est ce qu’on appelle, je crois, le principe anthropique : l’observateur influe sur les événements qu’il observe, du simple fait de son observation, voire de sa présence pour les observer. Mais la question demeure : où se trouve la planète qui a servi de modèle ? Quelle planète a une période de rotation d’exactement un jour légal galactique de vingt-quatre heures légales galactiques ? »

Trevize fit la lippe ; il paraissait songeur. « Vous pensez qu’il pourrait s’agir de la Terre ? Sans doute la norme légale aurait-elle pu être basée sur les caractéristiques locales de n’importe quelle planète, vous ne croyez pas ?

— Peu vraisemblable. Ce n’est pas dans le style de l’espèce humaine. Trantor a bien été capitale galactique durant douze mille ans – douze mille ans durant, la planète la plus peuplée de l’Univers – sans pour autant imposer sa période de rotation de 1,08 jour L.G. à toute la Galaxie. Et la période de rotation de Terminus est, elle, de 0,91 J.L.G. sans que nous l’imposions non plus aux planètes sous notre influence. Chaque planète utilise son système de calcul propre dans le cadre de son système de datation local, et lorsque les rapports interplanétaires l’exigent, opère (avec l’aide d’ordinateurs) la conversion du jour planétaire local au jour légal galactique et vice-versa. Le jour légal galactique doit obligatoirement provenir de la Terre.

— Pourquoi est-ce obligé ?

— Tout d’abord, parce que la Terre était jadis le seul monde habité ; donc, tout naturellement, son jour et son année durent servir de référence et, par pesanteur sociale, durent le demeurer sans doute à mesure que d’autres planètes étaient colonisées. Ensuite, parce que le modèle que j’ai obtenu est effectivement celui d’une Terre tournant sur son axe en très exactement vingt-quatre heures légales galactiques et accomplissant une révolution autour de son soleil en très exactement une année standard galactique, voilà pourquoi.

— Ça ne pourrait pas être une coïncidence ? »

Pelorat éclata de rire : « C’est vous maintenant, qui me parlez de coïncidence ! Seriez-vous prêt à parier qu’un tel événement puisse survenir uniquement par coïncidence ?

— Eh bien, ma foi… marmonna Trevize.

— En fait, il y a encore un autre détail : il existe une unité de temps archaïque qui s’appelle le mois…

— J’en ai entendu parler…

— Apparemment, cette unité correspond à la période de révolution du satellite de la Terre. Seulement…

— Oui ?

— Eh bien, l’un des facteurs assez surprenants de mon modèle est que ce satellite est un astre énorme, plus du quart du diamètre de la Terre elle-même.

— Jamais entendu parler d’un truc pareil, Janov. Il n’y a pas une planète habitée de la Galaxie qui soit escortée d’un tel satellite.

— Mais c’est excellent », rétorqua Pelorat, plein d’entrain. « Si la Terre est un astre unique par la diversité de ses espèces et l’évolution de l’intelligence, alors il lui faut bien quelque particularité physique.

— Mais quel rapport pourrait-il bien y avoir entre la présence d’un satellite géant et la diversité des espèces, l’intelligence et tout ça ?

— Eh bien, là, vous touchez effectivement du doigt une difficulté. Je ne le sais pas vraiment. Mais ça vaudrait le coup d’y regarder, vous ne trouvez pas ? »

Trevize se leva et croisa les bras : « Mais dans ce cas, où est le problème ? Vous n’avez qu’à consulter les tables statistiques sur les planètes habitées et en trouver une dont la période de rotation et l’orbite soient exactement et respectivement d’un jour et d’une année légaux galactiques. Et pour peu qu’elle soit dotée d’un satellite géant, vous aurez ce que vous cherchez. Je suppose, puisque vous avez “ envisagé une excellente possibilité ”, que c’est bien ce que vous avez fait et que vous avez effectivement déniché votre planète. »

Pelorat parut décontenancé : « Eh bien, enfin, ce n’est pas exactement ce qui s’est produit. J’ai certes parcouru les tables statistiques – du moins je l’ai fait faire par le service d’astronomie – et… enfin, pour dire les choses carrément, une telle planète n’existe pas. »

Trevize se rassit pesamment. « Mais alors, ça veut dire que toute votre argumentation tombe à l’eau.

— Pas tout à fait, à mon avis.

— Comment ça, pas tout à fait ? Vous me sortez un modèle truffé de descriptions détaillées, et vous ne trouvez rien qui lui corresponde. Votre modèle ne sert donc à rien, dans ce cas. Il faut tout reprendre de zéro.

— Non, ça veut tout simplement dire que les données statistiques sur les planètes habitées sont incomplètes. Après tout, il y en a des dizaines de millions et certaines ne sont que des mondes fort obscurs. Tenez, on manque par exemple de données sérieuses sur près de la moitié d’entre eux. Et pour six cent quarante mille planètes habitées, nous ne disposons quasiment pas d’autre information que leur nom et parfois leur position. Selon certains galactographes, il pourrait y avoir jusqu’à dix mille mondes non recensés. Sans doute ont-ils intérêt qu’il en soit ainsi. Durant l’ère impériale, cela aura pu les aider à échapper à l’impôt…

— Et durant les siècles ultérieurs, aussi bien, remarqua cyniquement Trevize. Et les aider à accueillir des bases de pirates, ce qui peut se révéler à l’occasion une activité plus lucrative que le commerce.

— Là-dessus, je ne saurais me prononcer, observa Pelorat, dubitatif.

— N’empêche, il me semble que la Terre devrait figurer sur la liste des planètes habitées, quel que soit son désir personnel sur la question. Ne serait-ce que pour être, par définition, la plus ancienne de toutes, elle ne pouvait pas rester ignorée dans les premiers siècles de la civilisation galactique. Et une fois inscrite sur la liste, elle aurait dû y rester. Voilà bien un cas où l’on peut compter sur les pesanteurs sociales. »

Pelorat hésita, l’air inquiet : « A vrai dire, il y a… il y a bien une planète du nom de Terre sur la liste des planètes habitées. »

Trevize le considéra, ahuri : « J’avais cru comprendre il y a un instant que la Terre n’y figurait pas.

— En tant que “ Terre ”, effectivement, non. Il y a toutefois une planète nommée Gaïa.

— Quel rapport ? Gayah ?

— Ça s’écrit G-A-Ï-A. Ce qui veut dire Terre.

— Pourquoi cela voudrait-il dire Terre plutôt qu’autre chose ? Pour moi, ça n’a aucun sens. »

Sur le visage d’habitude impassible de Pelorat se dessina presque une grimace. « Je ne suis pas sûr que vous allez me croire… Mais si je me fie à mon analyse des mythes, on pratiquait sur Terre plusieurs langues différentes, mutuellement inintelligibles.

— Hein ?

— Oui. Après tout, nous avons bien mille façons différentes de parler à travers la Galaxie…

— Dans toute la Galaxie, on rencontre sans doute des variations dialectales mais elles ne sont pas mutuellement inintelligibles. Et même s’il est parfois difficile de saisir tel ou tel dialecte, nous parlons tous le même galactique classique…

— Assurément, mais nous avons de constants échanges intersidéraux. Mais imaginez une planète demeurée isolée durant une longue période ?

— Seulement vous parlez de la Terre. Une planète unique. Où est l’isolation là-dedans ?

— La Terre est la planète des origines, ne l’oubliez pas, et à l’époque l’humanité devait être incroyablement primitive. Sans voyage interstellaire, sans ordinateurs, sans aucune technologie, tout juste issue de ses ancêtres non humains.

— Sottises que tout cela. »

Pelorat hocha la tête, gêné de cette réaction. « Sans doute est-il inutile d’en discuter, mon pauvre ami. Je n’ai jamais pu convaincre personne de cela. Par ma faute, j’en suis sûr. »

Trevize se sentit aussitôt désolé : « Janov, je vous présente mes excuses. J’ai parlé sans réfléchir. Il y a des idées, après tout, auxquelles je ne suis pas accoutumé. Vous, vous travaillez sur vos théories depuis plus de trente ans quand je viens tout juste de les découvrir. Laissez-moi un répit… Écoutez, je veux bien imaginer qu’il y ait eu sur Terre deux peuplades primitives parlant deux langages différents et mutuellement inintelligibles…

— Mettons une demi-douzaine, peut-être, hasarda Pelorat. La Terre a pu être divisée en plusieurs grandes masses continentales, ce qui aurait empêché au début toute communication de l’une à l’autre. Les populations de chaque masse continentale auraient pu alors développer chacune un langage particulier. »

Trevize enchaîna, avec une prudente gravité : « … Et dans chacune de ces grandes masses continentales, une fois que chaque population aurait fini par avoir connaissance de l’existence des autres, on aurait débattu d’une “ Question des Origines ” pour savoir sur quel continent les premiers hommes étaient descendus des animaux…

— La chose est fort possible, Golan. C’est une attitude fort imaginable de leur part.

— Et dans l’une de ces langues, Gaïa aurait signifié Terre. Et le mot Terre lui-même dérive d’une autre de ces langues.

— Oui, oui.

— Et tandis que le galactique classique descend de cette langue bien précise où Terre signifie Terre, les habitants de la Terre, pour quelque raison qui leur est propre, emploient à la place le mot Gaïa, provenant d’une autre de leurs langues.

— Tout juste ! Vous comprenez vraiment vite, Golan.

— Mais il me semble qu’il n’y a pas besoin d’en faire un tel mystère. Si Gaïa est bel et bien la Terre, malgré la différence terminologique, alors Gaïa, pour reprendre votre argumentation, devrait avoir une période de rotation d’exactement un jour légal galactique, de révolution d’une année légale galactique exactement et posséder un satellite géant qui orbite autour d’elle en un mois tout juste.

— Oui, il devrait effectivement en être ainsi.

— Bon, et alors : répond-elle ou ne répond-elle pas à ces exigences ?

— Eh bien, à vrai dire, je n’en sais trop rien : les tableaux ne donnent pas ces informations…

— Non ? Dans ce cas, Janov, faudra-t-il donc se rendre sur Gaïa pour en chronométrer les périodes et reluquer le satellite ?

— J’aimerais bien, Golan. » Pelorat hésita. « Le hic, c’est qu’on ne donne pas non plus sa position exacte.

— Quoi ? Vous voulez dire que tout ce que vous avez, c’est un nom et rien d’autre et vous osez appeler ça une “ excellente possibilité ” ?

— Mais c’est bien pour ça que je voulais me rendre à la Bibliothèque Galactique !

— Bon, attendez. Vous dites que vos tables ne donnent pas sa position exacte. Fournissent-elles une information quelconque ?

— Elles la classent dans le secteur de Seychelle – en ajoutant un point d’interrogation…

— Bon, eh bien… Janov, ne faites pas cette tête-là. On va y aller, dans le secteur de Seychelle ; et on finira bien par trouver Gaïa ! »

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